Politik – Kirche – politische Kirche (1919–2019)

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2. Épicure : construire le monde avec des corps et du vide

Cʼest bien connu, Épicure pose deux et seulement deux principes dʼexistence : lʼatome et le vide. Certes, Épicure nʼinvente pas cette configuration de lʼontologie, qui a été proposée par les atomistes présocratiques, dont Démocrite mentionné ci-dessus. Or, Épicure innove. Cʼest lui qui donne au vide son statut constitutif du réel, alors que ses prédécesseurs nient son existence, et ses contemporains le relèguent hors du monde.

Cela suppose une valorisation du vide jamais vue jusque-là, puisque même les atomistes présocratiques voyaient le vide comme existant au service du mouvement des atomes, en lui octroyant un statut dʼexistant-non-existant qui se définit par rapport à lʼexistence-existante de lʼatome1. Le vide donc nʼest pas rien, mais il nʼest pas non plus une chose en soi. Or, cʼest précisément comme une chose en soi quʼÉpicure pose lʼexistence du vide. Il utilise même une formule volée ou insidieusement réappropriée des Platoniciens pour le dire : le vide, comme le corps – ou le corps minimal, lʼatome – est kathʼheauto, « en soi ». Chez Platon, la formule kathʼheauto est spécifiquement conçue pour saisir le statut dʼexistence indépendante, séparée et universelle des Formes2. Or voilà quʼelle apparaît chez Épicure pour décrire lʼexistence et des atomes, et du vide3.

Tout semble indiquer quʼÉpicure fait cet emprunt, ou plutôt détourne la formule platonicienne, en toute connaissance de cause. Car la locution quʼil préfère et quʼil utilise à plusieurs reprises est une formule réadaptée – kathʼhola, « en soi tout entier » :

En dehors de ceux-là [i.e. le vide et les corps], rien dʼautre ne peut être pensé […], de sorte quʼon les prend comme des natures en soi tout entières (kathʼholas phuseis), et non pas comme ce quʼon appelle les accidents ou propriétés de ces natures-là4.

Avec la formule « en soi tout entier », il sʼagit de bien distinguer ce qui existe de ce qui nʼexiste pas : ce qui nʼexiste pas, et ne peut même pas être pensé comme existant en soi, ce sont les qualités qui se manifestent dans un corps composite (par exemple, la forme quʼa un corps ou sa couleur). Les qualités ne sont, pour Épicure, rien que des accidents accompagnateurs dʼun agrégat dʼatomes, le temps que cet agrégat reste soudé, avant son inévitable dissolution. Par contre, être entier, complet, constitue le principe de lʼexistence. Chaque atome est une entité complète en soi ; mais ce que dit Épicure, cʼest que le vide aussi est une entité qui est complète en soi, cʼest-à-dire une entité qui ne dépend de rien dʼautre pour exister. Par contraste, les qualités, et généralement les accidents des choses (tels que la couleur, mais aussi les qualités morales comme être juste, ou méchant), vont et viennent, et dépendent absolument dʼun corps pour être au monde.

De ces qualités, dont les Platoniciens font des Formes, on dit souvent (dans lʼAntiquité) quʼelles sont « incorporelles » (asōmata) : déjà par Platon lui-même (par ex. Soph. 246b8), et à sa suite on se réfère communément aux « Formes incorporelles5 ». Cʼest justement sur lʼusage trop imprécis de ce mot dʼ« incorporel » quʼÉpicure fait une sortie ouvertement polémique :

Il y a un usage commun du terme : on dit quʼest incorporel ce qui peut être pensé comme existant en soi (kathʼheauto). Mais il est impossible de penser lʼincorporel à part le vide6.

Cet usage commun auquel fait allusion Épicure, et qui vise certes les Platoniciens, mais pas seulement (les Stoïciens aussi sont ainsi pointés du doigt7), cʼest lʼusage du terme « incorporel » pour indiquer le statut dʼexistence indépendante. Cʼest bien cette implication directe que met en question Épicure. Il fait voir que ses rivaux pèchent sur deux fronts : dʼune part, ils tendent à assimiler lʼincorporéité avec lʼexistence indépendante, ce qui est une forme dʼattaque du Platonisme pour lequel lʼintelligible commence là où cesse le sensible, et avec lui le devenir, qui fait place donc à lʼêtre. Dʼautre part – et de façon plus systématique – il montre que corporéité aussi bien quʼincorporéité sont pris comme des marqueurs de statut ontologique.

Mais pour Épicure, lʼincorporéité (comme la corporéité dʼailleurs) est une question distincte du statut ontologique : cʼest même une question qui a trait à la présence ou non de qualité, tandis que la question du statut ontologique, justement, est une question différente, celle de dépendre ou non dʼautre chose pour être ce que lʼon est.

Il se trouve que la seule entité réunissant les deux critères, cʼest-à-dire dʼun côté le caractère incorporel, et de lʼautre le fait de posséder un statut ontologique indépendant, cʼest le vide. Mais ce nʼest pas son incorporéité qui donne son statut dʼexistence au vide. Bien plutôt, cʼest sa nature dʼêtre en soi, entièrement, qui le distingue de la dépendance dans laquelle se trouvent les accidents des choses. Ces accidents qui eux non plus ne sont pas des corps, et devraient alors être incorporels. On peut donc être incorporel sans pour autant exister.

Ce ne sont donc pas les qualités dʼune chose qui donnent à cette chose son statut ontologique quel quʼil soit (indépendant en soi ou dépendant non-existant), vu quʼelles nʼont, elles-mêmes, aucune existence indépendante. En se réappropriant la formule platonicienne du kathʼheauto, en soi, Épicure opère ainsi un double détournement : (i) alors que lʼabsence ou la présence dʼaspects sensibles sont déterminants pour ses rivaux (Platoniciens ou Aristotéliciens) quand il sʼagit dʼétablir le niveau dʼexistence dʼune chose (en perpétuel devenir pour les uns, ou proprement existant pour les autres), Épicure montre que la présence (que ce soit par inhérence, ou par accompagnement) de qualités est ontologiquement complètement indifférente. Deuxièmement (ii), Épicure fait de lʼincorporel une qualité. Une qualité, il faut le souligner, bien particulière, vu quʼil sʼagirait de la qualité de ne pas avoir de qualité. Mais là encore, il faut faire une distinction entre, dʼune part la dépendance ontologique de toutes les qualités (y compris celle de ne pas avoir de qualité), et dʼautre part lʼexistence en soi du vide. Le fait dʼêtre incorporel pour le vide, cʼest comme le fait dʼavoir ses qualités pour un corps. Ainsi, il y a des qualités qui constituent une « nature pleine » (plērē phusis), il sʼagit là de la nature de lʼatome8, et il y a lʼincorporéité qui donne sa « nature intangible » (anaphē phusis) au vide9. Cʼest donc bien quʼêtre incorporel pour le vide est lʼéquivalent dʼavoir des qualités pour les corps.

Du point de vue ontologique, les qualités du corps, dʼun côté, et lʼabsence de qualité quʼest lʼincorporéité, de lʼautre, sont sur le même plan, cʼest-à-dire, inexistants « accompagnateurs10 » de leurs existants respectifs, le corps et le vide.

Cette insistance sur la séparation de la question du statut ontologique indépendant du vide de celle de son incorporéité témoigne du souci majeur chez Épicure de défendre la présence du vide comme entité métaphysique constitutive de lʼunivers. Il fait ainsi dʼune pierre deux coups : en attaquant les Platoniciens pour avoir associé, ou plutôt confondu, dans leurs Formes Platoniciennes, indépendance ontologique et caractérisation qualitative ; mais en attaquant aussi ses rivaux les plus proches, les Stoïciens, pour avoir donné une caractérisation positive au vide, outre son incorporéité.

Pour les Stoïciens, si le vide est présent, et est incorporel, il lʼest hors du monde, il est de fait partout autour du monde ; il est, pour ainsi dire, pour le monde, à sa disposition, puisque sa caractérisation consiste précisément en ce quʼil est là prêt à être occupé par le cosmos le jour de sa destruction. Il est ainsi par définition « ce qui peut être occupé » et donc ne lʼest pas encore11. Il ne sera, dʼailleurs, jamais occupé entièrement, car il est infini, mais permettra au monde de se régénérer en lui fournissant un lieu pour le faire.

Il y a donc pour les Stoïciens une évolution du monde, ainsi quʼune fin et une régénération anticipées, grâce à la relation du cosmos au vide, et même, devrions-nous dire, en vertu même de cette relation. Cela est important pour les Stoïciens : car cette relation garantit le rationalisme du cosmos, qui est un monde clos parfaitement agencé et qui, parce que les choses ne peuvent pas être autrement, recommencera à partir de ses cendres dissoutes dans le vide exactement comme la fois précédente (cʼest le principe de lʼéternel retour). Les possibilités de réalisation des corps sont donc finies, limitées par le vide infini qui les encercle. Il nʼy a cependant pas de vide à lʼintérieur du cosmos : là, tout touche tout.

Épicure pointe le doigt sur ce qui permet cette vision close et rationnelle des Stoïciens : cʼest le vide avec qualité, même sʼil nʼen a quʼune : celle de pouvoir être occupé.

Mais en faisant de lʼincorporéité, non pas la marque dʼune indépendance ontologique, mais la qualité du vide qui correspond justement à la négation du fait dʼavoir des qualités, Épicure retire lʼobstacle (ou la garantie, selon les points de vue) qui maintient, chez les Stoïciens, le vide hors du monde. Le vide existant fait irruption dans le monde, et avec lui lʼinfini des possibles, car sa présence libère la matière.

Le débat est donc métaphysique dʼabord, cʼest-à-dire concentré sur la structure cosmologique, avant que dʼêtre une question de physique. Si le vide se distingue des corps par sa nature intangible, tandis que les corps ont une nature tangible, ce ne sont là que des différences de manière dʼêtre au monde, et non de structure ontologique.

3. Lucrèce : présence du vide

Quand il arrive que ce point de doctrine essentiel passe au monde latin dans la langue innovante et imagée de Lucrèce, le double niveau (le statut ontologique indépendant et ses qualités) se voit traduit de façon surprenante. Lʼélève et passeur de la philosophie dʼÉpicure choisit, pour traduire la pensée de son maître sur le vide, le terme augmen, dont la traduction et lʼinterprétation deviennent un vrai terrain de bataille. Car augmen en latin, comme les mots français qui en dérivent étymologiquement, appartient au champ lexical de la masse, de lʼaugmentation, et ainsi semble sʼapparenter naturellement au corporel. Lucrèce écrit :

 

Car toute chose, quoi quʼelle soit, devra être une chose en soi

Par son augmen, grand ou petit, du moment quʼelle existe.

Sʼil sʼagit dʼune chose tangible, toute frêle et ténue quʼelle soit,

Elle fera croître la quantité de corps, et ajoutera à la somme totale.

Sʼil sʼagit dʼune chose intangible,

Elle sera incapable dʼempêcher que tout corps mouvant la traverse de tous les côtés,

Il sʼagit alors de cet espace vacant que lʼon appelle le vide.

₁ Nam quodcumque erit, esse aliquid debebit id ipsum

₂ augmine vel grandi vel parvo denique, dum sit;

₃ cui si tactus erit quamvis levis exiguusque,

₄ corporis augebit numerum summamque sequetur;

₅ sin intactile erit, nulla de parte quod ullam

₆ rem prohibere queat per se transire meantem

₇ scilicet hoc id erit, vacuum quod inane vocamus1.

La bataille dʼincompréhension commence donc avec ce quʼon a pris pour un usage incongru du mot augmen, qui indiquerait quelque chose de quantifiable ; il est dʼailleurs souvent traduit par le mot « masse » en français. Or, il semble bien quʼici Lucrèce octroie aussi bien au corps tangible quʼau vide intangible un augmen.

Comment peut-on concevoir un vide avec de lʼaugmen ? Cela semble, et a semblé être, un oxymore, et même un contresens, tant et si bien que dans les éditions modernes du texte, depuis la fameuse grande édition de 1850 de Karl Lachmann, on a imprimé le texte de Lucrèce en inversant lʼordre des vers : plaçant le deuxième vers après le troisième pour que augmen décrive exclusivement le corps tangible. Lachmann est suivi par Alfred Ernout dans son édition aux Belles Lettres de 1920 (et toujours réimprimée depuis) ainsi que par Cyril Bailey pour lʼédition dʼOxford. Mais lʼordre donné ci-dessus est bien lʼordre que lʼon trouve dans tous les manuscrits et cʼest lʼordre que choisit dʼimprimer lʼédition de Josef Martin chez Teubner de 1934 ; nous nous proposons de le défendre ici.

On trouve dans notre passage, tout dʼabord, lʼécho latin de la formule réappropriée dʼÉpicure du kathʼheauto, sous la forme littérale de : « id ipsum ». Le premier vers semble bien avoir une portée compréhensive qui recouvre toute chose qui existe en soi, cʼest-à-dire de façon indépendante. Il est donc attendu que dans le vers suivant, Lucrèce donne la caractéristique fondamentale par laquelle une chose indépendante en soi satisfasse justement ce statut dʼêtre en soi. Le recours emphatique à lʼaugmen joue précisément ce rôle-là. Cʼest un mot difficile et inattendu, mais en même temps, Lucrèce prend beaucoup de précaution autour de lʼemploi du mot, avec une série de pronoms indéterminés, « quel que soit » (aliquid), « quelle que soit la chose » (quodcumque), « du moment quʼelle existe » (dum sit), dont le rôle est dʼatténuer les connotations quantitatives du mot augmen.

Parmi les interprètes qui ont accepté lʼordre des manuscrits et donc adopté lʼétrangeté de augmen, une proposition de traduction est celle dʼ « extension ». Il sʼagit dʼune extension pure dont les vers suivants énumèrent les possibles manifestations de caractère opposé : une extension qui est tangible pour les corps, une autre, intangible pour le vide. Cʼest David Sedley qui propose cette traduction2 ; il en conclut que posséder cette extension est la garantie que tout autre objet incorporel, tel que les Formes Platoniciennes, ne peut être pris par erreur pour lʼincorporel dont parle Épicure.

La suggestion de Sedley quant à cette extension pure paraît tout à fait juste. Cependant, alors que Sedley insiste sur le débat avec les Platoniciens, il nʼest pas clair que ce soit encore un débat brûlant pour Lucrèce et quʼil ne soit pas plutôt dépassé, comme une chose entendue. Bien plutôt, son idée de lʼaugmen du vide répond à un souci de corroborer le point philosophique sur lʼindépendance du vide, avec lʼintention de mieux expliquer les paroles du maître. Lʼaugmen est ce qui rend vide le vide (et corps le corps) ; cʼest une visualisation du kathʼheauto, une surenchère typique du style lucrétien qui, non content de la formule technique et littérale « id ipsum », rajoute lʼimage de ce qui ne peut pas être donné en image, lʼaugmen du vide. Lʼaugmen est donc un marqueur dʼexistence et la marque même dʼune présence dans le monde de ses entités constituantes. La traduction que nous proposerions donc pour augmen serait : une présence existentielle3. Il sʼagit dʼune présence qui ne prend pas de place (étant pure extension tri-dimensionnelle), mais fait place (affirmant ainsi son existence, par contraste avec ce qui nʼexiste pas du tout) au vide ou au corps selon les qualités de chacun : addition de qualités pour le corps, absence de qualité pour le vide à travers quoi tout passe. Il sʼagit donc bien dʼune extension sans coordonnées, complétement indéterminée, ancrée dans le monde.

Toute présence au monde est un plus dans le monde, ce nʼest donc pas rien du tout. La présence existentielle de ce qui a de lʼaugmen (corps et vide) est ainsi contrastée avec la présence accidentelle des qualités qui vont et viennent et qui nʼont donc pas dʼancrage existentiel dans le monde. Avec la notion dʼaugmen, Lucrèce rend explicite la présence (i) productive du vide, par le tout que le vide permet de créer en lui passant à travers, (ii) constructive, par le fait que toute configuration de la matière se fait par rapport au vide, et (iii) constituante, par lʼexistence nécessaire du vide pour lʼexistence du monde.

Dans les vers qui suivent, le souci principal de Lucrèce est de présenter le vide, non pas comme la contrepartie négative du corps, mais bien plutôt comme ce qui permet aux corps de se former et de changer en le traversant. Cet augmen, cette présence existentielle, a donc trois capacités quʼelle permet dʼactualiser : soit dʼagir, soit de pâtir (pour les corps), soit de se laisser traverser par les choses (pour le vide). Ce qui actualise ces capacités, ce sont les qualités ou leur absence.

Ainsi, alors que chez Épicure le souci dominant est dʼétablir lʼexistence indépendante du vide, à part entière, et sur un pied dʼégalité avec le corps, pour Lucrèce, ce qui importe cʼest la possibilité de réduire tout le réel au vide et au corps. Ce ne sont certes pas des visées opposées ; ils ne font que décrire la même réalité sous des perspectives différentes. Mais le centre de gravité a bougé. Pour Épicure, sans doute aussi sur fond de polémique avec ses rivaux tant Platoniciens que Stoïciens, il sʼagit dʼécarter les notions de corporéité et dʼincorporéité du débat sur lʼontologie, et sur ce qui compte comme déterminant lʼexistence en soi. Mais pour Lucrèce, lʼenjeu est ailleurs ; il cherche à persuader son lecteur, tout dʼabord Memmius à qui est dédié le poème et à qui Lucrèce promet tous les bienfaits de la philosophie dʼÉpicure, que la sagesse et le bonheur sont à portée de main. Ainsi ce qui est le plus important, ce nʼest pas tant la structure ontologique en soi mais ce quʼelle permet. Le vide est ce qui permet la continuité à lʼinfini puisquʼil est infiniment traversable, « de tous les côtés » comme précise bien le texte. Le corps – et tous les malheurs qui lʼassaillent – nʼest lui-même quʼune séquence de changements dʼétats, qui sont constitués de configurations diverses des atomes au fur et à mesure quʼils traversent le vide. Autrement dit, ces changements ne sont ni contrôlables, ni anticipables par nous ou par quiconque, dieu ou autre.

Il sʼagit de fait de libérer lʼhomme de la conjoncture, en montrant que tout événement de la vie nʼest quʼun concours de circonstances qui sʼest noué et se dénouera au fil de la progression continuelle des atomes passant à travers le vide ; toutes nos vies (avec tous les chamboulements et passions que nous pensons vivre) ne sont constituées que de séquences de conjonctures. Ces conjonctures sont ce que Lucrèce appelle les coniuncta, qui, de pair avec les eventa, sont la traduction latine des accidents dʼÉpicure4, ceux-là même quʼÉpicure met tant de précaution à différencier du corps et du vide en soulignant que les accidents nʼont aucune existence indépendante. Mais de nouveau, là où Épicure se concentre sur la différence de statut ontologique, Lucrèce est davantage préoccupé par lʼeffet pratique de cette ontologie. Cʼest leur aspect éphémère quʼil met en avant pour mieux en faire valoir le radical changement de comportement quʼon doit avoir face à nos propres vies. Pour ce faire, les exemples que donne Lucrèce des coniuncta et des eventa sont dʼautant plus dramatiques quʼils sont réduits à la physique des atomes : ainsi lʼenlèvement dʼHélène ou la destruction de Troie, ou encore le sentiment amoureux même quʼHélène inspira à Pâris5, sont autant dʼaccidents, de conjonctures qui passent à travers le vide. Il ne sʼagit que dʼ« accidents du corps et de lʼespace dans lesquels chaque chose sʼaccomplit6 ». Tout peut se décomposer en des séries dʼatomes qui vont et viennent, traversant le vide, justement parce que le vide lui aussi a de lʼaugmen7.

Le choix même des exemples des circonstances les plus dramatiques de lʼHistoire, auxquels font écho nombre dʼautres illustrations de destruction générale ou personnelle tout au long du poème (pour finir, dans le dernier livre VI, avec les tremblements de terre8 et la peste dʼAthènes9), nous alerte sur un point de tension extrême entre le but avoué de cette analyse (ne pas prendre pour existant en soi ce qui est simplement de passage) et le constat de lʼhorreur de ces conjonctures que nous sommes amenés à vivre. Lucrèce marche sur un fil tendu au-dessus de cet abîme quʼil a créé lui-même et qui ne fait que sʼapprofondir au long du poème. Lucrèce funambule donc, et précurseur de ces funambules de lʼabîme que seront dans lʼère moderne Baudelaire ou encore Cioran10. Mais à la différence de ces derniers, comme Flaubert lui-même le note dans sa lettre sur Lucrèce (citée n. 36), Lucrèce croit au bonheur, car il est dévoué corps et âme à la philosophie dʼÉpicure ; cette croyance, il nʼa de cesse de la démontrer sur les bases les plus rationnelles de la science et de la physique. Son funambulisme est donc à moindres risques, car il nʼy a pas où tomber. Cʼest cette conviction de lʼexistence du bonheur qui donne tout son dynamisme à son œuvre et le rend en même temps difficile à cerner : heureux ou malheureux ? comique ou tragique ? Parce quʼil ne peut pas choisir, il faut répondre oui à tout : il est heureux et malheureux à la fois, tragique et comique, pessimiste et plein dʼespoir.