Fachbewusstsein der Romanistik

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Axiome n° 1: Les langues romanes ne proviennent pas du latin classique, donc le latin comme il nous a été transmis dans sa forme écrite. (principe d’oralité)

Cet axiome est un plaidoyer pour l’oralité de la langue, non seulement dans la recherche scientifique de l’origine des langues romanes, mais aussi quant à leur formation et développement au cours du temps. D’un point de vue méthodologique, ce plaidoyer pour l’oralité implique la reconnaissance du primat de la langue parlée. Les grandes contributions de romanistes à la linguistique générale s’inscrivent dans cette tradition. La théorie du romaniste influent Eugenio Coseriu (1921–2002), qui trouve écho jusqu’aujourd’hui, en est un exemple par excellence. Il a travaillé à transformer la philologie romane en une discipline moderne structuraliste, dont il voyait les fondements dans une théorie de la compétence linguistique et de l’usage de la parole :

Un changement radical de point de vue doit se produire dans l’observation de la compétence linguistique : à l’inverse de Saussure, c’est l’usage de la parole qui est l’élément essentiel du langage pour Coseriu. Il est composé d’une couche biologique et d’une couche culturelle. Culturellement, la parole est d’abord une activité qui repose sur un savoir et qui est produite de manière parlée et écrite. La parole est une activité linguistique générale qui est exercée de manière individuelle (discours) par les représentants d’une même tradition du savoir parler (langues historiques à part). Le produit de cette activité est, de manière générale, la totalité des propos, historiquement la langue abstraite et individuellement le texte. Coseriu en arrive ainsi à un élargissement de la théorie générale de l’usage de la parole.1

À la suite de Coseriu, les romanistes Peter Koch et Wulf Oesterreicher ont développé dans les années 1980 une théorie dans le cadre d’un projet de recherche de l’Université de Freiburg. Elle a engendré un nouvel élan au-delà des frontières de la discipline et quasiment unique pour la linguistique en Allemagne et dans certaines régions d’Europe. Il s’agit de la théorie de l’oralité que les fondateurs caractérisent eux-mêmes par le binôme « langue de proximité et langue de distance ». La proximité et la distance doivent être comprises comme deux dimensions du comportement communicatif et ne se résument pas à la description d’une seule langue.2 Koch et Oesterreicher définissent la proximité et la distance dans l’activité communicative d’une part au travers des conditions communicatives objectives, d’autre part au travers des stratégies langagières des usagers. Ils créent ainsi une base théorique communicative pour l’oralité du parler qui peut être employée à différents égards. Koch et Oesterreicher eux-mêmes ont mis l’accent sur deux emplois méthodiques. Ils utilisent leur concept de proximité et de distance de la parole dans le but d’élargir le modèle structuraliste de la variété linguistique d’une part. D’autre part, grâce au concept-clé de l’« oralité expressive », ils développent la signification de leur concept pour une théorie du changement linguistique fondée sur la communication.

La mise en exergue de l’oralité et des conséquences méthodiques qu’elle implique est donc fondamentale pour la philologie romane moderne. En regardant de plus près, on peut supposer que les convictions linguistiques et communicatives théoriques qui vont de pair avec elle ont particulièrement facilité le rapprochement entre la philologie romane et des disciplines de recherche encore plus jeunes, comme la pragmatique et la linguistique cognitive.

Mais revenons aux débuts dans le cadre d’une perspective historiographique et demandons-nous dans quelle mesure l’axiome selon lequel les langues romanes ne proviennent pas du latin écrit a été décisif dans la construction d’une théorie historico-linguistique. En nous intéressant à cette question, nous avons affaire – d’un point de vue actuel – à une philologie romane bien moins moderne. Cette dernière se contente jusqu’aujourd’hui d’éviter des points de vue exagérés et des idées fausses. Une erreur de jugement précoce ayant des conséquences pour la discipline fut la recherche de langues d’origine concrètes qui auraient pu représenter une alternative au latin. Au XIXe siècle, deux opinions s’opposent sur ce sujet.

Entre 1816 et 1821, le chercheur François-Juste-Marie Raynouard, alors reconnu de ses contemporains pour son travail sur le provençal, prononça l’idée que l’origine des langues romanes comportait deux volets.3 Dans la Romania centrale et occidentale, la langue originelle qui se forma aurait correspondu dans ses grandes lignes à l’ancien provençal. À l’opposé, le valaque, comme on appelait alors le roumain, se serait construit sur une autre variété romane originelle. Autant la forme occidentale qu’orientale se seraient constituées grâce à des mélanges linguistiques particuliers, un point de vue tout à fait courant à l’époque. Dans la tentative de réfuter cette opinion tout en accordant une origine commune aux langues romanes, les philologues allemands Friedrich Diez et Hugo Schuchardt prirent une place à part. C’est à leurs travaux et enseignements que l’on doit l’établissement d’une philologie romane comme discipline autonome, qui expliqua le développement de toutes les langues romanes à partir d’un latin populaire relativement uniforme, donc d’un latin avant tout parlé, pour lequel le terme de « latin vulgaire », c’est-à-dire latin du peuple, s’est imposé sur le plan terminologique.4

La formule trouvée paraissait simple : les langues romanes ne proviennent pas du latin classique écrit, mais du latin vulgaire parlé. Le problème de cette hypothèse était cependant que la mise en exergue de l’oralité anéantissait de cette manière le concept d’une langue de culture uniforme s’étant construite au cours de l’histoire et qu’on séparait ainsi le latin en une partie écrite normée et une partie orale non normée (du moins non normée uniformément). Cette division ne pouvait cependant valoir pour un concept concevable et valide d’une langue construite dans l’histoire et encore moins dans la vision d’une langue comme organisme, comme elle a été prédominante dans la philologie romane depuis ses débuts et pendant longtemps.5

La philologie romane se sert encore aujourd’hui de l’idée du latin vulgaire parlé afin de déterminer l’origine des langues romanes (cf. la note de bas de page n°2). Mais aujourd’hui, une majorité de romanistes reconnaît que le latin vulgaire est une construction hypothétique, qui peut être qualifiée de reconstruction méthodologique et descriptive abstraite se référant ainsi à la méthodologie des études indo-européennes précoces. Quoi qu’il en soit, le concept de latin vulgaire n’est plus compatible avec l’idée contemporaine d’une définition socio-culturelle et communicative de la langue. Ainsi, il est même ouvertement rejeté aujourd’hui par certains6 ou n’est simplement plus mentionné dans des présentations historico-linguistiques.7 Mais il n’est pas si simple de le rejeter ou de le bannir de la philologie romane,8 car la discipline a construit sa légitimité sur la base de prémisses qui ont vu le jour en relation avec la construction théorique du latin vulgaire. Afin d’expliquer cette idée, il est opportun de s’intéresser aux conséquences du second axiome.

Axiome n°2 : L’origine des langues romanes n’est pas monogénétique, c’est-à-dire qu’il n’existe pas une langue d’origine. (principe d’hétérogénéité)

À première vue, cet axiome semble contradictoire au modèle du latin vulgaire. En réalité, on ne pouvait défendre le latin vulgaire comme définition imparfaite d’une langue, donc comme modèle d’une langue de culture dont la forme écrite est totalement différente, que si on acceptait que l’interprétation monogénétique de l’origine des langues romanes se référait de manière unilatérale à un modèle de langue écrite de cette langue d’origine, dans lequel on ne pouvait trouver de potentiel pour le développement de différentes langues romanes.

Essayons à présent de cerner la problématique à l’aide d’une comparaison. La langue écrite allemande s’est développée comme un concept relativement uniforme pour les variations très hétérogènes de l’allemand. Les Allemands du Nord utilisaient déjà ce modèle de langue écrite à une époque où le bas allemand étaient prédominant dans le domaine parlé. Les Bavarois, eux, conservent leur dialecte jusqu’aujourd’hui mais se servent également de la langue écrite allemande uniforme. Les variétés autrichiennes, suisses et alsaciennes de l’allemand, qui ne se comprennent mutuellement qu’avec peine, utilisent dans le domaine écrit, par exemple dans la presse, la langue allemande uniforme.1

Ce principe d’une langue écrite commune, dans laquelle une variété-standard parlée neutre de l’allemand prend sa source, peut s’appliquer à la construction des langues romanes. Il nous faut alors imaginer que le latin normé de l’Empire romain exerçait cette fonction englobante mais admettait l’existence de variétés orales hétérogènes du latin. Nous ne connaissons pas ces variétés du latin parlé dans l’Empire romain car elles n’avaient pas d’équivalent écrit et n’ont pas été transmises. Nous savons néanmoins qu’elles existaient, même si romanistes et latinistes ont longtemps ignoré cette évidence. Plus récemment, un latiniste a apporté d’importants éclaircissements à ce sujet, qui permettent d’adopter un point de vue nouveau et adéquat du problème. Dans le cadre d’une étude de grande ampleur, J.N. Adams a souligné qu’une approche différenciée du latin de l’Empire romain est nécessaire, surtout en considération des sources littéraires, et qu’une structure de variétés diatopiques se dessine. L’ouvrage d’Adams paru en 2007, The Regional Diversification of Latin. 200 BC – AD 600,2 ne reçoit toujours pas l’attention des romanistes qu’il mérite.3 On y trouve l’explication détaillée du développement de différences régionales dans le latin écrit transmis jusqu’aux débuts des langues romanes. Ce faisant, l’auteur livre des preuves de l’hétérogénéité supposée des formes parlées du latin de cette époque.

 

Les romanistes de leur côté ont d’abord appliqué l’axiome de l’hétérogénéité linguistique concernant l’origine des langues romanes à un concept théorique des mélanges et du contact linguistiques. À l’origine, c’est l’idée de mélanges linguistiques incontrôlables qui était prédominante. Elle amena par exemple August Wilhelm Schlegel, un « romaniste » avant la lettre, à considérer les langues romanes comme langues mixtes dès le début du XIXe siècle.4 Se mélanger ou se fondre : cela n’était possible que pour des dialectes italiques ou gaulois et certaines formes régionales du latin, par exemple, dans des situations de contact purement orales et sans considération des traditions de langue écrite.

Ainsi, la recherche sur les strats, donc la définition de substrats et de superstrats comme explication du développement des langues romanes, qui a sa place dans la philologie romane, s’est construite sur l’idée d’un contact des langues orales et a contribué à l’image d’origines hétérogènes avant même l’émergence des dialectes romans. L’interprétation historique du territoire linguistique italien en est l’illustration parfaite : ce que nous considérons aujourd’hui comme la « langue italienne » n’est, en regardant de plus près, qu’un territoire linguistique complètement hétérogène qui se caractérise par l’existence de dialectes très variés et en partie très différents sur le plan de la forme. L’idée que toutes ces variétés constituent ensemble « l’italien » s’explique uniquement par la fonction englobante du dialecte florentin, qui s’est développée depuis la Renaissance. L’émergence et la diffusion d’une langue écrite normée toscane a eu sa part dans cette évolution.5

Ces efforts ont vu la naissance du modèle de l’architecture de la langue. Il constitue le cœur d’une linguistique des variétés considérée comme profondément romaniste – du moins par les romanistes – et qui considère que chaque langue historique varie à trois niveaux (au moins) : d’après les dimensions de l’espace géographique, du groupe social des locuteurs et de la situation de la communication dans un contexte spécifique.6 Ce modèle s’est également fait connaître sous le nom de « dia-modèle » car il classifie les variétés selon les dimensions nommées en diatopique, diastratique et diaphasique. L’idée que toutes les langues (ledit latin vulgaire inclus) que nous pouvons considérer comme préromanes ou romanes dans le processus historico-linguistique constituent un espace de variétés se structurant en dia-modèle, est devenue une des convictions principales de la plupart des linguistes qui se déclareraient eux-mêmes romanistes. Le consensus méthodique des représentants de la discipline est étonnant et s’explique à mes yeux par le caractère axiomatique d’une conviction de principe que l’origine des langues romanes se situe dans l’oralité et la communication, et n’est pas monogénétique.

Cependant, ce consensus méthodique comporte aussi des dangers. Je souhaite en mentionner deux qui me paraissent cruciaux. Le modèle de la langue de proximité et de distance de Koch et Oesterreicher, certes innovant et stimulant, pouvait s’appuyer avec une telle certitude sur le dia-modèle de la variation linguistique que les deux linguistes n’eurent même pas peur de légitimer leur propre modèle de proximité/distance au moyen du modèle structurel de variétés « diatopique – diastratique – diaphasique », déjà reconnu à cette époque, et de faire fusionner les deux modèles en un seul. Ce faisant, ils firent fusionner l’axiome d’oralité et d’hétérogénéité en un seul concept de base, ce qui est convaincant d’un point de vue de romaniste dans un premier temps, mais rend l’application des deux modèles sensiblement plus difficile dans l’analyse linguistique concrète. Johannes Kabatek fait partie des quelques romanistes qui ont reconnu ce problème et travaillé à corriger ce point de vue très répandu. Kabatek écrit avoir montré

qu’il ne me semble pas nécessaire de créer de nouvelles terminologies en plus des traditionnelles pour décrire les variétés linguistiques et que cela serait même contraire au principe scientifique de base qui nous conseille que le plan de la description ne soit jamais plus complexe que celui de l’objet. Toutes les données linguistiques, qui sont considérées soit comme les faits d’une variété « diamesique » ou d’une variété de proximité et de distance, sont soit universelles et n’appartiennent ainsi à aucune « grammaire » d’une variété spécifique (par exemples les anacoluthes, corrections, hesitation phenomena, etc.), soit des éléments diaphasiques, c’est-à-dire des éléments de style. […]

Dans l’histoire concrète d’une langue, certaines variétés ont une forme écrite, certaines non (ou certaines plus souvent que d’autres). Ce sont les textes du domaine de la distance qui sont, en général, écrits, et non du domaine de la proximité. Cela nous amène à une identification de certaines variétés par la langue écrite, et d’autres par la langue orale. Il peut même y avoir des techniques linguistiques qui émergent au sein de la langue écrite […]. Or toutes ces techniques ont immédiatement une valeur stylistique et entrent ainsi dans la variation diaphasique. Dans les langues de culture marquées par la présence prédominante de la langue écrite (comme par exemple le français, l’espagnol ou l’allemand), le degré d’identification de certaines variétés diaphasiques avec la langue écrite ou d’autres avec la langue parlée peut être très élevé. En conséquence, la variation diaphasique dans son intégralité est marquée par la différence entre le niveau oral et écrit. (Kabatek 2003)7

Il résulte de l’argumentation de Kabatek qu’en fin de compte, tous les domaines de la dia-variation d’une langue peuvent avoir une empreinte conceptionnelle orale ou écrite, ce qui l’amène à la conclusion que les deux modèles sont précieux pour l’analyse, mais non ensemble puisqu’ils tentent d’élucider deux aspects fondamentalement différents de l’usage de la langue. La philologie romane doit donc se méfier de ne pas mener ses propres modèles ad absurdum et de restreindre ainsi leur pouvoir analytique et l’extensibilité de leur application méthodique.

Un autre danger issu du consensus théorique et méthodique des romanistes et qui trouve sa justification dans l’axiome de l’hétérogénéité, est l’aveuglement par rapport à des méthodes alternatives et l’évolution de modèles. Ce danger concerne surtout la sociolinguistique romane, qui s’est concentrée au niveau méthodique à maintes reprises sur le modèle architectural structuraliste de la langue, à partir duquel elle souhaite aller au-delà d’une description de la variation linguistique au fil du temps. On constate en effet que la linguistique des variétés a essayé à plusieurs reprises d’éclairer les dimensions de l’interaction sociale à travers l’utilisation du langage dans ses formes de variation diatopique, diastratique ou diaphasique. Ainsi, certaines formes régionales n’ont pas été examinées comme phénomènes de contact mais plutôt comme langues de groupes bien distinctes sous forme de « dialectes tertiaires »8 divergeant sur le plan structurel, ou encore d’émanations d’un plurilinguisme urbain dû à la migration.9 Cependant, la légitimation d’une base de la linguistique des variétés mène à la non-considération de théories sociolinguistiques innovantes comme elles existent par exemple au sein de l’ethnolinguistique et de la linguistique interactionnelle aux États-Unis. D’un point de vue moderne, la complexité des conséquences de l’hétérogénéité linguistique semble telle que les romanistes ont continué à œuvrer au développement d’une analyse linguistique des variétés sur la base d’un dia-modèle structuraliste.

Devrions-nous romanistes prendre nos distances avec l’axiome d’hétérogénéité ? Non, car il implique toujours une explication valable de l’émergence et du développement des différentes langues romanes. À mes yeux, nous devrions cependant nous intéresser davantage à une optique non seulement politico-historico-linguistique, mais en même temps socio-linguistique et socio-culturelle afin de trouver une approche méthodique adaptée à l’évolution des langues romanes depuis leurs débuts jusqu’aujourd’hui. Les efforts sont visibles et un intérêt grandissant pour l’histoire sociale et culturelle des langues romanes ainsi que pour une histoire de la conscience de la langue se dessine.10 La cohérence de la discipline serait cependant en danger si certains courants de recherche en venaient à se détacher de la tradition romaniste. Dans tous les cas, il serait souhaitable que la recherche s’investisse davantage dans l’histoire culturelle et sociale des périodes précoces de l’histoire de la langue romane et préromane.11

Axiome n°3 : Avant que les langues romanes existent, il y avait seulement des variétés romanes se développant constamment dans l’espace géographique (dialectes, « patois »). (principe d’aréalité)

L’idée de paysages linguistiques sans frontières définies et changeant constamment dans l’espace a sa place dans la philologie romane traditionnelle. En général, elle résiste même face à la reconnaissance historique de frontières politiques, d’espaces linguistiques construits idéologiquement et de formes de société plurilingues.1 Le point de vue que des espaces linguistiques territoriaux peuvent être modifiés par l’influence d’un pouvoir politique et/ou religieux, mais non radicalement changés, va de pair avec la première acceptation. Ainsi, la philologie romane avec ses classifications historiques d’espaces linguistiques laisse bien souvent de côté ces démarcations de frontières politiques, religieuses ou administratives.

Walther von Wartburg par exemple a proposé une organisation en Romania occidentale et Romania orientale du territoire d’expansion européen des langues romanes, dont la frontière traverse l’Italie du Nord, et qui suppose en outre qu’on peut unir les deux parties dans une Romania globale.2 Cette représentation n’a jamais sérieusement été remise en question alors que dix à quinze langues romanes ainsi qu’un grand nombre de dialectes romans et beaucoup de langues et variétés non romanes sont parlées dans l’ensemble du territoire.3

La philologie romane a toujours travaillé de manière prioritaire avec ce concept de la Romania globale. Ainsi, Gerhard Rohlfs a émis le postulat d’une Romania centrale et de la périphérie, mais à laquelle il n’accorde qu’une importance de principe, c’est-à-dire à laquelle il n’associe pas de frontières précises (à l’exception, à la limite, de certaines isoglosses).4 Enfin, n’oublions pas de mentionner l’Introduction à la philologie romane de Carlo Tagliavini, dans laquelle est défendue une division en quatre Romaniae qui ne se justifie que d’un point de vue géographique, et non linguistique : la Romania ibérique (sur la péninsule ibérique), la Romania gallique (dans l’hexagone français jusqu’à la frontière linguistique germanique), la Romania italique (en Italie, donc la vallée du Po et la « botte ») et la Romania dacique (aire de diffusion du roumain dans les Balkans).5

La philologie romane est encore moins précise dans l’organisation des espaces linguistiques extra-européens, donc la soi-disante « Romania nova ». Il est intéressant que là aussi, elle ne respecte quasiment pas les frontières étatiques mais bien plus les anciens territoires coloniaux ou des espaces linguistiques définis par des isoglosses comme principe d’organisation linguistique. On retiendra donc que toute orientation à une répartition politico-territoriale des espaces linguistiques romans est secondaire face au déplacement géographique constant de variantes linguistiques. Cette posture analytique a eu des conséquences majeures d’un point de vue méthodique. Je m’y intéresse ci-après.

Depuis le début du XXe siècle, la géographie linguistique, qui s’est développée à partir de la dialectologie comme méthode descriptive, défend sa place dans la linguistique romane. Dès ses débuts, elle s’impose face à des recherches sur le style, par exemple, qui s’inscrivent dans une tradition continue jusqu’aujourd’hui, et contribue ainsi à creuser un fossé entre les lettres et la linguistique qui n’existait pas aux origines de la philologie traditionnelle. Ces observations montrent à leur tour les conséquences d’une focalisation conséquente sur la dimension orale de l’usage du langage.6

 

La géographie linguistique est axée sur la « production » depuis ses origines. Elle poursuit l’objectif de générer des atlas linguistiques, et, à cet effet, de déterminer une sélection représentative de données, de les traiter méthodiquement et de les présenter de façon systématique. Ainsi, la géographie linguistique est la conjonction d’une linguistique des données et de structuralisme interprétatif qui, pendant des décennies, a contribué à la définition du cœur des recherches de la philologie romane. D’autres aspects comme la dimension sociolinguistique ont été laissés de côté. Cette discipline a considéré la définition d’espaces linguistiques géographiques comme sa contribution centrale au sein de la philologie romane. Elle les démarque en déterminant les frontières linguistiques sur la base de « faisceaux d’isoglosses », sans considération des dimensions socioculturelles de l’usage du langage.

Les opinions sont partagées sur les avancées scientifiques de la géographie linguistique. Daniela Pirazzini a proposé une belle synthèse de ses apports il y a quelques années.7 Il est indéniable qu’une précieuse documentation de la variation linguistique romane est née du paradigme scientifique de la géographie linguistique – précieuse, avant tout parce qu’un grand nombre des ces variations linguistiques sont régressives de par la dé-dialectalisation de l’usage du langage et que beaucoup d’entre elles sont abandonnées d’une génération à une autre. D’un autre côté, l’orientation prédominante de la philologie romane pendant des décennies sur les variations diatopiques s’avère être une barrière au développement de procédés d’analyse innovants à propos des formes modernes de plurilinguisme, qui bien souvent s’exprime plutôt à travers la mobilité sociale des locuteurs que la fixation géographique.

Dans ce sens, la géographie sociale par exemple, qui est reconnue aujourd’hui comme discipline, a peu de chances d’entrer dans une relation interdisciplinaire avec la géographie linguistique.8 Cependant, la géographie linguistique doit reconnaître qu’en concentrant ses recherches sur les espaces de plurilinguisme urbains, son objet de recherche véritable, l’espace rural peu touché par la civilisation, perd en importance. Quelques romanistes comme Thomas Krefeld ont tenté de faire de la géographie linguistique une linguistique de l’espace qui intègre dans son observation de la variation linguistique géographique les conditions sociales, l’usage du langage et l’interaction. Malheureusement, sa théorie des « glossotopes »9 reste marginale dans le développement de méthodes de la philologie romane, qui risque de disparaître dans les remous de la construction théorique post-structuraliste, comme par exemple dans la sociolinguistique urbaine10 représentée par Thierry Bulot.

Mais revenons à l’axiome formulé afin de souligner que l’intérêt primordial pour une recherche territoriale de la variation linguistique orale n’est pas nécessairement le corollaire de cette conviction profonde. La supposition qu’il n’existait pas de langues-ancêtre dans le sens de « proto-langues standard » avant la formation des langues romanes, mais seulement des dialectes et « patois » romans, reste certainement valide. Nous observons (de nouveau) une situation similaire là où aujourd’hui l’occitan, l’aragonais ou le vénitien sont encore parlés. Par ailleurs, l’influence de langues de contact non-romanes et de langues-toit de culture comme le latin ou le grec dans les anciens territoires linguistiques proto-romans est reconnue. Ainsi, on constate la création d’espaces de plurilinguisme complexes et dynamiques depuis l’émergence des langues romanes, qu’il faut expliquer dans une perspective historico-linguistique, -sociale et -culturelle.

Voilà la clé d’une analyse moderne du troisième axiome. Interpréter cet axiome dans sa dimension territoriale uniquement s’avère être une erreur, car on laisse de côté les acquis sur la dynamique d’espaces linguistiques sociaux. L’axe de recherche linguistique avant tout géographique a rendu aveugle la philologie romane pendant des décennies et lui a suggéré une conception de l’espace purement géographique, qui a perdu sa valeur d’un point de vue historiographique. Pourtant, le potentiel de l’axiome de la dialectalité de l’origine des langues romanes est immense, car il peut et doit être le point de départ d’une réflexion sur les conditions d’émergence d’une standardisation linguistique et des paramètres ethnologiques et socioculturels ayant engendré les langues romanes. À présent, nous nous écartons, sur le plan méthodique, de l’analyse synchrone d’une linguistique géographique des données pour nous dédier à une histoire sociale des langues et du caractère progressif de l’action linguistique. Ce pas est important pour le développement futur de la discipline; c’est une réforme nécessaire. Il correspond au transfert de l’optique du troisième axiome de l’aréalité vers la spatialité du parler. Consacrons-nous donc en conclusion au quatrième axiome, formulé ci-avant.