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Un Cadet de Famille, v. 2/3

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LXVIII

De Ruyter prit la résolution de traverser le détroit de la Sonde, pendant que je dirigerais ma course vers la baie de Malacca, afin d'apprendre des nouvelles des vaisseaux anglais. Avant de nous séparer, nous fixâmes pour rendez-vous une époque assez proche et une île qui avoisine celle de Bornéo.

De Ruyter me donna, en outre, d'amples et de minutieuses instructions, en m'engageant à ne pas les mettre en oubli, puis il souhaita à Aston une vie heureuse, et le contraignit à accepter des armes de prix, pour lesquelles le jeune lieutenant avait déjà plusieurs fois manifesté une grande admiration.

Dans ce mutuel adieu, qui séparait pour toujours, il était peu probable qu'il en fût autrement, deux hommes qui s'aimaient, il eût été difficile de découvrir la profonde souffrance qui leur serrait le cœur, car ils cachaient leur mutuelle émotion sous le masque transparent d'une indifférence et d'un calme affectés. Après cet adieu, de Ruyter me renouvela ses recommandations, embrassa Zéla, me pressa affectueusement les mains et remonta sur le grab.

Nous mîmes à la voile chacun de notre côté, et nous voguâmes dans des directions différentes. Aussitôt que j'eus atteint l'entrée de la baie, je me dirigeai vers la côte malaise, et je jetai l'ancre entre deux îles. Là, je me mis en communication avec les natifs; et, sans avoir de trop grandes difficultés à surmonter, j'obtins un proa d'une vitesse remarquable. Ce mode d'embarcation me paraissait la voie la plus sûre pour conduire Aston à Poulo-Pinang, ville qui se trouve à l'entrée de la baie, et qui appartenait aux Anglais.

En naviguant le long de la côte malaise, dans un canot du pays, je ne devais ni être remarqué par les natifs, ni inquiété par les Anglais. De plus, j'avais la facilité de débarquer dans la partie de l'île qu'il nous plairait de choisir.

Poulo-Pinang avait été achetée aux Malais par la compagnie anglaise des Indes orientales; elle porte maintenant le nom de l'île du prince de Galles. Cette île est petite, mais très-féconde; parallèle à la côte malaise, qui est très-élevée, elle est entourée d'un canal qui offre aux vaisseaux un magnifique port. Bien décidé à accompagner Aston, j'équipai le proa avec six Arabes et deux Malais (ils devaient cacher leurs armes). Je pris de l'eau et des provisions pour trois jours, et nous nous embarquâmes: Aston vêtu d'une jaquette et d'un pantalon blanc, moi d'un costume de matelot arabe.

Je laissai le schooner à la garde du premier contre-maître, un Américain que de Ruyter m'avait instamment recommandé, et auquel je pouvais en toute confiance livrer le soin de mon bonheur et de ma fortune. Cet Américain était non-seulement un parfait marin, mais encore un homme actif, courageux et intelligent. Né et élevé à New-York, il avait, depuis sa plus tendre enfance, vécu sur la mer et s'y était formé une santé de fer; il était aussi fort et aussi robuste qu'un cheval de Suffolk.

Mon second contre-maître, Anglais de naissance, avait été capitaine du gaillard d'avant à bord de la frégate d'Aston, et il avait toutes les qualités qui distinguent d'entre tous les marins ceux qui appartiennent aux vaisseaux de guerre; il était taciturne, brave et froid. Ce brave garçon adorait le grog, et Aston m'avait raconté qu'étant sur la frégate, le capitaine du fond de cale, ami intime du capitaine du gaillard d'avant, avait mis dans un tonneau vide qui avait contenu du rhum quatre litres d'eau afin de leur donner l'esprit de se transformer en excellent grog. Notre capitaine du gaillard d'avant, ayant trop bu de cette composition, manqua de respect à un officier supérieur. Le bosseman du vaisseau, qui était jaloux des réelles qualités de cet homme, qui était froissé de la déférence qu'on lui témoignait habituellement, le fit punir sans pitié.

Cette disgrâce imméritée affligea si bien le pauvre garçon, qu'il résolut de se vouer à jamais au service de mon bord.

– D'ailleurs, disait-il en appuyant sa désertion du drapeau anglais sur un raisonnement simple et vrai, depuis vingt ans que je sers le roi dans les Indes orientales et occidentales, tout le profit que j'en ai retiré se résume en ceci: deux jours de congé, la fièvre jaune, des blessures et rien de plus.

Nous montâmes dans le proa sous l'ardeur d'un soleil de feu, et nous dirigeâmes notre course le long de la côte malaise. Vers le soir, nous arrivâmes à Prya, ville protégée par un fort. Après avoir conversé avec quelques Malais qui suivaient notre sillage dans une barque de pêcheurs, nous allâmes avec eux jusqu'à la rivière de Pinang, qui se trouve au sud de la ville de Georges, dans l'île du Prince de Galles. Comme nous avions à faire une course de près de deux milles, nous prîmes le temps d'avaler les délicieuses huîtres qui sont si célèbres venant de cette côte. En traversant la rivière, je m'aperçus que notre proa était trop grand pour gagner le rivage; j'engageai Aston à débarquer, et je dis à mes hommes de conduire le proa dans le havre.

Nous passâmes la nuit dans une hutte de pêcheur, et le lendemain, aux premiers rayons du jour, nous partîmes pour la ville.

Les collines élevées de ces îles étaient couvertes de magnifiques bois et le chemin que nous suivions tout parfumé de l'odorante émanation des fleurs et des épices. Près de la ville, et sur le rivage de la mer, s'étendait une grande plaine, dont le sol, blanchâtre et sablonneux, était aussi richement couvert d'ananas que peut l'être de navets un champ de paysan en Angleterre.

Toujours affamés comme des écoliers en maraude, nous fîmes une fabuleuse consommation d'ananas, cueillant, choisissant et en rejetant de beaux pour en trouver de magnifiques.

Nous pénétrâmes sans obstacle dans la ville, et, pour mieux dire, notre arrivée n'attira aucun regard.

Après nous être établis dans un hôtel où Aston fit sa toilette, il se rendit chez le président, auquel il raconta de son histoire ce que nous avions jugé utile de faire connaître.

Le président, qui appartenait à l'armée de terre, se montra fort aimable: il engagea vivement son compatriote à venir demeurer chez lui jusqu'à l'arrivée d'un vaisseau de guerre ou d'un bâtiment anglais dans le port.

La prudence exigeait qu'Aston acceptât l'offre qui lui était faite; ce fut donc comme une faveur qu'il demanda à rester deux ou trois jours à l'hôtel pour y attendre l'arrivée de ses bagages.

Aston me retrouva à l'hôtel, et, avant de songer à regagner le proa, nous nous disposâmes à passer la journée d'une manière agréable. En conséquence, nous fîmes servir un magnifique déjeuner, tout en commandant un somptueux repas pour le soir. Aston profita de notre tête-à-tête pour me renouveler la prière qu'il m'avait déjà faite tant de fois, et cela si inutilement, celle de rentrer dans la marine.

– De graves malheurs peuvent vous attendre, mon cher Trelawnay, me dit-il, vous ne pourrez en conscience passer toute votre vie aux ordres de de Ruyter, sous les plis d'un drapeau en guerre avec le vôtre. Du moins, si les circonstances vous enchaînent loin de vos compatriotes, restez neutre dans les combats et ne faites rien contre eux.

– Quand j'aurai réalisé une petite fortune, mon cher Aston, je suivrai l'exemple de notre ancien capitaine, je deviendrai cultivateur. Mais, avant toute chose, il faut que je ramasse de l'argent. Je commence à vieillir, j'ai une femme, j'aurai un jour des enfants, il faut donc que je prévoie l'avenir, que je songe à eux. Si, comme vous, Aston, j'avais le bonheur d'être jeune, étourdi et célibataire, ce serait tout à fait autre chose.

– Allons donc, rieur que vous êtes, s'écria mon ami, mais votre femme, vos futurs enfants et vous tous réunis, vous n'atteignez pas l'âge de trente ans.

– Trente ans! Mais à trente ans, Aston, un homme est vieux, fatigué, presque décrépit.

LXIX

Après avoir joué au billard en nous jetant la balle d'une conversation rieuse de forme, mais très-grave dans le fond, nous allâmes, en nous promenant, examiner les vaisseaux amarrés dans le port. Notre proa était derrière un vaisseau arabe, près d'une descente qui conduisait à une place où se trouvait un vaisseau de campagne nouvellement construit.

La crainte d'attirer l'attention publique nous fit rentrer à l'hôtel, où nous attendait un dîner de prince, dîner après lequel je me sentis sinon ivre, du moins prêt à le devenir. Je proposai donc à mon sobre ami de venir respirer l'air en parcourant la ville.

Nous rôdâmes pendant quelque temps dans des rues irrégulières et parmi des huttes de boue brûlées par le soleil, puis enfin nous atteignîmes, Aston d'un pas ferme, moi en chancelant à chaque minute, un vaste terrain appelé place Bambou, autour duquel s'étendait une rangée de boutiques, abritées le jour contre les ardeurs du soleil par des bambous et des paillassons.

Un roulement de tambour et un grincement musical nous attirèrent vers une rangée de huttes, exclusivement occupées par des filles nâch. Aston aimait la musique et les danseuses; moi, j'avais, comme tout homme marié doit le faire, renoncé aux illégitimes amours; de plus, l'odeur de l'huile rance, du ghée et de l'ail n'avait pas un assez grand attrait pour me retenir.

J'abandonnai Aston, et je continuai ma promenade jusqu'à une rangée de boutiques nommée le bazar des Bijoutiers.

Ce bazar, rempli de monde, était éclairé par des lampes en papier de diverses couleurs et qui produisaient un effet charmant. Après avoir jeté un coup d'œil sur l'ensemble des boutiques, je m'approchai de celle qui me parut la plus élégante, et dont le propriétaire était un Parsée. Occupé à vendre à une femme voilée de la tête aux pieds, le marchand ne s'aperçut pas de ma présence, et j'eus tout le loisir d'examiner la dame. Elle faisait achat de plusieurs anneaux pour ses oreilles et pour son nez, et, toute exagération à part, ces anneaux étaient, en circonférence, presque aussi grands qu'un cerceau de collégien.

 

En lui montrant ces ridicules merveilles, le marchand louait d'un air pompeux et leur simplicité et leur élégance. Quand le prix des bijoux fut fixé, la dame enleva une partie de sa coiffure, et nous laissa voir son nez et une moitié de son oreille: le premier était affreux; l'autre, aussi large et aussi plate qu'une assiette, pendait comme un morceau de chair morte. Le bijoutier passa son pouce dans la fente de l'oreille pour la tenir ouverte, et il y suspendit l'anneau, qui ressemblait à un candélabre. La dame n'avait pas besoin de glace pour admirer l'effet de cette jolie parure: il lui suffit de tourner un peu la tête sur son épaule, et d'attirer sous son regard le bout de l'oreille si bien parée.

À la vue de ce cercle, elle ricana non-seulement de satisfaction, mais encore pour montrer une rangée de longues dents teintes d'une couleur bistrée.

Frappé de tant de beauté, le bijoutier s'écria:

– Quel ange!

Je me mourais de l'envie d'éclater de rire au nez de la dame et à la barbe du marchand; mais je me retins, et je continuai de suivre du regard la marche des emplettes de cet ange si bien nommé.

– Je désire une boîte de métal, dit l'étrangère d'une voix gutturale.

– En voici en or, madame, s'écria l'empressé marchand; aucun autre métal ne doit être touché par vos belles mains.

Ces boîtes étaient très-bien faites, et comme la pensée de donner un souvenir à Aston vint frapper mon esprit, je pris sur le comptoir deux de ces boîtes. Je les examinai, et sans faire attention au prix que me fixa le bijoutier, car je déteste de marchander, je mis les boîtes dans les plis du châle qui entourait mes reins, et je tendis, sans les compter, une pleine main de pièces d'or au bijoutier. Il les prit, calcula la valeur qu'elles représentaient, et voyant que je n'étais ni calculateur, ni même prudent, il doubla le prix de ses boîtes et me soutint que je n'en payais qu'une.

– J'en paye deux, lui dis-je, et au delà même de leur valeur.

– Vous êtes un impudent, un escroc! cria le marchand; et en vociférant ces injures il étendit la main vers moi, saisit le bout de mon turban, et me l'arracha de la tête.

Je me retournai et je lui appliquai un si furieux coup de poing, qu'il tomba comme une masse morte au milieu de ses caisses.

Un Parsée ne pardonne jamais le mal qu'on lui fait; du reste, cette rancune est assez générale. En se relevant, le bijoutier saisit un couteau et voulut se jeter sur moi avec l'intention évidente de me poignarder, mais il n'eut aucun succès dans cette tentative, et elle ne servit qu'à doubler ma colère. Mon sang coulait dans mes veines comme une lave ardente; je bondis vers cet effronté voleur, et après l'avoir souffleté, je lui lançai à la tête une boîte de bijoux.

Les personnes qui se trouvaient dans la boutique, ainsi que celles qui en entouraient la porte, se mêlèrent de l'affaire et prirent fait et cause pour le marchand. La nouvelle de la dispute courut, comme une traînée de poudre, incendier et mettre en rumeur tous les habitants du bazar.

Presque fou de rage, la tête et la figure ensanglantées, le bijoutier m'appelait brigand, assassin, voleur! et il criait à ceux qui m'entouraient:

– Conduisez-le en prison, et s'il résiste, s'il se défend, s'il vous frappe, tuez-le!

La foule augmentait de minute en minute, et enhardies par la certitude d'être secourues, plusieurs personnes s'avancèrent vers moi, pendant que l'exaspéré Parsée tentait de me saisir les bras.

La vue du danger, en calmant ma colère, me rendit le sang-froid dont j'étais si heureusement doué.

Je tirai de ma ceinture un pistolet et un poignard, excellentes armes quand on est pressé entre les remparts d'une foule ennemie, et menaçai mes furieux assaillants.

Les défenseurs du marchand reculèrent. Pendant la minute de trêve que leur hésitation m'accorda, minute qui tint ma destinée par un fil aussi mince qu'un cheveu, je jetai un coup d'œil sur le champ de bataille, et je vis qu'il me serait impossible de me sauver par la porte de la boutique, car elle était encombrée de monde. J'aurais mille fois préféré la mort à l'ignominie d'être traîné en prison par cette foule injuste, cruelle et menaçante, et cependant j'étais sur le point de subir l'effroyable supplice d'une arrestation.

Un profond regard, un regard qui embrassa tous les dangers contre lesquels je voulais lutter, me montra un espoir de salut.

La querelle et les coups qui avaient fait naître un si grand désordre avaient commencé et s'étaient donnés sur le seuil de la porte. Debout à l'entrée de la boutique, tenant, par la vue de mes armes amorcées, la foule à une certaine distance, il me vint à l'esprit de chercher un refuge dans l'antre même de mon ennemi, non pas, bien entendu, dans la pensée d'implorer son appui, que le ladre eût accordé à mes pièces d'or, mais celle de fuir par une sortie que j'avais aperçue en face de la porte.

Je fis donc, pour atteindre mon but de délivrance, un mouvement si rapide, que ceux qui m'entouraient reculèrent.

Un homme tenta cependant de s'opposer à mon passage, je le frappai d'un coup de poignard, je terrassai le bijoutier accouru à l'aide de l'homme, qui était son frère; puis, d'une main de fer, j'arrachai les deux bambous perpendiculaires qui soutenaient le hangar. Le toit s'effondra entre le peuple et moi, et je disparus dans l'obscurité d'un passage qui s'étendait derrière le bazar.

Les gutturales malédictions des Malais et les furieuses menaces du marchand volèrent dans l'air comme des balles meurtrières; j'en écoutai un instant le bruit sinistre, puis je m'enfonçai dans les dédales de l'étroit passage.

La prudence me conseillait cette fuite, car non-seulement il était fort dangereux de lutter contre l'aveugle fureur d'une populace irritée, mais encore de laisser connaître mon nom et ma profession: l'un et l'autre eussent été un arrêt de mort.

Si la sagesse s'était faite mon seul guide, je me serais à sa voix promptement dirigé vers le port, où mon proa était amarré. Malheureusement pour moi, mon cœur trouva un obstacle dans la rapidité de ce départ, et cet obstacle était mon ami Aston. J'aurais eu plus que de la peine d'abandonner le lieutenant sans lui dire un dernier adieu. Je me serais senti honteux de la cause qui aurait motivé mon abandon.

Retenu par le désir de voir Aston, je suivis en silence le passage irrégulier et étroit dans lequel je m'étais engagé, et je m'éloignai du bazar.

En traversant une place éclairée qui attenait aux boutiques, je fus étonné de passer inaperçu; j'avais craint des poursuites, et en conséquence je m'étais élancé au travers de la place d'un pas rapide, après avoir eu la prudence de faire à mon costume quelques changements.

Après avoir franchi un labyrinthe de rues boueuses, de sombres allées, je parvins à gagner l'hôtel, dans lequel je pus entrer sans être aperçu; mais notre commune chambre était vide: Aston était encore absent.

La crainte que le lieutenant se trouvât mêlé à la dispute, ou qu'un accident eût révélé à mes ennemis qu'il était entré le matin dans la ville avec moi, me décida à aller à sa recherche.

J'échangeai mes vêtements arabes contre la jaquette et le pantalon blanc d'Aston, et la transformation fut si complète, que le domestique qui nous avait servis à dîner parut fort indécis sur la connaissance de ma personne.

Après un court examen, auquel je fut forcé de me soumettre pendant qu'il m'ouvrait la porte de la rue, cet homme sourit, et ce triomphant sourire fut la première lueur de la trahison qui devait bientôt éclater.

Je me rendis en toute hâte au bazar. La haute taille d'Aston, dont la figure calme et la belle tête blonde dominaient la foule, fut le premier objet qui frappa mes regards. Le peuple, furieux, entourait encore la porte du bijoutier, ou plutôt le seuil de la porte, car elle n'était plus qu'un espace vide; mais ce rassemblement populaire n'était point formé par les mêmes personnes, il y avait une vingtaine de sepays et des officiers de police. Aston et un officier écoutaient en silence la narration de l'événement. Pâle, effaré, hagard, le bijoutier se tenait devant eux et leur racontait ses malheurs. À ce groupe s'étaient joints la famille et les amis du marchand, et ils mêlaient aux plaintes du Parsée un lamentable concert d'injures et de malédictions.

Après avoir montré d'un regard plein de larmes la place où s'élevait sa boutique quelques heures auparavant, le Parsée se jeta sur le toit effondré, le trépigna furieusement, fit un long et pitoyable discours; puis, arrachant le turban de sa tête, mettant ses vêtements en lambeaux, il jura de se venger.

Quand ce serment fut tombé de ses lèvres rougies par le sang, le Parsée repoussa ses amis, ses parents, la foule qui voulait le consoler, et disparut.

LXX

Pour éviter toute attention, soit inoffensive, soit dangereuse; pour fuir toute question, je rentrai à la taverne, où Aston vint bientôt me rejoindre.

– Une affaire très-grave vient de mettre en rumeur tout le bazar, me dit-il en me serrant la main, et je m'y suis rendu dans la crainte que la vivacité de votre esprit et l'emportement de votre caractère ne vous eussent mêlé à la dispute, qui était à peu près générale.

– Que s'est-il donc passé? demandai-je d'un air et d'un ton pleins de curieuse indifférence.

– La boutique d'un orfévre a été démolie, et je suis arrivé sur le lieu du désastre au moment où la foule commençait à piller le marchand, qui tentait en pure perte de défendre son bien. Tous les vagabonds du port se trouvaient là, et je crois vraiment qu'ils n'eussent pas laissé au pauvre homme une seule pièce d'or si je ne lui avais porté secours. Malheureusement j'étais sans armes; mais j'ai fait de prodigieux efforts pour arrêter le pillage. Non-seulement je me suis donné le plaisir de terrasser quelques-uns de ces effrontés vauriens, mais j'ai encore envoyé chercher les sepays.

– Vous ne me parlez pas, mon ami, de l'origine de la dispute.

– Tout ce bruit, tout ce scandale, tout ce malheur, ont été causés par un Arabe. Les querelles et les vols ne sont pas chose rare ici; mais, ce qui est plus rare, c'est l'audace et l'intrépidité qu'a montrées cet homme. Le bazar était plein de monde, brillamment éclairé; et, tandis que l'orfévre faisait voir à une femme des bijoux de prix, – cette femme était sans nul doute la complice du voleur, – un Arabe entre dans la boutique, saisit tous les objets qui tombent sous ses mains, poignarde un homme, frappe le bijoutier, et disparaît chargé du butin, après avoir, à l'aide d'une force herculéenne, démoli la boutique.

– Signale-t-on particulièrement le voleur? demandai-je à Aston.

– Je ne sais pas, on dit qu'il est Arabe et rien de plus; mais on a arrêté quelques pillards.

– Allumez votre cigare, mon cher Aston, je suis mieux instruit que vous, et je vais vous raconter toute l'affaire.

Grande fut la surprise d'Aston quand il eut appris que j'étais celui qu'on désignait sous le nom de voleur.

– Vous avez commis là, me dit-il, une bien coupable étourderie; elle peut vous causer de graves embarras: le bijoutier a juré pouvoir vous reconnaître entre mille personnes, de plus il a fait serment par sa religion qu'il ne prendrait aucune nourriture avant de s'être vengé.

– S'il tient sa parole, son jeûne le conduira au tombeau, car je partirai cette nuit avec le vent de terre.

Le diable se mêla de l'affaire, car toute la nuit il fit un temps si détestable, que l'impossibilité d'un embarquement immédiat me contraignit à attendre les événements que pouvait amener la journée du lendemain.

Malgré la contrariété que j'éprouvais, j'étais loin de partager les angoisses de mon ami, parce que je n'avais aucune raison qui pût me faire croire que j'étais particulièrement soupçonné, surtout dans une ville où les querelles sont des événements journaliers, où la mort d'un homme est considérée comme une chose de fort peu d'importance, et peuplée de Malais, gens qui, de toutes les nations orientales, sont ceux qui respectent le moins la propriété, et qui de plus ne trouvent pas que l'assassinat soit un crime; mon action ne pouvait être dans cette ville, si souvent le théâtre de brigandages, qu'un événement naturel. J'avais donc peu de dangers à courir; le pillage avait été le crime, car le frère du Parsée n'était pas mort.

Le lendemain, Aston se rendit chez le président; de mon côté, je me promenai dans la ville, après avoir eu la précaution de me coiffer avec un bonnet d'Arrican. Du port, où je recueillis quelques nouvelles, je visitai les boutiques, j'achetai les choses dont j'avais besoin, et de plus je remplis plusieurs commissions très-importantes données par de Ruyter. Ces commissions étaient de prendre sur l'état des affaires du gouvernement quelques renseignements sérieux, et d'envoyer des lettres dans l'intérieur de l'Hindoustan. Un agent français, qui avait des espions dans tous les ports de l'Inde, m'apprit ce que je désirais savoir.

 

Quoique fort occupé de mes affaires pendant cette matinée, je crus m'apercevoir que j'étais suivi; je rentrai à l'hôtel sans tourner la tête, me croyant accompagné, soit réellement, soit en imagination, par un homme de haute taille.

En nous servant le déjeuner, le domestique de l'hôtel, celui-là même qui avait souri en me reconnaissant vêtu en colon, fit quelques observations sur l'événement de la nuit, et les termina en disant que le bijoutier auquel un Arabe avait si audacieusement volé plusieurs boîtes pleines de bijoux, avait l'habitude d'apporter ses marchandises à l'hôtel quand il s'y trouvait des étrangers.

Nous passâmes la journée avec autant de plaisir que la précédente. Cependant je n'étais pas tout à fait tranquille; l'affaire du bijoutier me préoccupait peu, et ce que je redoutais le plus était le hasard d'une découverte personnelle. Quelques-uns des vaisseaux que j'avais pillés pouvaient entrer dans le port, et malgré les changements que j'avais opérés dans mon costume, il était facile de me reconnaître.

À ces inquiétudes s'était jointe la crainte d'abandonner trop longtemps le schooner à mon contre-maître, et celle, plus grande encore, des angoisses qui devaient tourmenter mon adorée Zéla, qui, j'en étais certain, veillait dans le silence des nuits plus longtemps que les étoiles, et ne prenait point de repos pendant mon absence.

Cette dernière considération l'emporta sur toutes les autres: je me décidai à partir la nuit même, malgré le temps, qui était couvert, variable, ainsi que cela arrive souvent dans ces latitudes.

Je ne veux pas m'arrêter sur le déchirement du cœur que me causa ma séparation d'avec mon cher compatriote, car cet attristant souvenir est encore plein de regret.

Mon dernier adieu se traduisit en quelques lignes, et à ces paroles d'une tendresse de frère désolé, je joignis une centaine de louis, et je cachai le tout dans une manche de sa jaquette.

Je n'annonçai mon départ à personne; n'étant pas embarrassé par mes bagages, qui se composaient de mon abbah seul, je pus partir sans aucun aide.

Je n'ai jamais compris l'habitude de se charger en voyageant de peignes, de rasoirs, de brosses, de linge, friperie inutile, embarrassante, et qui laisse croire qu'un homme est incapable de dormir loin de sa maison sans être entouré par la moitié d'une boutique de mercier.

Mes dents, aussi blanches et aussi fortes que celles d'un chien, n'avaient pas besoin de recourir, pour conserver leur beauté, au frottement des brosses.

Ma tête n'était plus rasée comme autrefois, mais au contraire richement fournie d'une épaisse chevelure, et cette chevelure poussait sans soin, semblable à un buisson de ronces, et j'avance que je ne lui accordais pas plus d'attention qu'on n'en accorde aux rejetons sauvages de ce rampant parasite.

Cette comparaison est puisée dans un souvenir d'enfance, car je me rappelle que la mûre et le noisetier ont été mes ressources et mes consolations lorsque, chassé du jardin, je ne savais avec quel fruit remplir mes poches ou mon estomac.