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Les derniers jours de Pékin

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XI

Vendredi 26 octobre.

Parti presque en retard de mon palais du Nord, je me hâte vers le rendez-vous que Li-Hung-Chang a bien voulu me donner pour neuf heures du matin.

Un chasseur d’Afrique m’accompagne. Nous suivons un piqueur chinois envoyé pour nous conduire. Et c’est d’abord un temps de trot accéléré, sous le rayonnement blanc du soleil, à travers du silence et de la poussière, le long des grandes murailles muettes et des fossés en marécage du palais des Empereurs.

Ensuite, au sortir de la «Ville jaune», commence la vie et commence le bruit. Après cette magnifique solitude, où l’on s’est déjà habitué à demeurer, chaque fois que l’on rentre dans le Pékin de tout le monde, c’est presque une surprise de retrouver le grouillement de la Chine et ses humbles foules: on n’arrive pas à se figurer que ces bois, ces lacs, ces horizons qui jouent la vraie campagne, sont choses factices, englobées de toutes parts dans la plus fourmillante des villes.

Il est incontestable que les gens reviennent en masse à Pékin. (Au dire de monseigneur Favier, il y reviendrait surtout des Boxers, sous tous les costumes et sous toutes les formes.) D’un jour à l’autre augmente le nombre des robes en soie; des robes en coton bleu, des yeux de travers et des queues.

Il faut allonger le trot quand même, au milieu de tout ce monde, car nous sommes encore loin, paraît-il, et l’heure passe. Notre piqueur à présent semble galoper; ce n’est plus lui que nous voyons; dans ces rues plus poudreuses encore que les chemins de la «Ville jaune»; c’est seulement l’envolée de poussière noire dont il s’enveloppe avec son petit cheval mongol, – et nous suivons ce nuage.

* * * * *

Au bout d’une demi-heure de course rapide, dans une triste ruelle sans vue, devant une vieille maison délabrée, le nuage enfin s’arrête… Est-ce possible qu’il demeure là, ce Li-Hung-Chang, riche comme Aladin, possesseur de palais et de merveilles, qui fut un des favoris les plus durables de l’Impératrice, et une des gloires de la Chine?….

* * * * *

Pour je ne sais quelles raisons, sans doute complexes, un poste de soldats cosaques garde cette entrée: uniformes sordides et naïves figures roses. La salle où l’on m’introduit, au fond d’une cour, est en décrépitude et en désarroi; au milieu, une table et deux ou trois fauteuils d’ébène sculptés un peu finement, mais c’est tout. Dans les fonds, un chaos de malles, de valises, de paquets, de couvertures enroulées; on dirait les préparatifs d’une fuite. Le Chinois qui est venu me recevoir au seuil de la rue, en belle robe de soie prune, me fait asseoir et m’offre du thé; c’est l’interprète de céans; il parle français d’une façon correcte, même élégante: on est allé, me dit-il, m’annoncer à Son Altesse.

Sur un signe d’un autre Chinois, il m’emmène bientôt dans une seconde cour, et là m’apparaît, à la porte d’une salle de réception, un grand vieillard qui s’avance à ma rencontre. De droite et de gauche il s’appuie sur les épaules de serviteurs en robe de soie qu’il dépasse de toute la tête. Il est colossal, les pommettes saillantes sous de petits yeux, de tout petits yeux vifs et scrutateurs; l’exagération du type mongol, avec une certaine beauté quand même et l’air grand seigneur, bien que sa robe fourrée, de nuance indécise, laisse voir les taches et l’usure. (On m’en avait prévenu d’ailleurs: Son Altesse, en ces jours d’abomination, croit devoir affecter d’être pauvre).

La grande salle décrépite où il me reçoit est, comme la première, encombrée de malles et de paquets ficelés. Nous prenons place dans des fauteuils, l’un devant l’autre, une table entre nous deux, sur laquelle des serviteurs posent des cigarettes, du thé, du champagne. Et nous nous dévisageons d’abord comme deux êtres qu’un monde sépare.

Après m’avoir demandé mon âge et le chiffre de mes revenus (ce qui est une formule de politesse chinoise), il salue de nouveau et la conversation commence…

* * * * *

Quand nous avons fini de causer des questions brûlantes du jour, Li-Hung-Chang s’apitoie sur la Chine, sur les ruines de Pékin.

* * * * *

– Ayant visité toute l’Europe, dit-il, j’ai vu les musées de toutes vos capitales. Pékin avait le sien aussi, car la «Ville jaune» tout entière était un musée, commencé depuis des siècles, que l’on pouvait comparer aux plus beaux d’entre les vôtres… Et maintenant, il est détruit…

Il m’interroge ensuite sur ce que nous faisons dans notre palais du Nord, s’informe, avec des ménagements aimables, si nous n’y commettons pas de dégâts.

Ce que nous faisons, il le sait aussi bien que moi, ayant des espions partout, même parmi nos portefaix; son énigmatique figure cependant simule une satisfaction quand je lui confirme que nous ne détruisons rien.

L’audience finie, les poignées de main échangées, Li-Hung-Chang, toujours appuyé sur les deux serviteurs qu’il domine de sa haute taille, vient me reconduire jusqu’au milieu de la cour. Et quand je me retourne sur le seuil pour lui adresser le salut final, il rappelle courtoisement à ma mémoire l’offre que je lui ai faite de lui envoyer le récit de mon voyage à Pékin – si jamais je trouve le temps de l’écrire. Malgré la grâce parfaite de l’accueil, due surtout à mon titre de mandarin de lettres, ce vieux prince des «Mille et une Nuits» chinoises, en habits râpés, dans un cadre de misère, n’a cessé de me paraître inquiétant, masqué, insaisissable et peut-être sourdement dédaigneux ou ironique.

A travers deux kilomètres de ruines et de décombres, je me dirige à présent vers le quartier des légations européennes, afin de prendre congé de notre ministre de France, encore malade et alité, et de lui demander ses commissions pour l’amiral; – car, je dois, après-demain au plus tard, quitter Pékin, m’en retourner à bord.

Et cette visite terminée, au moment où je remonte à cheval pour rentrer dans la «Ville jaune», quelqu’un de la légation vient très gentiment me donner une indication précise, tout à fait singulière, qui me permettra sans doute de dérober ce soir deux petits souliers de l’Impératrice de Chine et de les emporter comme part de pillage. En effet, dans une île ombreuse de la partie sud du Lac des Lotus est un frêle palais, presque caché, où la souveraine avait dormi sa dernière nuit d’angoisse, avant sa fuite affolée en charrette comme une pauvresse. Or, la deuxième chambre à gauche, au fond de la deuxième cour de ce palais était la sienne. Et là, paraît-il, sous un lit sculpté, sont restés par terre deux petits souliers en soie rouge, brodés de papillons et de fleurs, qui n’ont pu appartenir qu’à elle.

Je m’en reviens donc grand train dans la «Ville jaune». Je déjeune en hâte dans notre galerie vitrée – d’où les bibelots merveilleux ont déjà commencé, hélas! de s’en aller au nouveau garde-meuble, afin de permettre aux charpentiers de commencer leur oeuvre d’appropriation. Et vite je m’en vais, à pied cette fois, avec mes deux fidèles serviteurs, à la recherche de cette île, de ce palais et de ces petits souliers.

* * * * *

Le soleil d’une heure est brûlant sur les sentiers desséchés, sur les vieux cèdres tout gris de poussière.

A deux kilomètres environ, au sud de notre résidence, nous trouvons l’île sans peine; elle est dans une région où le lac se divise en différents petits bras, que traversent des ponts de marbre, que bordent des balustres de marbre enguirlandés de verdure. Et le palais est là, caché à demi dans les arbres, charmant et frêle, posé sur une terrasse de marbre blanc. Ses toits de faïence verte rehaussés d’or, ses murs à jour, peints et dorés, brillent d’un éclat de choses précieuses et toutes neuves, parmi le vert poussiéreux des cèdres centenaires. Il était une petite merveille de grâce et de mignardise, et il est adorable ainsi, dans cet abandon et ce silence.

Par les portes ouvertes sur les marches si blanches qui y montent, de gentils débris de toutes sortes dévalent en cascade: cassons de porcelaines impériales, cassons de laques d’or, petits dragons de bronze tombés les pattes en l’air, lambeaux de soies roses et grappes de fleurs artificielles. Les barbares ont passé par là, mais lesquels? Pas les Français assurément, pas nos soldats, car jamais cette partie de la «Ville jaune» ne leur a été confiée, jamais ils n’y sont venus.

Dans les cours intérieures, d’où s’envole à notre approche une nuée de corbeaux, même désastre: le sol est jonché de pauvres objets élégants et délicats, un peu féminins, que l’on a détruits à plaisir. Et, comme c’est un massacre tout récent, les étoffes légères, les fleurs en soie, les lambeaux de parures n’ont même pas perdu leur fraîcheur.

* * * * *

«Au fond de la deuxième cour, la deuxième chambrer à gauche!…» Voici… Il y reste un trône, des fauteuils, un grand lit très bas, sculpté par la main des génies. Mais tout est saccagé. A coups de crosse sans doute, on a brisé les glaces sans tain à travers lesquelles la souveraine pouvait contempler les miroitements du lac et la floraison rose des lotus, les ponts de marbre, les îlots, tout le paysage imaginé et réalisé pour ses yeux; et on a mis en pièces une soie blanche très fine, tendue aux murs, sur laquelle une artiste exquis avait jeté au pinceau, en teintes pâles, d’autres lotus beaucoup plus grands que nature, mais languissants, courbés par quelque vent d’automne, et à demi effeuillés, semant leurs pétales…

Sous ce lit, où je regarde tout de suite, traînent des amas de papiers manuscrits, des soies, des loques charmantes. Et mes deux serviteurs, qui fourragent là dedans avec des bâtons, comme des chiffonniers, ont bientôt fait de ramener ce que je cherchais: l’un après l’autre, les deux petits souliers rouges, étonnants et comiques!

Ce ne sont pas de ces ridicules souliers de poupée, pour dame chinoise aux orteils contrefaits; l’Impératrice, étant une princesse tartare, ne s’était point déformé les pieds, qu’elle semble avoir, du reste, très petits par nature. Non, ce sont des mules brodées, de tournure très normale; mais leur extravagance est seulement dans les talons, qui ont bien trente centimètres de haut, qui prennent sous toute la semelle, qui s’élargissent par le bas comme des socles de statue: sans quoi l’on tomberait, qui sont des blocs de cuir blanc tout à fait invraisemblables.

 

Je ne me représentais pas que des souliers de femme pouvaient faire tant de volume. Et comment les emporter, à présent, pour n’avoir pas l’air de pillards aux yeux des factionnaires ou des patrouilles que nous risquons de trouver en chemin?

* * * * *

Osman imagine alors de les suspendre par des ficelles à la ceinture de Renaud, sous sa longue capote d’hiver aux pans dissimulateurs. Et c’est admirable comme escamotage; en marche même – car nous le faisons marcher pour être plus sûrs, – on ne devinerait rien… Je ne me sens d’ailleurs aucun remords et je me figure que si elle pouvait, de si loin, voir la scène, l’encore belle Impératrice, elle serait la première à en sourire…

* * * * *

Sous le brûlant soleil, à l’ombre rare des vieux cèdres poudreux, retournons maintenant bon pas à mon palais de la Rotonde, où j’aurai à peine deux heures lumineuses et tièdes, dans mon kiosque vitré, pour travailler avant la tombée du froid et de la nuit.

Je suis charmé, chaque fois que je remonte dans ce palais, de retrouver le silence sonore de ma haute esplanade qu’entoure le faîte crénelé des remparts; esplanade artificielle, d’où l’on domine de partout des paysages artificiels, mais immenses et séculaires, – et surtout interdits, interdits depuis qu’ils existent, et jamais vus jusqu’à ces jours par des yeux d’Européens.

Tout est tellement chinois ici qu’on y est pour ainsi dire au coeur même du pays jaune, dans une Chine quintessenciée et exclusive. Ces jardins suspendus étaient un lieu de choix pour les rêveries ultra-chinoises d’une intransigeante Impératrice, qui rêva peut-être de refermer, comme dans les vieux temps, son pays au reste du monde, et qui voit aujourd’hui crouler à ses pieds son empire, vermoulu de toutes parts autant que ses myriades de temples et ses myriades de dieux en bois doré…

L’heure magique, ici, est celle où l’énorme boule rouge qu’est le soleil chinois des soirs d’automne éclaire avant de mourir les toits de la «Ville violette». Et je sors chaque fois de mon kiosque à cette heure-là pour revoir encore ces aspects uniques au monde.

Comparée à ceci, quelle laideur barbare offre la vue à vol d’oiseau d’une de nos villes d’Europe: amas quelconque de pignons difformes, de tuiles grossières; toits sales plantés de cheminées et de tuyaux de poêle, avec en plus l’horreur des fils électriques entre-croisés en réseau noir! En Chine, où l’on dédaigne assurément trop le pavage et la voirie, par contre tout ce qui s’élève un peu haut dans l’air – domaine des Esprits protecteurs au vol incessant – est toujours impeccable. Et cet immense repaire des empereurs, aujourd’hui vide et mort, étale pour moi seul, en cet instant du soir, le luxe prodigieux de ses toitures d’émail.

Malgré leur vieillesse, elles étincellent encore sous ce soleil rougissant, les pyramides de faïence jaune aux contours arqués avec une grâce qui nous est inconnue; à tous les angles de leurs sommets, des ornements simulent de grandes ailes, et puis en bas, vers les bords, viennent les rangées de monstres, dans ces mêmes poses qui se recopient de siècle en siècle, qui sont consacrées et immuables.

Elles étincellent, les pyramides de faïence jaune. Jusque dans le lointain, sur le bleu cendré du ciel où flotte l’éternelle poussière, on dirait une ville en or, – et ensuite une ville de cuivre rouge, à mesure que le soleil s’en va…

Et le silence d’abord de toutes ces choses, et puis cet ensemble de croassements qui s’élève de partout à l’instant du coucher des corbeaux, et ce froid de mort qui soudainement tombe en suaire sur cette magnificence de l’émail, dès que le soleil s’éteint….

* * * * *

Ce soir, comme avant-hier, en quittant le palais de la Rotonde, nous passons sans nous arrêter devant notre palais du Nord pour aller chez monseigneur Favier.

Il me reçoit dans la même salle blanche, où des valises, des sacs de voyage sont posés çà et là sur les meubles. L’évêque part demain pour l’Europe, qu’il n’a pas vue depuis douze ans. Il s’en va à Rome, auprès du Pape, et puis en France, chercher de l’argent pour ses missions en détresse. Sa grande oeuvre de quarante années est anéantie; quinze mille de ses chrétiens, massacrés; ses églises, ses chapelles, ses hôpitaux, ses écoles, tout est détruit, rasé jusqu’au sol, et on a violé ses cimetières. Cependant, il veut tout recommencer encore, il ne désespère de rien.

Et quand il vient me reconduire à travers son jardin déjà obscur, j’admire la belle énergie avec laquelle il me dit, montrant sa cathédrale trouée d’obus, qui est la seule restée debout et qui se profile tristement sur le ciel de nuit avec sa croix brisée:

– Toutes les églises qu’ils m’ont jetées par terre, je les reconstruirai plus grandes et plus hautes! Et je veux que chaque manoeuvre de haine et de violence contre nous amène au contraire un pas en avant du christianisme dans leur pays. Ils me les démoliront peut-être encore mes églises, qui sait? Eh bien! je les rebâtirai une fois de plus, et nous verrons, d’eux ou de moi, qui se lassera le premier!…

Alors il m’apparaît très grand dans son opiniâtreté et sa foi, et je comprends que la Chine devra compter avec cet apôtre d’avant-garde.

XII

Samedi 27 octobre.

J’ai voulu, avant de m’en aller, revoir la «Ville violette» les salles de trône et y entrer, non plus cette fois par les détours cachés et les poternes sournoises, mais par les avenues d’honneur et les grandes portes pendant des siècles fermées, – pour essayer d’imaginer un peu sous le délabrement d’aujourd’hui, ce que devait être, au temps passé, la splendeur des arrivées de souverains.

Aucune de nos capitales d’Occident n’a été conçue, tracée avec tant d’unité et d’audace, dans la pensée dominante d’exalter la magnificence des cortèges, surtout de préparer l’effet terrible d’une apparition d’empereur. Le trône, ici, c’était le centre de tout; cette ville, régulière comme une figure de géométrie, n’avait été créée, dirait-on, que pour enfermer, pour glorifier le trône de ce Fils du Ciel, maître de quatre cents millions d’âmes; pour en être le péristyle, pour y donner accès par des voies colossales, rappelant Thèbes ou Babylone. Et comme on comprend que ces ambassades chinoises, qui, au temps où florissait leur immense patrie, venaient chez nos rois ne fussent pas éblouies outre mesure à la vue de notre Paris d’alors, du Louvre ou de Versailles!…

* * * * *

La porte Sud de Pékin, par où les cortèges arrivaient, est dans l’axe même de ce trône, jadis effroyable, auquel viennent aboutir en ligne droite, six kilomètres d’avenues de portiques et de monstres. Quand on a franchi par cette porte du Sud le rempart de la «Ville chinoise», passant d’abord entre les deux sanctuaires démesurés qui sont le «Temple de l’Agriculture» et le «Temple du Ciel», on suit pendant une demi-lieue la grande artère, bordée de maisons en dentelles d’or, qui mène à un second mur d’enceinte – celui de la «Ville tartare», – plus haut et plus dominateur que le premier. Une porte plus énorme alors se présente, surmontée d’un donjon noir, et l’avenue se prolonge au delà, toujours aussi impeccablement magnifique et droite, jusqu’à une troisième porte dans un troisième rempart d’un rouge de sang – celui de la «Ville impériale».

Une fois entré dans la «Ville impériale», on est encore loin de ce trône, vers lequel on s’avance en ligne directe, de ce trône qui domine tout et que jadis on ne pouvait voir; mais, par l’aspect des entours, on est déjà comme prévenu de son approche; à partir d’ici, les monstres de marbre se multiplient, les lions de taille colossale, ricanant du haut de leur socle; il y a de droite et de gauche des obélisques de marbre, monolithes enroulés de dragons, au sommet de chacun desquels s’assied une bête héraldique toujours la même, sorte de maigre chacal aux oreilles longues, au rictus de mort, qui a l’air d’aboyer, de hurler d’effroi vers cette chose extraordinaire qui est en avant: le trône de l’Empereur. Les murailles se multiplient aussi, coupant la route, les murailles couleur de sang, épaisses de trente mètres, surmontées de toitures cornues et percées de triples portes de plus en plus inquiètes, basses, étroites, souricières. Les fossés de défense, au pied de ces murailles, ont des ponts de marbre blanc, qui sont triples comme les portes. Et par terre, maintenant, de larges et superbes dalles s’entrecroisent en biais, comme les planches d’un parquet.

Et puis, en pénétrant dans la «Ville impériale», cette même voie, déjà longue d’une lieue, est devenue tout à coup déserte, et s’en va, plus grandiosement large encore, entre de longs bâtiments réguliers et mornes: logis de gardes et de soldats. Plus de maisonnettes dorées, ni de petites boutiques, ni de foules; à partir de ce dernier rempart emprisonnant, la vie du peuple s’arrête, sous l’oppression du trône. Et, tout au bout de cette solitude, surveillée du haut des obélisques par les maigres bêtes de marbre, on aperçoit enfin le centre si défendu de Pékin, le repaire des Fils du Ciel.

* * * * *

Cette dernière enceinte qui apparaît là-bas – celle de la «Ville violette», celle du palais – est, comme les précédentes, d’une couleur de sang qui a séché; elle est plantée de donjons de veille, dont les toits d’émail sombre se recourbent aux angles, se relèvent en pointes méchantes. Et ses triples portes, toujours dans l’axe même de la monstrueuse ville, sont trop petites, trop basses pour la hauteur de la muraille, trop profondes, angoissantes comme des trous de tunnel. Oh! la lourdeur, l’énormité de tout cela, et l’étrangeté du dessin de ces toitures, caractérisant si bien le génie du «Colosse jaune»!…

* * * * *

Le délabrement des choses a dû commencer ici depuis des siècles; l’enduit rouge des remparts est tombé par places, ou s’est tacheté de noir; le marbre des obélisques féroces, le marbre des gros lions aux yeux louches n’a pu jaunir ainsi que sous les pluies d’innombrables saisons, et l’herbe verte, poussée partout entre les joints du granit, détaille comme d’une ligne de velours les dessins du dallage.

Ces triples portes, les dernières, qui furent autrefois les plus farouches du monde, confiées depuis la déroute à un détachement de soldats américains, peuvent s’ouvrir aujourd’hui à tel ou tel barbare comme moi, porteur d’une permission dûment signée.

Et on entre alors, après les tunnels, dans l’immense blancheur des marbres, – une blancheur, il est vrai, un peu passée au jaune d’ivoire et très tachée par la rouille des feuilles mortes, par la rouille des herbes d’automne, des broussailles sauvages qui ont envahi ce lieu délaissé. On est sur une place dallée de marbre, et on a devant soi, se dressant au fond comme un mur, une écrasante estrade de marbre, sur laquelle pose la salle même du trône, avec ses colonnes trapues d’un rouge sanglant et sa monumentale toiture de vieil émail. C’est comme un jardin funéraire, cette place blanche tant les broussailles ont jailli du sol entre les dalles soulevées, et on y entend crier, dans le silence, les pies et les corbeaux.

* * * * *

Il y a par terre des rangées de blocs en bronze, tous pareils, sortes de cônes sur lesquels s’ébauchent des formes de bêtes; ils sont là seulement posés, parmi les herbes roussies et les branches effeuillées, on peut en changer l’arrangement comme on ferait d’un jeu de lourdes quilles, – et ils servaient, en leur temps, pour les entrées rituelles de cortèges; ils marquaient l’alignement des étendards et les places où devaient se prosterner de très magnifiques visiteurs, lorsque le Fils du Ciel daignait apparaître au fond, comme un dieu, tout en haut des terrasses de marbre, entouré de bannières, dans un de ces costumes dont les images enfermées au temple des Ancêtres nous ont transmis la splendeur surhumaine, tout cuirassé d’or, avec des têtes de monstres aux épaules et des ailes d’or à la coiffure.

On y monte, à ces terrasses qui supportent la salle du trône, par des rampes de proportions babyloniennes, et, ceci pour l’Empereur seul, par un «sentier impérial», c’est-à-dire par un plan incliné fait d’un même morceau de marbre, un de ces blocs intransportables que les hommes d’autrefois avaient le secret de remuer; le dragon à cinq griffes déroule ses anneaux sculptés du haut en bas de cette pierre, qui partage par le milieu, en deux travées pareilles, les larges escaliers blancs, et vient aboutir au pied du trône; – pas un Chinois n’oserait marcher sur ce «sentier» par où les empereurs descendaient, appuyant, pour ne pas glisser, les hautes semelles de leurs chaussures aux écailles de la bête héraldique.

 

Et ces rampes de marbre, obstinément blanches à travers les années, ont des centaines de balustres plantés partout, sur la tête desquels s’arrête la lumière, et qui, regardés de près, figurent des espèces de petits gnomes enlacés de reptiles.

* * * * *

La salle qui est là-haut, ouverte aujourd’hui à tous les vents et à tous les oiseaux du ciel, a pour toiture le plus prodigieux amas de faïence jaune qui soit à Pékin et le plus hérissé de monstres, avec des ornements d’angle ayant forme de grandes ailes éployées. Au dedans, il va sans dire, c’est l’éclat, l’incendie des ors rouges, dont on est toujours obsédé dans les palais de la Chine. A la voûte, qui est d’un dessin inextricable, les dragons se tordent en tous sens, enchevêtrés, enlaçants; leurs griffes et leurs cornes apparaissent partout, mêlées à des nuages, – et il en est un qui se détache de l’amas, un qui semble prêt à tomber de ce ciel affreux, et tient dans sa gueule pendante une sphère d’or, juste au-dessus du trône. Le trône, en laque rouge et or, est dressé au centre de ce lieu de pénombre, en haut d’une estrade; deux larges écrans de plumes, emblèmes de la souveraineté, sont placés derrière, au bout de hampes, et tout le long des gradins qui y conduisent sont étagés des brûle-parfums, ainsi que dans les pagodes aux pieds des dieux.

Comme les avenues que je viens de suivre, comme les séries de ponts et comme les triples portes, ce trône est dans l’axe même de Pékin, dont il représentait l’âme; n’étaient toutes ces murailles, toutes ces enceintes, l’Empereur assis là, sur ce piédestal de marbre et de laque, aurait pu plonger son regard, jusqu’aux extrémités de la ville, jusqu’à la dernière percée de remparts donnant au dehors; les souverains tributaires qui lui venaient, les ambassades, les armées, dès leur entrée dans Pékin par la porte du Sud, étaient, pour ainsi dire, sous le feu de ses yeux invisibles…

* * * * *

Par terre, un épais tapis impérial jaune d’or reproduit, en dessins qui s’effacent, la bataille des chimères, le cauchemar sculpté aux plafonds; c’est un tapis d’une seule pièce, un tapis immense, de laine si haute et si drue que les pas s’y assourdissent comme sur l’herbe d’une pelouse; mais il est tout déchiré, tout mangé aux vers, avec, par endroits, des tas de fiente grisâtre, – car les pies, les pigeons, les corbeaux ont ici des nids dans les ciselures de la voûte, et, dès que j’arrive, la sonorité lugubre de ce lieu s’emplit d’un bourdonnement de vols effarés, en haut, tout en haut, contre les poutres étincelantes et semi-obscures, parmi l’or des dragons et l’or des nuages.

Pour nous, barbares non initiés, l’incompréhensible de ce palais, c’est qu’il y a trois de ces salles, identiquement semblables, avec leur même trône, leur même tapis, leurs mêmes ornements aux mêmes places; elles se succèdent à la file, toujours dans l’axe absolu des quatre villes murées dont l’ensemble forme Pékin; elles se succèdent précédées des pareilles grandes cours de marbre, et construites sur les pareilles terrasses de marbre; on y monte par les pareils escaliers, les pareils sentiers impériaux. Et partout, même abandon, même envahissement par l’herbe et les broussailles, même délabrement de vieux cimetière, même silence sonore où l’on entend les corbeaux croasser.

Pourquoi trois? puisque forcément l’une doit masquer les deux autres, et puisqu’il faut, pour passer de la première à la seconde, ou de la seconde à la troisième, redescendre chaque fois au fond d’une vaste cour triste et sans vue, redescendre et puis remonter, entre les amoncellements des marbres couleur d’ivoire, superbes, mais si monotones et oppressifs!

Il doit y avoir à ce nombre trois quelque raison mystérieuse, et, sur nos imaginations déroutées, cette répétition produit un effet analogue à celui des trois sanctuaires pareils et des trois cours pareilles, dans le grand temple des Lamas…

* * * * *

J’avais déjà vu les appartements particuliers du jeune Empereur. Ceux de l’Impératrice – car elle avait ses appartements ici, dans la «Ville violette», outre les palais frêles que sa fantaisie avait disséminés dans les parcs de la «Ville jaune» – ceux de l’Impératrice ont moins de mélancolie et surtout ne sont pas crépusculaires. Des salles et des salles, toutes pareilles, vitrées de grandes glaces et couronnées toujours d’une somptueuse toiture d’émail jaune; chacune a son perron de marbre, gardé par deux lions tout ruisselants d’or; et les jardinets qui les séparent sont encombrés d’ornements de bronze, grandes bêtes héraldiques, phénix élancés, ou monstres accroupis.

A l’intérieur, des soies jaunes, des fauteuils carrés, de cette forme qui est consacrée par les âges et immuable comme la Chine. Sur les bahuts, sur les tables, quantité d’objets précieux sont placés dans de petites guérites de verre, à cause de la poussière perpétuelle de Pékin, – et cela donne à ces choses la tristesse des momies, cela jette dans les appartements une froideur de musée. Beaucoup de bouquets artificiels, de chimériques fleurs aux nuances neutres, en ambre, en jade, en agate, en pierre de lune…

Le grand luxe inimitable de ces salles de palais, c’est toujours cette suite d’arceaux d’ébène, fouillés à jour, qui semblent d’épaisses charmilles de feuillages noirs. Dans quelles forêts lointaines ont poussé de tels ébéniers, permettant de créer d’un seul bloc chacune de ces charmilles mortuaires? Et au moyen de quels ciseaux et avec quelle patience a-t-on pu ainsi, en plein bois, jusqu’au coeur même de l’arbre, aller sculpter chaque tige et chaque feuille de ces bambous légers, ou chaque aiguille fine de ces cèdres, – et encore détailler là dedans des papillons et des oiseaux?

Derrière la chambre à coucher de l’Impératrice, une sorte d’oratoire sombre est rempli de divinités bouddhiques sur des autels. Il y reste encore une senteur exquise, laissée par la femme élégante et galante, par la vieille belle qu’était cette souveraine. Parmi ces dieux, un petit personnage de bois très ancien, tout fané, tout usé et dont l’or ne brille plus, porte au cou un collier de perles fines, – et devant lui une gerbe de fleurs se dessèche; dernières offrandes, me dit l’un des eunuques gardiens, faites par l’Impératrice, pendant la minute suprême avant sa fuite de la «Ville violette», à ce vieux petit bouddha qui était son fétiche favori.

* * * * *

J’aurai traversé aujourd’hui ce repaire en sens inverse de mon pèlerinage du premier jour.

Et, pour sortir, je dois donc passer maintenant dans les quartiers où tout est muré et remuré, portes barricadées et gardées par de plus en plus horribles monstres… Les princesses cachées, les trésors, est-ce par ici?… Toujours la même couleur sanglante aux murailles, les mêmes faïences jaunes aux toitures, et, plus que jamais, les cornes, les griffes, les formes cruelles, les rires d’hyène, les dents dégainées, les yeux louches; les moindres choses, jusqu’aux verrous, jusqu’aux heurtoirs, affectant des traits de visage pour grimacer la haine et la mort.

Et tout s’en va de vétusté, les dalles par terre sont mangées d’usure, les bois de ces portes si verrouillées tombent en poussière. Il y a de vieilles cours d’ombre, abandonnées à des serviteurs centenaires en barbiche blanche qui y ont bâti des cabanes de pauvre et qui y vivent comme des reclus, s’occupant à élever des pies savantes ou à cultiver de maladives fleurs dans des potiches, devant le rictus éternel des bêtes de marbre et de bronze. Aucun préau de cloître, aucun couloir de maison cellulaire n’arriverait à la tristesse de ces petites cours trop encloses et trop sourdes, sur lesquelles, pendant des siècles, sans contrôle, pesa le caprice ombrageux des empereurs chinois. La sentence inexorable y semblerait à sa place: Ceux qui sont entrés doivent abandonner l’espérance; à mesure que l’on va, les passages se compliquent et se resserrent; on se dit qu’on ne s’en échappera plus, que les grosses serrures de tant de portes ne pourront plus s’ouvrir, ou bien que des parois vont se rapprocher jusqu’à vous étreindre…

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