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Stupéfait LE DOCTEUR rassemble les documents et les rend à JEANNE.

LE DOCTEUR. Je… Je… (Il va pour prendre les gouttes, mais repousse la fiole et se verse une bonne dose de cognac.) Finalement, vous êtes tout de même sa femme ?

JEANNE. Vous pensez peut-être que je suis sa grand-mère ?

LE DOCTEUR. Honnêtement, je ne sais pas quoi penser. (Il reprend le verre de cognac.)

JEANNE. (Sur un ton impérieux.) Reposez votre verre ! (D’un geste décidé elle écarte la bouteille.) Je commence à sérieusement m’inquiéter pour la santé de mon mari.

LE DOCTEUR. Pourquoi ?

JEANNE. Parce que son docteur est alcoolique.

LE DOCTEUR. Je ne bois pas du tout.

JEANNE. Je vois ça.

LE DOCTEUR. Vous êtes vraiment sa femme ?

JEANNE. Pourquoi cela vous étonne-t-il ?

LE DOCTEUR. Je ne m’étonnerais pas si… Si l’autre femme…

JEANNE. (Sur un ton cassant.) En ce qui concerne l’autre femme, c’est uniquement le résultat des vapeurs d’alcool ou le fruit de votre imagination détraquée. Je sais, en tant que juriste, que, suite au contact permanent avec les fous, les médecins psychiatres ont du mal à préserver leur santé mentale. Cette femme n’existe pas.

LE DOCTEUR. Elle existe !

JEANNE. (Implacable.) Elle n’a jamais existé et elle ne peut pas exister. Vous ne vous contrôlez pas. Votre mémoire vous joue des tours. Vous avez même oublié que vous soignez mon mari depuis près de deux ans. Vous avez perdu sa carte médicale. Il est possible que vous l’ayez effacée de la mémoire de l’ordinateur par négligence ou intentionnellement. Il ne nous reste plus qu’à la restaurer. Il vous sera très difficile d’expliquer au tribunal, pourquoi vous ne l’avez pas fait.

LE DOCTEUR. (Nerveux.) À quel tribunal ?

JEANNE. Le tribunal vers lequel je me tourne. J’ai l’intention de placer mon mari dans un centre de soins et pour cela j’ai besoin d’une carte médicale détaillée et convaincante.

LE DOCTEUR. Vous voulez enfermer votre mari dans un asile de fous ?

JEANNE. Modérez vos expressions. Si je voulais enfermer quelqu’un dans un asile de fous, eh bien, ce serait vous. Et croyez-moi, j’en ai les moyens. Regardez-vous dans une glace et vous serez d’accord avec moi.

LE DOCTEUR. Avouez, que vous ne supportez plus votre mari et que vous avez décidé de vous en débarrasser.

JEANNE. Premièrement, ce sont mes affaires. Et, deuxièmement, quand bien même ? Il a, peut-être, le droit d’oublier son obligation première, mais moi je ne suis pas tenue d’oublier le premier de mes droits. (Avec mépris.) Comprenez-vous, au moins, cela, docteur ?

LE DOCTEUR. « Obligation », « droit »… On voit d’emblée que vous êtes juriste.

JEANNE. Et que je suis une femme, ça ne se voit pas d’emblée ? Je me serais attendue à plus de compréhension de la part d’un médecin.

LE DOCTEUR. Qu’attendez-vous de moi ?

JEANNE. Un certificat et une carte médicale.

LE DOCTEUR. Bon, d’accord, revenez demain, elle sera prête.

JEANNE. Demain, vous aurez trouvé d’autres excuses. J’en ai besoin aujourd’hui. Maintenant.

LE DOCTEUR. Maintenant, j’ai une consultation à la clinique. Je dois partir.

JEANNE. Ça sera long ?

LE DOCTEUR. Une vingtaine de minutes.

JEANNE. J’attendrai.

LE DOCTEUR. De toute façon, aujourd’hui je n’aurai pas le temps. Une carte médicale ne se fait pas aussi vite que vous semblez le penser. Je vous en prie, revenez demain.

JEANNE. Non, je ne partirai pas d’ici, tant que je ne l’aurai pas. (Elle s’assoit avec une attitude de défi, prend le guide médical et se plonge dans la lecture, montrant de tout son être qu’elle a l’intention de rester longtemps et qu’on ne réussira pas à la mettre dehors.)

LE DOCTEUR. (Ayant perdu tout espoir.) Mais il faut vraiment que je passe à la clinique.

JEANNE. Allez-y, je ne vous retiens pas.

LE DOCTEUR. Et vous ?

JEANNE. Et moi, je vais faire rentrer Michel ici et nous resterons ensemble ici, tant que nous n’aurons pas la carte médicale.

LE DOCTEUR. Bon, eh bien… C’est comme vous voulez.

LE DOCTEUR se verse du cognac, puis, après réflexion, prend la fiole des gouttes, puis se tourne à nouveau vers le cognac et, finalement, trouve un compromis : il verse quelques gouttes dans le cognac, boit et sort, portant sa main tantôt à la tête, tantôt au cœur. JEANNE, l’ayant suivi d’un regard de satisfaction, sort aussi et revient avec MICHEL.

JEANNE. Reste là et n’en bouge pas. Moi, je vais t’acheter un sandwich. Compris ? Ne bouge pas.

JEANNE part. Un peu après, entre le DOCTEUR.

MICHEL. Vous avez rendez-vous ?

LE DOCTEUR. Moi ? Non.

MICHEL. (L’esprit ailleurs.) Le docteur est absent. Patientez dans la salle d’attente.

LE DOCTEUR. Mais, c’est moi, le docteur !

MICHEL. Depuis quand êtes-vous docteur ?

LE DOCTEUR. Je l’ai toujours été, et je le serai tant que je ne deviendrai pas fou, ce qui, grâce à vous, ne saurait tarder. Et maintenant, sortez et ne m’empêchez pas de travailler. Je dois écrire… (Il s’arrête.) Zut, qu’est-ce que je dois écrire ?

MICHEL. Ma carte médicale.

LE DOCTEUR. Ah ! oui. Comment le savez-vous ?

MICHEL. Je ne sais pas.

LE DOCTEUR. Bon, soit, allez dans la salle d’attente et n’en bougez pas.

MICHEL marche vers la sortie, mais s’arrête.

MICHEL. (Timidement.) Docteur…

LE DOCTEUR. (Se prenant la tête entre les mains.) Quoi encore ?!

MICHEL. Savez-vous, quel est en vérité mon principal problème ?

LE DOCTEUR. Le manque de mémoire.

MICHEL. Non. Le manque d’argent.

LE DOCTEUR. C’est le problème numéro un de tout le monde.

MICHEL. De moi, surtout. (Soudainement.) Prêtez-moi de l’argent.

LE DOCTEUR. Je vous en prêterais bien, mais vous oublierez de le rendre.

MICHEL. Non. Je vous ferai un reçu. Au pire, c’est ma femme qui vous rendra l’argent.

LE DOCTEUR. Laquelle des deux ?

MICHEL. (En confidence.) Mettez-vous à ma place.

LE DOCTEUR. Je m’y mettrais volontiers, mais je ne sais pas comment l’appréhender.

MICHEL. N’y a-t-il pas, voyons, des situations où un homme a deux femmes ?

LE DOCTEUR. (Très intéressé.) Vous en avez deux ?

MICHEL. Une, je crois.

LE DOCTEUR. Et qui au juste ?

MICHEL. (Après avoir marqué un temps d’hésitation.) Je ne sais pas.

LE DOCTEUR. Je ne comprends rien.

MICHEL. Moi non plus. Docteur, j’ai un besoin urgent d’argent. C’est une question de vie et de mort. Faites-moi un prêt. Je vous le rends aujourd’hui.

LE DOCTEUR. Combien vous faut-il ?

MICHEL. Au bas mot, mille Euros.

LE DOCTEUR. « Au bas mot » ?

MICHEL. Si mille euros sont un problème pour vous, j’accepte deux mille.

LE DOCTEUR. Rien que pour me débarrasser de vous, j’irais même jusqu’à trois mille.

MICHEL. (Réjoui.) Alors, quatre mille.

LE DOCTEUR. Quatre mille, non. Et trois, non plus. Mais mille, oui. À la condition que je ne vous revoie plus ici.

MICHEL. Ça marche.

Le DOCTEUR prend des billets, MICHEL, heureux, les lui arrache et se hâte de partir. LE DOCTEUR retourne à son ordinateur. Son travail n’aboutit à rien. Entre IRÈNE.

IRÈNE. (Inquiète.) Où est Michel ?

LE DOCTEUR. Quelque part par là. J’ai parlé avec lui à l’instant.

IRÈNE. Vous avez une mine plutôt triste. Il est arrivé quelque chose ?

LE DOCTEUR. Je suis dans une situation diablement inconfortable.

IRÈNE. Racontez-moi tout. Je pourrai, peut-être, vous aider.

LE DOCTEUR. Non, vous ne pourrez pas. On me demande une carte médicale, mais on pourrait me couper les mains que je ne me souviendrais pas de l’avoir écrite.

IRÈNE. Eh bien, faites-en une autre, où est le problème ? Vous n’allez pas vous laisser démonter par ça ?

LE DOCTEUR. Mais faire comme si la carte médicale remontait à il y a deux ans est impossible. Car l’ordinateur fixe automatiquement la date de création du fichier. Du reste, je doute que vous y compreniez quelque chose.

IRÈNE. C’est là tout votre problème ?

LE DOCTEUR. Sur un plan technique, oui. Et je ne parle pas, ça va de soi, des remords de conscience et de l’intégrité professionnelle. Qui cela intéresse-t-il de nos jours ?

IRÈNE. Il me semble, que je peux quand même vous aider.

LE DOCTEUR. Comment ?

IRÈNE. Ne vous ai-je pas dit que j’étais programmeuse ?

LE DOCTEUR. Vous ?!

IRÈNE. Et votre problème technique, d’un point de vue de programmeur, est tout bonnement dérisoire. Asseyez-vous à côté de moi.

IRÈNE et le DOCTEUR s’assoient côte à côte devant l’ordinateur. Les doigts d’IRÈNE courent sur le clavier.

Tenez, regardez… Nous ouvrons le fichier avec la fiche médicale de Michel… L’ordinateur indique qu’il a été créé aujourd’hui. Est-ce vrai ?

IRÈNE. Oui.

IRÈNE. Et à présent, une petite correction… (Elle tape sur les touches.) Maintenant, regardez, quand le fichier a-t-il été créé ?

LE DOCTEUR. (Il regarde l’écran.) Il y a deux ans. Mais c’est incroyable ! Comment avez-vous fait ça ?

IRÈNE. (Avec une légère pointe d’ironie, elle cite le Docteur.) Du savoir et du travail.

LE DOCTEUR. Je ne sais pas comment vous remercier !

IRÈNE. Pas besoin de me remercier. Au contraire ! (Après un temps d’hésitation.) Je veux vous dire quelque chose de très important… (Elle se tait.)

LE DOCTEUR. Voyons, pourquoi restez-vous silencieuse ?

IRÈNE. J’ai du mal à me décider. Mais je vais quand même parler.

Entre L’HOMME. IRÈNE se tait. Elle est très troublée.

L’HOMME. (À Irène.) Enfin, je vous ai trouvée.

 

IRÈNE. Vous m’avez filée.

L’HOMME. Oui, je vous ai filée. (Au Docteur. Sur un ton assez cassant.) Laissez-nous tous les deux, s’il vous plaît.

LE DOCTEUR interroge IRÈNE du regard. Elle acquiesce de la tête. LE DOCTEUR sort. L’HOMME tarde à reprendre la parole, ne sachant pas comment démarrer une conversation qui s’annonce pénible.

Pourquoi m’avez-vous caché que vous étiez mariée.

IRÈNE. Je n’ai rien caché.

L’HOMME. Mais vous n’y avez jamais fait allusion.

IRÈNE. Vous pensez qu’une femme doit déclarer dans les journaux, à la radio et à la télévision qu’elle est mariée ? Ou, au contraire, qu’elle ne l’est pas ?

IRÈNE. Vous êtes une femme dangereuse.

IRÈNE. Merci pour le compliment. Vous êtes venu pour tirer au clair nos relations personnelles ?

L’HOMME. Non. Le thème que nous allons aborder est autrement plus sérieux.

IRÈNE. Eh bien, parlez.

L’HOMME. Vous avez soutiré à la banque une somme, vous savez laquelle. L’argent, il est vrai, n’a pas été transféré sur votre compte, mais vous savez parfaitement ce qui vous attend.

IRÈNE. La prison.

L’HOMME. Tout à fait. Vous étiez considérée comme une employée modèle. Pour vous dire la vérité, à cette heure encore je suis admiratif de l’art avec lequel vous avez mis sur pied cette combinaison. Deux ans durant, la banque est restée sans remarquer qu’une petite ligne superflue du programme informatique conduisait à une fuite d’argent.

IRÈNE. Encore faudra-t-il prouver, que c’est moi qui ai ajouté cette ligne.

L’HOMME. Les experts s’en chargeront.

LA FEMME. Reste à savoir qui a le plus d’expérience, de vos experts ou de moi ? Qu’attendez-vous de moi ?

L’HOMME. Rendez l’argent et la banque ne vous assigne pas en justice.

IRÈNE. Que me vaut cette bienveillance ? Est-ce parce que je ne vous suis pas tout à fait indifférente ?

L’HOMME. Vous ne m’êtes pas pas du tout indifférente, mais dans le cas présent mes considérations sont d’ordre purement commercial. Il n’est pas du tout dans l’intérêt de la banque, que le public sache que nos collaborateurs volent l’argent des déposants. Nous perdrions alors des milliers de clients et des centaines de millions d’euros. C’est pourquoi notre intérêt est d’étouffer l’affaire.

IRÈNE. Quand faut-il rendre l’argent ?

L’HOMME. Aujourd’hui. Dans le cas contraire, vous serez arrêtée demain.

IRÈNE. Aujourd’hui, ce n’est pas possible. Du reste, demain, non plus. Pas plus qu’après-demain.

L’HOMME. Pourquoi ?

IRÈNE. Parce que je n’ai pas d’argent. Et que je n’en aurai pas.

L’HOMME. Bien. J’ai dit, ce que j’avais à dire. Veuillez réfléchir. Il vous reste peu de temps. (Il se lève, va vers la sortie, s’arrête. Son ton change.) Irène, vous savez ce que j’éprouve pour vous.

IRÈNE. Je sais.

L’HOMME. Pourquoi avez-vous fait cela ?

IRÈNE. Parce que… parce que je l’ai fait.

L’HOMME. Mais, tout de même, où est l’argent ?

IRÈNE. Ce n’est pas pour moi que je l’ai pris.

L’HOMME. Je m’en doutais. Alors, que cette personne soit coffrée ! En définitive, c’est lui qui a empoché l’argent, et vous, formellement, vous n’êtes pas coupable. On peut expliquer cette ligne du programme par une erreur technique. Qu’est-ce que vous en dites ?

IRÈNE. (Après un moment de silence.) Donnez-moi un peu de temps pour réfléchir.

L’HOMME sort. Entre LE DOCTEUR.

LE DOCTEUR. Qui est cet homme ?

IRÈNE. Le vice-président de la banque.

LE DOCTEUR. Que vous voulait-il ?

IRÈNE. C’est sans importance. Docteur, je dois vous faire un aveu.

LE DOCTEUR. (Essayant de plaisanter.) D’un amour, j’espère ?

IRÈNE. Non, simplement un aveu. (Elle se tait.)

LE DOCTEUR. Vous vouliez, déjà auparavant, me dire quelque chose de très important, mais l’arrivée de cette personne vous en a empêchée.

IRÈNE. Oui.

LE DOCTEUR. Mais avouez donc, enfin !

IRÈNE. Vous allez me mépriser.

LE DOCTEUR. Ne dites pas de bêtises. (Et, comme Irène se tait, il continue.) Si vous ne vous décidez pas à avouer, alors permettez que je le fasse. Vous êtes la femme que je rêvais de rencontrer depuis longtemps. Si vous n’aviez pas été mariée, je vous aurais fait une proposition. Seulement, ne riez pas de moi.

IRÈNE. J’ai envie de pleurer, pas de rire.

LE DOCTEUR. Réfléchissez : si on ne réussit pas à guérir votre mari, il vous faudra de toute façon vous séparer de lui. Et alors, je m’occuperai de lui et de vous. Je suis bien pourvu et je ferai ce qu’il faut pour vous rendre heureuse. Et, c’est le plus important, j’ai un penchant pour vous.

IRÈNE. C’est effectivement le plus important.

LE DOCTEUR. À présent, dites-moi, ce que vous vouliez me dire.

IRÈNE. Justement, il m’est à présent encore plus difficile de m’y résoudre. Le fait est que…

Entre JEANNE. Ne s’attendant pas à voir IRÈNE en compagnie du DOCTEUR, elle s’arrête médusée.

IRÈNE. Pourquoi restes-tu plantée ? Viens t’asseoir.

LE DOCTEUR. (Étonné.) Vous vous connaissez ?!

IRÈNE. Comme vous le voyez.

LE DOCTEUR. Je ne comprends rien.

IRÈNE. Nous n’allons pas tarder à vous expliquer. Laissez-nous seulement discuter seule à seule, d’abord. Je vous appellerai.

Pause. LE DOCTEUR sort.

Le pot aux roses est découvert. La banque exige le remboursement.

JEANNE. (Elle est abasourdie.) Déjà ?

IRÈNE. Ça devait arriver un jour ou l’autre.

JEANNE. Oui, mais c’est quand même tellement inattendu. Et tellement terrible. (Se ressaisissant.). Il nous faut, sans perdre de temps, mener jusqu’au bout notre manigance contre le docteur.

IRÈNE. Je ne veux pas.

JEANNE. Pourquoi ?

IRÈNE. Réfléchis toi-même aux rôles peu envieux que nous jouons. Pourras-tu, après cela, te respecter ?

JEANNE. Mieux vaut ne pas se respecter à l’air libre, que se respecter dans sa geôle.

IRÈNE. Ce que nous faisons n’est pas bien.

JEANNE. Nous ne faisons que nous battre pour nous.

IRÈNE. Tout en brisant le docteur.

JEANNE. Je ne comprends pas, tu t’es amourachée de lui, ou quoi ?

IRÈNE. Et si c’est le cas, tu dis quoi ?

JEANNE. Je dis qu’il y a un âge où les femmes ne tombent plus amoureuses.

IRÈNE. Cet âge-là n’existe pas pour les femmes.

JEANNE. Reste raisonnable. De toute façon, il n’y a pas d’autre issue.

IRÈNE. Il y a une issue : tout avouer.

JEANNE. Et mettre en l’air toute notre vie.

IRÈNE. Ne t’inquiète pas, je prends tout sur moi.

JEANNE. Tu crois que c’est de l’héroïsme, mais c’est une connerie.

IRÈNE. C’est un calcul. (Avec douceur.) Réfléchis toi-même. Si nous menons à bien notre plan, alors, le plus probable, c’est que nous serons pris tous les quatre : nous trois, pour escroquerie et le docteur pour une fausse carte médicale. Mais en cas d’aveu, je suis seule à faire de la prison et vous restez en liberté. De plus, vous avez des enfants, alors que moi je suis seule. Et je ne parle pas de la conscience nette.

JEANNE. (Après avoir longuement pesé le pour et le contre.) Tu as sûrement raison. (Elle pleure.) Mais quelle ordure je suis : c’est ensemble que nous avons fait des conneries et c’est toi seule qui devras payer. Pardonne-moi. (Elle enlace Irène.)

Les deux femmes sanglotent sur l’épaule l’une de l’autre.

IRÈNE. Alors ? On fait venir le docteur ?

JEANNE. Fais-le venir, si tu veux.

IRÈNE. (Elle s’approche de la porte et fait venir le docteur.) Vous pouvez entrer.

LE DOCTEUR revient dans son cabinet. Les deux femmes essuient leurs larmes.

Eh bien, vous ne comprenez toujours rien ?

LE DOCTEUR. Absolument rien.

IRÈNE. Nous allons tout vous expliquer. Le fait est que… (À Jeanne.) Je préfère que tu racontes.

JEANNE. Bien. (Au docteur.) D’abord, buvez vos gouttes. Et asseyez-vous.

LE DOCTEUR s’exécute docilement.

Commençons à faire les présentations. Moi je suis la femme de Michel, il est mon mari. Marina est sa sœur et il est son frère. Vous saisissez ?

LE DOCTEUR. (Tout déconcerté.) « Il est mon mari, Marina est sa sœur… » (Radieux.) Mais c’est merveilleux ! Voilà qui change complètement la donne ! Nous allons le guérir, et alors…

JEANNE. Patientez. Il n’a absolument pas besoin de soins car plus sain que lui tu meurs.

LE DOCTEUR. Attendez, et son amnésie…

JEANNE. C’était de la simulation. Il a une excellente mémoire. Ce n’est pas pour rien qu’il a la réputation de meilleur joueur de cartes de notre ville.

LE DOCTEUR. Alors pourquoi avez-vous…

JEANNE. (Sur le ton d’un avocat.) Docteur, si vous ne cessez pas de poser des questions, nous ne terminerons jamais.

LE DOCTEUR. Pardon.

JEANNE. À présent, écoutez. Il y a deux ans, Michel perd, au casino, une grosse somme. Il supplie Irène de lui donner cette somme et lui promet de la lui rendre rapidement. Sinon, dit-il, on peut l’abattre. Irène lui fait un transfert d’argent par la banque et moi, malheureusement, je n’ai pas tenté de l’en dissuader. Je craignais pour mon mari et les enfants.

LE DOCTEUR. Et ensuite ?

JEANNE. Michel, au lieu de rendre cet argent, le perd, là aussi, au jeu. La dette double. Il court à nouveau voir ma sœur et la supplie de le sauver. Irène aime mon frère à perdre la mémoire et cède. Et de cette façon, nous nous enfonçons tous petit à petit dans un trou dont il n’est plus possible de sortir. Vous n’imaginez pas comme c’est dur : savoir que votre mari joue, qu’il est sur la pente descendante et qu’il entraîne avec lui toute la famille… L’aimer, vouloir le sauver et ne pas être en état de rien changer…

LE DOCTEUR. Bon… Et qu’ai-je à voir avec tout ça ?

JEANNE. (Embarrassée.) Pour être honnête, cette partie de l’histoire n’est pas très agréable à raconter, mais on ne change pas les mots de la chanson. Il y avait un recours, vous, et ça, c’est ma contribution.

LE DOCTEUR. Et en quoi a-t-elle consisté ?

JEANNE. Nous comprenions que l’on ne tarderait pas à être démasqués. J’ai échafaudé un plan : faire en sorte, au plus vite, que Michel soit reconnu irresponsable. Alors, il pourrait éviter le jugement et la condamnation. Mais pour ça, il fallait les conclusions d’un médecin reconnu et honnête. Dans votre genre.

LE DOCTEUR. Ah ! c’est donc ça…

JEANNE. Nous comprenions qu’obtenir de vous par la voie normale une carte médicale était impossible.

LE DOCTEUR. C’est juste.

JEANNE. C’est pourquoi j’ai imaginé de faire donner la grosse artillerie pour vous mettre dans un état de profond désarroi et obtenir de cette manière ce qu’il nous fallait. Nous avons étudié dans le guide médical les symptômes de la maladie et tous les trois nous avons monté cette comédie. (L’air repenti.) Je reconnais que c’était stupide, malhonnête et cruel. Nous regrettons beaucoup.

IRÈNE, durant tout ce temps reste assise, tête baissée.

LE DOCTEUR. Quoi d’autre ?

JEANNE. Rien. C’est tout.

LE DOCTEUR. Irène, est-ce cela que vous vouliez m’avouer ?

IRÈNE. (Sans lever la tête.) Oui.

JEANNE. À présent, vous pouvez nous chasser. D’ailleurs, nous partons de nous-mêmes. Nous ne demandons pas votre pardon, nous ne le méritons pas. (Elle prend Irène par le bras et se dirige avec elle vers la sortie.)

LE DOCTEUR. Attendez. (Plein d’entrain.) Vous croyez m’avoir blessé, mais en réalité vous m’avez extrêmement réjoui.

JEANNE. Comment ?

LE DOCTEUR. (Il a retrouvé optimisme et assurance en soi.) Premièrement, en reconnaissant votre faute et en renonçant. Deuxièmement, il y a encore dix minutes je croyais être tombé dans le marasme et je me croyais malade de la sclérose et, à présent, je me suis convaincu que j’étais en parfaite santé. Et, ce qui est le principal, Irène, voyez-vous, n’est pas mariée, elle est libre !

JEANNE. Oui, libre. Si on fait abstraction du fait qu’on va la coffrer pour huit ans.

LE DOCTEUR. (Effrayé.) Comment « pour huit ans » ? (À Irène.) C’est vrai ?

IRÈNE, muette, hausse les épaules.

JEANNE. On l’arrête demain.

LE DOCTEUR. Je ne laisserai pas faire !

JEANNE. Que pouvez-vous faire ?

LE DOCTEUR. Je ne sais pas encore, mais je ne laisserai pas faire ! Je protesterai ! Je… Je vous donnerai mes conclusions d’expertise sur votre irresponsabilité. À tous les trois. Et à moi aussi, on ne sait jamais.

JEANNE. Docteur, soyez sérieux. La banque exige le remboursement immédiat de la somme.

 

LE DOCTEUR. Qui exige ? Ce vice-président aux allures de détective ? Faites-le venir. Je vais régulariser cette affaire.

JEANNE. Docteur, c’est impossible.

LE DOCTEUR. J’en ai vu d’autres. Faites venir votre banquier.

JEANNE et IRÈNE échangent des regards. IRÈNE sort.

JEANNE. Comment comptez-vous arranger l’affaire avec la banque ?

LE DOCTEUR. C’est tout simple, je lui verserai ce maudit argent.

JEANNE. Vous n’avez aucune idée de ce que représente la somme.

LE DOCTEUR. Cela ne m’intéresse pas.

JEANNE. Je crains que votre bourse ne soit pas assez ronde.

LE DOCTEUR. N’ayez crainte. Je suis un homme très fortuné.

JEANNE. Et pourquoi vous priveriez-vous de votre argent pour des inconnus, qui, de plus, vous ont trompé ? L’argent vous encombre, peut-être ?

LE DOCTEUR. Et il me sert à quoi ? Comme tous les gens riches je suis un régime et je ne mange rien de gras, de salé, d’épicé, de cher et de goûteux. Et le reste du temps, je travaille.

Entrent IRÈNE et LE VICE-PRÉSIDENT. LE DOCTEUR s’adresse à lui.

Mon cher, peut-on, pour quelques misérables billets poursuivre une si charmante femme ?

LE VICE-PRÉSIDENT. L’argent, bien sûr, compte pour rien. Il est des choses, dans la vie, autrement plus importantes : l’amour, la beauté, la santé, la bonté…

LE DOCTEUR. Je ne vous le fais pas dire.

LE VICE-PRÉSIDENT. D’un autre côté, si l’argent compte pour rien, alors pourquoi ne pas le rendre ?

LE DOCTEUR. Parce que son frère l’a perdu en jouant au casino. Elle n’a pas un centime.

LE VICE-PRÉSIDENT. (À Irène.) Est-ce vrai ?

IRÈNE ne répond pas.

Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ?

IRÈNE. Qu’est-ce que ça aurait changé ?

LE VICE-PRÉSIDENT. Sur le fond, rien. Mais maintenant, au moins, je comprends votre conduite. Cependant il faut quand même rendre l’argent.

LE DOCTEUR. Dites-moi, combien. (Il sort son portefeuille.)

LE VICE-PRÉSIDENT. Une somme misérable, on peut même dire insignifiante, tout bonnement ridicule, de la petite monnaie, à quoi bon en parler.

LE DOCTEUR. Pouvez-vous avancer un chiffre approximatif ?

LE VICE-PRÉSIDENT. Deux millions d’euros.

LE DOCTEUR. Deux millions d’euros ?!

LE VICE-PRÉSIDENT. Oui, dans ces eaux-là. Comme vous le comprenez, pour une banque cela ne saurait passer pour un dommage. Beaucoup plus graves apparaissent le vol en lui-même et l’escroquerie. Croyez-moi, il me sera très difficile d’étouffer l’affaire.

LE DOCTEUR. Je comprends et j’apprécie beaucoup. (Il range son portefeuille. À Irène.) Je crains, ma chère, de n’être pas en état de rendre cette modique somme à la banque. Et comment, tout de même, votre frère s’y est-il pris pour perdre si grande quantité d’argent ?

IRÈNE. (Soupirant.) Au casino, on peut dépenser de telles sommes en trente minutes.

LE DOCTEUR. Mais ne m’aviez-vous pas vous-même dit, qu’il était le meilleur joueur de cartes ?

IRÈNE. De cartes, mais pas à la roulette. Et Michel, pour notre malheur, a la passion du jeu.

JEANNE. (Troublée.) À propos, où est-il ?

IRÈNE. En effet, où est Michel ? (Elle regarde, inquiète, tout autour d’elle.) Va voir, il est peut-être dans la salle d’attente.

JEANNE sort précipitamment et revient. Le désarroi se lit sur son visage.

JEANNE. Il n’y est pas.

IRÈNE. (D’une voix qui tombe.) Nous l’avons laissé encore échapper.

LE DOCTEUR. Je ne comprends pas pourquoi vous vous faites autant de soucis pour lui. Vous dites bien qu’il est en parfaite santé ?

JEANNE. Oui, il est en bonne santé, mais…

LE DOCTEUR. Mais quoi ?

IRÈNE. Vous comprenez, il vit très mal le fait que nous soyons dans le malheur à cause de lui.

LE DOCTEUR. Et alors ?

IRÈNE. Et il a cette manie : jouer tout son argent. Et plus il joue, plus il perd. C’est pourquoi, ces dernières semaines nous nous efforçons de ne pas le perdre de vue.

JEANNE. Irène, calme-toi. Il ne peut pas être au casino car en ce moment il n’a simplement pas de quoi jouer. Je lui ai confisqué tout l’argent, même la monnaie.

LE DOCTEUR. Hum… J’ai peur d’avoir commis un impair.

Les femmes fixent un regard interrogatif sur LE DOCTEUR. Il avoue, l’air contrit.

Je lui ai avancé de l’argent.

JEANNE. Combien ?

LE DOCTEUR. Mille euros.

JEANNA. Vous avez perdu la tête ?!

LE DOCTEUR. (L’air coupable.) Oui, depuis ce matin.

Un téléphone sonne. IRÈNE sort le sien de son sac.

IRÈNE. Allo ! Oui, chéri. Où es-tu ? (Elle écoute longuement. Tous sont tendus et l’observent. Sur son visage alternent la peur, l’espoir, la déception, la joie. Ces changements se retrouvent au même moment sur le visage des autres. IRÈNE achève de parler.)

JEANNE. Alors ?

IRÈNE. Naturellement, après avoir reçu de l’argent, il a tout de suite filé au casino.

JEANNE. (Affectée.) Je savais bien.

IRÈNE. Et il a presque tout perdu.

JEANNE. Comme toujours.

IRÈNE. (D’un air triomphal.) Mais ensuite, il a gagné deux millions d’euros ! Il a déjà appelé un taxi et il arrive avec l’argent !

Euphorie générale.

JEANNE. (Enlaçant Irène.) Quel bonheur ! (Au vice-président.) Vous aurez votre argent tout de suite.

LE VICE-PRÉSIDENT. Croyez-moi, je me réjouis de cela plus que tout autre. Un scandale à la banque, Irène sur le banc des accusés, les titres des journaux… Cela m’aurait rendu fou.

LE DOCTEUR. Tout est bien qui finit bien. Arrosons cela avec du champagne ! (Il ouvre une bouteille et verse le champagne dans les verres.)

IRÈNE. Aux jours heureux !

Entre MICHEL, une petite mallette à la main. Il est accueilli par un brouhaha de salutations et de félicitations.

LE DOCTEUR. Je vous salue, mon cher. Bien sûr, il faudrait vous couper la tête, mais on ne juge pas les vainqueurs. Je vous pardonne, à cause de votre sœur.

JEANNE. (Enlaçant son mari.) Si tu savais par quels états nous sommes passés !

IRÈNE. Donne-lui (faisant un signe de tête en direction du banquier) ce maudit argent.

MICHEL. (Confus.) Quel argent ?

IRÈNE. Celui que tu as gagné. Où est-il ? Dans la mallette ?

MICHEL reste silencieux, l’air coupable. Frappée par une intuition soudaine, IRÈNE ouvre en un éclair la mallette. Elle est vide.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu n’as rien gagné ?

MICHEL. Si, j’ai gagné ! J’ai gagné deux millions. Tu imagines, deux millions !

IRÈNE. (Avec un soupir de soulagement.) Eh bien, alors, rends-les à la banque.

MICHEL. Tu comprends, je les ai mis dans la mallette, j’ai appelé un taxi et je t’ai téléphoné. Et après, je me suis dit : vu que ça me réussit autant aujourd’hui, je vais tout risquer. Pas seulement pour rembourser la dette, mais aussi pour assurer nos besoins matériels.

JEANNE. Et tu as tout perdu ?

MICHEL. Non, pas tout.

JEANNE. (Soupirant de soulagement.) Dieu merci.

MICHEL. Pas tout, mais deux fois plus. (Il se tait.)

LE VICE-PRÉSIDENT. Et à combien se monte la dette ?

MICHEL. (Confus.) À quatre millions.

Tous sont assommés. IRÈNE s’assoit dans le fauteuil, sans aucune force. Le DOCTEUR boit un autre verre de cognac. LE VICE-PRÉSIDENT se prend la tête à deux mains.

JEANNE. C’était bien la peine de revenir !

MICHEL. Mais j’ai une solution !

JEANNE. (Fatiguée.) Laquelle ?

MICHEL. Donnez-moi encore, ne serait-ce que mille euros et je me referai! Je vous jure !

Tous gardent le silence. LE DOCTEUR est le premier à surmonter le choc.

LE DOCTEUR. Dites-moi, Michel, n’avez-vous pas honte de mener une telle vie ?

MICHEL. Et quelle vie voulez-vous que je mène ? Une vie où aujourd’hui est comme hier et demain comme aujourd'hui ?

Compter chaque sou et économiser chaque centime ? Ne vaut-il pas mieux risquer, miser tout ce que tu as sur un cheval et accepter tous les enjeux ?

LE DOCTEUR. Et si tu perds ? Tu vas en prison ?

MICHEL. Ma foi, en quoi la prison est-elle pire que la grisaille ordinaire d’une vie sans risque, sans étincelle, sans piquant, sans épice ?

LE DOCTEUR sort lentement son portefeuille et y prend de l’argent. MICHEL, réjoui, tend la main vers les billets, mais LE DOCTEUR l’écarte et s’adresse à IRÈNE.

LE DOCTEUR. Je peux ?

IRÈNE. (Lasse.) Faites comme vous voulez. Deux millions de dette, ou quatre, ou huit, ou seize, quelle différence ? Il faudra quand même faire de la prison.

LE DOCTEUR. De toute façon, il n’y a pas d’autre issue. Et si la chance lui souriait tout à coup ?

MICHEL arrache le portefeuille des mains du DOCTEUR.

MICHEL. Je reviens vite, tout va bien se passer ! Vous verrez ! Je vais gagner ! Je vais forcément gagner !

MICHEL s’élance, rempli de joie, vers la sortie. Les autres échangent des regards éperdus. Les femmes déconcertées regardent les hommes avec des regards suppliants. LE VICE-PRÉSIDENT hausse les épaules et porte son regard ailleurs. LE DOCTEUR écarte les bras, il ne peut rien changer. Fin du spectacle. La musique des saluts retentit, point trop frénétique. Les quatre personnages viennent saluer avec des visages tristes et vont dans les coulisses. Et là, sur la scène apparaît, rayonnant, MICHEL. Il montre au public la valise remplie de l’argent qu’il vient de gagner et il se met à danser. Les autres participants au spectacle entrent en scène en toute hâte, enlacent avec joie MICHEL et s’enlacent les uns les autres. La musique, maintenant, fait entendre des notes joyeuses et entraînantes.

FIN

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