Za darmo

Choix de contes et nouvelles traduits du chinois

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LE POÈTE LY-TAI-PE.
NOUVELLE

I

 
Louange à notre contemporain Ly, à L'Immortel exilé sur
la terre!
Chanter les vers et remplir sa coupe de vin, ce furent là
tour-à-tour les deux phases de sa vie;
Les replis de son cœur ne renfermant rien que de pur et
de noble, il sut se conserver intègre dans des temps de
corruption.
Quand il abaissait son pinceau, les vents et les pluies
obéissaient comme jadis à la voix des anciens sages;
En écrivant aux Barbares dans leur propre langue, il
recula les bornes de son imposante renommée:
Ses vers et ses chansons rayonnèrent par tout l'Empire,
pareils au croissant radieux.
Ne dites pas que les œuvres du poète de génie passent et
s'effacent,
Car la lune éclatante est toujours suspendue au-dessus des
rives du fleuve Tsay-Chy.
 

Sous le règne de l'Empereur Hiouan-Tsong21, de la dynastie des Tang, vivait un poète de génie appelé Ly-Pe, dont le nom honorifique fut Taï-Pe. Il descendait, à la 9e génération, de l'Empereur Wou-Ti, de la dynastie des Liang Occidentaux, et était originaire de Kin-Tcheou, dans le petit royaume de Cho. Comme il avait été conçu pendant un rêve de sa mère, par l'influence de l'étoile de Vénus, ce fut en l'honneur de cet astre, nommé Taï-Pe-Sing, que le poète reçut ce surnom.

Doué d'un visage charmant, remarquablement beau et bien fait dans toute sa personne, Taï-Pe décelait par tous ses mouvements pleins d'une douce noblesse, un homme destiné à s'élever au-dessus de son siècle. A l'âge de dix ans, grâce à la pénétration de son esprit, il découvrait le sens des livres saints et des ouvrages historiques. Chaque parole sortie de sa bouche était d'une élégance parfaite, on vantait partout le tour brillant de sa pensée et l'éclat de sa diction. C'était, disait-on, un immortel descendu sur la terre: de là vint qu'il fut aussi surnommé l'Immortel Exilé. Le poète Tou-Fou22, directeur des travaux publics nous en a laissé une preuve dans les vers suivants:

 
Naguère vivait Wang-Ke23, surnommé aussi l'Immortel
exilé sur la terre.
Quand son pinceau s'abaissait sur le papier, les vents et
la pluie s'arrêtaient épouvantés; ses vers faisaient pleurer
d'émotion les Esprits et les Génies;
Aussi sa réputation fut grande: mais il restait tout le jour
plongé dans une douce ivresse.
L'élégance de ses écrits attira sur lui les faveurs de la
cour, et ses poésies, circulant dans l'Empire avec la
rapidité du torrent, prirent place au-dessus des compositions
vulgaires.
 

Or, Ly-Pe s'appelait lui-même le Lettré retiré du Nénuphar bleu. Toute sa vie, il aima boire et s'occupa fort peu de courir après les places ou les grades littéraires; mais, possédé du désir de voyager d'un bout à l'autre de l'Empire, il visita toutes les montagnes célèbres et goûta tous les vins fameux. D'abord il gravit la montagne Ngo-Mei24, puis fixa sa demeure près du lac Yun-Mong25 et s'alla cacher ensuite sur le mont Tsou-Lai-Chan. Retiré près de la petite rivière des Bambous, avec Kong-Tchao et quatre amis du même genre, il buvait jour et nuit. On les avait surnommés les six Solitaires de la rivière des Bambous.

Quelqu'un ayant vanté devant Ly-Taï-Pe la qualité supérieure du vin de Niao-Tching, dans le Hou-Tcheou, province de Tche-Kiang, la distance de mille lys (cent lieues) ne l'arrêta pas, et il s'y rendit. Installé dans une taverne, il s'abandonnait au plaisir de boire, sans prendre garde à ses voisins, lorsque vint à passer par-là Kia-Ye, le commandant de la cavalerie. Les chansons du poète frappèrent son oreille, et il envoya des gens de sa suite demander quel était cet homme. Pour toute réponse, Ly-Pe improvisa ces quatre vers:

 
Le lettré retiré du Nénuphar bleu, l'Immortel exilé sur la
terre a déjà vu trente printemps;
Mais il fuit la renommée au fond des tavernes.
Pourquoi cette question, ô commandant du Hou-Tcheou?
Celui qui chante est une incarnation de Bouddha, du dieu
qui répand l'or et l'abondance.
 

«Mais alors, s'écria le commandant stupéfait, ce doit certainement être l'Immortel exilé du royaume de Cho, le poète Ly; il y a long-temps que sa réputation est parvenue jusqu'à moi.» Aussitôt il invita le poète à venir le voir, le traita pendant dix jours et le combla de présents; puis, au moment de recevoir ses adieux, il lui dit: «Pour un homme de génie comme le lettré du Nénuphar bleu, obtenir les grades littéraires, arriver aux honneurs serait la chose du monde la plus facile. Que n'allez-vous faire un tour à la capitale pour y chercher l'avancement qui vous attend!

– «Aujourd'hui, répondit Ly-Taï-Pe, je vois l'administration en proie à de grands désordres; il n'y a plus d'équité: pour obtenir une place distinguée dans le concours, il faut solliciter la faveur; si l'on gagne les juges par les présents, alors seulement on pourra usurper un grade et une réputation. Sans ces deux moyens, eussiez-vous la sagesse d'un Kong-Fou-Tse et d'un Meng-Tse, les talents d'un Tchao et d'un Tong26, vous ne pouvez vous faire jour par vous-même. Voilà pourquoi, fuyant les boutades d'examinateurs sans conscience, je partage ma vie entre le vin et la poésie.

– «Les choses se passent ainsi, j'en conviens, répliqua le commandant Kia-Ye; mais vous n'êtes inconnu à personne, et une fois dans la capitale les protecteurs ne vous manqueront pas.»

Le poète, converti par ces paroles, se met en route pour Tchang-Ngan. A son arrivée, comme il faisait un tour de promenade près du palais, il rencontre le docteur de l'académie impériale, Ho-Tchy-Tchang. Tous les deux ayant décliné leurs noms se saluent avec respect, et l'académicien emmène Ly-Pe à la taverne27; là, il ôte ses pendants d'or et la queue de martre qui décore le devant de son bonnet; puis les voilà qui boivent sans désemparer jusqu à la nuit.

Cédant aux instances de son ami, Ly-Pe consentit à descendre dans sa maison28, et il s'établit entre eux une intimité de frères. Le lendemain donc, le poète avait fait porter ses bagages chez Ho-Tchy-Tchang. Leurs jours se passaient à discuter sur la poésie et à goûter le vin: l'académicien et son hôte étaient fort contents l'un de l'autre.

 

Cependant le temps marche toujours, et l'époque des concours fut bientôt arrivée. Alors l'académicien donna à Ly-Pe l'avis suivant: «Les examinateurs qui siégeront ce printemps pour la province du sud, sont Yang-Kouei-Tchong, premier ministre et frère de l'impératrice, et Kao-Ly-Sse, commandant des gardes impériales. Ces deux personnages aiment beaucoup ceux qui leur font des présents; et si mon sage frère cadet n'a pas d'argent pour acheter leurs recommandations, bien que son savoir s'élève jusqu'aux nues, tout accès auprès de l'Empereur lui sera fermé. Or, j'ai l'avantage de les connaître particulièrement l'un et l'autre; je vais donc écrire un billet qui vous recommande d'avance à ces magistrats: peut-être cela vous obtiendra-t-il quelques égards.»

Malgré la supériorité de son mérite et la hauteur de son caractère, Ly-Taï-Pe se trouvait dans des circonstances où l'intrigue était assez puissante pour qu'il ne dût pas négliger cette marque de bienveillance, surtout de la part d'un académicien. Ho-Tchy écrivit donc comme il l'avait promis.

Les deux chefs du concours ouvrirent la lettre et, souriant avec dédain, s'écrièrent: «Après avoir palpé l'argent de son protégé, l'académicien se contente de nous envoyer un billet qui sonne le creux, et cela pour attirer notre attention et nos faveurs sur un homme nouveau, sans grade, sans titre! Au jour décisif, rappelons-nous bien le nom de Ly-Pe, et la composition signée par lui, sans nous arrêter à la juger, jetons-la au rebut.»

Le troisième jour du troisième mois, l'examen provincial commença, et les lettrés distingués de l'Empire s'empressèrent de présenter leurs compositions. Quant à Ly-Pe, plus que capable de tenter cette épreuve, il trace rapidement sur le papier son travail, qu'il écrit de verve, et le dépose le premier sur le bureau.

Or, dès qu'il vit le nom de Ly-Pe, l'examinateur Yang-Kouei ne se donna pas même le temps de parcourir la page; à grands coups de pinceau, à tort et à travers, il biffe la composition, en disant: «Un pareil barbouilleur est bon tout au plus à broyer mon encre29! – »Broyer de l'encre, interrompit l'autre examinateur Kao-Ly, dites donc plutôt qu'il n'est bon qu'à me chausser mes bas et à me lacer mes bottines.» Puis, après ces grossières plaisanteries, la composition de Ly-Taï-Pe fut jetée de côté.

On a raison de dire:

 
Quand vous présentez un travail au concours, ne songez
point à réussir dans l'Empire;
Songez seulement à réussir auprès des examinateurs,
 

Ainsi repoussé honteusement par les présidents du concours, Ly-Taï-Pe fut saisi d'une colère qui s'éleva jusqu'au ciel; et de retour chez lui, il s'écria: «J'en fais le serment: si dans la suite mes espérances sont remplies, je veux ordonner à Yang-Kouei de broyer mon encre et à Kao-Ly de me lacer mes bottines; alors mes vœux seront comblés.»

L'académicien fit tous ses efforts pour calmer l'indignation du poète. «Restez tranquille dans ma demeure jusqu'à nouvel ordre, lui dit-il; vivez-y dons l'abondance, en attendant que dans trois ans s'ouvre un nouveau concours: les examinateurs ne seront plus les mêmes, et vous êtes sûr de réussir.» Ils continuèrent donc de vivre ainsi; Ho-Tchy et son hôte restaient tout le temps à boire et à faire des vers.

Cependant les jours passent» les mois se succèdent; et une année s'était rapidement écoulée, lorsque des ambassadeurs étrangers arrivèrent chargés d'une lettre de leur souverain. Aussitôt un envoyé de la cour vint transmettre à l'académicien Ho-Tchy l'ordre d'accompagner les envoyés et de les faire descendre à l'hôtel des postes. Le lendemain les gardes de la porte du conseil déposèrent cette lettre dans la salle d'audience, et l'Empereur Hiouan-Tsong chargea les docteurs du collège académique de l'ouvrir; mais il n'y en eut pas un qui pût déchiffrer un seul mot, et tous prosternés au pied des marches d'or, déclarèrent humblement à sa Majesté que ce papier ne contenait que des pattes de mouches. «Vos sujets, ajoutèrent-ils, ont une science très bornée, très peu profonde; ils sont incapables d'en lire un mot.»

A cette réponse, l'Empereur se tourna vers l'examinateur provincial Yang-Kouei-Tchong et lui ordonna de prendre connaissance de la note. Yang ouvre donc le papier, le parcourt; mais ses yeux se promènent comme ceux d'un aveugle sur ces caractères, il n'y entend rien non plus. En vain sa Majesté s'adresse à tous les officiers civils et militaires qui remplissent la salle d'audience, il ne s'en trouve pas un parmi eux capable de dire si cette lettre porte des paroles de bonheur ou de malheur.

L'Empereur, transporté de colère, éclate en reproches contre les grands du palais. «Quoi! parmi tant de magistrats qui représentent les lettres et l'art de la guerre, il ne s'en trouve pas un assez savant, assez érudit pour partager avec nous l'ennui de cette affaire! Si cette lettre ne peut être lue, comment y répondre? Si les ambassadeurs sont congédiés ainsi, nous voilà la risée des Barbares; les rois étrangers se moqueront de la cour de Nan-King; puis sans doute, saisissant la lance et le bouclier, ils accourront envahir nos frontières! Que faire alors? Eh bien! si dans trois jours, personne n'a déchiffré cette lettre, tous les appointements sans exception sont supprimés; si dans six jours, personne n'a pu en venir à bout, toutes les charges sont retirées; enfin si dans neuf jours, j'attends en vain cette explication, la mort fera justice de ces ignorants magistrats, et nous élèverons en dignité d'autres sujets vertueux et capables, qui puissent rendre quelque service à l'Empire!»

Terrifiés par cette déclaration sortie de la bouche du souverain, les magistrats gardent un morne silence; aucun n'osait hasarder une observation à sa Majesté, ce qui redoublait encore sa colère. Cependant, de retour chez lui, l'académicien Ho-Tchy fit part à son hôte Ly-Pe de ce qui venait de se passer à la cour. Le poète l'écouta avec un froid sourire. «Combien il est regrettable, dit-il ensuite, combien il est fâcheux que moi, Ly, je n'aie pu, au concours de l'an dernier, obtenir un grade qui m'eût conféré une magistrature! Hélas! il ne m'est pas possible de partager avec sa Majesté l'ennui qui l'accable.

– »En effet, reprit Ho-Tchy, frappé d'une idée subite, je songe que mon sage frère cadet est versé dans plus d'une science, et qu'il pourrait bien lire cette lettre fatale. Il faut que j'aille au pied du char impérial vous proposer à sa Majesté, sous ma responsabilité personnelle.»

Le lendemain Ho-Tchy se rend à la cour, passe au milieu de la double haie de courtisans et, arrivé devant l'Empereur, il s'exprime en ces termes: «Sire, votre sujet ose avertir son prince qu'il a dans son humble maison un lettré de grand talent, du nom de Ly-Pe. Il est profondément versé dans plus d'une science: priez-le de lire la lettre des étrangers, car il n'y a rien dont cet homme ne soit capable.»

Le conseil plut à Hiouan-Tsong, et un envoyé du palais alla chez le docteur du collège académique porter au poète l'ordre de se présenter devant sa Majesté. Ly-Pe fit des objections à l'envoyé impérial. «L'humble sujet est un homme sans grade encore et sans titre; il n'a ni talents ni connaissances, tandis que la cour abonde en officiers civils et militaires, tous également distingués par leur profonde érudition. Comment donc se fait-il qu'on ait recours à un homme pauvre et inutile comme moi? En osant répondre à cette invitation émanée de la cour, l'humble sujet craindrait de se rendre coupable envers les nobles du palais.» – Et par ces mots «les nobles du palais», il lançait une pointe indirecte contre les deux examinateurs, le premier ministre Yang-Kouei et le chef des gardes Kao-Ly.

Lorsque cette réponse fut rendue à l'Empereur, il demanda à l'académicien Ho-Tchy pourquoi son hôte ne s'était pas rendu à l'appel qui lui était fait, quelle était en cela sa pensée? «Sire, répondit Ho-Tchy-Tchang, votre sujet sait positivement que Ly-Pe est un homme de mérite, au-dessus de tous ceux de son époque, et dont les compositions littéraires frappent d'étonnement et d'admiration. Au concours de l'an dernier, son travail a été biffé, jeté de côté par les examinateurs, et on l'a mis lui-même honteusement à la porte. Maintenant que sa Majesté l'appelle à la cour, il n'a ni titre ni grade, son amour-propre est froissé. Votre sujet ose donc vous prier, Sire, de répandre sur son ami vos nobles faveurs, et d'envoyer vers lui un magistrat supérieur: je suis sûr qu'il se hâtera d'obéir aux volontés impériales.

– »Eh bien! soit, répondit l'Empereur. Sur la proposition de notre académicien, nous conférons à Ly-Pe le titre de docteur du premier rang, avec la robe violette, la ceinture d'or et le bonnet de gaze. Voici de plus un ordre officiel pour qu'il se présente à la cour. Notre académicien Ho-Tchy voudra bien se charger lui-même d'aller porter cette nouvelle à Ly-Pe et de l'amener vers nous: il y a lieu de croire qu'il ne refusera pas.»

Ho-Tchy retourna donc vers Ly-Pe le prier de se rendre à la cour, pour lire la lettre des ambassadeurs, et lui déclara en même temps combien l'Empereur, au milieu d'un si sérieux embarras, comptait sur le secours de ses lumières. Aussitôt Ly-Pe revêtit son nouveau costume, qui était celui des examinateurs en chef, se tourna vers le palais impérial et salua; puis sans plus tarder il monte à cheval et entre au palais à la suite du docteur Ho-Tchy.

Assis sur le trône d'or, Hiouan-Tsong attendait avec impatience l'arrivée du poète, qui, s'inclinant au pied des marches, exécuta une danse mêlée de salutations et cria: «Vive l'Empereur!» pour témoigner au prince sa reconnaissance. Enfin, après s'être de nouveau prosterné, il se tint debout. De son côté, dès qu'il eut vu paraître Ly-Pe, l'Empereur, pareil à un pauvre qui vient de trouver un trésor, aux ténèbres soudainement illuminées, à un affamé à qui on présente de la nourriture, à une terre sèche et aride à l'approche de la pluie, l'Empereur ouvrit sa bouche d'or, et sa voix de jade laissa tomber ces paroles: «Des ambassadeurs étrangers viennent de nous remettre une lettre dont personne n'a pu lire un mot; nous vous ayons envoyé chercher, docteur, afin que vous nous soulagiez de ce souci.

– »Sire, répondit poliment Ly-Pe avec un salut, les connaissances de votre sujet sont bornées, car sa composition a été éliminée par les juges du concours, et le seigneur Kao-Ly a jeté à la porte votre humble sujet. Aujourd'hui qu'il s'agit de lire la lettre du souverain étranger, comment se fait-il que les examinateurs ne se soient pas chargés de cette réponse, puisque déjà depuis si long-temps elle est attendue des ambassadeurs? Votre humble sujet, lettré mis hors du concours, n'a pu satisfaire aux vœux des examinateurs: comment pourra-t-il remplir l'attente de votre Majesté?

– »Nous savons ce que vous valez, reprit Hiouan-Tsong, cessez de vous excuser ainsi.» Et il fit remettre aux mains de Ly-Pe la lettre en question. Celui-ci la parcourant des yeux, sourit avec un profond dédain et, debout devant le trône impérial, il se mît à traduire couramment en chinois la lettre mystérieuse qui contenait ce qui suit.

Lettre du grand Ko-To du royaume de Po-Hai30 au prince de la dynastie des Tang. «Depuis que vous avez usurpé la Corée31, et poussé vos conquêtes jusqu'aux confins de nos états, vos soldats, par de fréquentes excursions, violent notre territoire. Nous espérons que vous voudrez bien vous expliquer à cet égard, et ne pouvant supporter patiemment un tel état de choses, nous envoyons des ambassadeurs vous dire que vous devez abandonner entre nos mains les cent soixante-seize villes de la Corée. Nous avons des choses précieuses à vous offrir en compensation, savoir: les plantes médicinales des monts Tai-Pe-Chan32, les tissus de la mer méridionale, les tambours de guerre de Tse-Tching, les cerfs de Fou-Yu, les chevaux de So-Pin, la soie de Ouo-Tcheou, les poissons noirs du fleuve Mei-To, les prunes de Kieou-Tou, les bois de construction de Lo-Yeou. De toutes ces choses il y aura une part pour vous. Si vous n'accédez pas à ces propositions, nous lèverons des troupes pour porter chez vous la guerre et le carnage; et nous verrons de quel côté restera la victoire.»

 

Après cette lecture, à laquelle ils avaient prêté une oreille attentive, les magistrats furent frappés de stupeur; ils se renvoyaient l'un à l'autre des regards furtifs, sentant combien il était peu probable que l'Empereur acceptât les conditions exigées par le Ko-To. En effet, l'esprit du Dragon33 n'était rien moins que satisfait. Après donc être resté quelque temps plongé dans ses réflexions, il s'adressa aux magistrats civils et militaires rangés à ses côtés et leur demanda quel moyen il y avait de repousser l'attaque des Barbares, dans le cas où leurs troupes envahiraient la Corée.

Lettrés et généraux demeurèrent muets comme des idoles d'argile, ou comme des statues de bois; aucun d'eux n'osa hasarder une réponse. Le docteur Ho-Tchy lui seul fit à l'Empereur cette observation: «Sire, votre respectable aïeul Taï-Tsong, dans trois expéditions contre la Corée, perdit on ne sait combien de soldats, sans pouvoir mener à fin son entreprise, et le trésor en fut épuisé. Grâce au ciel, Kai-Sou-Wen34 mourut. Profitant des dissensions qui éclatèrent entre les fils de l'usurpateur, le glorieux empereur Taï-Tsong confia à deux vieux généraux, Ly-Sie et Py-Jin-Kouey, un million de braves, et, après cent combats plus ou moins importants, la Corée fut enfin anéantie et soumise. Mais depuis long-temps en paix, nous n'avons ni généraux, ni soldats; si nous voulons de nouveau saisir le bouclier et la lance, il nous sera difficile de résister, et notre défaite est certaine: nos soldats sont poursuivis par un malheur acharné qui finira je ne sais quand. Toutefois je désire connaître la sage détermination de sa Majesté.

– »Puisqu'il en est ainsi, dit Hiouan-Tsong, que répondre aux ambassadeurs? – Daignez interroger Ly-Pe, reprit le docteur, il parlera convenablement.»

Hiouan-Tsong adressa donc ses questions au poète, et Ly-Pe répondit: «Je ferai observer à votre Majesté que cette affaire ne doit en rien troubler son esprit éclairé. Demain, donnez ordre aux ambassadeurs de se présenter à l'audience, et votre sujet leur parlera en face, dans leur propre langue. Les termes de sa réponse feront rougir les Barbares, et il faudra bien que leur Ko-To vienne apporter ses hommages au pied de votre trône.

– »Et le Ko-To, qu'est-ce que c'est? demanda Hiouan-Tsong. – D'après l'usage de leur pays, répondit Ly-Pe, c'est le nom que les Po-Hai donnent à leur roi: comme les Hoei-Hou35 appellent leur chef Ko-Han; les Thibétains, Dzan-Po; les Lo-Tchao36, Tchao; les Ho-Ling37, Sy-Mo-Oey; chacun selon la coutume de sa nation.»

A ce flux intarissable d'explications, le cœur du sage souverain éprouva une grande joie, et ce jour-là même il décora Ly-Pe du titre de docteur du collège académique; un logement fut préparé pour le poète dans le palais des clochettes d'or38. Les musiciens firent retentir à grand bruit les instruments à corde, le kin et le se; les femmes versèrent le vin, les jeunes filles richement vêtues firent circuler la coupe, et les voix destinées à charmer l'Empereur célébrèrent la gloire de Ly-Pe. Quel délicieux, quel ravissant banquet! Il eût été difficile de rester dans les bornes de l'étiquette prescrites par les rites. Ly-Pe mangea de tout son cœur, puis, après avoir bu copieusement, il perdit connaissance. L'Empereur ordonna aux officiers de sa maison de porter le poète dans le palais, et de le placer sur un lit. Le lendemain, au coup de tambour qui annonçait la cinquième veille, Hiouan-Tsong se rendit pour siéger dans la salle d'audience.

Au milieu du silence, le fouet qui écarte la foule a retenti trois fois; Les magistrats civils et militaires forment le cortège, alignés sur deux rangs.

Le lendemain malin Ly-Pe, à son réveil, n'avait pas l'esprit bien net. Les mêmes officiers du palais s'empressèrent de l'amener à l'audience. Lorsque tous les magistrats eurent achevé de présenter leurs hommages au pied du trône, Hiouan-Tsong appela près de lui le poète Ly-Pe; mais il s'aperçut que le visage du nouvel académicien portait encore des traces d'ivresse: son regard décelait une intelligence troublée. Aussitôt le souverain envoya chercher dans ses cuisines impériales un peu de vin capable de réveiller le poète endormi, et du bouillon de poisson assaisonné. En un instant les serviteurs apportèrent sur un plateau d'or ce qui leur avait été demandé; et Hiouan-Tsong, voyant le vase tout fumant, daigna de sa main auguste remuer long-temps le bouillon avec son bâtonnet d'ivoire39; puis il le servit lui-même à Ly-Pe. Celui-ci se mit à genoux, mangea et but, et une joie brillante illumina son visage.

Or, parmi les cent magistrats qui étaient témoins des faveurs insignes dont Hiouan-Tsong comblait Ly-Pe, ceux-ci étaient mécontents et se formalisaient d'une si étrange familiarité, ceux-là se réjouissaient en voyant comme sa Majesté savait se concilier l'affection des hommes. Quant aux deux examinateurs, Yang-Kouei et Kao-Ly, la couleur de leur visage trahissait le dépit qu'ils éprouvaient.

Cependant sur l'ordre de l'Empereur, les ambassadeurs sont introduits et saluent sa Majesté par acclamations, tandis que Ly-Taï-Pe revêtu de la robe violette, coiffé du bonnet de gaze, svelte et gracieux comme un immortel ou comme une nue glacée, tenant en main la lettre des étrangers, debout à la gauche du trône, à la place de l'historiographe, donne lecture de la note des Po-Hai d'une voix limpide et claire, sans se tromper d'un mot.

Se tournant ensuite vers les envoyés saisis d'effroi, il leur dit: «Votre petite province a manqué aux rites; mais notre sage monarque, dont la puissance est vaste comme le ciel, dédaigne d'y prendre garde. Voici la réponse qui vous est signifiée: écoutez-la en silence.»

Les ambassadeurs épouvantés, tremblants, tombent au pied du trône. Déjà l'Empereur a fait disposer près de lui un coussin enrichi des plus beaux ornements. Il prend une pierre de jade blanc venue du pays de Yu-Tien, qui sert à broyer l'encre, un pinceau de poil de lièvre resserré dans un tube d'ivoire, un bâton d'encre aux armes du Dragon et parfumé, une feuille de papier doré et fleuri, nuancé de toutes les couleurs; et lorsque ces ustensiles sont rangés à leur place, il les donne à Ly-Pe, qui est assis à côté du siège de Sa Majesté, sur le coussin brodé, prêt à écrire la réponse en caractères étrangers.

«Sire, objecta alors le poète, les bottes de votre sujet ne sont pas assez propres, il les a salies au banquet de la nuit dernière; il espère que votre Majesté, dans sa généreuse munificence, lui donnera des bottines neuves et des chaussettes avec lesquelles il puisse monter sur l'estrade.»

L'Empereur se rendit à son désir, et un serviteur eut l'ordre d'aller chercher et d'apporter les chaussures; mais Ly-Pe ajouta: «Sire, votre sujet a un mot à dire encore et il vous supplie d'avance d'excuser sa conduite inconvenante; alors il osera vous adresser une demande.

– »Vous tenez là des propos déplacés et inutiles, reprit l'Empereur, cependant je ne m'en offense pas; voyons, parlez. – Eh bien! Sire, ajouta Ly-Pe, au dernier concours, votre sujet a été éliminé par Yang-Kouei et mis à la porte par Kao-Ly. Aujourd'hui la vue de ces personnages que votre sujet aperçoit ici à la tête des magistrats, jette un certain trouble dans ses esprits. Votre voix de jade daignerait-elle commander à Yang-Kouei de broyer l'encre de votre humble sujet, tandis que Kao-Ly lui attacherait ses chaussettes et lui lacerait ses bottines? Alors l'intelligence et la verve de votre serviteur commenceraient à retrouver leur énergie, et il lèvera le pinceau pour tracer votre réponse dans la langue des Barbares; et en prenant la parole au nom du fils du ciel, il pourra ne pas rester au-dessous de la confiance dont il est honoré.»

Au moment où il avait besoin de Ly-Pe, Hiouan-Tsong craignait de le rebuter; il lui fallut donc donner cet ordre bizarre. Yang-Kouei broya l'encre sur la pierre et Kao-Ly chaussa les bottines au poète, et ils songeaient tous les deux, au fond de leur cœur, que cet étudiant si mal reçu, si mal traité par eux, bon tout au plus à leur rendre ces humbles services, profitant maintenant des faveurs subites dont l'Empereur le comblait, prenait à son tour pour texte les paroles prononcées contre lui et se vengeait ainsi de l'injure passée. Mais hélas! que faire? Ils ne pouvaient aller contre la volonté du souverain, et s'ils ressentaient de la colère, ils n'osaient du moins l'exprimer. Le proverbe est bien vrai:

Ne vous attirez l'inimitié de personne, car l'inimitié ne s'apaise jamais. L'injure retourne contre celui qui a injurié, et les paroles piquantes contre celui qui les a dites.

Le poète triomphait, il était au comble de ses vœux. Chaussé comme il l'avait désiré, il monte sur le tapis qui recouvre l'estrade et s'assied sur le coussin brodé. Le ministre Yang-Kouei était à ses côtés qui broyait et faisait ruisseler l'encre. Certes, de l'esclave qui frotte le bâton d'encre au magistrat qui donne des conseils à l'Empereur la différence était grande. Pourquoi le poète était-il assis alors que le premier ministre se tenait debout comme un serviteur? C'est que Ly-Pe transmettait par sa propre bouche les ordres du divin Empereur, qui, le comblant de ses faveurs augustes, dérogeait pour lui aux exigences des rites; tandis que Yang-Kouei, abaissé au rôle inférieur de broyeur d'encre, ne pouvait avoir la permission de s'asseoir: il fallait donc qu'il se tînt sur ses jambes.

De la main gauche Ly-Pe caresse la barbe qui pend à son menton, de la droite il saisit et élève la touffe de poils de lièvre des montagnes et l'applique sur le papier fleuri; ses doigts s'agitent et courent sans relâche; en une minute des caractères pareils à ceux des Barbares, bien tracés, bien rangés, sans faute ni rature, couvrent la feuille, et il la présente sur la table du Dragon. A cette vue l'Empereur reste stupéfait; c'est identiquement l'écriture des Barbares, pas une lettre ne ressemble aux caractères chinois. Sa Majesté fait circuler la feuille parmi les magistrats pour qu'ils l'examinent; tous en sont surpris l'un après l'autre. «Maintenant, dit Hiouan-Tsong au poète, donnez-nous-en lecture.»

Placé devant le siège impérial, Ly-Pe lut d'une voix sonore la réponse aux étrangers; elle était ainsi conçue:

Le grand Empereur de la dynastie des Tang, dont le règne a pour titre le nom des années Kai-Youen, donne ses instructions au Ko-To des Po-Hai.

«Depuis les temps anciens le roc et l'œuf ne se heurtent pas, le serpent et le dragon ne se font pas la guerre. Notre dynastie favorisée par le destin étend sa puissance, et en possession du trône elle règne jusqu'aux quatre mers; elle a sous ses ordres des généraux courageux, des soldats héroïques, des cuirasses solides, des glaives tranchants. Votre voisin, le roi Hie-Ly, qui avait refusé l'alliance, a été fait prisonnier, mais les peuples Pou Tsan, après avoir donné en présent un oiseau de métal fondu, ont prêté serment et obéissance.

Le Sin-Lo, à l'extrémité méridionale de la Corée, nous envoie des louanges écrites sur de riches tissus de soie; la Perse, des serpents qui prennent les rats40; l'Inde, des oiseaux qui savent parler; l'Empire Romain, des chiens qui conduisent des chevaux en tenant une lanterne dans leur gueule41; le perroquet blanc est un présent du royaume de Ko-Ling; l'escarbouche qui brille dans la nuit vient de Tsiang-Pa, dans la Cochinchine; la tribu des Ko-Ly42 nous a donné des chevaux renommés; le Népal a fait hommage de ses vases précieux; en un mot, il n'y a pas une nation qui ne respecte notre majesté imposante, et ne témoigne des égards aux vertus qui nous distinguent,

La Corée seule résista aux volontés du ciel, mais la vengeance divine a appesanti sur elle ses châtiments, et un empire qui comptait neuf siècles de durée a été anéanti en un matin. Pourquoi donc ne pas profiter des pronostics terribles que le ciel vous donne en exemple? Cela ne montre-t-il pas cependant sa sublime pénétration?

Et d'ailleurs votre petit pays, situé au-delà de la presqu'île, n'est guère qu'une province de la Corée; comparé au céleste Empire, ce n'est qu'une principauté; vos ressources en hommes et en chevaux ne s'élèvent pas à la dix millième partie de celles de la Chine. Vous êtes comme la sauterelle qui s'irrite et compte sur sa force (pour arrêter un char), comme l'oie qui s'enorgueillit et ne veut pas se soumettre.

Sous les armes des guerriers du céleste Empire votre sang coulera dans un espace de mille lys. Prince, vous êtes dans le même cas que cet audacieux qui a refusé l'alliance et dont le royaume est devenu une annexe de de la Corée. Aujourd'hui les plans de notre sage Empereur sont vastes comme l'Océan; il supporte avec patience votre conduite coupable et opposée à toute raison. Hâtez-vous donc de prévenir des malheurs par le repentir, et payez avec zèle le tribut de chaque année: par là vous éviterez la honte et l'opprobre dont vous seriez couverts, en vous exposant à la risée de vos voisins. Réfléchissez trois fois à ces instructions.

Ordre spécial.»

La lecture de cette réponse remplit de joie l'Empereur Hiouan-Tsong, qui ordonna à Ly-Pe de la faire connaître aux ambassadeurs; puis il la cacheta de son sceau impérial.

21Il monta sur le trône l'an 713 de J. – C.
22Célèbre poète, contemporain de Ly-Taï-Pe. Les vers cités en tête de cette Nouvelle sont probablement de lui. La bibliothèque royale possède les ouvrages de ces deux écrivains. M. Pauthier a donné leurs portraits dans sa Description historique de la Chine.
23Autre nom de Ly-Taï-Pe.
24Montagne fameuse, située dans le Sse-Tchouen, département de Kia-Ting, arrondissement de Mei.
25Lac célèbre du pays de Tsou. Sse-Ma-Siang-Jou lui donne 90 lieues de circonférence.
26Tchao-Tso, historien du temps des Han; Tchong-hou, historien du royaume de Tsin.
27Oh! l'ami sincère, dit en marge l'éditeur chinois.
28Le texte porte: Il garda Ly-Pe dans sa maison et abaissa son lit. Voici l'origine de cette expression: Tchin-Fan, homme pauvre et fier, recevait peu de visites; mais il avait une grande estime pour un lettré distingué, gouverneur de Nan-Tcheou sous les Han, qui se nommait Sin-Tchi. Tchin-Fan gardait dans sa petite maison une couchette suspendue au plancher, réservée à Sin-Tchi, qu'il abaissait quand celui-ci venait le voir et relevait tout le temps de l'absence de son ami.
29On sait que les Chinois broient leur encre sur une pierre plate et l'appliquent ensuite avec le pinceau.
30Peuples de la nation Tongouse qui soumirent une partie de la Corée, dont ils étaient dépendants, et fondèrent, au commencement du 8e siècle, un empire que les Khi-Tan détruisirent en 925. Leur chef avait le titre de Ko-To.
31La Corée avait été soumise aux Chinois en 668, sous Kao-Tsong.
32Montagnes qui séparent la Corée du pays des Mantchoux.
33De l'Empereur.
34Prince coréen, qui assassina son roi et se souleva, en 642.
35Les Hoei-Hou sont les mêmes peuples de race turque qui, au 13e siècle, sont connus sous le nom de Ouigours.
36Peuples divisés en six tribus et qui occupaient, au sud-ouest de la Chine, un pays considérable, que représente à peu près de nos jours la province de Yun-Nan.
37Au temps des Tang, il existait, au sud de l'Empire, un royaume de Ho-Ling, soumis à la Chine et qui se trouvait compris dans ce qui forme aujourd'hui la province dont Canton est la capitale.
38Nom que l'on donne au palais occupé par les académiciens (Han-Lin), institués par ce même Hiouan-Tsong, parce qu'il était contigu à celui des empereurs, nommé Palais des clochettes d'or.
39On sait que les Chinois se servent de bâtonnets an lieu de cuillers pour manger.
40Dans les Nouveaux Mélanges Asiatiques, de Remusat, vol. 1er, page 252, on lit: «L'an 638 de J. – C., il vint de Perse un tribut, et les envoyés qui l'apportèrent offrirent de plus un serpent (lézard) vivant, … qui pénétrait dans les trous pour y prendre les rats.»
41Une histoire du temps des Tang parle d'un petit chien long d'un pied et haut de six pouces, envoyé par le roi des Ouigours, qui guidait des chevaux en portant devant eux une lanterne. Ici ce présent est attribué à l'ambassade romaine (Fou-Lin).
42Peuples de famille Ouigour, établis au 8.e siècle, au sud du lac Baikal.