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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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II
EN ARRIVANT A JERSEY

Le 5 aout 1852.

Victor Hugo ne fit que traverser l'Angleterre. Le 5 aout, il debarqua a Jersey. Il fut recu a son arrivee par le groupe des proscrits francais, qui l'attendaient sur le quai de Saint-Helier.

Citoyens,

Je vous remercie de votre fraternelle bienvenue. Je la rapproche avec attendrissement de l'adieu de nos amis de Belgique. J'ai quitte la France sur le quai d'Anvers, je la retrouve sur la jetee de Saint-Helier.

Amis, je viens de voir en Belgique un touchant spectacle: toutes les divisions oubliees, toutes les nuances republicaines reconciliees; une concorde profonde, tous les systemes rallies au drapeau de l'Idee, le rapprochement des proscrits dans les bras de l'affliction; chacun cherchant son adversaire pour en faire son ami, et son ennemi, pour en faire son frere; toutes les rancunes evanouies dans le doux et fier sourire du malheur; j'ai vu cela, j'en viens, j'en ai le coeur plein, c'est beau. Oui, toutes les mains venant les unes au-devant des autres, tous les democrates et tous les socialistes ne faisant plus qu'un seul republicain; pas un regard farouche, pas un front a l'ecart; nulle exclusion; tous les passes honnetes s'acceptant, toutes les dates de l'epreuve fraternisant, toutes les natures les plus diverses mises d'accord, toutes, depuis les militants jusqu'aux philosophes, depuis Charras, l'homme de guerre, jusqu'a Agricol Perdiguier, l'homme de paix; depuis ceux qui, enfants de troupe de l'Idee, ont eu le bonheur de naitre et de grandir dans la foi republicaine, jusqu'a ceux qui, comme moi, nes dans d'autres rangs, ont monte de progres en progres, d'horizon en horizon, de sacrifice en sacrifice, a la democratie pure.

J'ai vu cela, je le repete, et c'est a nous, les nouveaux venus, d'en feliciter la republique.

Je dis les nouveaux venus, car nous autres, les republicains d'apres Fevrier, nous sommes, je le sais et j'y insiste, les ouvriers de la derniere heure; mais on peut s'en vanter, quand cette derniere heure a ete l'heure de la persecution, l'heure des larmes, l'heure du sang, l'heure du combat, l'heure de l'exil.

J'ai vu en Belgique l'admirable spectacle de la souffrance doucement et fermement supportee. Tous prennent part aux amertumes de l'epreuve comme a un banquet commun. Ils s'aiment et ils croient. Oh! vous qui etes leurs freres, laissez-moi, par une derniere illusion, prolonger ici l'adieu que je leur ai fait! Laissez-moi glorifier ces hommes qui souffrent si bien! ces ouvriers arraches a la ville qui nourrissait leur corps et illuminait leur intelligence, ces paysans deracines du champ natal; et les autres non moins meritants, lettres, professeurs, artistes, avocats, notaires, medecins, car toutes les professions ont eu tous les courages; laissez-moi glorifier ces bannis, ces chasses, ces persecutes, et, au milieu de tous, ces representants du peuple qui, apres avoir lutte trois ans a la tribune contre une coalition de reactions, de trahisons et de haines, ont lutte quatre jours dans la rue contre une armee! Ces representants, je les ai connus, ils sont mes amis, laissez-moi vous en parler, permettez-moi ces effusions, je les ai vus dans les melees; je les ai vus sur le penchant des catastrophes; j'ai vu leur calme dans les barricades; j'ai vu, ce qui est plus rare que le courage militaire, leur front intrepide dans les luttes parlementaires, pendant que l'avenir mysterieux les menacait, pendant que les fureurs de la majorite s'acharnaient sur eux, pendant que la presse monarchique, c'est-a-dire anarchique, les insultait, que les journaux bonapartistes, complices des premeditations sinistres de l'Elysee, leur prodiguaient a dessein la boue et l'injure, et que la calomnie les faisait bons pour la proscription.

Je les ai vus ensuite apres l'ecroulement, dans la peine, dans la grande epreuve, conduisant au desert de l'exil la lugubre colonne des sacrifies, et, moi qui les aimais, je les ai admires.

Voila ce que j'ai vu en Belgique, voila, je le sais, ce que je vais revoir ici. Car ce grand exemple de la concorde des proscrits, dont la France a besoin, ce beau spectacle de la fraternite pratiquee devant lequel tombent les calomnies, la Belgique, certes, n'est point la seule a le donner. Il se retrouve sur tous les autres radeaux de la Meduse, sur tous les autres points ou les naufrages de la proscription se sont groupes; il se retrouve particulierement a Jersey. Je vous en remercie, amis, au nom de notre malheur!

Oh! scellons, consolidons, cimentons cette concorde! abjurons toute dissidence et tout desaccord! puisque nous n'avons plus qu'une couleur a notre drapeau, la pourpre, n'ayons plus qu'un sentiment dans nos ames, la fraternite! La France, je le repete, a besoin de nous savoir unis. Divises, nous la troublons; unis, nous la rassurons. Soyons unis pour etre forts, et soyons unis pour etre heureux!

Heureux! quel mot! Et peut-on le prononcer, helas, quand la patrie est loin, quand la liberte est morte? Oui, si l'on aime. S'aimer dans l'affliction, c'est le bonheur du malheur.

Et comment ne nous aimerions-nous pas? Y a-t-il quelque douleur qui n'ait pas ete egalement partagee a tous? Nous avons le meme malheur et la meme esperance. Nous avons sur la tete le meme ciel et le meme exil. Ce que vous pleurez, je le pleure; ce que vous regrettez, je le regrette; ce que vous esperez, je l'attends. Etant pareils par le sort, comment ne serions-nous pas freres par l'esprit? La larme que nous avons dans les yeux s'appelle France, le rayon que nous avons dans la pensee s'appelle republique. Aimons-nous! Souffrir ensemble, c'est deja s'aimer. L'adversite, en percant nos coeurs du meme glaive, les a traverses du meme amour.

Aimons-nous pour la patrie absente! aimons-nous pour la republique egorgee! aimons-nous contre l'ennemi commun!

Notre but, c'est un seul peuple; notre point de depart, ce doit etre une seule ame. Ebauchons l'unite par l'union.

Citoyens, vive la republique! Proscrits, vive la France!

III
DECLARATION A PROPOS DE L'EMPIRE

Jersey, 31 octobre 1852.

AU PEUPLE

Citoyens,

L'empire va se faire. Faut-il voter? Faut-il continuer de s'abstenir?

Telle est la question qu'on nous adresse.

Dans le departement de la Seine, un certain nombre de republicains, de ceux qui, jusqu'a ce jour, se sont abstenus, comme ils le devaient, de prendre part, sous quelque forme que ce fut, aux actes du gouvernement de M. Bonaparte, sembleraient aujourd'hui ne pas etre eloignes de penser qu'a l'occasion de l'empire une manifestation opposante de la ville de Paris, par la voie du scrutin, pourrait etre utile, et que le moment serait peut-etre venu d'intervenir dans le vote. Ils ajoutent que, dans tous les cas, le vote pourrait etre un moyen de recensement pour le parti republicain; grace au vote, on se compterait.

Ils nous demandent conseil.

Notre reponse sera simple; et ce que nous dirons pour Paris, peut etre dit pour tous les departements.

Nous ne nous arreterons point a faire remarquer que M. Bonaparte ne s'est pas decide a se declarer empereur sans avoir au prealable arrete avec ses complices le nombre de voix dont il lui convient de depasser les 7,500,000 de son 20 decembre. A l'heure qu'il est, huit millions, neuf millions, dix millions, son chiffre est fait. Le scrutin n'y changera rien. Nous ne prendrons pas la peine de vous rappeler ce que c'est que le "suffrage universel" de M. Bonaparte, ce que c'est que les scrutins de M. Bonaparte. Manifestation de la ville de Paris ou de la ville de Lyon, recensement du parti republicain, est-ce que cela est possible? Ou sont les garanties du scrutin? ou est le controle? ou sont les scrutateurs? ou est la liberte? Songez a toutes ces derisions. Qu'est-ce qui sort de l'urne? la volonte de M. Bonaparte. Pas autre chose. M. Bonaparte a les clefs des boites dans sa main, les Oui et les Non dans sa main, le vote dans sa main. Apres le travail des prefets et des maires termine, ce gouvernant de grands chemins s'enferme tete-a-tete avec le scrutin, et le depouille. Pour lui, ajouter ou retrancher des voix, alterer un proces-verbal, inventer un total, fabriquer un chiffre, qu'est-ce que c'est? un mensonge, c'est-a-dire peu de chose; un faux, c'est-a-dire rien.

Restons dans les principes, citoyens. Ce que nous avons a vous dire, le voici:

M. Bonaparte trouve que l'instant est venu de s'appeler majeste. Il n'a pas restaure un pape pour le laisser a rien faire; il entend etre sacre et couronne. Depuis le 2 decembre, il a le fait, le despotisme; maintenant il veut le mot, l'empire. Soit.

Nous, republicains, quelle est notre fonction? quelle doit etre notre attitude?

Citoyens, Louis Bonaparte est hors la loi; Louis Bonaparte est hors l'humanite. Depuis dix mois que ce malfaiteur regne, le droit a l'insurrection est en permanence et domine toute la situation. A l'heure ou nous sommes, un perpetuel appel aux armes est au fond des consciences. Or, soyons tranquilles, ce qui se revolte dans toutes les consciences arrive bien vite a armer tous les bras.

Amis et freres! en presence de ce gouvernement infame, negation de toute morale, obstacle a tout progres social, en presence de ce gouvernement meurtrier du peuple, assassin de la republique et violateur des lois, de ce gouvernement ne de la force et qui doit perir par la force, de ce gouvernement eleve par le crime et qui doit etre terrasse par le droit, le francais digne du nom de citoyen ne sait pas, ne veut pas savoir s'il y a quelque part des semblants de scrutin, des comedies de suffrage universel et des parodies d'appel a la nation; il ne s'informe pas s'il y a des hommes qui votent et des hommes qui font voter, s'il y a un troupeau qu'on appelle le senat et qui delibere et un autre troupeau qu'on appelle le peuple et qui obeit; il ne s'informe pas si le pape va sacrer au maitre-autel de Notre-Dame l'homme qui, – n'en doutez pas, ceci est l'avenir inevitable, – sera ferre au poteau par le bourreau; – en presence de M. Bonaparte et de son gouvernement, le citoyen digne de ce nom ne fait qu'une chose et n'a qu'une chose a faire: charger son fusil et attendre l'heure.

 

IV
BANQUET POLONAIS
ANNIVERSAIRE DE LA REVOLUTION DE POLOGNE

29 novembre 1852.

Proscrits de Pologne,

Vous prononcez mon nom au milieu de cette fete, destinee a honorer vos grandes luttes. Vous me faites appel. Je me leve.

Cette solennite m'est chere. Elle m'est chere doublement, et savez-vous pourquoi, citoyens? ce n'est pas seulement parce qu'elle rappelle a nos memoires votre heroique reveil de 1830, c'est aussi, c'est surtout parce qu'elle glorifie une revolution, au jour, presqu'a l'heure ou la servitude vote l'empire.

Oui, ceci me plait, ceci me convient. Cette communion, a laquelle j'assiste, cette communion de la France exilee et de la Pologne proscrite dans un illustre souvenir, dans une date memorable, a le haut caractere d'un acte de foi. Oui, citoyens, c'est au moment ou il semble que les cercueils se ferment qu'il faut affirmer la vie.

Qu'aujourd'hui, ici, dans cette ile, a l'instant ou, en France, on salue empereur le bandit du 2 decembre, que vos voix genereuses, que vos paroles inspirees, que vos chants patriotiques repondent, comme un echo de la conscience humaine, a ces acclamations infames!

Et maintenant, permettez-moi de me recueillir en presence de la date qui nous rassemble et que je vois inscrite sur ce mur.

La Pologne! le 29 novembre 1830! quelle nation! quel anniversaire! Citoyens, aujourd'hui, tout au travers de cet amas enorme de contrats execrables qui constituent ce que les chancelleries appellent le droit public actuel de l'Europe, au milieu de ces brocantages de territoires, de ces achats de peuples, de ces ventes de nations, au milieu de ce tas odieux de parchemins scelles de tous les sceaux imperiaux et royaux qui a pour premiere page le traite de partage, de 1772 et pour derniere page le traite de partage de 1815, on voit un trou, un trou profond, terrible, menacant, une plaie beante qui perce la liasse de part en part. Et ce trou, qui l'a fait? le sabre de la Pologne. En combien de coups? en un seul. Et quel jour? le 29 novembre 1830.

Le 29 novembre 1830, la Pologne a senti que le moment etait venu d'empecher la prescription de sa nationalite, et ce jour-la, elle a donne ce coup de sabre effrayant.

Depuis, ce sabre a ete brise. L'ordre, on a dit ce mot hideux, l'ordre a regne a Varsovie! Ce peuple, qui etait un heros, est redevenu un esclave et a repris sa souquenille de galerien. Des princes dignes du bagne ont remis a la chaine ce forcat digne de l'aureole.

O polonais, vous avez presque le droit de vous tourner vers nous, fils de l'Europe, avec amertume. Mon coeur se serre en songeant a vous. Le traite de 1772, perpetre et commis a la face de la France, en pleine lumiere de la philosophie et de la civilisation, dans ce plein midi que Voltaire et Rousseau faisaient sur le monde, le traite de 1772 est la grande tache du dix-huitieme siecle comme le 2 decembre est la grande honte du dix-neuvieme. Pendant toute une longue periode historique, – et je n'ai pas attendu ce jour pour le dire, je le rappelais le 19 mars 1846 a l'assemblee politique dont je faisais partie, – depuis les premieres annees de Henri II jusqu'aux dernieres annees de Louis XIV, la Pologne a couvert le continent, periodiquement epouvante par la crue formidable des turcs. L'Europe a vecu, a grandi, a pense, s'est developpee, a ete heureuse, est devenue Europe derriere ce boulevard. La barbarie, maree montante, ecumait sur la Pologne comme l'ocean sur la falaise, et la Pologne disait a la barbarie comme la falaise a l'ocean: tu n'iras pas plus loin. Cela a dure trois cents ans.

Quelle a ete la recompense? Un beau jour, l'Europe, que la Pologne avait sauvee de la Turquie, a livre la Pologne a la Russie. Et, aveuglement qui est un chatiment! en commettant un crime, l'Europe ne s'est pas apercue qu'elle faisait une sottise. La situation continentale avait change; la menace ne venait plus du meme cote. Le dix-huitieme siecle, preparation en toute chose du dix-neuvieme, est marque par la decroissance du sultan et par la croissance du czar. L'Europe ne s'etait pas rendu compte de ce phenomene. Pierre Ier, et son rude precepteur Charles XII, avaient change la Moscovie en Russie. Dans la seconde moitie du dix-huitieme siecle, la Turquie s'en allait, la Russie arrivait. La gueule ouverte desormais, ce n'etait plus la Turquie, c'etait la Russie. Le rugissement sourd qu'on entendait ne venait plus de Stamboul, il venait de Petersbourg. Le peril s'etait deplace, mais la Pologne etait restee. Chose frappante, elle etait providentiellement placee aussi bien pour resister aux russes que pour repousser les turcs. Cette situation etant donnee, en 1772, qu'a fait l'Europe? La Pologne etait la sentinelle. L'Europe l'a livree. A qui? a l'ennemi.

Et qui a fait cette chose sans nom? les diplomates, les cervelles politiques du temps, les hommes d'etat de profession. Or, ce n'est pas seulement ingrat, c'est inepte. Ce n'est pas seulement infame, c'est bete.

Aujourd'hui, l'Europe porte la peine du crime. A son tour, le cadavre de la Pologne livre l'Europe a la Russie.

Et la Russie, citoyens, est un bien autre peril que n'etait la Turquie. Toutes deux sont l'Asie; mais la Turquie etait l'Asie chaude, coloree, ardente, la lave qui met le feu, mais qui peut feconder; la Russie est l'Asie froide, l'Asie pale et glacee, l'Asie morte, la pierre du sepulcre qui tombe et ne se releve plus. La Turquie, ce n'etait que l'islamisme; c'etait feroce, mais cela n'avait pas de systeme. La Russie est quelque chose d'autrement redoutable, c'est le passe debout, qui s'obstine a vivre et a epouser le present. Mieux vaut la morsure d'un leopard que l'etreinte d'un spectre. La Turquie n'attaquait qu'une forme de civilisation, le christianisme, forme dont la face catholique est deja morte; la Russie, elle, veut etouffer toute la civilisation d'un coup et a la fois dans la democratie. Ce qu'elle veut tuer, c'est la revolution, c'est le progres, c'est l'avenir. Il semble que le despotisme russe se soit dit: j'ai un ennemi, l'esprit humain.

Je resume ceci d'un mot. Apres les turcs, la Grece a survecu; l'Europe ne survivrait pas apres les russes.

O polonais, je vous le dis du fond de l'ame, je vous admire. Vous etes les aines de la persecution. Cette coupe d'amertume ou nous buvons aujourd'hui, nous y trouvons la trace de vos levres. Vous portez les chevrons de l'exil. Vos freres sont en Siberie comme les notres sont en Afrique. Bannis de Pologne, les proscrits de France vous saluent.

Nous saluons ton histoire, peuple polonais, bon peuple! Leve la tete dans ton accablement. Tu es grand, gisant sur le fumier russe. O Job des nations, tes plaies, sont des gloires.

Nous saluons ton histoire et l'histoire de tous les peuples qui ont souffert et qui ont lutte.

Cette reunion, cette date auguste, 29 novembre 1830, evoquent a nos yeux tous les grands souvenirs revolutionnaires, tous les grands hommes liberateurs, et, dans notre reconnaissance religieuse et profonde, nous convions Kosciuszko, Washington, Bolivar, Botzaris, tous les vaillants lutteurs du progres, tous les glorieux martyrs de l'idee, a ces saintes agapes de la proscription. Ici, dans cette salle, est-ce qu'il ne vous semble pas comme a moi les voir au-dessus de nos tetes? Est-ce qu'il n'y a pas la, autour de cette date splendide, comme une nuee lumineuse ou ces triomphateurs, nos vrais ancetres, nous apparaissent et nous sourient? Regardez-les, contemplez-les comme moi, ces transfigures! Eux aussi ont souffert. Au jour mysterieux qui sort de la tombe, ceux qui n'etaient que des hommes deviennent des demi-dieux, et les couronnes d'epines qui faisaient saigner le front des vivants se changent en couronnes de lauriers et font rayonner le front des fantomes.

Citoyens, cinq nations sont ici representees, la Pologne, la Hongrie, l'Allemagne, l'Italie et la France, cinq nations illustres devant le genre humain, aujourd'hui couchees dans la fosse.

Les hommes de despotisme en fremissent de joie. Leur joie a tort. Je ne me lasserai jamais de le redire, quoique assassinees, ces grandes nations ne sont pas mortes. Les tyrans, qui n'ont pas d'ame, ne savent pas que les peuples en ont une.

Quand les tyrans ont scelle sur un peuple la pierre du tombeau, qu'est-ce qu'ils ont fait? Ils croient avoir enferme une nation dans la tombe, ils y ont enferme une idee. Or, la tombe ne fait rien a qui ne meurt pas, et l'idee est immortelle. Citoyens, un peuple n'est pas une chair; un peuple est une pensee! Qu'est-ce que la Pologne? c'est l'independance. Qu'est-ce que l'Allemagne? c'est la vertu. Qu'est-ce que la Hongrie? c'est l'heroisme. Qu'est-ce que l'Italie? c'est la gloire. Qu'est-ce que la France? c'est la liberte. Citoyens, le jour ou l'independance, la vertu, l'heroisme, la gloire et la liberte mourront, ce jour-la, ce jour-la seulement, la Pologne, l'Allemagne, la Hongrie, l'Italie et la France seront mortes.

Ce jour-la, citoyens, l'ame du monde aurait disparu.

Or, l'ame du monde, c'est Dieu.

Citoyens, buvons a l'idee qui ne meurt pas! buvons aux peuples qui ressuscitent!

1853

Les proscrits meurent. – La guerre eclate. Paroles d'esperance sur les tombeaux et sur les peuples.

I
SUR LA TOMBE DE JEAN BOUSQUET AU CIMETIERE SAINT-JEAN, A JERSEY

20 avril 1853.

Victor Hugo a Jersey habitait une solitude, une maison appelee Marine-Terrace, isolee au bord de la mer.

Cependant les proscrits commencaient a mourir. Un homme ne doit pas etre mis dans la tombe sans qu'une parole soit dite qui aille de lui a Dieu.

Les proscrits vinrent trouver Victor Hugo, et lui demanderent de dire, au nom de tous, cette parole.

Citoyens,

L'homme auquel nous sommes venus dire l'adieu supreme, Jean Bousquet, de Tarn-et-Garonne, fut un energique soldat de la democratie. Nous l'avons vu, proscrit inflexible, deperir douloureusement au milieu de nous. Le mal le rongeait; il se sentait lentement empoisonne par le souvenir de tout ce qu'on laisse derriere soi; il pouvait revoir les etres absents, les lieux aimes, sa ville, sa maison; il pouvait revoir la France, il n'avait qu'un mot a dire, cette humiliation execrable que M. Bonaparte appelle amnistie ou grace s'offrait a lui, il l'a chastement repoussee, et il est mort. Il avait trente-quatre ans. Maintenant le voila! (L'orateur montre la fosse.)

Je n'ajouterai pas un eloge a cette simple vie, a cette grande mort. Qu'il repose en paix, dans cette fosse obscure ou la terre va le couvrir, et ou son ame est allee retrouver les esperances eternelles du tombeau!

Qu'il dorme ici, ce republicain, et que le peuple sache qu'il y a encore des coeurs fiers et purs, devoues a sa cause! Que la republique sache qu'on meurt plutot que de l'abandonner! Que la France sache qu'on meurt parce qu'on ne la voit plus!

Qu'il dorme, ce patriote, au pays de l'etranger! Et nous, ses compagnons de lutte et d'adversite, nous qui lui avons ferme les yeux, a sa ville natale, a sa famille, a ses amis, s'ils nous demandent: Ou est-il? nous repondrons: Mort dans l'exil! comme les soldats repondaient au nom de Latour d'Auvergne: Mort au champ d'honneur!

Citoyens! aujourd'hui, en France, les apostasies sont en joie. La vieille terre du 14 juillet et du 10 aout assiste a l'epanouissement hideux des turpitudes et a la marche triomphale des traitres. Pas une indignite qui ne recoive immediatement une recompense. Ce maire a viole la loi, on le fait prefet; ce soldat a deshonore le drapeau, on le fait general; ce pretre a vendu la religion, on le fait eveque; ce juge a prostitue la justice, on le fait senateur; cet aventurier, ce prince a commis tous les crimes, depuis les vilenies devant lesquelles reculerait un filou jusqu'aux horreurs devant lesquelles reculerait un assassin, il passe empereur. Autour de ces hommes, tout est fanfares, banquets, danses, harangues, applaudissements, genuflexions. Les servilites viennent feliciter les ignominies. Citoyens, ces hommes ont leurs fetes; eh bien! nous aussi nous avons les notres. Quand un de nos compagnons de bannissement, devore par la nostalgie, epuise par la fievre lente des habitudes rompues et des affections brisees, apres avoir bu jusqu'a la lie toutes les agonies de la proscription, succombe enfin et meurt, nous suivons sa biere couverte d'un drap noir; nous venons au bord de la fosse; nous nous mettons a genoux, nous aussi, non devant le succes, mais devant le tombeau; nous nous penchons sur notre frere enseveli et nous lui disons: – Ami! nous te felicitons d'avoir ete vaillant, nous te felicitons d'avoir ete genereux et intrepide, nous te felicitons d'avoir ete fidele, nous te felicitons d'avoir donne a ta foi jusqu'au dernier souffle de ta bouche, jusqu'au dernier battement de ton coeur, nous te felicitons d'avoir souffert, nous te felicitons d'etre mort! – Puis nous relevons la tete, et nous nous en allons le coeur plein d'une sombre joie. Ce sont la les fetes de l'exil.

 

Telle est la pensee austere et sereine qui est au fond de toutes nos ames; et devant ce sepulcre, devant ce gouffre ou il semble que l'homme s'engloutit, devant cette sinistre apparence du neant, nous nous sentons consolides dans nos principes et dans nos certitudes; l'homme convaincu n'a jamais le pied plus ferme que sur la terre, mouvante du tombeau; et, l'oeil fixe sur ce mort, sur cet etre evanoui, sur cette ombre qui a passe, croyants inebranlables, nous glorifions celle qui est immortelle et celui qui est eternel, la liberte et Dieu!

Oui, Dieu! Jamais une tombe ne doit se fermer sans que ce grand mot, sans que ce mot vivant y soit tombe. Les morts le reclament, et ce n'est pas nous qui le leur refuserons. Que le peuple religieux et libre au milieu duquel nous vivons le comprenne bien, les hommes du progres, les hommes de la democratie, les hommes de la revolution savent que la destinee de l'ame est double, et l'abnegation qu'ils montrent dans cette vie prouve combien ils comptent profondement sur l'autre. Leur foi dans ce grand et mysterieux avenir resiste meme au spectacle repoussant que nous donne depuis le 2 decembre le clerge catholique asservi. Le papisme romain en ce moment epouvante la conscience humaine. Ah! je le dis, et j'ai le coeur plein d'amertume, en songeant a tant d'abjection et de honte, ces pretres, qui, pour de l'argent, pour des palais, des mitres et des crosses, pour l'amour des biens temporels, benissent et glorifient le parjure, le meurtre et la trahison, ces eglises ou l'on chante Te Deum au crime couronne, oui, ces eglises, oui, ces pretres suffiraient pour ebranler les plus fermes convictions dans les ames les plus profondes, si l'on n'apercevait, au-dessus de l'eglise, le ciel, et, au-dessus du pretre, Dieu!

Et ici, citoyens, sur le seuil de cette tombe ouverte, au milieu de cette foule recueillie qui environne cette fosse, le moment est venu de semer, pour qu'elle germe dans toutes les consciences, une grave et solennelle parole.

Citoyens, a l'heure ou nous sommes, heure fatale et qui sera comptee dans les siecles, le principe absolutiste, le vieux principe du passe, triomphe par toute l'Europe; il triomphe comme il lui convient de triompher, par le glaive, par la hache, par la corde et le billot, par les massacres, par les fusillades, par les tortures, par les supplices. Le despotisme, ce Moloch entoure d'ossements, celebre a la face du soleil ses effroyables mysteres sous le pontificat sanglant des Haynau, des Bonaparte et des Radetzky. Potences en Hongrie, potences en Lombardie, potences en Sicile; en France, la guillotine, la deportation et l'exil. Rien que dans les etats du pape, et je cite le pape qui s'intitule le roi de douceur, rien que dans les etats du pape, dis-je, depuis trois ans, seize cent quarante-quatre patriotes, le chiffre est authentique, sont morts fusilles ou pendus, sans compter les innombrables morts ensevelis vivants dans les cachots et les oubliettes. Au moment ou je parle, le continent, comme aux plus odieux temps de l'histoire, est encombre d'echafauds et de cadavres; et, le jour ou la revolution voudrait se faire un drapeau des linceuls de toutes les victimes, l'ombre de ce drapeau noir couvrirait l'Europe.

Ce sang, tout ce sang qui coule, de toutes parts, a ruisseaux, a torrents, democrates, c'est le votre.

Eh bien, citoyens, en presence de cette saturnale de massacre et de meurtre, en presence de ces infames tribunaux ou siegent des assassins en robe de juges, en presence de tous ces cadavres chers et sacres, en presence de cette lugubre et feroce victoire des reactions, je le declare solennellement, au nom des proscrits de Jersey qui m'en ont donne le mandat, et j'ajoute au nom de tous les proscrits republicains, car pas une voix de vrai republicain ayant quelque autorite ne me dementira, je le declare devant ce cercueil d'un proscrit, le deuxieme que nous descendons dans la fosse depuis dix jours, nous les exiles, nous les victimes, nous abjurons, au jour inevitable et prochain du grand denument revolutionnaire, nous abjurons toute volonte, tout sentiment, toute idee de represailles sanglantes!

Les coupables seront chaties, certes, tous les coupables, et chaties severement, il le faut; mais pas une tete ne tombera; pas une goutte de sang, pas une eclaboussure d'echafaud ne tachera la robe immaculee de la republique de Fevrier. La tete meme du brigand de decembre sera respectee avec horreur par le progres. La revolution fera de cet homme un plus grand exemple en remplacant sa pourpre d'empereur par la casaque de forcat. Non, nous ne repliquerons pas a l'echafaud par l'echafaud. Nous repudions la vieille et inepte loi du talion. Comme la monarchie, le talion fait partie du passe; nous repudions le passe. La peine de mort, glorieusement abolie par la republique en 1848, odieusement retablie par Louis Bonaparte, reste abolie pour nous, abolie a jamais. Nous avons emporte dans l'exil le depot sacre du progres; nous le rapporterons a la France fidelement. Ce que nous demandons a l'avenir, ce que nous voulons de lui, c'est la justice, ce n'est pas la vengeance. D'ailleurs, de meme que pour avoir a jamais le degout des orgies, il suffisait aux spartiates d'avoir vu des esclaves ivres de vin, a nous republicains, pour avoir a jamais horreur des echafauds, il nous suffit de voir les rois ivres de sang.

Oui, nous le declarons, et nous attestons cette mer qui lie Jersey a la France, ces champs, cette calme nature qui nous entoure, cette libre Angleterre qui nous ecoute, les hommes de la revolution, quoi qu'en disent les abominables calomnies bonapartistes, rentreront en France, non comme des exterminateurs, mais comme des freres! Nous prenons a temoin de nos paroles ce ciel sacre qui rayonne au-dessus de nos tetes et qui ne verse dans nos ames que des pensees de concorde et de paix! nous attestons ce mort qui est la dans cette fosse et qui, pendant que je parle, murmure a voix basse dans son suaire: Oui, freres, repoussez la mort! je l'ai acceptee pour moi, je n'en veux pas pour autrui!

La republique, c'est l'union, l'unite, l'harmonie, la lumiere, le travail creant le bien-etre, la suppression des conflits d'homme a homme et de nation a nation, la fin des exploitations inhumaines, l'abolition de la loi de mort, et l'etablissement de la loi de vie.

Citoyens, cette pensee est dans vos esprits, et je n'en suis que l'interprete; le temps des sanglantes et terribles necessites revolutionnaires est passe; pour ce qui reste a faire, l'indomptable loi du progres suffit. D'ailleurs, soyons tranquilles, tout combat avec nous dans les grandes batailles qui nous restent a livrer; batailles dont l'evidente necessite n'altere pas la serenite des penseurs; batailles dans lesquelles l'energie revolutionnaire egalera l'acharnement monarchique; batailles dans lesquelles la force unie au droit terrassera la violence alliee a l'usurpation; batailles superbes, glorieuses, enthousiastes, decisives, dont l'issue n'est pas douteuse, et qui seront les Tolbiac, les Hastings et les Austerlitz de la democratie. Citoyens, l'epoque de la dissolution du vieux monde est arrivee. Les antiques despotismes sont condamnes par la loi providentielle; le temps, ce fossoyeur courbe dans l'ombre, les ensevelit; chaque jour qui tombe les enfouit plus avant dans le neant. Dieu jette les annees sur les trones comme nous jetons les pelletees de terre sur les cercueils.