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Le diable au corps

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Marthe, qui souvent maintenant me demandait s’il était vrai que je l’avais aimée dès notre première rencontre, me reprochait de ne le lui avoir pas dit avant son mariage. Elle ne se serait pas mariée, prétendait-elle ; car, si elle avait éprouvé pour Jacques une sorte d’amour au début de leurs fiançailles, celles-ci trop longues, par la faute de la guerre, avaient peu à peu effacé l’amour de son coeur. Elle n’aimait déjà plus Jacques quand elle l’épousa. Elle espérait que ces quinze jours de permission accordés à Jacques transformeraient peut-être ses sentiments.

Il fut malhabile. Celui qui aime agace toujours celui qui n’aime pas. Et Jacques l’aimait toujours davantage. Ses lettres étaient de quelqu’un qui souffre, mais plaçant trop haut sa Marthe pour la croire capable de trahison. Aussi n’accusait-il que lui, la suppliant seulement de lui expliquer quel mal il avait pu lui faire : « Je me trouve si grossier à côté de toi, je sens que chacune de mes paroles te blesse. » Marthe lui répondait seulement qu’il se trompait, qu’elle ne lui reprochait rien.

Nous étions alors au début de mars. Le printemps était précoce. Les jours où elle ne m’accompagnait pas à Paris, Marthe, nue sous un peignoir, attendait que je revinsse de mes cours de dessin, étendue devant la cheminée où brûlait toujours l’olivier de ses beaux-parents. Elle leur avait demandé de renouveler sa provision. Je ne sais quelle timidité, si ce n’est celle que l’on éprouve en face de ce qu’on n’a jamais fait, me retenait. Je pensais à Daphnis. Ici c’est Chloé qui avait reçu quelques leçons, et Daphnis n’osait lui demander de les lui apprendre. Au fait, ne considérais-je pas Marthe plutôt comme une vierge, livrée, la première quinzaine de ses noces, à un inconnu et plusieurs fois prise par lui de force.

Le soir, seul dans mon lit, j’appelais Marthe, m’en voulant, moi qui me croyais un homme, de ne l’être pas assez pour finir d’en faire ma maîtresse. Chaque jour, allant chez elle, je me promettais de ne pas sortir qu’elle ne le fût.

Le jour de l’anniversaire de mes seize ans, au mois de mars 1918, tout en me suppliant de ne pas me fâcher, elle me fit cadeau d’un peignoir, semblable au sien, qu’elle voulait me voir mettre chez elle. Dans ma joie, je faillis faire un calembour, moi qui n’en faisais jamais. Ma robe prétexte ! Car il me semblait jusqu’ici avait entravé mes désirs, c’était la peur du ridicule, de me sentir habillé, lorsqu’elle ne l’était pas. D’abord je pensai à mettre cette robe le jour même. Puis, je rougis, comprenant ce que son cadeau contenait de reproches.

* * *

Dès le début de notre amour, Marthe m’avait donné une clef de son appartement, afin que je n’eusse pas à l’attendre dans le jardin, si, par hasard, elle était en ville. Je pouvais me servir moins innocemment de cette clef. Nous étions un samedi. Je quittai Marthe en lui promettant de venir déjeuner le lendemain avec elle. Mais j’étais décidé à revenir le soir aussitôt que possible.

À dîner, j’annonçai à mes parents que j’entreprendrais le lendemain avec René une longue promenade dans la forêt de Sénart. Je devais pour cela partir à cinq heures du matin. Comme toute la maison dormirait encore, personne ne pourrait deviner l’heure à laquelle j’étais parti, et si j’avais découché.

À peine avais-je fait part de ce projet à ma mère, qu’elle voulut préparer elle-même un panier rempli de provisions, pour la route. J’étais consterné, ce panier détruisait tout le romanesque et le sublime de mon acte. Moi qui goûtais d’avance l’effroi de Marthe quand j’entrerais dans sa chambre, je pensais maintenant à ses éclats de rire en voyant paraître ce prince Charmant, un panier de ménagère à son bras. J’eus beau dire à ma mère que René s’était muni de tout, elle ne voulut rien entendre. Résister davantage, c’était éveiller les soupçons.

Ce qui fait le malheur des uns causerait le bonheur des autres. Tandis que ma mère emplissait le panier qui me gâtait d’avance ma première nuit d’amour, je voyais les yeux pleins de convoitise de mes frères. Je pensai bien à le leur offrir en cachette, mais une fois tout mangé, au risque de se faire fouetter, et pour le plaisir de me perdre, ils eussent tout raconté.

Il fallait donc me résigner, puisque nulle cachette ne semblait assez sûre.

Je m’étais juré de ne pas partir avant minuit pour être sûr que mes parents dormissent. J’essayai de lire. Mais comme dix heures sonnaient à la mairie, et que mes parents étaient couchés depuis quelque temps déjà, je ne pus attendre. Ils habitaient au premier étage, moi au rez-de-chaussée. Je n’avais pas mis mes bottines afin d’escalader le mur le plus silencieusement possible. Les tenant d’une main, tenant de l’autre ce panier fragile à cause des bouteilles, j’ouvris avec précaution une petite porte d’office. Il pleuvait. Tant mieux ! La pluie couvrirait le bruit. Apercevant que la lumière n’était pas encore éteinte dans la chambre de mes parents, je fus sur le point de me recoucher. Mais j’étais en route. Déjà la précaution des bottines était impossible ; à cause de la pluie je dus les remettre. Ensuite, il me fallait escalader le mur pour ne point ébranler la cloche de la grille. Je m’approchai du mur, contre lequel j’avais pris soin, après le dîner, de poser une chaise de jardin pour faciliter mon évasion. Ce mur était garni de tuiles à son faîte. La pluie les rendait glissantes. Comme je m’y suspendais, l’une d’elles tomba. Mon angoisse décupla le bruit de sa chute. Il fallait maintenant sauter dans la rue. Je tenais le panier avec mes dents ; je tombai dans une flaque. Une longue minute, je restai debout, les yeux levés vers la fenêtre de mes parents, pour voir s’ils bougeaient, s’étant aperçus de quelque chose. La fenêtre resta vide. J’étais sauf !

Pour me rendre jusque chez Marthe, je suivis la Marne. Je comptais cacher mon panier dans un buisson et le reprendre le lendemain. La guerre rendait cette chose dangereuse. En effet, au seul endroit où il y eût des buissons et où il était possible de cacher le panier, se tenait une sentinelle, gardant le pont de J… J’hésitai longtemps, plus pâle qu’un homme qui pose une cartouche de dynamite. Je cachai tout de même mes victuailles.

La grille de Marthe était fermée. Je pris la clef qu’on laissait toujours dans la boîte aux lettres. Je traversai le petit jardin sur la pointe des pieds, puis montai les marches du perron. J’ôtai encore mes bottines avant de prendre l’escalier.

Marthe était si nerveuse ! Peut-être s’évanouirait-elle en me voyant dans sa chambre. Je tremblai ; je ne trouvai pas le trou de la serrure. Enfin, je tournai la clef lentement, afin de ne réveiller personne. Je butai dans l’antichambre contre le porte-parapluies. Je craignais de prendre les sonnettes pour des commutateurs. J’allai à tâtons jusqu’à la chambre. Je m’arrêtai avec, encore, l’envie de fuir. Peut-être Marthe ne me pardonnerait jamais. Ou bien si j’allais tout à coup apprendre qu’elle me trompe, et la trouver avec un homme !

J’ouvris. Je murmurai :

– Marthe ?

Elle répondit :

– Plutôt que de me faire une peur pareille, tu aurais bien pu ne venir que demain matin. Tu as donc ta permission huit jours plus tôt ?

Elle me prenait pour Jacques !

Or, si je voyais de quelle façon elle l’eût accueilli, j’apprenais du même coup qu’elle me cachait déjà quelque chose. Jacques devait donc venir dans huit jours !

J’allumai. Elle restait tournée contre le mur. Il était simple de dire : « C’est moi », et pourtant, je ne le disais pas. Je l’embrassai dans le cou.

– Ta figure est toute mouillée. Essuie-toi donc.

Alors, elle se retourna et poussa un cri.

D’une seconde à l’autre, elle changea d’attitude et, sans prendre la peine de s’expliquer ma présence nocturne :

– Mais mon pauvre chéri, tu vas prendre mal ! Déshabille-toi vite.

Elle courut ranimer le feu dans le salon. À son retour dans la chambre, comme je ne bougeais pas, elle dit :

– Veux-tu que je t’aide ? Moi qui redoutais par-dessus tout le moment où je devrais me déshabiller et qui en envisageais le ridicule, je bénissais la pluie grâce à quoi ce déshabillage prenait un sens maternel. Mais Marthe repartait, revenait, repartait dans la cuisine, pour voir si l’eau de mon grog était chaude. Enfin, elle me trouva nu sur le lit, me cachant à moitié sous l’édredon. Elle me gronda : c’était fou de rester nu ; il fallait me frictionner à l’eau de Cologne. Puis, Marthe ouvrit une armoire et me jeta un costume de nuit. « Il devait être de ma taille. » Un costume de Jacques ! Et je pensais à l’arrivée, fort possible, de ce soldat, puisque Marthe y avait cru.

J’étais dans le lit. Marthe m’y rejoignit. Je lui demandai d’éteindre. Car, même en ses bras, je me méfiais de ma timidité. Les ténèbres me donneraient du courage. Marthe me répondit doucement :

– Non. Je veux te voir t’endormir. À cette parole pleine de grâce, je sentis quelque gêne. J’y voyais la touchante douceur de cette femme qui risquait tout pour devenir ma maîtresse et, ne pouvant deviner ma timidité maladive, admettait que je m’endormisse auprès d’elle. Depuis quatre mois, je disais l’aimer, et ne lui en donnais pas cette preuve dont les hommes sont si prodigues et qui souvent leur tient lieu d’amour. J’éteignis de force. Je me retrouvai avec le trouble de tout à l’heure, avant d’entrer chez Marthe. Mais comme l’attente devant la porte, celle devant l’amour ne pouvait être bien longue. Du reste, mon imagination se promettait de telles voluptés qu’elle n’arrivait plus à les concevoir. Pour la première fois aussi, je redoutai de ressembler au mari et de laisser à Marthe un mauvais souvenir de nos premiers moments d’amour. Elle fut donc plus heureuse que moi. Mais la minute où nous nous désenlaçâmes, et ses yeux admirables, valaient bien mon malaise. Son visage s’était transfiguré. Je m’étonnai même de ne pas pouvoir toucher l’auréole qui entourait vraiment sa figure, comme dans les tableaux religieux.

 

Soulagé de mes craintes, il m’en venait d’autres.

C’est que, comprenant enfin la puissance des gestes que ma timidité n’avait osés jusqu’alors, je tremblais que Marthe appartînt à son mari plus qu’elle ne voulait le prétendre.

Comme il m’est impossible de comprendre ce que je goûte la première fois, je devais connaître ces jouissances de l’amour chaque jour davantage.

En attendant, le faux plaisir m’apportait une vraie douleur d’homme : la jalousie.

J’en voulais à Marthe, parce que je comprenais, à son visage reconnaissant, tout ce que valent les liens de la chair. Je maudissais l’homme qui avait avant moi éveillé son corps. Je considérai ma sottise d’avoir vu en Marthe une vierge. À toute autre époque, souhaiter la mort de son mari, c’eût été chimère enfantine, mais ce voeu devenait presque aussi criminel que si j’eusse tué. Je devais à la guerre mon bonheur naissant ; j’en attendais l’apothéose. J’espérais qu’elle servirait ma haine comme un anonyme commet le crime à notre place.

Maintenant, nous pleurons ensemble ; c’est la faute du bonheur. Marthe me reproche de n’avoir pas empêché son mariage. « Mais alors, serais-je dans ce lit choisi par moi ? Elle vivrait chez ses parents ; nous ne pourrions nous voir. Elle n’aurait jamais appartenu à Jacques, mais elle ne m’appartiendrait pas. Sans lui, et ne pouvant comparer, peut-être regretterait-elle encore, espérant mieux. Je ne hais pas Jacques. Je hais la certitude de tout devoir à cet homme que nous trompons. Mais j’aime trop Marthe pour trouver notre bonheur criminel. »

Nous pleurons ensemble de n’être que des enfants, disposant de peu. Enlever Marthe ! Comme elle n’appartient à personne, qu’à moi, ce serait me l’enlever, puisqu’on nous séparerait. Déjà, nous envisageons la fin de la guerre, qui sera celle de notre amour. Nous le savons, Marthe a beau me jurer qu’elle quittera tout, qu’elle me suivra, je ne suis pas d’une nature portée à la révolte, et, me mettant à la place de Marthe, je n’imagine pas cette folle rupture. Marthe m’explique pourquoi elle se trouvait trop vieille. Dans quinze ans, la vie ne fera encore que commencer pour moi, des femmes m’aimeront, qui auront l’âge qu’elle a. « Je ne pourrais que souffrir, ajoute-t-elle. Si tu me quittes, j’en mourrai. Si tu restes, ce sera par faiblesse, et je souffrirai de te voir sacrifier ton bonheur. »

Malgré mon indignation, je m’en voulais de ne point paraître assez convaincu du contraire. Mais Marthe ne demandait qu’à l’être, et mes plus mauvaises raisons lui semblaient bonnes. Elle répondait : « Oui, je n’ai pas pensé à cela. Je sens bien que tu ne mens pas. » Moi, devant les craintes de Marthe, je sentais ma confiance moins solide. Alors mes consolations étaient molles. J’avais l’air de ne la détromper que par politesse. Je lui disais : « Mais non, mais non, tu es folle. » Hélas ! j’étais trop sensible à la jeunesse pour ne pas envisager que je me détacherais de Marthe, le jour où sa jeunesse se fanerait, et que s’épanouirait la mienne.

Bien que mon amour me parût avoir atteint sa forme définitive, il était à l’état d’ébauche. Il faiblissait au moindre obstacle.

Donc, les folies que cette nuit-là firent nos âmes, nous fatiguèrent davantage que celles de notre chair. Les unes semblaient nous reposer des autres ; en réalité, elles nous achevaient. Les coqs, plus nombreux, chantaient. Ils avaient chanté toute la nuit. Je m’aperçus de ce mensonge poétique : les coqs chantent au lever du soleil. Ce n’était pas extraordinaire. Mon âge ignorait l’insomnie. Mais Marthe le remarqua aussi, avec tant de surprise, que ce ne pouvait être que la première fois. Elle ne put comprendre la force avec laquelle je la serrai contre moi, car sa surprise me donnait la preuve qu’elle n’avait pas encore passé une nuit blanche avec Jacques.

Mes transes me faisaient prendre notre amour pour un amour exceptionnel. Nous croyons être les premiers à ressentir certains troubles, ne sachant pas que l’amour est comme la poésie, et que tous les amants, même les plus médiocres, s’imaginent qu’ils innovent. Disais-je à Marthe (sans y croire d’ailleurs), mais pour lui faire penser que je partageais ses inquiétudes : « Tu me délaisseras, d’autres hommes te plairont », elle m’affirmait être sûre d’elle. Moi, de mon côté, je me persuadais peu à peu que je lui resterais, même quand elle serait moins jeune, ma paresse finissant par faire dépendre notre éternel bonheur de son énergie.

Le sommeil nous avait surpris dans notre nudité. À mon réveil, la voyant découverte, je craignis qu’elle n’eût froid. Je tâtai son corps. Il était brûlant. La voir dormir me procurait une volupté sans égale. Au bout de dix minutes, cette volupté me parut insupportable. J’embrassai Marthe sur l’épaules Elle ne s’éveilla pas. Un second baiser, moins chaste, agit avec la violence d’un réveille-matin. Elle sursauta, et, se frottant les yeux, me couvrit de baisers, comme quelqu’un qu’on aime et qu’on retrouve dans son lit après avoir rêvé qu’il est mort. Elle, au contraire, avait cru rêver ce qui était vrai, et me retrouvait au réveil.

Il était déjà onze heures. Nous buvions notre chocolat, quand nous entendîmes la sonnette. Je pensai à Jacques : « Pourvu qu’il ait une arme. » Moi qui avais si peur de la mort, je ne tremblais pas. Au contraire, j’aurais accepté que ce fût Jacques, à condition qu’il nous tuât. Toute autre solution me semblait ridicule.

Envisager la mort avec calme ne compte que si nous l’envisageons seul. La mort à deux n’est plus la mort, même pour les incrédules. Ce qui chagrine, ce n’est pas de quitter la vie, mais de quitter ce qui lui donne un sens. Lorsqu’un amour est notre vie, quelle différence y a-t-il entre vivre ensemble ou mourir ensemble ?

Je n’eus pas le temps de me croire un héros, car, pensant que peut-être Jacques ne tuerait que Marthe, ou moi, je mesurai mon égoïsme. Savais-je même, de ces deux drames, lequel était le pire ?

Comme Marthe ne bougeait pas, je crus m’être trompé, et qu’on avait sonné chez les propriétaires. Mais la sonnette retentit de nouveau.

– Tais-toi, ne bouge pas ! murmura-t-elle, ce doit être ma mère. J’avais complètement oublié qu’elle passerait après la messe.

J’étais heureux d’être témoin d’un de ses sacrifices. Dès qu’une maîtresse, un ami, sont en retard de quelques minutes à un rendez-vous, je les vois morts. Attribuant cette forme d’angoisse à sa mère, je savourais sa crainte, et que ce fût par ma faute qu’elle l’éprouvât.

Nous entendîmes la grille du jardin se refermer, après un conciliabule (évidemment, Mme Grangier demandait au rez-de-chaussée si on avait vu ce matin sa fille). Marthe regarda derrière les volets et me dit : « C’était bien elle. » Je ne pus résister au plaisir de voir, moi aussi, Mme Grangier repartant, son livre de messe à la main, inquiète de l’absence incompréhensible de sa fille. Elle se retourna encore vers les volets clos.

* * *

Maintenant qu’il ne me restait plus rien à désirer, je me sentais devenir injuste. Je m’affectais de ce que Marthe pût mentir sans scrupules à sa mère, et ma mauvaise foi lui reprochait de pouvoir mentir. Pourtant l’amour, qui est l’égoïsme à deux, sacrifie tout à soi, et vit de mensonges. Poussé par le même démon, je lui fis encore le reproche de m’avoir caché l’arrivée de son mari. Jusqu’alors, j’avais maté mon despotisme, ne me sentant pas le droit de régner sur Marthe. Ma dureté avait des accalmies. Je gémissais : « Bientôt tu me prendras en horreur. Je suis comme ton mari, aussi brutal. – Il n’est pas brutal », disait-elle. Je reprenais de plus belle : « Alors, tu nous trompes tous les deux, dis-moi que tu l’aimes, sois contente : dans huit jours tu pourras me tromper avec lui. »

Elle se mordait les lèvres, pleurait : « Qu’ai-je donc fait qui te rende aussi méchant ? Je t’en supplie, n’abîme pas notre premier jour de bonheur.

– Il faut que tu m’aimes bien peu pour qu’aujourd’hui soit ton premier jour de bonheur. »

Ces sortes de coups blessent celui qui les porte. Je ne pensais rien de ce que je disais, et pourtant j’éprouvais le besoin de le dire. Il m’était impossible d’expliquer à Marthe que mon amour grandissait. Sans doute atteignait-il l’âge ingrat, et cette taquinerie féroce, c’était la mue de l’amour devenant passion. Je souffrais. Je suppliai Marthe d’oublier mes attaques.

* * *

La bonne des propriétaires glissa des lettres sous la porte. Marthe les prit. Il y en avait deux de Jacques. Comme réponse à mes doutes : « Fais-en, dit-elle, ce que bon te semble. » J’eus honte. Je lui demandai de les lire, mais de les garder pour elle. Marthe, par un de ces réflexes qui nous poussent aux pires bravades, déchira une des enveloppes. Difficile à déchirer, la lettre devait être longue. Son geste devint une nouvelle occasion de reproches. Je détestais cette bravade, le remords qu’elle ne manquerait pas d’en ressentir. Je fis, malgré tout, un effort et, voulant qu’elle ne déchirât point la seconde lettre, je gardai pour moi que d’après cette scène il était impossible que Marthe ne fût pas méchante. Sur ma demande, elle la lut. Un réflexe pouvait lui faire déchirer la première lettre, mais non lui faire dire, après avoir parcouru la seconde : « Le ciel nous récompense de n’avoir pas déchiré la lettre. Jacques m’y annonce que les permissions viennent d’être suspendues dans son secteur, il ne viendra pas avant un mois. »

L’amour seul excuse de telles fautes de goût.

Ce mari commençait à me gêner, plus que s’il avait été là et que s’il avait fallu prendre garde. Une lettre de lui prenait soudain l’importance d’un spectre. Nous déjeunâmes tard. Vers cinq heures, nous allâmes nous promener au bord de l’eau. Marthe resta stupéfaite lorsque d’une touffe d’herbes je sortis un panier, sous l’oeil de la sentinelle. L’histoire du panier l’amusa bien. Je n’en craignais plus le grotesque. Nous marchions, sans nous rendre compte de l’indécence de notre tenue, nos corps collés l’un contre l’autre. Nos doigts s’enlaçaient. Ce premier dimanche de soleil avait fait pousser les promeneurs à chapeau de paille, comme la pluie les champignons. Les gens qui connaissaient Marthe n’osaient pas lui dire bonjour ; mais elle, ne se rendant compte de rien, leur disait bonjour sans malice. Ils durent y voir une fanfaronnade. Elle m’interrogeait pour savoir comment je m’étais enfui de la maison. Elle riait, puis sa figure s’assombrissait ; alors elle me remerciait, en me serrant les doigts de toutes ses forces, d’avoir couru tant de risques. Nous repassâmes chez elle pour y déposer le panier. À vrai dire, j’entrevis pour ce panier, sous forme d’envoi aux armées, une fin digne de ces aventures. Mais cette fin était si choquante que je la gardai pour moi.

Marthe voulait suivre la Marne jusqu’à La Varenne. Nous dînerions en face de l’île d’Amour. Je lui promis de lui montrer le musée de l’Écu de France, le premier musée que j’avais vu, tout enfant, et qui m’avait ébloui. J’en parlais à Marthe comme d’une chose très intéressante. Mais quand nous constatâmes que ce musée était une farce, je ne voulus pas admettre que je m’étais trompé à ce point. Les ciseaux de Fulbert ! tout ! j’avais tout cru. Je prétendis avoir fait à Marthe une plaisanterie innocente. Elle ne comprenait pas, car il était peu dans mes habitudes de plaisanter. À vrai dire, cette déconvenue me rendait mélancolique. Je me disais : Peut-être moi qui, aujourd’hui, crois tellement à l’amour de Marthe, y verrai-je un attrape-nigaud, comme le musée de l’Écu de France !

Car je doutais souvent de son amour. Quelquefois, je me demandais si je n’étais pas pour elle un passe temps, un caprice dont elle pourrait se détacher du jour au lendemain, la paix la rappelant à ses devoirs. Pourtant, me disais-je, il y a des moments où une bouche, des yeux, ne peuvent mentir. Certes. Mais une fois ivres, les hommes les moins généreux se fâchent si l’on n’accepte pas leur montre, leur portefeuille. Dans cette veine, ils sont aussi sincères que s’ils se trouvent en état normal. Les moments où on ne peut pas mentir sont précisément ceux où l’on ment le plus, et surtout à soi-même. Croire une femme « au moment où elle ne peut mentir », c’est croire à la fausse générosité d’un avare.

Ma clairvoyance n’était qu’une forme plus dangereuse de ma naïveté. Je me jugeais moins naïf, je l’étais sous une autre forme, puisque aucun âge n’échappe à la naïveté. Celle de la vieillesse n’est pas la moindre. Cette prétendue clairvoyance m’assombrissait tout, me faisait douter de Marthe. Plutôt, je doutais de moi-même, ne me trouvant pas digne d’elle. Aurais-je eu mille fois plus de preuves de son amour, je n’aurais pas été moins malheureux.

 

Je savais trop le trésor de ce qu’on n’exprime jamais à ceux qu’on aime, par la crainte de paraître puéril, pour ne pas redouter chez Marthe cette pudeur navrante, et je souffrais de ne pouvoir pénétrer son esprit.

Je revins à la maison à neuf heures et demie du soir. Mes parents m’interrogèrent sur ma promenade. Je leur décrivis avec enthousiasme la forêt de Sénart et ses fougères deux fois hautes comme moi. Je parlai aussi de Brunoy, charmant village où nous avions déjeuné. Tout à coup, ma mère, moqueuse, m’interrompant :

– À propos, René est venu cet après-midi à quatre heures, très étonné en apprenant qu’il faisait une grande promenade avec toi.

J’étais rouge de dépit. Cette aventure, et bien d’autres, m’apprirent que, malgré certaines dispositions, je ne suis pas fait pour le mensonge. On m’y attrape toujours. Mes parents n’ajoutèrent rien d’autre. Ils eurent le triomphe modeste.

* * *

Mon père, d’ailleurs, était inconsciemment complice de mon premier amour. Il l’encourageait plutôt, ravi que ma précocité s’affirmât d’une façon ou d’une autre. Il avait aussi toujours eu peur que je tombasse entre les mains d’une mauvaise femme. Il était content de me savoir aimé d’une brave fille. Il ne devait se cabrer que le jour où il eut la preuve que Marthe souhaitait le divorce.

Ma mère, elle, ne voyait pas notre liaison d’un aussi bon oeil. Elle était jalouse. Elle regardait Marthe avec des yeux de rivale. Elle trouvait Marthe antipathique, ne se rendant pas compte que toute femme, du fait de mon amour, le lui serait devenue. D’ailleurs, elle se préoccupait plus que mon père du qu’en-dira-t-on. Elle s’étonnait que Marthe pût se compromettre avec un gamin de mon âge. Puis, elle avait été élevée à F… Dans toutes ces petites villes de banlieue, du moment qu’elles s’éloignent de la banlieue ouvrière, sévissent les mêmes passions, la même soif de racontars qu’en province. Mais, en outre, le voisinage de Paris rend les racontars, les suppositions, plus délurés. Chacun y doit tenir son rang. C’est ainsi que pour avoir une maîtresse, dont le mari était soldat, je vis peu à peu, et sur l’injonction de leurs Parents, s’éloigner mes camarades. Ils disparurent par ordre hiérarchique : depuis le fils du notaire, jusqu’à celui de notre jardinier. Ma mère était atteinte par ces mesures qui me semblaient un hommage. Elle me voyait perdu par une folle. Elle reprochait certainement à mon père de me l’avoir fait connaître, et de fermer les yeux. Mais, estimant que c’était à mon père d’agir, et mon père se taisant, elle gardait le silence.

* * *

Je passais toutes mes nuits chez Marthe. J’y arrivais à dix heures et demie, j’en repartais le matin à cinq ou six. Je ne sautais plus par-dessus les murs. Je me contentais d’ouvrir la porte avec ma clef ; mais cette franchise exigeait quelques soins. Pour que la cloche ne donnât pas l’éveil, j’enveloppais le soir son battant avec de l’ouate. Je l’ôtais le lendemain en rentrant.

À la maison, personne ne se doutait de mes absences ; il n’en allait pas de même à J… Depuis quelque temps déjà, les propriétaires et le vieux ménage me voyaient d’un assez mauvais oeil, répondant à peine à mes saluts.

Le matin, à cinq heures, pour faire le moins de bruit possible, je descendais, mes souliers à la main. Je les remettais en bas. Un matin, je croisai dans l’escalier le garçon laitier. Il tenait ses boîtes de lait à la main ; je tenais, moi, mes souliers. Il me souhaita le bonjour avec un sourire terrible. Marthe était perdue. Il allait le raconter dans tout J… Ce qui me torturait encore le plus était mon ridicule. Je pouvais acheter le silence du garçon laitier, mais je m’en abstins faute de savoir comment m’y prendre.

L’après-midi, je n’osai rien en dire à Marthe. D’ailleurs, cet épisode était inutile pour que Marthe fût compromise. C’était depuis longtemps chose faite. La rumeur me l’attribua même comme maîtresse bien avant la réalité. Nous ne nous étions rendu compte de rien. Nous allions bientôt voir clair. C’est ainsi qu’un jour, je trouvai Marthe sans forces. Le propriétaire venait de lui dire que depuis quatre jours, il guettait mon départ à l’aube. Il avait d’abord refusé de croire, mais il ne lui restait aucun doute. Le vieux ménage dont la chambre était sous celle de Marthe se plaignait du bruit que nous faisions nuit et jour. Marthe était atterrée, voulait partir. Il ne fut pas question d’apporter un peu de prudence dans nos rendez-vous. Nous nous en sentions incapables : le pli était pris. Alors Marthe commença de comprendre bien des choses qui l’avaient surprise. La seule amie qu’elle chérît vraiment, une jeune fille suédoise, ne répondait pas à ses lettres. J’appris que le correspondant de cette jeune fille nous ayant un jour aperçus dans le train, enlacés, il lui avait conseillé de ne pas revoir Marthe.

Je fis promettre à Marthe que s’il éclatait un drame, où que ce fût, soit chez ses parents, soit avec son mari, elle montrerait de la fermeté. Les menaces du propriétaire, quelques rumeurs, me donnaient tout lieu de craindre, et d’espérer à la fois, une explication entre Marthe et Jacques.

Marthe m’avait supplié de venir la voir souvent, pendant la permission de Jacques, à qui elle avait déjà parlé de moi. Je refusai, redoutant de jouer mal mon rôle et de voir Marthe avec un homme empressé auprès d’elle. La permission devait être de onze jours. Peut-être tricherait-il et trouverait-il le moyen de rester deux jours de plus. Je fis jurer à Marthe de m’écrire chaque jour. J’attendis trois jours avant de me rendre à la poste restante, pour être sûr de trouver une lettre. Il y en avait déjà quatre. Je ne pus les prendre : il me manquait un des papiers d’identité nécessaires. J’étais d’autant moins à l’aise que j’avais falsifié mon bulletin de naissance, l’usage de la poste restante n’étant permis qu’à partir de dix-huit ans. J’insistais, au guichet, avec l’envie de jeter du poivre dans les yeux de la demoiselle des postes, de m’emparer des lettres qu’elle tenait et ne me donnerait pas. Enfin, comme j’étais connu à la poste, j’obtins, faute de mieux, qu’on les envoyât le lendemain chez mes parents.

Décidément, j’avais encore fort à faire pour devenir un homme. En ouvrant la première lettre de Marthe, je me demandai comment elle exécuterait ce tour de force : écrire une lettre d’amour. J’oubliais qu’aucun genre épistolaire n’est moins difficile : il n’y est besoin que d’amour. Je trouvai les lettres de Marthe admirables, et dignes des plus belles que j’avais lues. Pourtant, Marthe m’y disait des choses bien ordinaires, et son supplice de vivre loin de moi.

Il m’étonnait que ma jalousie ne fût pas plus mordante. Je commençais à considérer Jacques comme « le mari ». Peu à peu, j’oubliais sa jeunesse, je voyais en lui un barbon.

Je n’écrivais pas à Marthe ; il y avait tout de même trop de risques. Au fond, je me trouvais plutôt heureux d’être tenu à ne pas lui écrire, éprouvant, comme devant toute nouveauté, la crainte vague de n’être pas capable, et que mes lettres la choquassent ou lui parussent naïves.

Ma négligence fit qu’au bout de deux jours, ayant laissé traîner sur ma table de travail une lettre de Marthe, elle disparut ; le lendemain, elle reparut sur la table. La découverte de cette lettre dérangeait mes plans : j’avais profité de la permission de Jacques, de mes longues heures de présence, pour faire croire chez moi que je me détachais de Marthe. Car, si je m’étais d’abord montré fanfaron pour que mes parents apprissent que j’avais une maîtresse, je commençais à souhaiter qu’ils eussent moins de preuves. Et voici que mon père apprenait la véritable cause de ma sagesse.