Je Suis L'Empereur

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« Toute la faculté prend en charge, ou possible, la continuation des fouilles en Turquie en son nom. »

[= Si j’obtiens quand même les financements de la part du gouvernement turque j'envoie mon laquais, sinon on abandonne tout de suite]

« En tant que hommage on organisera des conférences annuelles, à sa mémoire… »

[= Avec les restes des fonds PRIN financés à son nom, et que je ne peux pas piquer, j’organise une demie journée d'études cette année et jamais plus]

« Laissez-moi enfin exprimer ma plus profonde gratitude à Francesco Speri, qui a ramené ici notre cher décédé. »

[= Heureusement j’ai trouvé ce bonhomme, sinon je devais y aller moi-même avec cette chaleur]

« Je souhaite au cher Francesco, selon le désir du professeur aussi, de trouver enfin sa juste place auprès de l’Université… »

[=Si Barbarino n’a pas pensé de l’aider quand il était vivant, je ne vais surement pas bouger pour le faire moi-même…]

« …et voir ainsi reconnus les ans de collaboration continue et productive avec notre cher Luigi. »

[= T’as été son esclave pour des années, maintenant qu’il est mort c’est ton problème !]

« Je vous remercie encore une fois pour être venus en si grand nombre. »

[= Malheureusement je devais être là, mais j’envie ceux qui sont à la mer]

Avec ces mots touchants, nous prenons congé, très émus, de l’illustre Luigi Maria Barbarino.

A la sortie tout le monde salue vide et court à sa voiture : mes ‘‘ex-collègues’’ ont hâte de revenir à leur recherches académiques, qui se passent entre le port de Talamone e Capalbio, plage G.

1 II

Vendredi 23 Juillet

Neptunalia, les fêtes qui entraînaient des rituels sur la rive de la mer ou d’un fleuve : le 23 Juillet était, pour les romains, un jour spécial. Aujourd’hui j’ai d’autres pensées dans ma tête : j'étais convaincu, ou au mois j'espérais, trouvée les restes de Julien dans le site de Tarse, mais Valentinien avait eu la belle idée de les transférer. Il aurait pu transporter le corps n’ importe où : l’empire romain comprenait la majorité de l’Europe actuelle, de l’Afrique du nord, du Moyen Orient et de l’Asie Mineure. Dans un moment de calme superficielle en banque, je demande via email à mon professeur de doctorat de l’Université de Heidelberg ou est-ce que je peux trouver des infos sur mon hypothèse par rapport à la translation de l’Apostat. Le professeur Gerrit Alföling répond après seulement une heure, effectivement il n’y a rien dans les sources contemporaines aux événements. Il suggère d'approfondir mes recherches en cherchant des nouvelles parmi les auteurs du moyen âge : ça se peut qu’ils aient repris des infos des sources d'époque julienne, qui ont été perdues ensuite. La bibliothèque centrale de l’Université de Regensburg possède un archive de toutes les ‘‘Histoires Universelles’’ rédigées au moyen âge, édites et inédites : il faudrait aller là-bas pour les consulter ; c’est la seule façon de trouver des informations différentes de celle que j’ai déjà.

Ça peut être folle, mais je n’y pense pas trop : je remercie mon ‘‘papa de doctorat’’ (c’est comme ça qu’on appelle le professeur qui suit ta licence en Allemagne), je regarde les horaires des trains du site des grandes lignes allemandes et j’imprime de suite le billet pour cette nuit même. Le fait de vivre seul porte au moins deux conséquences dans la planification du temps libre :

1) je fais ce que je veux ;

2) normalement je n’ai rien à faire et les fins de semaine je me déprime enfermé chez moi. Pour ça un voyage, même si de la dernière minute, ne me crée ni de problème ni des anxiétés : je prends ce dont j’ai besoin, je pars et je reviens quand je reviens, personne n’est là pour m’attendre, exception faite pour le chat.

Une fois sorti de la banque, je prépare un sac à dos avec le minimum indispensable et c’est parti en vitesse jusqu'à la gare de Florence, d'où mon train pour Munich part à 21.49. Passer la nuit en couchette n’a jamais été le top : à l'époque de mon Erasmus, je faisais souvent des voyages nocturnes en train ; ces doux souvenirs voilent de mélancolie la puanteur du wagon lit. Je partage le compartiment avec deux gros garçons que j’estime allemands : je n’ai pas envie de faire connaissance et de toute façon le papotage de circonstance typique du train est inutile.

Le contrôleur récupère billets e documents : c’est normal qu’ils le gardent pendant la nuit, au cas où il y avait des contrôles à la frontière, mais après l'expérience turque, le fait de me séparer de mon passeport me provoque une certaine anxiété (il faut vraiment que j’en fasse une copie). Je prends ma place dans la couchette avec ses draps en papier, la couette en laine brute et le coussin de dimension lilliputienne. J’ouvre le manuel de littérature médiévale que j’ai pris de chez moi, étudié aux temps de l’examen universitaire et jamais plus regardé. Je cherche dans une seule nuit de récupérer tous mes trous sur la littérature allemande de l'époque : je découvre une infinité d'écrivains qui m'étaient inconnus et créateurs anonymes des chroniques depuis la création du monde jusqu’au moyen âge. Je continue à lire ce précieux texte jusqu'à ce que, de la couchette d’en bas, un des deux teutons proteste pour la petite lumière allumée et, même, pour le bruit des pages. J'éteins et j’essaye, en vain, de dormir.

Samedi 24 Juillet

A 06.00 le contrôleur frappe pour donner le passeport : j’inspire soulagé, je m’habille (j’avais quand même mis mon pyjama, comme si cela aurait pu aider le sommeil) et après peu de minutes je descends à la gare de Munich. Le train pour Regensburg part à 07.44, j’ai assez de temps pour prendre mon petit-déjeuner dans un kiosque. Je trouve un peu excessifs les saucissons allemand de toutes formes et couleurs (rouge, blanc, noir), j’opte pour un autant lourd Doner Kebab, viande salade et sauce piquante : c’est un plat d’origine turque, mais qui me fait plutôt souvenir des années passées ici en terre teutonne.

Pendant les trois ans de doctorat en Allemagne, j’ai visité beaucoup de villes, surtout dans le sud, mais jamais Regensburg. J'évite le château, les murs et le typique centre historique médiéval, je n’ai aucune envie de faire le touriste et, entre autre, la pluie ne donne pas envie. Je vais directe à la bibliothèque universitaire, ou le nom du prof. Alföling, mais surtout ma carte du doctorat, même si expiré, facilite l’entrée. Je passe toute la matinée en lisant des chronique qui ne citent que les années du règne et la présumé ‘‘persécution’’ envers les chrétiens de Julien (il prêchait la tolérance, en réalité). Je commence presque à me désespérer quand je tombe sur la Kaiserchronik, une sorte de poème épique à propos des empereurs romains (et après de ceux du Saint-Empire romain germanique) : seulement ici on parle beaucoup et en détail de Julien Avec surprise je réalise de ne rien pouvoir comprendre : je ne l’imaginais pas, mais l’allemand du moyen âge est vraiment une autre langue. Heureusement il y a des notes à côté, écrites par quelqu’un d'autre, en latin. C’est de petits résumés et parfois des pressurisations de ce qui est écrit dans cette langue incompréhensible. Je les lis toutes, jusqu'à une qui donne une information précise sur le lieu d'enterrement du cadavre de l’empereur :

“Alatus est corpus illius

et positum est in septemtrionali parte

in templo sanctorum Apostolorum,

in labro porfiretico.”

Essentiellement le corps de l’empereur avait été ramené et mis dans un sarcophage de porphyre dans l'église des Saints Apôtres. Finalement une confirmation de ma théorie : il n’est pas resté enterré long du fleuve Cydnus ; malheureusement cette brève note ne dit pas dans quelle ville se trouve cette église. Il faudra trouver la façon de traduire ces verses de l’allemand antique, pour l’instant je fais des photocopies de cette page.

Il faut que j'achète une carte de membre, m’explique l’employée Anke Fleischmann. Quand la seule photocopieuse se libère, la diligente Anke (est-ce bien un prénom ?) m’informe qu’il est interdit de copier les codes médiévaux ! Après avoir jeté 10 euros pour une carte de membre que je ne vais jamais utiliser, ma première pensée est la suivante : si je n’avais pas pris de l'étager cette Kaiserchronik, elle serait resté la a se pourrir entre les vers des livres pour sept siècles de plus, et je ne peux même pas copier quelques pages ?

J'évite d’exprimer cette série de pensée peux sympa, et je remercie la fille avec un ton d’ironie. Je vais manger le saucisson que j’avais méprisé ce matin, dans la cantine de la faculté. En mangeant l'énorme sandwich, je réfléchis sur les possibles solutions : a) il est clair que je ne pourrais pas sortir de l’archive avec un volume énorme pour le photocopier ; b) j’aurais pu photographies les pages dont j’ai besoin, si j’avais ramené ma Nikon (je ne pensais pas que ça pouvait servir en bibliothèque) ; c) déchirer les pages et les mettre dans ma poche : je n’ai jamais fait une chose pareille et je ne pourrais non plus maintenant, même si la tentation est forte ; d) la voie plus évidente et la dernière que je considère : transcrire à main tous les 500 verses sur l’Apostat.

Je suis distrait par un visage que je vois dans une table du coin : ça a l’air connu. Il n’a pas l’âge d’un élève, il pourrait être un professeur que j’ai rencontré pendant une des plusieurs conférences auxquelles j’ai participé dans les années académiques. Malgré tout, je serai prêt à jurer qu’il s’agit de l’allemand de cette nuit dans la couchette : pas celui qui m’a fait étendre la lumière, mais l’autre. De plus je ne suis pas un bon physionomiste, et les hommes ne m’attirent pas trop.

 

Je termine vite mon déjeuner et je reviens rapide en bibliothèque pour copier les verses, mais malgré mes deux examens en paléographie, je suis trop lent : j’ai trouvé une écriture pire que la mienne ! J’ai du mal, non seulement pour l'écriture gothique, mais aussi parce que je comprends les lettres seules, mais pas les paroles qu’elles forment. Je décide de copier seulement le texte à côté de ces précieuses notes dur la mort de Julien, en espérant que, dans ces incompréhensibles verses en allemand médiéval, le lieu d’enterrement soit indiqué. J'enfile dans tous les cas une feuille blanche entre les pages de la Kaiserchronik en sorte de marque-page, si jamais je reviendrais.

Avant de partir, je passe pour les toilettes. Quand je choisis la ville ou je fréquenterais la faculté de Lettres Classiques, je visitai beaucoup de sièges du centre de l’Italie. Un critère de jugement fondamental pour moi, avec les canoniques (plans d'études, professeurs, etc.) c’est les toilettes : des salles de bain d’une faculté, on peut tout comprendre ! Si ce sont propres et bien rangées, on peut déduire que le plan d’études sera pareillement organisé, mais s’il y en a peu, sales et malodorants, et bien tout le reste…. Ceux de la bibliothèque de Regensburg sont parfaits : dans une éventuelle deuxième vie, je vais m’inscrire ici.

J’ai perdu beaucoup de temps, je rentre en gare à pieds. Une bruine très fine donne raison au fait d’avoir toujours avec moi un parapluie, même en été (c’est un minuscule objet orange que j’ai acheté à la dernière foire de pays à Sinalunga). Tous les autres gens sont indifférents à la pluie et marchent tranquilles, sans pression, pas besoin de se réparer : ils y sont habitués et n’y prêtent pas attention. En effet, je réfléchis en attente du train, Regensburg signifie ‘‘Ville de la pluie’’.

Préoccupé de me réparer de l’eau, je ne me rends pas compte que pas loin de moi, l’inconnu de la cantine (et de la couchette) est en train d’avoir une bizarre conversation téléphonique. Traduite de l’allemand ça sonne comme ça :

« Que tous les dieux soient avec vous. »

« Et avec l’esprit divin qui vit en toi, mon frère. »

Le garçon fait une sorte de signe de la croix, mais au contraire.

La voix autoritaire de l’autre côté le presse : « As-tu fait, ce qu’on t’a demandé ? »

« Oui, vos désirs sont des ordres pour moi et je suis heureux de pouvoir… »

« C’est bon » l'interrompe l’autre « alors ? »

« Il a feuilleté beaucoup de livres et a dû trouver quelque chose sur un gros volume. Il a copié une page entière à la main : absurde. »

« Quel volume ? »

« Je ne sais pas. Je ne crois pas que ça soit important. »

« Tu ne crois pas ? »

La pluie se fait plus forte, tandis que le jeune regarde autour de lui :

« Je suis en gare, en train de le suivre, comme vous m’avez… »

« Non ! » exclame autoritaire l’interlocuteur mystérieux. « L’ordre reçu n'était pas de suivre l’italien, mais de le précéder et de précéder ses recherches. »

« Je ne comprends pas. »

« Tu ne dois pas comprendre, fais ce que je dis : reviens à la bibliothèque et trouve ce livre, déchire la page qu’il a consulté et envoie-la moi aux bureaux de notre organisation à Francfort. Je penserai a comment l'interpréter. »

« Oui, mais entre-temps il va prendre le train. »

« Ne t'inquiète pas pour ça : il va surement revenir à son village. Tu dois seulement faire ce que je demande, je suis ton supérieur de degré. »

« Bien sûr, j'obéis. »

« Que Mithra guide tes pas. »

« Que Hélios illumines ses pensées. »

Dans la longue attente du change de train à Munich, je lis les vers que j’ai transcrits de la Kaiserchronik :

“Der chunich wart hart ubele gevar.

Mercurjus chêrte ingegen im dar,

niemen newesse wannen iz gescach:

den chunich er durch den pûch stach.

Juljânus viel nider tôt…”

Pour moi c’est du chinois, j’interromps la lecture et je referme tout, un peu démoralisé : cet allemand de l’haute moyen âge est plus loin de l’allemand actuel que le latin de l’italien. Je n’ai plus envie de lire du tout et je n’ai même pas faim, et cela est bien rare. La nuit je dors très bien dans mes draps en papier, car la couchette est vide : il est évident que tout le monde y va, mais moins volontiers ils rentrent de l’Allemagne.

Dimanche 25 Juillet

A mon réveil le train est en gare de Boulogne depuis un moment ; je m’habille rapidement. Le contrôleur, plus gentil de son prédécesseur, m’offre un café et un petit gouter : j’accepte volontiers, même si mon petit déjeuner préféré est avec une tranche de pizza.

Quand je descends à S. Maria Novella à 06.30 il fait déjà 30 degrés ; des 15 de Regensburg le choc thermique est remarquable : heureusement je n’ai jamais souffert la chaleur, mais le froid me rend triste. Je reprends ma voiture et je cours à travers la ville : c’est peut être car il est dimanche que tous les boulevards sont vides. Tandis que dans l'autoroute j'écoute la radio, toujours sur la chaine Radio Italia, je me souviens de quelqu’un qui peut m’aider à traduire ce texte.

Je baisse le volume et je connecte mes écouteurs au portable : « Valeria, salut. C’est Francesco, ça va ? »

« Oui et toi ? » réponds mon ex ‘‘collègue de mésaventures’’ de l’Université.

« Tout va bien ? Ça fait un moment qu’on ne se parle pas. »

« Tu as raison, ma je suis toujours en ‘‘balade’’ on va dire » elle me répond en riant.

« Eh oui, j’imagine. A propos de cela, ça va ton nouvel emploi? »

« Je ne me plaigne pas, au moins je suis toujours dehors pour accompagner les groupes. Tu sais, être à contact de la nature, les sons de l’aire libre donnent une dimension différente à tout. »

Elle pourrait continuer beaucoup, mais heureusement change de sujet : « Et toi ? »

J’ai toujours du mal à répondre : « Tu sais, la banque ce n’est pas le royaume du divertissement… Tout est différent ».

« Je ne sais vraiment pas comment tu as fait » elle insiste « pour changer de monde comme ça. »

« Nous avons bien fait à laisser la faculté et à trouver un vrai travail » je réponds, en soulignant le dernier mot.

« Bien sûr » m’interrompt-elle « et en plus en tant que guide touristique je gagne beaucoup plus. »

« Moins que ça, ce n’était pas possible ! Mais il vaut mieux de ne pas parler de travail. Ça te dirait de diner avec moi… ce soir ? »

« J’aimerai beaucoup, mais je ne peux pas. Je me suis inscrite à un groupe de Nordic-Walking : tu sais, c’est une discipline complète pour le corps et pour l’esprit. »

« Oui, je le connais » je réponds « mais je ne vois pas le rapport. »

« Le fait de marcher t’aide à te concentrer sur toi même » affirme Valeria.

« J’imagine » je réponds sceptique.

« Ils vont nous donner un cours préparatoire pour apprendre à marcher de façon alternée : bras droit et jambe gauche devant, après bras gauche et jambe droite. »

« N’est-ce pas la façon normale de marcher ? Pas sûr qu’il fasse de cours. »

Elle n’a pas l’air de m'écouter : « J’ai acheté des bâtons roses : très mignons. »

« J’ai hâte de les voir. »

« Peut-être une fois on peut organiser une excursion ensemble : le 21 Novembre on a programmé une marche dans la forêt de la vallée du Casentino jusqu’au sanctuaire franciscain de La Verna : ils disent que ça soit un lieu de grande spiritualité et… »

Quand Valeria commence à parler elle c’est comme une inondation.

« J’y ai été, c’est un sanctuaire vraiment remarquable, mais oublions l’excursion pour un instant : c’est dans quatre mois ! Je te laisserai savoir si je ne se suis pas occupé ce jour. »

« Ça serait dommage, car on fera aussi un parcours de respiration avec la technique de l’entrainement autogène. »

« Dans ce cas, je vais le noter de suite sur mon agenda, mais revenons à ce soir. »

« J’ai le premier diner de rencontre du groupe Nordic-Walking, tu sais pour se connaitre. »

Un diner de groupe n’est pas idéal pour parler d’allemand médiéval : « Je pourrais venir aussi, mais je n’ai pas de bâtons ! »

Valeria semble gênée : « En réalité je ne suis pas sûr que tu puisses aimer ce type de discours : ce diner… »

« Quel est le problème ? »

« …se tiendra dans un château abandonné près de Poggibonsi. »

« Et alors ? » je ne comprends toujours pas le problème.

« C’est dans l’obscurité ! »

« Ah, un diner romantique » je souris.

« Non, tu ne veux pas comprendre. » Finalement la révélation : « C’est un diner muet ! »

« Dans quel sens ? »

« On ne peut pas parler ! » elle explique séraphique. « Du début à la fin de la soirée on doit rester en silence. »

« Désolé, mais c’est un diner pour connaitre les autres du groupe et on ne peut ni se voir ni se parler ? »

« C’est une expérience qui implique tous les cinq sens : on se laisse aller à la sensation tactile de la nourriture, aux saveurs des aliments, aux odeurs qu’ils émettent… »

« En réalité » je précise « s’il n’y a pas de lumière, la vue ne sera pas impliquée et si c’est muet l’audition non plus… »

« Il n’y aura pas de vision qui distraient ni de bruit inutiles » réponds Valeria.

« Mais au moins le serveur pourra parler ? »

« Pourquoi tu veux toujours banaliser ? C’est une expérience qui permet de libérer le vrai soi, souvent caché par des masques… »

Je l’interromps : « En réalité je voulais te voir parce que… eh bien, j’aurais… »

« Dis-moi, qu’est-ce qui se passe ? » elle m’encourage.

« J’aurais besoin d’aide dans le domaine de ta bien aimée philologie germanique. »

« Ça fait un moment depuis quand j’enseigne. De quoi s’agit-il ? »

Comme si c'était un appel ordinaire, je demande : « Serais-tu capable de traduire des verses en allemand de l’haute moyen-âge ? »

Elle ne se laisse pas intimider : Je suis un peu rouillée avec le Frümittelhochdeutsch, mais je peux essayer. Tu m'envoies un mail ?

« Il serait mieux si… »

« Dis-moi ce que tu veux faire et ça sera plus vite. »

« Et si on se voit et je te montre directement ? » je demande sans respirer.

« Bien sûr, mais dans la semaine je suis occupée avec des visites à la nouvelle exposition auprès Sainte Maria della Scala. T’es très pressé ? »

« Comme on nous disait à la fac : ‘‘Fais avec calme, l’important est que ça soit prêt pour demain matin’’ » je lui souviens en ton jovial. J’insiste : « Mais, sérieusement, si tu n’es pas libre dans les jours suivants, qu’en penses-tu de… cet après-midi ? »

Elle y pense quelques instants : « Le diner est à vingt heures, avant je suis libre. Viens chez moi, car j’aurais besoin de mon vocabulaire. Tu te souviens de l’adresse ? »

« Bien sûr. Ça te dit à quinze heures ? »

Valeria est un peu bizarre, et c’est justement pour ça qu’elle est très sympa. Quand j’arrive chez moi, Pallino se plaigne : il a terminé toutes ses croquettes. Une fois que j’ai nourri le félin et moi-même, je reprends ma voiture en direction d’Asciano. Je retourne volontiers chez Valeria, c’est ou on a passé des longues discussions sur notre futur incertain en tant qu’enseignants en CDD, moi en Lettres Classiques et elle en Lingues Étrangères.

Je sonne la sonnette des Lovisi : « C’est Francesco, je peux monter ? »

Valeria m’accueillit sur la porte : elle porte une chemise flottante et une jupe noire fleurie, peut être peu digne de son jeune âge. « Salut, c’est un plaisir de te revoir. »

Je l’embrasse : « Tu as vu, j’ai retrouvé de suite ta maison ! »

« Viens, assied-toi. J’aurais dû venir à l’enterrement de ton prof, » elle s’excuse « mais j’avais un tour à San Gimignano. »

« Pas de problèmes, t’as juste perdu l'énième série de vides promesses du directeur. »

Je lui donne la page que j’ai copié : « Voici le texte dont je t’ai parlé ».

Valeria fait une demi-grimace : « On ne comprend rien ».

« J'écris très mal, mais l’originale n'était pas mieux ! Ça vient d’une chronique sur Julien. La partie que j’ai notée devrait parler de sa fin. »

« Si je ne me trompe pas tu étais bien obsédé par cet empereur » elle dit. « Donne-moi un peu de temps et je vais la traduire. »

 

« Bien sûr, prend ton temps, désolé si je suis arrivé comme ça… soudainement. »

Valeria, à l’aide d’un crayon, fait un chignon de ses longs cheveux noirs, se met de petites lunettes rouges et prend un stylo, rouge aussi, de sa trousse.

J'interromps sa ‘‘préparation’’ : « Je connais le nom de l'église, mais pas celui de la ville où elle se trouvait et où on ramena les restes mortels de Julien : ça doit être marqué, ou au moins j'espère ».

Elle est déjà concentrée sur le texte et fait signe de me taire.

« Tes parents sont là ? Peut-être je passe lui dire bonjour, dans ce temps. »

Valeria se lève et prend d’une étagère à côté de la fenêtre le dictionnaire d’allemand médiéval : « Ils sont dans l’autre pièce : ils écoutent de la musique. Vas-y, je m’occupe de ça ».

Je rentre dans le salon semi-obscur : les auvents sont fermés pour éviter le soleil. Au début je ne vois personne, je reconnais bien la voix de Beniamino Gigli, le plus grand ténor de tous, selon monsieur Lovisi. J’aperçois ensuite les parents de Valeria, plongés dans un petit canapé ; je n’ose pas les déranger et je m’assois en écoutant, en religieux silence, sur un fauteuil avec le rembourrage vert pomme :

“Nessun dorma! Nessun dorma! Tu pure, o Principessa,

nella tua fredda stanza guardi le stelle

che tremano d’amore e di speranza...

Ma il mio mistero è chiuso in me,

il nome mio nessun saprà!”

« Constantinople ! C’est Constantinople la ville que tu cherchais » exclame Valeria en rentrant et terminant ainsi ce moment ‘‘lyrique’’.

Je le savais, ou mieux, j’aurais dû l’imaginer, c'était clair : la nouvelle capitale de l’empire. Où d’autre l’empereur Valentinien aurait pu faire transporter un de ses prédécesseurs dans son royaume ? Curieux d’avoir plus de nouvelles, je me lève et je rentre dans le studio avant Valeria, qui en s’assoyant au bureau souligne : « Tu ne t'attendais pas à que je traduise aussi vite que ça ? »

« Comment ça ? J’ai toujours eu une grande considération pour toi et ton travail. »

Elle arrange sa chemise avec la main : « N'exagère pas non plus, c’est juste un brouillon fait en vitesse ».

« Je n’arrive pas à comprendre ton écriture, pourrais-tu lire ? »

« Typique à toi : un compliment et juste ensuite la critique, mais voilà ce que la note dit. »

Valeria déclame lentement :

« Le souverain prit un aspect cruel.

Mercure se dirigea vers lui,

Personne ne s’aperçut quand cela arriva :

Il transperça le roi au ventre.

Julien tomba à terre, mort.

Beaucoup de cris et de gémissement se levèrent :

Les Romains s’enfuirent tous ensemble, en laissant leur souverain reposer là-bas.

Son corps fut amené à Constantinople, dans la poix et le soufre.

Ici il restera jusqu’au jour du Jugement

Et cela personne ne doit ni peut changer ».

Toute la note est très intéressante, mais une nouvelle est fondamentale : l’enterrement du corps de Julien à Constantinople, Istanbul de nos jours. Il faut que j’y aille le plus tôt possible, précisément à l'église des Saints Apôtres, comme j’ai lu dans la note en latin.

« Tu n’as aucune idée de ton utilité ! »

« Merci » répond-elle avec une grimace, « ça fait plaisir de servir à quelque chose. »

« Mais non, je voulais dire… »

« Je sais ce que tu voulais dire. Un merci c’est suffisant. »

« D’accord, merci et je t’en dois une. Il faut que je rentre maintenant, tu sais, demain matin à 08.00 ça recommence ! »

« Ok, bon travail. »

Dans le couloir devant la porte d'entrée j’entends toujours Gigli dans l'autre pièce. « Dit bonjour à tes parents, je ne veux pas les déranger encore. On doit se revoir, de toute façon, un soir peut être… »

Valeria s'appuie à la porte : « Quand tu veux, mais appelle à l’avance. Tu sais que maintenant je commence mes sorties de Nordic-Walking… »

« A bientôt » je lui fais la bise.

Lundi 26 Juillet

07.04 : la radio s’allume soudainement a plein volume avec un son déformé ; ça fait des années que je ne programme le réveil a une heure pas ronde, mais quatre minutes après, comme si ces quatre minutes de sommeil en plus pouvaient donner plus d'énergie à la nouvelle journée.

« Alors, tu as fait quoi ce weekend ? » c’est l’accueil de Vito, dès que je rentre au travail.

« Rien de spécial » j’essaye de fermer la conversation.

Il ne démord pas : « Comment ça ? Tes cernes parlent pour eux-mêmes ! »

Heureusement le discours se termine la : le lundi est toujours une journée intense et lui aussi doit se concentrer sur les opérations de guichet, quand la file est interminable.

Après l’horaire de fermeture au public, je commence à penser à mon nouvel objectif : Istanbul. Si cela dépendait de moi, je partirais demain, mais je ne peux pas terminer tous mes jours de vacances comme ça : je programme le voyage pour le fin de semaine.

Une fois rentré chez moi, je reçois un sms inattendu et pour ça encore plus agréable :

‘‘Alors tout s’est bien passé à la douane ?

Tu as ramené le corps en Italie ?

Chères salutations de la Turquie.’’

Je n’ai pas sauvegardé le numéro, mais j’imagine que c’est Chiara. Je n’aime pas envoyer des sms, j’ai toujours l’impression qu’il faut en écrire une centaine avant de se comprendre. J’y pense un peu et enfin je décide de l’appeler : « Salut Chiara, j’ai vu ton message et… je te dérange ? »

« Non… mais t’es ou ? »

« Près de Sienne. »

J'évite de lui donner le nom de mon village, car elle ne le connait surement pas.

« C’est une surprise d’entendre ta voix… »

« Une belle surprise j'espère » je l’interromps « merci encore, pour ton aide à la douane. Je t’appelle car je pense revenir en Turquie et… bien… on pourrait se revoir. »

« Oui… ça dépend. Tu viens quand ? »

« Je devrais aller à Istanbul pour une recherche : je pensais… samedi prochain. »

« Dommage : je suis occupée samedi. »

Mon demi sourire retombe au fond de ma gorge : « Je comprends, pas de souci, désolé si je te l’ai demandé, j’ai probablement osé un peu trop. »

« Oui… non, il faut que j’y pense. Je suis à l'ambassade en ce moment, je t'écris demain et je te laisse savoir » dit-elle en terminant l’appel. Je lui dis au revoir et lui donne mon adresse email : leostudiosus@libero.it. Je sais déjà : elle ne va jamais m'écrire à nouveau.

Mercredi 28 Juillet

“Ciao Francesco,

Désolée si j’ai été froide avant hier : je ne pouvais pas parler librement.’’

C’est le début du message que je trouve en ouvrant mon email au bureau.

‘‘Comme je te disais, samedi je suis occupée, mais si tu viens dimanche je suis libre toute la journée : ça me ferait plaisir de te revoir. Je pourrais venir le matin à Istanbul et rentrer à Ankara le soir. Qu’est-ce que tu en penses ?’’

Dès que la file de mon guichet termine, je réponds à l’email de Chiara, en nous accordant pour le dimanche.

Ensuite, dans un moment de calme, en pensant à mon retour en Turquie, je me souviens des jours passés là-bas : un mélange d’images du cercueil sur le fourgon, de la maison sur le fleuve de Fatih, du bureau de la douane ou on m’a ‘‘renfermé’’ et encore du cercueil du professeur dans l’avion, ou j’ai remarqué les lettres gravées qui n'étaient pas la pendant l'hallucinant voyage de la nuit : DDCF. Ça a toujours un son familier, je dois les avoir vues quelque part… Je cherche sur Google et je fais une incroyable découverte :

“D.D.C.F. = Deo Duce, Comite Ferro.

C’est à dire Dieux comme guide, l'épée comme copine : c’est un des devises centrales du Hermetic Order of the Golden Dawn. Il s’agit d’une organisation néo-païenne née au 1800 en Angleterre, dont beaucoup de personnages célèbres ont fait partie. La notoriété des événements de Golden Dawn est due surtout à Aleister Crowley qui - si bien de façon occulte et souterraine - a marqué de manière très profonde tous les Neuf-cents. L’ ‘‘Ordre’’ a des branches partout en Europe, en particulier en Allemagne et en Italie.’’

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