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A fond de cale

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CHAPITRE XXXII

Horreur des ténèbres

Le résultat de mon calcul était des plus satisfaisants: déduction faite de l'eau qui s'était répandue, et de celle que j'avais consommée, il en restait encore plus de quatre-vingts gallons, soit une ration quotidienne d'un demi-gallon pendant cent soixante jours, ou d'une quarte pendant trois cent vingt, presque une année entière! Une demi-quarte par repas devait certainement me suffire, et la traversée durerait moins de trois cents jours; c'est plus qu'on ne met pour faire le tour du monde. Ainsi, quelle que fût la durée du voyage, il était certain que je ne souffrirais pas de la soif.

J'avais plus à craindre la disette, mon biscuit me paraissait un peu court; cependant, avec mes projets d'économie, je devais avoir assez pour vivre, et je n'éprouvai plus d'inquiétude à cet égard.

Je restai plusieurs jours sous l'influence de cette heureuse impression; et malgré ce qu'il y avait de pénible dans ma captivité, où chaque heure en paraissait vingt-quatre, je supportais assez bien mon nouveau genre de vie. Je passais une partie de mon temps à compter non-seulement les minutes, mais les secondes. Par bonheur, j'avais ma montre, qui me permettait de me livrer à cette occupation, et me tenait compagnie avec son joyeux tic tac. «Jamais elle n'a battu d'aussi bon cœur; sa voix n'a jamais été si forte,» me disais-je avec surprise. J'avais raison; ma cellule était sonore, et le bruit du mouvement de la petite machine était doublé par les murailles de bois qui entouraient ma case. Avec quelle sollicitude je la remontais avant qu'elle eût dévidé toute sa chaîne, de peur qu'en s'arrêtant elle ne dérangeât mes comptes? Ce n'est pas qu'il me fût important de savoir quelle heure il pouvait être. Que le soleil brillât dans toute sa gloire, ou qu'il se fût effacé à l'horizon, je ne m'en apercevais nullement; la plus mince partie de sa lumière ne pénétrait pas dans mon cachot. Et cependant je savais distinguer la nuit du jour. Cela vous étonne; vous ne comprenez pas comment j'y arrivais après avoir passé les premiers instants de ma réclusion sans m'occuper des heures. Mais depuis des années, j'avais l'habitude de me coucher à dix heures du soir, et de me lever à six heures du matin. C'était la règle dans la maison de mon père, aussi bien que chez mon oncle, et j'y avais été soumis avec une exactitude rigoureuse. Il en résultait qu'aux environs de dix heures j'avais envie de dormir; et l'habitude en était si bien prise, qu'elle persista malgré le changement de situation. Je ne fus pas longtemps à m'en apercevoir: le besoin de sommeil se faisait régulièrement sentir; et j'en conclus qu'il était près de dix heures du soir lorsque j'éprouvais ce besoin irrésistible. J'avais également observé que je me réveillais au bout de huit heures, et qu'alors je n'avais plus la moindre envie de dormir. À mon réveil, il devait être six heures du matin; et je réglai ma montre d'après cette donnée.

Il y avait pour moi, sinon de l'importance à mesurer les jours, du moins une satisfaction réelle à savoir au bout de vingt-quatre heures qu'il y en avait un d'écoulé; c'était le seul moyen de me rendre compte de la marche du navire; et quand l'aiguille avait accompli deux fois le tour du cadran, je le marquais sur une taille que j'avais faite à cette intention. Je n'ai pas besoin de dire avec quel intérêt je tenais ce calendrier, auquel j'avais fait quatre incisions pour marquer les jours qui avaient précédé l'époque où je m'en étais occupé, laps de temps dont plus tard je reconnus l'exactitude.

C'est ainsi que pendant près d'une semaine passèrent les heures; ces heures si longues, si ténébreuses et si lourdes, qui m'accablaient parfois d'un immense ennui, mais que je supportais avec résignation.

Chose singulière, c'était l'obscurité qui m'était le plus pénible; j'avais d'abord souffert de ne pas pouvoir me tenir debout, et de la dureté des planches lorsque j'étais couché; mais j'avais fini par en prendre l'habitude; il m'avait été d'ailleurs facile de remédier au second de ces deux inconvénients. La caisse, vous vous le rappelez, qui se trouvait derrière mes biscuits, était remplie d'une grosse étoffe de laine, formant des rouleaux serrés comme on les fait dans les manufactures. Pourquoi ne m'en serais-je pas servi pour rendre ma couche un peu plus confortable? Aussitôt pensé, aussitôt fait. J'ôtai les biscuits de la première caisse, j'élargis l'ouverture que j'avais pratiquée dans le couvercle de la suivante, et j'arrachai, non sans peine, l'un des rouleaux d'étoffe qui s'y trouvaient contenus. J'en tirai un second, puis un troisième, qui vinrent plus facilement, et qui devaient suffire à ce que j'en voulais faire. Il me fallut deux heures pour en arriver là: mais aussi je fus en possession d'un tapis, moelleux et d'un matelas, peut-être non moins chers que ceux d'un roi, car je sentais, à la main, un tissu d'une qualité superfine.

Après avoir remis les biscuits à leur place, j'étendis sur le plancher plusieurs doubles de cette étoffe, aussi épaisse que douce, et me reposai avec bonheur sur cette couche élastique.

Mais je n'en étais pas moins malheureux de la privation de lumière. Il est impossible d'exprimer combien on souffre au milieu d'une obscurité absolue; et je comprenais pourquoi on avait toujours considéré la mise au cachot comme la peine la plus grave qu'on pût infliger aux captifs. Il n'est pas étonnant que ces infortunés aient blanchi, et perdu l'usage de leurs sens, au fond des caves où ils étaient détenus; car au supplice que vous font endurer les ténèbres, on reconnaît que la lumière est indispensable à la vie.

Il me semblait que si j'avais pu avoir une lampe, quelque faible qu'eût été sa clarté, les heures m'auraient paru moitié moins longues. Cette nuit perpétuelle me faisait l'effet de s'enrouler autour des rouages de ma montre, d'en arrêter la marche, et de suspendre le cours du temps. Cette obscurité, où la forme des objets avait disparu, me causait un mal physique, une souffrance que la lumière eût guéri tout à coup. J'éprouvais ce que ressentent les malades pendant ces nuits fièvreuses, où ils comptent péniblement les heures, en soupirant après l'aurore.

CHAPITRE XXXIII

Tempête

Il y avait plus de huit jours que je menais cette existence d'une odieuse monotonie. La seule voix qui frappât mon oreille était la plainte des vagues qui gémissaient au-dessus de ma tête; oui, au-dessus de ma tête, car je plongeais dans l'abîme, à une grande distance de la surface de la mer. De loin en loin je distinguais un bruit sourd, causé par un objet pesant qui tombait sur l'un des ponts. Lorsque le temps était calme, je me figurais entendre le son de la cloche qui appelait les hommes de quart, mais je n'en étais pas sûr; le bruit était si faible et si lointain, que je n'aurais même pas affirmé que ce fût le tintement d'une cloche, encore ne l'entendais-je que pendant une accalmie.

Par contre je saisissais les moindres changements de temps; j'aurais pu dire quand fraîchissait la brise, tout aussi bien que si j'avais été sur le grand mât. Le roulis du vaisseau, les craquements de sa membrure m'indiquaient la force du vent, et si la mer était grosse ou paisible. Le sixième jour de mon calendrier, ce qui faisait le dixième depuis notre départ, il y eut tempête dans toute l'acception du mot. Elle dura quarante heures et me fit croire bien des fois que la bâtiment allait s'ouvrir. Tout craquait autour de moi; les caisses, les tonneaux qui remplissaient la cale se heurtaient avec un bruit terrible contre les murs de ma prison, et de grosses lames, des coups de mer, comme les appellent les matelots, se ruaient avec furie sur les flancs du navire, qu'elles semblaient vouloir mettre en pièces.

J'étais convaincu que nous allions faire naufrage, et il est plus facile de concevoir que de dépeindre quelle était ma situation; je n'ai pas besoin de vous dire que j'étais plein de frayeur. Pouvais-je ne pas trembler quand je pensais que le vaisseau coulerait à fond, et qu'enfermé de toute part dans mon étroit cercueil, je ne pourrais pas faire le moindre effort pour me sauver. Je suis sûr que j'aurais eu moitié moins d'effroi si j'avais été libre.

Pour comble de malheur, je fus repris du mal de mer, ce qui arrive toujours en pareil cas, lors d'une première traversée. Le grand vent ramène l'odieuse maladie, et parfois avec autant de force qu'au moment du départ. Il est facile de le comprendre; c'est la conséquence des mouvements désordonnés du vaisseau, fouetté par la tempête.

Après deux jours et une nuit de péril, le vent tomba, et le calme succéda aux colères de l'ouragan; je n'entendais pas même le murmure que produit la course du navire qui fend les vagues. Mais le roulis n'avait pas cessé, et les caisses et les futailles se heurtaient avec le même fracas. C'était le soulèvement des flots qui persiste après une tempête violente, et qui parfois est aussi dangereux pour le navire que la fureur du vent. On a vu se rompre les mâts en pareille circonstance, et le vaisseau être engagé, catastrophe redoutée des marins.

Cependant la mer s'apaisa graduellement, et au bout de vingt-quatre heures, le navire glissa sur l'onde avec plus de facilité que jamais. Les nausées disparurent, et la réaction qui en résulta me rendit un peu de courage. Il m'avait été impossible de dormir pendant tout le temps de la crise: le bruit du vent, le fracas du vaisseau, et par-dessus tout la frayeur, m'avaient empêché de fermer l'œil; j'étais de plus épuisé par le mal de mer, et sitôt que les choses furent rentrées dans leur état normal, je tombai dans un profond sommeil.

Les rêves que j'eus alors furent presque aussi affreux que le péril auquel je venais d'échapper. C'était la réalisation de ce que m'avait fait craindre la tempête: je rêvais que j'étais en train de me noyer, sans la moindre chance de salut. Mieux que cela, je me trouvais au fond de la mer, j'étais mort, et j'en avais conscience. Je distinguais tout ce dont j'étais environné; je voyais entre autres choses, d'horribles monstres, des homards et des crabes gigantesques, s'approcher de moi en rampant, comme pour me déchirer de leurs tenailles aiguës et se repaître de ma chair. L'un d'eux surtout captivait mon attention: il était plus grand que les autres, avait l'air plus féroce, et me menaçait de plus près. Chaque seconde le rapprochait encore; il atteignit ma main, je sentis sa carapace se traîner sur mes doigts, et je ne pus faire aucun mouvement.

 

Il me gagna le poignet, et me monta sur le bras gauche, qui était éloigné de mon corps. Son dessein était de me sauter à la gorge ou à la figure; je le voyais au regard avide qu'il lançait tour à tour sur mon cou et sur ma face, et malgré l'horreur que je ressentais, il m'était impossible de le repousser. Aucun de mes muscles ne voulait m'obéir; c'était tout naturel puisque j'étais noyé. «Ah! le voilà sur ma poitrine… à ma gorge… il va m'étrangler!..»

Je m'éveillai en poussant un cri, et en me dressant avec force; je me serais trouvé debout s'il y avait eu assez d'élévation pour le permettre; j'allai donner de la tête contre les douelles de mon tonneau, et je retombai sur ma couche, où il me fallut quelques instants pour rappeler mes esprits.

CHAPITRE XXXIV

La coupe

Ce n'était qu'un rêve, il était matériellement impossible qu'un crabe me fût monté sur le bras; j'en avais la certitude, et cependant je ne pouvais m'empêcher de croire que je l'avais bien réellement senti. J'éprouvais encore à ma main, et sur ma poitrine qui était nue, cette sensation particulière que vous produit un animal dont les griffes se traînent sur vous; et je pensais, en dépit de moi-même, qu'il y avait dans mon rêve quelque chose de réel.

L'impression avait été si vive, qu'en m'éveillant, J'avais étendu les bras, et tâtonné sur ma couverture, pour y saisir le monstre qui avait failli m'étrangler.

Encore tout endormi, j'avais cru que c'était un crabe; à mesure que j'avais repris mes sens, je m'étais prouvé que la chose n'était pas possible. Et pourquoi cela? un crabe pouvait très-bien se loger dans la cale d'un vaisseau; il avait pu être apporté avec le lest, ou par un matelot, comme objet de curiosité; avoir échappé à celui qui l'avait pris, et s'être réfugié dans les fentes du bois, dans les trous, dans les coins nombreux que présente un navire. Il pouvait trouver sa nourriture dans l'eau qui s'accumule sous la cale; ou peut-être les crabes ont-ils la faculté de vivre simplement d'air comme les caméléons?

Toutefois en y réfléchissant je repoussai de nouveau cette idée, que je qualifiai d'absurde; c'était mon rêve qui me l'avait mise dans la tête; sans lui je n'aurais jamais songé qu'il y eût des crabes autour de moi, et s'il s'en était trouvé, j'aurais mis la main dessus. Il y avait, il est vrai, dans ma cabine, deux crevasses assez larges pour qu'il pût y passer un crabe de n'importe quelle taille; mais j'y avais couru tout de suite, et un animal d'une pareille lenteur n'avait pas eu le temps de s'échapper. C'était impossible, il n'y avait pas de bête dans ma cellule, et pourtant quoique chose avait rampé sur moi, j'en étais moralement sûr.

Quant à mon rêve, il n'y avait là rien d'étonnant: c'était la suite des impressions que j'avais ressenties pendant la tempête; et plus j'y pensais, plus je le trouvais naturel.

En consultant ma montre, je m'aperçus qu'au lieu de dormir huit heures, comme je le faisais d'habitude, mon sommeil en avait duré seize, et je ne m'étonnai plus d'avoir tant d'appétit. Impossible de me contenter de la ration que je m'étais prescrite; c'était au-dessus de mes forces, et je ne cessai de manger qu'après avoir fait disparaître quatre biscuits bien comptés. J'avais entendu dire que rien n'aiguise la faim comme le mal de mer, et j'en avais la preuve; mes quatre biscuits empêchaient à peine mon estomac de crier, et si je n'avais pas redouté la famine, j'en aurais mangé trois fois plus.

J'avais également soif, et bus deux ou trois rations; mais cette petite débauche n'avait rien d'inquiétant; j'avais plus d'eau qu'il n'en fallait pour terminer le voyage. Toutefois à condition de ne pas la gaspiller; et si j'en buvais peu, il s'en perdait beaucoup. Je n'avais rien pour la recevoir, ni verre, ni tasse; quand j'ôtais mon fausset, le liquide jaillissait avec force, bien plus vite que je n'y mettais les lèvres, bien plus vite que je ne pouvais l'avaler; il m'étranglait, j'étais forcé de reprendre haleine, je m'inondais le visage, et trempais mes habits, à mon grand déplaisir et au grand préjudice de mes rations.

Il me fallait un vase quelconque. J'avais bien pensé à l'une de mes bottines, dont je n'avais pas besoin; mais il me répugnait de m'en servir pour cet usage.

Pressé par la soif, comme je l'avais été, j'y aurais bu sans scrupule; mais à présent que j'avais de l'eau, je pouvais boire à mon aise, et faire le délicat. Cependant j'en vins à me dire qu'on peut nettoyer une chose quand elle est sale, et qu'il valait mieux sacrifier un peu d'eau pour laver ma bottine, que d'en perdre une quantité chaque fois qu'il fallait boire.

J'allais mettre ce projet à exécution, lorsqu'une idée bien meilleure me passa par la tête; pourquoi ne pas faire une tasse avec le drap qui me servait de couverture? Il était imperméable, je l'avais déjà remarqué; l'eau qui jaillissait de ma futaille restait sur ma couche sans en pénétrer l'étoffe; et j'étais obligé de l'en ôter comme j'aurais fait d'un vase. Je pouvais en tailler un morceau, lui donner une forme quelconque, et m'en servir au besoin.

Je coupai donc une bande assez large de mon drap, j'en fis un cornet auquel je donnai plusieurs tours pour en augmenter l'épaisseur, et dont je fermai la pointe en l'attachant avec un reste de mes lacets de bottines. J'eus alors une coupe d'un nouveau genre, qui me rendit autant de service qu'un verre de Bohême ou qu'une tasse du Japon; désormais je bus tranquillement, sans avaler de travers, sans m'inonder, et sans perdre une goutte du précieux liquide dont ma vie dépendait.

CHAPITRE XXXV

Disparition mystérieuse

J'avais déjeuné si copieusement, que je résolus de ne pas dîner ce jour-là; mais la faim m'empêcha d'accomplir cette bonne résolution. Trois heures ne s'étaient pas écoulées, que je me surpris tâtonnant aux environs de ma caisse, et me trouvai bientôt un biscuit à la main. Toutefois, je m'imposai l'obligation de n'en manger qu'une partie et de garder le reste pour mon souper.

Je fis deux parts de mon biscuit; j'en mis une de côté, et je mangeai la seconde, que j'arrosai d'un peu d'eau.

Vous trouvez peut-être singulier que je ne prisse pas une goutte d'eau-de-vie, ce qui m'aurait été facile, puisque j'en avais une tonne à ma disposition. Mais elle aurait pu contenir tout aussi bien du vitriol sans que je m'en fusse moins inquiété; généralement je n'aimais pas les liqueurs; et celle-ci en particulier m'avait paru si mauvaise, que je n'avais pas envie d'y revenir; c'était sans doute une pipe de cette eau-de-vie de qualité inférieure que l'on embarque pour les matelots. J'en avais pris une fois; et non-seulement elle m'avait donné des nausées, mais tellement enflammé la bouche et l'estomac, que j'avais bu deux quartes d'eau sans apaiser ma soif. Cette épreuve m'avait suffi pour me mettre en garde contre les spiritueux, et je n'avais nulle envie de recommencer.

Lorsque vint le soir, ce que m'annoncèrent ma montre et mon envie de dormir, je voulus naturellement souper avant de me mettre au lit.

Ce dernier acte de ma journée consistait à changer de position, et à tirer sur moi deux plis du drap qui me servait de couverture, afin de me préserver du froid.

J'avais été gelé pendant la première semaine, car nous étions partis en hiver, et la découverte de cette bonne grosse étoffe m'avait été fort précieuse; toutefois au bout de quelque temps, elle me devint moins utile; l'air de la cale s'atiédissait de jour en jour; et le lendemain de la tempête j'eus à peine besoin de me couvrir.

Ce brusque changement de température me surprit tout d'abord; mais avec un peu de réflexion, je me l'expliquai d'une manière satisfaisante. Sans aucun doute, pensai-je, nous nous dirigeons vers le Sud, et nous approchons de la zone torride.

Je ne comprenais pas bien ce que signifiait cette expression; mais j'avais entendu dire que la zone torride, ou les tropiques, se trouvait au midi de l'Angleterre, et qu'il y faisait plus chaud qu'aux heures les plus brûlantes de nos plus beaux étés. On m'avait dit également que le Pérou était une contrée méridionale; et pour y arriver il fallait sans aucun doute franchir cette zone ardente.

Cela m'expliquait la chaleur qu'il faisait maintenant dans la cale; il y avait à peu près une quinzaine que nous étions sortis du port; en supposant que nous eussions fait deux cents milles par jour, et il n'est pas rare qu'un navire fasse davantage, nous devions être bien loin des côtes de la Grande-Bretagne, et par conséquent avoir changé de climat.

Ce raisonnement, et toutes les pensées qu'il avait fait naître, m'avaient occupé toute la soirée; j'étais enfin arrivé à la conclusion que je viens de dire, lorsque les aiguilles de ma montre annonçant qu'il était dix heures, je me disposai à souper.

Je tirai d'abord ma ration d'eau pour ne pas manger mon pain sec, et j'étendis la main pour saisir la part de biscuit que j'avais mise de côté. Il y avait parallèlement à la grande poutre qui soutenait la cale, et qui passait au-dessus de ma tête, une sorte de tablette où je plaçais mon couteau, ma tasse et le bâton qui me servait d'almanach. Je connaissais tellement bien cette planchette que je n'avais pas besoin de lumière pour y trouver ce que j'y mettais.

Vous comprenez dès lors quelle dut être ma surprise lorsqu'en étendant la main, je ne trouvai pas le biscuit que j'étais sûr d'avoir gardé.

J'avais ma tasse; mon couteau était à sa place; mon calendrier s'y trouvait également, ainsi que les bouts de cuir dont je m'étais servi pour diviser ma jauge; mais pas vestige du précieux morceau que je conservais pour ma collation du soir.

L'aurais-je mis autre part? je ne croyais pas. Afin d'en être sûr, j'explorai tous les coins de ma cellule, je secouai l'étoffe qui me servait de matelas, je fouillai dans mes poches, dans mes bottines que je ne portais plus et qui gisaient à côté de mon lit; je ne laissai pas un pouce de ma cellule sans l'avoir tâté soigneusement; et je ne trouvai de biscuit nulle part.

C'était moins la valeur de l'objet que l'étrangeté de sa disparition, qui me faisait mettre tant d'activité dans mes recherches. Qu'avait pu devenir ce biscuit?

Est-ce que je l'avais mangé? Il y avait des instants où je commençais à le croire. Peut-être, dans un moment de distraction, l'avais-je avalé sans y penser. Dans ce cas-là j'en avais totalement perdu le souvenir; et la chose ne m'avait pas profité; car mon estomac n'était pas moins vide que si je n'avais rien mangé depuis le matin.

Je me souvenais parfaitement d'avoir rompu mon biscuit, d'en avoir réservé pour le soir une moitié que j'avais mise entre ma tasse et mon couteau. Il fallait bien que je l'en eusse ôtée, puisqu'elle n'y était plus. Je ne l'avais pas fait tomber par accident, car je ne me rappelais pas avoir fouillé sur la tablette, jusqu'au moment où j'avais voulu prendre l'objet dont la disparition m'avait frappé. En outre, s'il fût tombé de sa place, je l'aurais trouvé en cherchant sur mon tapis. Il n'avait pu rouler sous le tonneau; car j'avais rempli tous les vides de ce côté-là, en y fourrant des morceaux de drap pour que ma couche fût plus unie.

Toujours est-il que mon biscuit avait disparu, soit par ma faute, soit autrement. Si je l'avais mangé, il était dommage de l'avoir fait avec si peu de réflexion; car ce moment d'absence m'avait privé de tout le bénéfice du repas.

Je fus longtemps à me demander si je tirerais un autre biscuit de la caisse, ou si je me coucherais sans souper. La faim était vive, la tentation bien forte; mais la crainte de l'avenir décida la question, et, appelant toute ma fermeté à mon aide, j'avalai mon eau claire, replaçai ma tasse sur la tablette, et m'étendis sur ma couche.