La prononciation du français langue étrangère

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4.1.2 Perception : une tâche d’évaluation du degré d’accent

Participant.e.s et conception de la tâche. La seconde partie de l’étude consistait en une tâche d’évaluation du degré d’accent effectuée en ligne avec deux groupes de juges, 130 (futur.e.s) professeur.e.s de FLE germanophones (groupe P) et 85 locuteur/trice.s natif/ve.s français.es, issu.e.s de France et du Canada (groupe N).1 Les informations linguistiques et sociales sur les participant.e.s sont résumées dans le Tableau 3.


Groupe P : (futur.e.s) professeur.e.s de FLE N : natif/ve.s français.es
Nombre 130 85
L1 allemand français
Lieu de résidence (habituel) Canada (50) France (35)
Âge 18–63 moyenne 26,78 médiane 24 76 % ayant moins de 30 ans 18–58 moyenne 25,56 médiane 22 80 % ayant moins de 30 ans
Profession/plus haut niveau de formation atteint 42 (32,3 %) professeur.e.s de FLE dans différents types d’écoles (surtout Gymnasium), 88 (67,7 %) étudiant.e.s de français (en formation d’enseignant.e.s) 28 (33 %) diplôme universitaire, 55 (65 %) baccalauréat/diplôme d’études collégiales (ou comparable) 2 (2 %) brevet d’études 86 % ont suivi un cursus universitaire en lettres modernes, linguistique ou sciences du langage
Période de la collecte des données Août – octobre 2019 Septembre 2019 – janvier 2020

Tab. 3 :

Les participant.e.s de la tâche d’évaluation du degré d’accent

La partie principale de la tâche en ligne, créée avec SoSci Survey (https://www.soscisurvey.de/), consistait en une évaluation des 14 réalisations de la phrase-cible 1 (Le chat s’appelle Amandine), lues par les apprenant.e.s des groupes B et M (cf. ci-dessus). Ce choix est motivé comme suit. Premièrement, pour éviter que les participant.e.s ne perdent leur capacité d’attention, nous devions nous limiter à l’évaluation d’une seule phrase par apprenant.e. Deuxièmement, une phrase non complexe a été sélectionné en raison des caractéristiques de l’intonation française (cf. section 3, ci-dessus), dont l’unité de base est la phrase accentuelle (variable) plutôt que le mot (fixe). La répartition du discours en unités intonatives est donc d’autant plus variable que la phrase respective est longue et complexe. Cela signifie qu’il est difficile de déterminer le contour d’un modèle natif pour l’intonation d’éléments complexes, ce qui complique la comparaison des données de l’apprenant.e avec les données natives. Les énoncés courts, en revanche, tels que la phrase choisie Le chat s’appelle Amandine, sont phrasés nécessairement de manière plus uniforme et se prêtent donc plus à des comparaisons.

Dans le cadre de la tâche d’évaluation proprement dite, les participant.e.s ont été prié.e.s d’évaluer l’intonation de la phrase en ne considérant que la mélodie des enregistrements (présentés en données brutes sans aucune manipulation et dans un ordre aléatoire) et en ignorant, dans la mesure de leur possible, le niveau segmental, c’est-à-dire, les sons mal prononcés. Au début et au milieu de la tâche, les deux groupes avaient la possibilité d’écouter 3 exemples de réalisations natives de la phrase cible pour s’orienter, mais seulement les participant.e.s du groupe P ont été encouragé.e.s explicitement à les écouter attentivement et de les comparer avec les réalisations non natives. Pour le groupe P (les (futur.e.s) professeur.e.s germanophones), l’échelle appliquée s’étendait de 1 (« perfekt » ‘parfait, impeccable’) à 6 (« grauenhaft » ‘horrible’) en correspondance aux notes scolaires allemandes ; pour le groupe N, cette échelle a été inversée, s’étendant ainsi de 1 « horrible » à 6 « impeccable ». Signalons que la version française a été reconvertie dans l’échelle allemande aux fins de l’analyse (cf. ci-dessus). Pendant toute la tâche, les participant.e.s pouvaient naviguer en avant et en arrière pour comparer les réalisations et modifier leurs évaluations. Chaque production a été présentée individuellement sur l’écran de la manière montrée dans la Figure 1.

Fig. 1 :

Exemple d’un élément du test en ligne

En plus, la tâche d’écoute contenait un bref questionnaire portant sur les données biographiques de base qui incluait aussi des questions sur la conscience métalinguistique afin de pouvoir estimer ultérieurement l’effet des facteurs extralinguistiques, tels que, par exemple, l’intérêt pour la phonétique/phonologie et les connaissances respectives, sur l’exactitude des évaluations. Cette partie était adaptée aux deux groupes de participant.e.s : les répondant.e.s du groupe P ont été appelé.e.s à auto-évaluer leurs connaissances en phonétique et phonologie du français, à indiquer s’ils pensaient qu’il s’agissait d’un élément clé de la formation d’enseignant.e.s, s’ils se sentaient suffisamment préparé.e.s pour enseigner la prononciation à l’école, et enfin, s’ils considéraient qu’il était important pour eux et leurs élèves d’avoir une bonne prononciation3. Les réponses données dans cette partie ont été intégrées postérieurement dans le calcul d’une valeur « phono » pour chaque participant.e, exprimant le degré individuel de connaissances en phonétique/phonologie ainsi que de sensibilisation et d’intérêt pour ce domaine. Pour ce faire, les taux de consentement aux cinq énoncés mentionnés, exprimés sur une échelle de 1 à 6, ont été additionnés et la somme a été diminuée de 5, ce qui a donné des valeurs comprises entre 0 (« très conscient de la phonétique/phonologie ») et 25 (« complètement ignorant »). Quant aux résultats, les valeurs obtenues s’étendaient de 0 à 16 (moyenne 5,13). Il est intéressant de noter, cependant, que les étudiant.e.s ont une moyenne légèrement plus basse (4,93) que les professeur.e.s en fonction (5,55). C’est probablement lié au fait que, contrairement aux étudiant.e.s, les professeur.e.s n’étaient pas actuellement en contact avec la phonétique et la phonologie et qu’ils ont peut-être oublié certaines connaissances explicites dont ils avaient disposé pendant leurs études. Pourtant, cette différence n’est pas significative (t(62.626) = 0.920, p = 0.361).

Dans le cas du groupe N, cette partie du questionnaire a dû être restreinte à la suivante question à choix multiples, puisque nous ne pouvions pas nous attendre à ce que les natif/ve.s aient en général des connaissances de phonétique et phonologie (cf. note de bas de page 6) :


(1) Avez-vous des connaissances en phonétique/phonologie ?
a. Je ne sais pas de quoi il s’agit.
b. Je sais de quoi il s’agit, mais je n’ai pas vraiment des connaissances.
c. J’ai quelques connaissances.
d. J’ai des bonnes connaissances.

Méthode/Procédure d’analyse. Pour ce qui est de la partie principale de la tâche d’évaluation, nous avons calculé des moyennes individuelles pour chaque phrase ainsi que des moyennes globales pour les groupes M et B. Ces valeurs, issues de la tâche d’évaluation du degré d’accent, ont été comparées aux scores de déviation calculés pour les phrases respectives (cf. ci-dessus). Afin de déterminer si les enseignant.e.s en fonction ou les participant.e.s ayant une conscience métalinguistique élevée ont mieux évalué l’intonation des apprenant.e.s que les étudiant.e.s ou les participant.e.s ayant une conscience métalinguistique moindre, nous avons normalisé (en calculant la cote z) les notes individuelles données par chaque évaluateur. Cette procédure nous a permis de voir quel.le.s apprenant.e.s étaient évalué.e.s mieux ou moins bien en relation à la moyenne en tenant compte de l’échelle individuelle de chaque juge, c’est-à-dire, de voir qui a été perçu comme étant un « bon » ou un « mauvais » élève. Elle nous a également permis de supprimer la variation résultant des différents degrés de rigueur des juges dans leurs évaluations.

 

Par la suite, nous avons normalisé les scores de déviation de chaque apprenant.e, ce qui nous a permis de voir sur une échelle neutre quel.le.s apprenant.e.s avaient une intonation plus proche de la langue cible que la moyenne.

Finalement, nous avons calculé un score d’exactitude pour chaque évaluateur/trice.s en soustrayant les deux valeurs z susmentionnées et avons déterminé la moyenne de ces écarts. Par conséquent, les évaluateur/trice.s ayant un score d’exactitude numériquement bas sont considéré.e.s comme étant plus aptes à évaluer l’intonation des apprenant.e.s que ceux/celles qui présentent un score d’exactitude élevé.

4.2 Résultats
4.2.1 Production

Les résultats montrent que le groupe bilingue turc-allemand (B) ne se comporte pas de manière radicalement différente du groupe monolingue allemand (M). Le Tableau 4 présente les scores de déviation des apprenant.e.s par rapport aux valeurs moyennes atteintes par le groupe de contrôle français, séparément pour les cinq phrases et calculées sur la base des données d’ANALOR.


M1 M2 M3 M4 M5 M6 M7 M8 Ø
1 0,42 0,32 1,21 1,02 0,55 0,30 0,48 0,88 0,65
2 0,47 0,88 1,30 0,35 0,39 0,84 1,02 0,86 0,77
3 1,39 1,43 0,82 1,07 1,24 1,15 0,58 1,27 1,12
4 1,11 0,97 1,96 0,72 0,60 1,06 0,64 1,98 1,13
5 0,54 0,37 0,36 1,07 0,16 0,34 0,52 1,35 0,59
0,89 0,96 1,16 0,84 0,73 0,86 0,67 1,27 0,92
B1 B2 B3 B4 B5 B6 Ø
1 1,03 0,44 0,38 0,77 0,89 0,33 0,64
2 0,49 0,41 0,56 0,61 0,72 1,42 0,70
3 0,81 0,73 0,67 1,01 0,70 1,55 0,91
4 1,23 1,66 0,98 2,27 1,27 0,68 1,35
5 0,39 0,89 0,53 1,14 0,44 1,32 0,79
0,82 0,81 0,65 1,14 0,82 1,15 0,90

Tab. 4 :

Scores de déviation des cinq phrases lues (1–5) par chaque apprenant.e, basés sur les valeurs de proéminence attribuées par ANALOR à chaque syllabe, et moyenne (Ø). Tableau supérieur : groupe M, tableau inférieur : groupe B.

La différence entre les scores de déviation moyennes de 0,92 (M) et 0,90 (B) n’est pas significative (ANOVA (F(1, 69) = 0.063, p = 0.803). Cela signifie que, contrairement à nos hypothèses, les deux groupes ont obtenu des résultats presque identiques. En général, les productions ratées semblent être le résultat d’une interprétation erronée des montées finales des phrases accentuelles françaises prises par les apprenant.e.s par des accents toniques sur la syllabe finale de mot.

Cette production fautive d’accents toniques supplémentaires est décelable dans la représentation graphique des scores de déviation moyennes des apprenant.e.s dans la phrase 1 Le chat s’appelle Amandine (Fig. 1). Le groupe M affiche un score de déviation particulièrement élevé sur la syllabe -pelle [pɛl], indiquant une frontière prosodique non conforme à la langue cible placé devant le mot Amandine. Bien que l’écart-type entre les scores de déviation des deux groupes mesurés pour cette syllabe ne corresponde pas à une différence significative, ce trait semble être absent de la production des bilingues, qui, en revanche, affichent un score de déviation légèrement plus élevé sur le chat ; cf. Fig. 2.

Fig. 2 :

Scores de déviation moyens des réalisations de la phrase 1 produites par les apprenant.e.s M (gris foncé) et B (gris clair).

Pour résumer, les résultats montrés dans le Tableau 2 indiquent que les deux groupes d’apprenant.e.s n’ont pas encore acquis l’unité de base de l’intonation française, à savoir la phrase accentuelle, qu’ils soient bilingues et parlent le turc comme langue d’origine ou qu’ils aient été élevé.e.s comme monolingues allemand.e.s.

4.2.2 Perception

Dans ce qui suit, nous considérons les résultats selon les deux groupes de juges. Auprès du groupe P, les productions des apprenant.e.s ont obtenu une évaluation moyenne de 3,01 (sur une échelle « allemande », de 1 à 6). La moyenne d’évaluation pour le groupe M (2,92) révèle que leur intonation est perçue comme étant légèrement plus proche de la cible que celle des bilingues (groupe B, moyenne : 3,14), quoique les scores de déviation reflétant la production des deux groupes soient pratiquement identiques (0,64 contre 0,65). Auprès du groupe N, l’évaluation moyenne était légèrement inférieure (3,12). Ceci vaut également pour les moyennes des deux groupes d’apprenant.e.s (M : 2,97 ; B : 3,33) (cf. Fig. 3). Comme on sait que le rythme du français parlé au Québec diffère légèrement de celui du français hexagonal (cf. Tennant 2012), nous avons vérifié aussi si l’origine des juges natif/ve.s avait un effet sur leurs évaluations. Toutefois, les moyennes attribuées aux deux groupes d’apprenant.e.s par les Canadien.ne.s (M : 2,97 ; B : 3,37) étaient pratiquement identiques à celles attribuées par les Français.es (M : 2,97 ; B : 3,28) et il n’y avait pas de différences statistiquement significatives (t(66.285) = –0.015, p = 0.988 ; t(71.297) = –0.647, p = 0.520).

 

Pourtant, il est intéressant de noter tant le groupe P comme le groupe N aient évalué les réalisations des apprenant.e.s bilingues comme légèrement moins ciblées en comparaison à celles des monolingues (les différences entre les moyennes sont statistiquement significatives ; groupe P : t(249.7) = 2.771, p = 0.006 ; groupe N : t(167.62) = 3.717, p < 0.001) bien qu’il n’y ait pas de différence significative entre les scores de déviation. Ceci suggère que d’autres facteurs pourraient également entrer en jeu, de manière que quelques évaluateur/trice.s ont pris en compte, au moins partiellement, des facteurs autres que la mélodie de la phrase comme, par exemple, le débit de parole ou des erreurs segmentales.

Fig. 3 :

Évaluations par les (futur.e.s) professeur.e.s (à gauche) et les natif/ve.s francophones (à droite)

Ces facteurs ne sont pas contrôlables sans procéder à une manipulation des données brutes. Ce qui est en fait plus important que les évaluations moyennes attribuées aux deux groupes d’apprenant.e.s, c’est de savoir si les juges ont la capacité de reconnaître les « bonnes » et les « mauvaises » réalisations. Le Tableau 4 reprend donc les scores de déviation et présente les notes moyennes pour la première phrase de chaque apprenant.e.


(futur.e.s) professeur.e.s (P) natif/ve.s français.es (N)
déviation étendue moyenne écart-type étendue moyenne écart-type
M1 0,42 1–6 3,26 1,09 1–6 3,67 0,97
M2 0,32 1–6 2,72 0,99 1–5 2,86 1,03
M3 1,21 1–6 3,24 1,11 1–5 3,00 1,07
M4 1,02 2–6 4,40 0,98 2–6 4,44 0,87
M5 0,55 1–5 2,35 0,93 1–5 2,16 0,99
M6 0,3 1–5 1,69 0,78 1–4 1,78 0,79
M7 0,48 1–5 2,62 0,91 1–5 2,62 0,96
M8 0,88 1–6 3,06 1,02 1–6 3,22 1,17
B1 1,03 1–5 3,04 1,05 1–6 3,84 1,09
B2 0,44 1–6 3,12 1,24 1–6 3,44 1,21
B3 0,38 1–6 3,73 1,26 1–6 3,53 1,08
B4 0,77 1–6 3,92 1,15 1–6 3,95 0,99
B5 0,89 1–6 3,48 1,27 1–6 3,53 1,12
B6 0,33 1–4 1,56 0,72 1–4 1,71 0,78

Tab. 5 :

Évaluations données par les deux groupes

Comme le montre le graphique donné ci-dessus (Fig. 3), les évaluateur/trice.s ont généralement réussi à reconnaître les « bons » et les « mauvais » élèves par rapport aux monolingues et à exprimer dans leurs évaluations les différences qu’ils perçoivent : par exemple, les deux « meilleurs » apprenants, M6 et B6, ont également obtenu les meilleures notes. Néanmoins, d’autres facteurs semblent également entrer en jeu, puisque les apprenant.e.s ayant les scores de déviation les plus élevés (M3, B1, M4, B5) ne sont que partiellement identiques aux apprenant.e.s les moins bien notés (M4, B4, B3, B5 dans le groupe P et M4, B4, B1, M1 dans le groupe N).

Les valeurs d’exactitude calculées pour les évaluateur/trice.s du groupe P selon la méthodologie expliquée ci-dessus allaient de 0,56 à 1,31 et présentaient une moyenne de 0,87. La moyenne des 42 enseignant.e.s en service n’étant pas différente de celle des enseignant.e.s en formation (0,873 vs 0,879), nous concluons que l’expérience d’enseignement n’améliore pas de manière significative la capacité d’évaluer si la production d’un.e apprenant.e est ou non conforme à une cible native donnée.

Pour ce qui est des connaissances en phonétique et phonologie, comme nous avons déjà vu dans la section 4.1.2, les valeurs « phono » calculées pour le groupe P (enseignant.e.s germanophones) vont de 0 à 16 sur une échelle de 0 à 25 (moyenne : 5,13). Ces valeurs numériquement plutôt basses signifient que les juges du groupe P possèdent généralement d’assez bonnes connaissances en phonétique et phonologie et considèrent qu’il s’agit d’un sujet important qui a une grande pertinence pour leur propre prononciation et celle de leurs élèves. Néanmoins, ces capacités semblent ne pas avoir affecté la précision des évaluations, puisqu’aucune corrélation n’a pu être trouvée entre les valeurs « phono » et les valeurs d’exactitude (groupe P : r = 0,059). Similairement, les valeurs d’exactitude des juges natif/ve.s (groupe N) s’étendaient de 0,42 à 1,49 et présentaient une moyenne de 0,86 – ce qui les rend pratiquement identiques à celles du groupe P. Bien que les evaluateur/trice.s du groupe natif aient indiqué, eux et elles aussi, de disposer en général d’assez bonnes connaissances en phonétique et phonologie (cf. Tab. 5), cela ne les a pas aidé à évaluer de manière plus exacte l’intonation des apprenant.e.s, puisqu’aucune corrélation n’a été trouvée entre les valeurs d’exactitude et le niveau de connaissances en phonétique et phonologique indiqué (r = –0,170).