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Le Tour du Monde; Cuba

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Je découvre que l'ingénieur qui a le soin de la machine à vapeur de la sucrerie est un Américain: il appartient à une classe de machinistes que la culture du sucre amène tous les ans à Cuba. Ils quittent les États-Unis en automne, s'engagent pour la saison, mettent les appareils en bon état, restent quatre ou cinq mois occupés, puis s'en reviennent au printemps dans leurs pays. Ce sont des gens fort habiles, et capables de faire toutes les réparations nécessaires: ils sont très-bien payés, mais sont constamment occupés pendant quatre mois, sans aucune distraction ni récréation. Celui avec qui je fais connaissance connaît très-bien Cuba, où il est déjà venu plusieurs fois: il m'apprend que dans toutes les plantations, pendant la saison sucrière, les noirs n'ont que quatre heures de sommeil sur les vingt-quatre heures, une heure pour dîner, une demi-heure pour déjeuner. La nuit est divisée en trois périodes de trois heures, les noirs ont, par tiers, leur tour de sommeil.

Les employés les plus importants dans une plantation sont le mayoral ou mayordomo. Le premier a la surveillance générale des noirs et doit établir parmi eux une stricte discipline. Le majordome est l'homme d'affaires de la plantation. Sous les ordres du mayoral sont un certain nombre de contra-mayorales, qui correspondent à ce qu'on nomme les drivers dans les plantations des États-Unis. L'un d'eux accompagne toujours un groupe de nègres à l'ouvrage, dans les champs ou ailleurs, les surveille, les dirige, et les fait travailler. Ils portent constamment sous le bras un fouet court, le signe de leur office. Ce sont presque toujours des nègres, et généralement les noirs ne montrent pas plus d'humanité dans ces fonctions que les blancs de bas étage.

La Volante, voiture de la Havane.—Dessin de Victor Adam.


Chaque soir, le majordome distribue des provisions aux noirs, sous la surveillance de l'administrateur. Les feux s'allument ensuite dans les cases, et on y prépare le repas du soir. J'allai les visiter avant que le quartier nègre ne fût fermé. Une haute muraille entoure une cour carrée où sont les cases. Il n'y a qu'une porte d'entrée, qui se ferme à la nuit; quitter le quartier après la fermeture serait un délit très-grave. Les huttes sont simples, mais assez bien disposées. Dans quelques-unes est allumé un feu autour duquel, même dans cette saison chaude, les nègres aiment à se grouper. Cette visite laissa une étrange impression dans mon esprit. Rentré dans ma chambre à coucher, dans le silence de la nuit, je m'endormis en songeant que j'étais, à Cuba, l'hôte d'un planteur, au milieu de tous les effets de cet étrange système où un homme s'arroge tous les droits sur d'autres, amenés à travers l'Océan. J'entendais encore le chant des nègres chargeant les chars dans les champs de cannes et leurs modulations barbares: Na-nu, A-ya—Na-ne, A-ya.

Une fois je me réveillai au milieu de la nuit, et de loin j'entendis le bruit des travailleurs occupés dans les champs, sous la clarté des étoiles.

Le Cumbre. – Le passage. – Retour à la Havane.

Revenu à Matanzas, je vais visiter la montagne du Cumbre. Je pars à cheval avec un noir pour guide; nous nous élevons peu à peu au-dessus de la ville. La baie, les maisons, le port, sont à nos pieds; le Pan s'élève, dans la distance, à la hauteur de mille mètres. L'Océan est devant nous, et derrière la paisible vallée de l'Yumuri; je reviens par cette pittoresque vallée, sans avoir le temps de visiter aucune des cavernes à stalactites qui y sont très-nombreuses et très-profondes.

Pour retourner à la Havane, je ne pris pas la route de mer, mais le chemin de fer qui unit ces deux villes. Bien que la distance à vol d'oiseau soit seulement de soixante milles, la ligne a environ cent milles à cause des nombreux détours qu'elle fait pour atteindre les plus importantes plantations. Le voyage est plus long, mais il gagne aussi en intérêt. Je ne puis me lasser de cette scène étrange, et je contemple avec un intérêt qui ne se refroidit pas, les stations avec leurs groupes de noirs, de marchands de fruits, les amas de sucre et de mélasse qui y sont accumulés; les ingenios brillant sous les rayons du soleil, avec leurs cheminées élevées; les champs interminables de cannes; les bœufs lents qui traînent les chars; les intervalles de sol non défriché; les jungles ornées de fleurs sauvages; les bouquets de cocos aux branches pendantes et pleureuses; les palmiers; les orangers roides, avec leurs pommes d'or, çà et là les restes d'un cafetal, avec des cafiers sauvages et non coupés, sous des bosquets luxuriants de bananiers. L'œil peut-il jamais se fatiguer de ce spectacle?

Un peu plus tard, dans l'après-midi, le caractère de la vue commence à changer. Les ingenios et les champs de cannes deviennent moins fréquents, puis disparaissent entièrement, et les maisons ont plutôt l'air de villas que de fabriques. Sur les routes on voit des files de mulets et de chevaux chargés de paniers de fruits, ou balayant le sol avec le fourrage vert dont ils sont chargés; tout cela se dirige vers la Havane. Bientôt on voit le château d'Alavar et le Principe, puis le port et la mer, la forêt de mâts, la longue ligne des fortifications, les maisons bleues, blanches et jaunes; il me semble que je suis revenu chez moi après une très-longue absence; je n'ai pourtant été que pendant quelques jours sur les plantations, mais les impressions que j'y ai reçues ont été si nouvelles et si étranges!


Vue de Matanzas.—Dessin de Lancelot d'après F. Mialhe.


La population de Cuba. – Les noirs libres. – Les mystères de l'esclavage. – Les productions naturelles. – Le climat.

Il faut présenter maintenant les résultats les plus importants de mes observations sur l'état actuel de l'île de Cuba. Les renseignements que j'ai reçus ont été quelquefois contradictoires, mais par cela même il est plus aisé de les contrôler les uns par les autres.

Il y a trois classes de personnes à Cuba, sans compter les esclaves: ce sont les Cubains, les Espagnols et les étrangers des autres nations. Par Cubains, j'entends les créoles ou les personnes nées à Cuba. Par Espagnols, les Péninsulaires ou natifs de la vieille Espagne. La troisième classe comprend les Américains, les Anglais, les Français, les Allemands. Cette dernière classe est nombreuse, possède beaucoup de richesses, et se compose de marchands, de banquiers et de commerçants. Les Espagnols composent l'armée et la marine, remplissent toutes les fonctions publiques: la justice, l'administration, l'éducation, le fisc, les postes, la police, le haut clergé leur appartiennent, et on y compte en outre une nombreuse et riche classe de marchands, de banquiers, de boutiquiers et d'ouvriers.


Paysage dans l'île de Cuba: Loma (côte) de Canuela—Dessin de Paul Huet d'après F. Mialhe.


Le nombre des esclaves n'est pas connu avec exactitude. Le recensement de 1857 le fixe à trois cent soixante-quinze mille; mais on ne peut se fier à ce chiffre. Comme les esclaves sont taxés pour l'impôt, le gouvernement a beaucoup de peine à obtenir une statistique exacte. Presque tout le monde, à Cuba, s'accorde à dire qu'il y a au moins cinq cent mille esclaves; quelques-uns élèvent le chiffre jusqu'à sept cent mille. Je suis moi-même disposé à croire que celui de six cent mille se rapproche le plus de la vérité.

Les noirs libres, d'après le recensement de 1857, sont au nombre de cent vingt-cinq mille; mais ce chiffre est trop faible. La population blanche comprend sept cent mille âmes. Il y a à peu près un noir libre pour trois esclaves; et leur nombre total est un peu supérieur à celui des blancs.

Le fait qu'il y a un noir libre sur quatre indique suffisamment que les lois qui sont faites en Espagne favorisent l'émancipation. Elles favorisent aussi le noir émancipé. L'étranger qui visite la Havane verra un régiment de mille volontaires noirs, paradant avec les troupes de ligne et les volontaires blancs; quand on songe que le port des armes est considéré comme un honneur et un privilége, et n'est pas permis aux blancs créoles, excepté à un très-petit nombre qui sont en faveur, la signification d'un tel fait ne peut échapper à personne.

Tout esclave a le droit de se présenter devant un magistrat, de se faire estimer, et, en payant la somme fixée, de recevoir des papiers qui établissent sa liberté. L'évaluation est faite par trois assesseurs; le maître de l'esclave en nomme un, le magistrat les deux autres. L'esclave n'est pas obligé de payer toute la somme à la fois, mais il peut payer par petites sommes qui ne doivent pas être au-dessous de vingt-cinq francs. Il y a une autre prescription qui, au premier abord, ne paraît pas très-importante, mais qui est, je suis incliné à le croire, la protection pratiquement la plus efficace et la meilleure garantie donnée aux noirs contre leurs possesseurs: c'est le droit de vente forcée. Un esclave peut, après s'être fait estimer, forcer son maître à le transférer à quiconque voudra payer la somme déterminée. Pour exercer ce droit, il n'a pas besoin de rendre compte de ses griefs; il suffit qu'il exprime le désir du transfert et que quelqu'un soit disposé à l'acheter. Cette loi de transfert est appliquée très-fréquemment et est un frein perpétuel imposé aux maîtres d'esclaves.

D'après une autre loi, les noirs sont baptisés et enterrés suivant les rites chrétiens. Mais on n'applique pas les articles qui commandent de leur donner une instruction religieuse, et de les conduire aux offices. Dans la plupart des districts ruraux, les nègres ne voient jamais un prêtre ni une église.

 

L'Église célèbre rarement les mariages des noirs; comme dans le dogme catholique le mariage est un sacrement qui noue un lien indissoluble, le maître l'évite pour ne pas être gêné dans les ventes et les hypothèques; en conséquence, les mariages sont ordinairement faits par le maître lui-même, et naturellement ils n'ont aucune valeur légale; aussi ce lien n'est-il que bien peu respecté.

Il est, au reste, très-difficile pour un étranger de se rendre un compte exact de la situation relative des noirs et des blancs. Si quelqu'un, venu du Nord, s'attend à trouver ici des chaînes, à voir le sang couler; si, muni de lettres pour les planteurs les plus riches, il se mêle à leur existence, écoute leurs anecdotes à table en déjeunant et en dînant avec des dames, il n'entendra parler d'aucune cruauté, d'aucune violence; il sera peut-être assez naïf pour croire qu'il a vu ce qui s'appelle l'esclavage. Il ne sait pas que cette large plantation, avec ses cheminées qui fument, et que son hôte ne visite pas, a passé aux créanciers du dernier propriétaire, qui a fait faillite, et qu'elle est aujourd'hui sous la charge d'un homme d'affaires qui doit en tirer le plus qu'il pourra dans le moindre temps possible, et vendre les esclaves comme il pourra. Il ne sait pas que cette autre plantation, qui appartient à un jeune débauché qui passe la moitié de son temps à la Havane, est un séjour de licence et de cruauté. Il ignore peut-être que ces grands chiens enchaînés à la maison qu'il visite, sont des bouledogues cubains, dressés à la chasse aux nègres. Il ne sait pas que les aboiements qu'il a entendus une nuit étaient le signal d'une poursuite où tous les blancs du voisinage ont pris part, et que la semaine dernière, tous les propriétaires du canton ont été obligés de s'ériger en comité de surveillance et de police. Il ne sait pas que cet homme de mauvaise mine qui est venu hier, et que les dames ont reçu froidement, avec une aversion mal déguisée, était un chasseur de nègres de profession. Il n'a jamais vu la Sierra del Cristal, la chaîne qui s'étend dans la partie orientale de Cuba, habitée par des fugitifs, et où les blancs osent à peine s'aventurer. Dans les villes, il ne va pas visiter hors des murs les endroits où les blancs de bas étage fouettent pour quelques réaux les domestiques noirs, hommes ou femmes, qui ont encouru une punition.