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Histoire littéraire d'Italie (3

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CHAPITRE XXII

De la Poésie italienne au quinzième siècle. Poëtes qui fleurirent alors, Giusto de' Conti, Montemagno le jeune, Burchiello, Laurent de Médicis, Politien, les trois frères Pulci, Bojardo, Bellincioni, Serafino d'Aquila, Tebaldeo, l'Unico Aretino, le Notturno, l'Altissimo, l'Achillini, etc.; Femmes poëtes.

Tandis que le génie actif des Italiens se portait avec tant d'ardeur à la recherche et à l'imitation des trésors de la littérature antique; tandis que l'ancienne langue du Latium reprenait, sous des plumes savantes, son élégance et son caractère primitif, que devenait, dans l'idiôme nouveau dont nous avons vu la naissance et les rapides progrès, celui des arts de l'imagination qui s'élève au-dessus de tous les autres, quand il a une fois atteint l'entier développement de ses forces, et qui, dès le siècle précédent, semblait y être parvenu? Que devenait la poésie? On croirait qu'après Dante et Pétrarque, la langue du style sublime et celle du genre gracieux étant formées, l'art de parler en figures et en images, et celui de revêtir les unes et les autres de cette harmonie qui en est la couleur, étant non-seulement inventé, mais porté à son plus haut point de perfection, le nombre des poëtes italiens, déjà considérable avant ces deux poëtes par excellence, avait dû devenir innombrable; et qu'au moment où les maîtres de la poésie antique reparaissaient de toutes parts, ces deux maîtres de la poésie moderne ayant montré par leur exemple la route qu'il fallait suivre, on devait, pour ainsi dire, se précipiter en foule sur leurs pas. Il arriva pourtant tout le contraire. Pendant la plus grande partie du quinzième siècle, la poésie italienne languit. Elle ne s'enrichit pas des travaux de l'érudition; elle en fut comme absorbée; et ce ne fut que vers la fin de ce siècle, que, reprenant une partie de son éclat, elle annonça tout celui dont elle devait briller dans le suivant. Mais si, placé entre ces deux grands siècles poétiques, le quinzième ne paraît jeter qu'une faible lumière, nous allons voir que, considéré en lui-même et sans parallèle avec les deux autres, il a encore assez de richesses, et que peut-être on ne l'apprécie pas ce qu'il vaut.

Le premier poëte qui mérite de fixer nos regards, est Giusto de' Conti, grand imitateur de Pétrarque. On a le recueil de ses vers, mais on sait peu de détails sur sa vie 686. Il était né à Rome vers la fin du quatorzième siècle, et vécut jusqu'au milieu du quinzième. Il fut orateur et jurisconsulte de profession. Étant à Bologne, en 1409, sans doute pour achever ses études, il y devint amoureux de la Beauté qu'il a célébrée dans ses vers. Il mourut à Rimini. Sigismond Pandolphe Malatesta venait d'y faire bâtir, sur les dessins de Léon-Baptiste Alberti, la magnifique église de St. – François: il y fit élever un tombeau à notre poëte, dont l'inscription sépulcrale s'y lit encore. C'est-là tout ce que l'on sait de lui.

Son recueil est intitulé la Bella Mano, parce qu'il y chante souvent la belle main de sa dame. Ce n'est pas qu'il ne fasse aucun cas du reste, et que les beaux yeux et les tresses blondes ne soient aussi l'objet de plusieurs sonnets; mais c'est à la belle main qu'il revient toujours, tantôt comme en passant, et seulement dans quelques vers, tantôt dans des sonnets entiers. Dans l'un de ces sonnets, cette main renferme tout son bonheur 687; c'est elle qui attache ensemble à son cœur la mort et la vie; elle tient le frein et le fouet cruel, qui le retient ou qui le fait courir et tourner de cent manières; elle lie son cœur et son ame de tant de nœuds, qu'il sera malgré lui forcé de les rompre. «Ô belle et blanche main 688, s'écrie-t-il dans un autre sonnet! ô douce main qui t'est si injustement armée contre moi! ô main charmante qui m'as conduit peu à peu, en me flattant, jusqu'à un tel degré de peine; mon erreur t'a donné l'une et l'autre clef de mes pensées; c'est de toi que mon cœur, qui se meurt de désirs, attend quelque secours; c'est à toi de laver les plaies de l'Amour! etc.» Ce poëte ne se contente pas d'imiter Pétrarque, il le copie souvent, et il n'est pas rare de le voir en emprunter des vers presque entiers. On doit penser que ce qu'il imite le plus, ce sont les défauts. Ainsi, les recherches de pensées, les oppositions continuelles, la vie et la mort, la rougeur et la pâleur, le chaud et le froid, le cœur qui est de feu, puis de glace, où l'un et l'autre à la fois, tout cela se retrouverait dans la Bella Mano, si jamais le Canzoniere de Pétrarque était perdu; mais quoique Giusto de Conti ne soit pas à beaucoup près sans mérite, on ne trouverait pas de même, dans la copie, la grande poésie, le génie sublime, la sensibilité profonde, la passion vraie et les grâces inimitables du modèle.

Un second Buonaccorso da Montemagno, petit-fils du contemporain de Pétrarque 689, vivait à peu près dans le même temps que Giusto de' Conti.

Il a laissé quelques sonnets d'un style si semblable à celui de son aïeul, qu'on les a long-temps confondus ensemble, et qu'on attribuait à un seul Buonacccorso, ce qu'on a découvert et prouvé depuis appartenir à deux 690. Celui-ci était non-seulement poëte, mais jurisconsulte et orateur. Il fut professeur ou lecteur dans l'université de Florence, et juge de l'un des quartiers de la ville. On a conservé de lui, outre les sonnets imprimés avec ceux de Buonaccorso l'ancien, quelques discours latins et italiens. Deux de ses discours latins ont quelque chose de remarquable: ce sont des exercices pour se former à l'éloquence, en traitant un sujet donné, ce que les anciens appelaient Déclamations. Dans l'un, qui traite de la Noblesse, un jeune romain de la noble et riche famille Cornelia, et un autre de la maison moins illustre et moins opulente des Flaminius, mais doué de plus de talents, de qualités et de vertus, se disputent une jeune romaine; le père la laisse libre dans son choix; elle déclare qu'elle épousera le plus noble des deux rivaux. Ils plaident leur cause devant le sénat: chacun des deux s'efforce de prouver que c'est lui qui, dans sa famille et dans son existence personnelle, a le plus de véritable noblesse. L'auteur n'a point donné la décision du sénat; mais on voit, à la manière dont il fait parler les deux orateurs, que, dans son opinion, comme dans celle de tous les gens sensés, la noblesse d'extraction n'est pas la première. Le second discours est une réponse de Catilina à Cicéron, dans le sénat de Rome. Il ne s'y défend pas, à beaucoup près, aussi bien qu'il est attaqué dans la première Catilinaire; mais ni ses raisons ne sont ineptes, ni son style latin n'est barbare; et ce discours, ainsi que le précédent, prouve que l'on raisonnait mieux depuis qu'on s'attachait moins à la dialectique de l'école.

On est obligé de ranger ici parmi les poëtes, et même de mettre au nombre des inventeurs, un auteur qui n'est pas seulement difficile à entendre, mais qui, selon toute apparence, affecta d'être inintelligible, et y réussit parfaitement: c'est le fameux Burchiello 691. Les opinions sont partagées sur le lieu de sa naissance. Les uns le font naître à Bibbiena, dans le Casentin, à environ trente milles de Florence, et les autres à Florence même. Son vrai nom était Dominique. Fils d'un barbier nommé Jean, il fut barbier comme son père. Il l'était à Florence en 1432, et mourut à Rome en 1448. Son génie original le portait à la satire. Il en enveloppa les traits d'obscurités, de caprices et de folies, plus extravagantes que celles de notre Rabelais. Il semble parler au hasard, et dire les choses les plus disparates, à mesure qu'elles lui viennent en fantaisie; quelques personnes pensent qu'il prit ce nom de Burchiello, parce qu'en langage toscan, alla burchia veut dire à l'aventure, au hasard, mais que, sous ce nom et sous toutes ses folies, il cachait un homme sensé, un critique des mœurs et des ridicules de son siècle.

 

Son métier ne l'empêcha point d'être l'ami de plusieurs artistes, gens de lettres et savants distingués de son temps; le grand nombre d'éditions qui se sont faites de ses poésies bizarres, prouve celui de ses admirateurs. Des auteurs d'un caractère grave en ont fait les plus grands éloges 692; d'autres les ont mises au rang des folies les plus insipides. «Il me paraît, dit Tiraboschi 693, que ceux qui l'ont attaqué et ceux qui l'ont défendu ont également perdu leur temps, mais plus encore ceux qui l'ont commenté.» Plusieurs se sont donné cette peine, et entre autres Doni, qui, selon Apostola Zeno, aurait encore plus besoin d'être expliqué que le poëte qu'il explique. Il y a, en effet, de quoi lasser la patience la plus déterminée dans la lecture du texte et du commentaire. L'un est un tissu de proverbes, de mots populaires, de ce que les Florentins appellent riboboli, espèces de quolibets qui n'ont de sel que pour eux, et dont il est le plus souvent impossible d'apercevoir la liaison, l'application ou le sens; l'autre, tantôt est aussi décousu, aussi proverbial et aussi énigmatique que le texte; tantôt s'évertue à l'éclaircir, et c'est alors qu'il est doublement inintelligible. On connaît, dans notre vieille poésie française, des Épîtres du Coq à l'Âne, telles qu'on en trouve dans Marot, où chaque vers contient un trait qui n'a aucun rapport ni avec ce qui précède ni avec ce qui suit; où les phrases commencent, finissent et se succèdent, sans qu'il soit possible d'y trouver un sens quelconque, et qui ont fait appeler coq-à-l'âne des propos sans signification et sans suite. Rien ne peut mieux donner l'idée des sonnets de Burchiello. Le plus clair de tous, et celui dont les idées sont le mieux suivies, est le sonnet où ce barbier-poëte fait se quereller, à son sujet, la Poésie et le Rasoir 694. La première dit au second: «Pourquoi enlèves-tu mon Burchiello à son cabinet? Le Rasoir se fait de la boîte à savonnette une tribune, monte en chaire, et parle ainsi: Pardonne-moi, je te prie, madame, si je t'ennuie par mes discours; sans moi, sans l'eau chaude et le savon, Burchiello serait d'une couleur tirant sur la cire blanche et sur l'émeraude. Tu te trompes, lui répond l'autre; son cœur brûle d'un désir trop noble pour descendre jamais si bas. Point de bruit, interrompt le Poëte: que celui de vous deux qui m'aime le plus paie mon vin.»

Si tout le reste était ainsi, il n'y aurait point de doute sur le mérite d'un recueil rempli de pièces aussi originales. Tel qu'il est, il faut qu'il en ait un réel pour avoir obtenu tant de suffrages, quoique le sage Tiraboschi lui ait refusé le sien. On trouve dans les vers de ce poëte, quand on se résout à les lire, des traits vifs et spirituels, dont il ne faut pas s'entêter à chercher la liaison ni la signification précise; on y trouve surtout une élégance et une pureté de langage qui charment les Florentins, et qu'un étranger même peut apercevoir, à mesure qu'il se familiarise davantage avec les idiotismes toscans: on peut enfin souscrire à ce jugement de l'un des derniers éditeurs: «Si la nouveauté des pensées, étranges sans doute, mais qui ont pourtant de la grâce quand on en pénètre le sens, si le naturel des expressions, la justesse des termes, la solidité des sentiments, la rareté des inventions, l'imitation des meilleurs modèles (qualités qui percent au travers d'une extravagance affectée dans ses vers), peuvent constituer un véritable poëte, il n'est personne qui puisse refuser ce titre à notre barbier florentin. Si l'on joint à tout cela un style plein de mots ou de proverbes cachés et mystérieux qui lui donnent une teinte originale, il faut répondre à ceux qui oseraient encore le mépriser, ce que disait le fameux peintre Apollodore au sujet de quelqu'un de ses ouvrages: il sera plus facile d'en rire que de l'imiter 695

Sans vouloir décider jusqu'à quel point il est permis de rire ou de se moquer des poésies du Burchiello, on reconnaît, dans plusieurs poëtes de ce siècle, le désir, et, autant que nous pouvons en juger, le talent d'imiter son style. À la suite de ses sonnets, on en a imprimé de Domenico da Urbino, de Niccolò Cieco d'Arezzo, de Francesco Alberti, d'Antonio Alamanni, du Bellincioni, d'Alessandro Adimari, et de quelques autres moins connus, qui paraissent tout aussi extravagants et aussi complètement inintelligibles que ceux du Burchiello même. La bizarrerie de son cerveau a créé un genre à part; cela s'appelle écrire ou rimer à la Burchiellesca, et les poëtes qui ont ajouté au tort de travailler dans un genre dont le principal mérite est de ne pouvoir être entendu, celui de ne le faire que par imitation, sont des poëtes Burchiellesques; Voltaire a dit:

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Mais le genre ennuyeux se subdivise en plusieurs espèces; et il me semble qu'à moins d'avoir dans l'esprit une disposition particulière à s'amuser de ce qu'on ne comprend pas, on peut ranger la poésie Burchiellesque dans l'une de ces subdivisions.

Si l'on joint à ce petit nombre de poëtes, dont les meilleurs sont bien éloignés de pouvoir illustrer un siècle, un certain Niccolò Malpigli de Bologne, un autre Niccolò d'Arezzo qui était aveugle, et dont la réputation pendant sa vie tint peut-être beaucoup à son infirmité; un Tommaso Cambiatore de Reggio, qui traduisit le premier, en vers italiens, l'Énéide de Virgile 696, et fut couronné poëte à Parme, en 1430; quelques autres peut-être, mais plus obscurs encore, ou dont le moindre mérite fut de faire des vers, et qui se distinguèrent principalement dans d'autres carrières; voilà tout ce que la poésie italienne, après un si brillant essor, peut citer pendant toute la première moitié du quinzième siècle, et pendant même une partie de la seconde. Mais un homme alors s'éleva, que la nature avait formé pour tous les genres de gloire, et qui ne contribua pas moins par son génie, son goût et son exemple, que par ses libéralités et ses encouragements de toute espèce, à redonner à la lyre italienne ses sons brillants et son premier éclat. J'ai dit de Laurent de Médicis que, quand il n'eût pas été élevé si haut par son ambition et par sa fortune, il l'eût été, par son talent poétique, aux premiers rangs de la littérature. Quelques détails sur ses poésies, dont je n'ai donné qu'un simple aperçu, suffiront pour le prouver.

Les premières qu'il fit dans sa jeunesse furent des poésies amoureuses, des sonnets et des canzoni. Ce ne fut cependant point l'amour qui le rendit poëte: ce fut en quelque sorte la poésie qui le rendit amant 697. L'aventure est assez singulière pour qu'il ait cru devoir la rapporter dans les commentaires qu'il a faits lui-même sur ses poésies. Une jeune dame, que l'on croit être la belle Simonetta 698, maîtresse de son frère Julien, mourut à Florence. Sa mort excita les plus vifs regrets: tous les poëtes la célébrèrent à l'envi. Laurent voulut aussi la chanter, et pour le faire avec plus d'expression et de vérité, il s'efforça de se persuader que c'était lui qui avait perdu l'objet de son amour. Il se la représentait avec tous ses charmes, et tâchait d'exprimer le désespoir de celui qui l'avait perdue 699. L'habitude des sentiments tendres lui fit chercher ensuite s'il n'y avait point à Florence quelque autre beauté qui méritât d'en exciter de pareils, et d'être célébrée de son vivant comme cette femme charmante l'était après sa mort. Quand un jeune homme de vingt ans fait cette recherche, il ne la fait pas long-temps en vain. Laurent trouva, dans une fête, une dame aussi aimable et encore plus belle que celle qu'il avait chantée; elle fut, depuis ce moment, l'objet de sa passion et de ses vers. Il ne l'a nommée nulle part, mais on sait qu'elle se nommait Lucrèce, de l'illustre famille des Donati. Cette passion fut, à ce qu'il paraît, toute poétique. Dans plus de cent quarante sonnets, et dans une vingtaine de canzoni, les espérances, les craintes, les désirs de l'amant, les rigueurs, les refus, l'absence, le retour, le sourire, les douces paroles de la dame, sont décrits à la manière de Pétrarque, avec moins de force et des couleurs poétiques moins éclatantes, mais quelquefois avec autant de douceur et d'harmonie, plus de naturel et de simplicité.

Laurent était bien jeune quand il fit ses premiers vers. Ce fut en 1465 qu'il rencontra à Pise, Frédéric d'Aragon, fils de Ferdinand, roi de Naples. Ils se lièrent d'amitié. Frédéric montrait du goût pour la poésie, et désirait de connaître les anciens poëtes italiens les plus dignes d'attention. Laurent les lui indiqua, et copia pour lui, de sa main, un petit recueil de leurs meilleurs morceaux, qu'il lui envoya quelque temps après. Dans ce recueil, que l'on a retrouvé depuis 700, il ajouta quelques-uns de ses sonnets et de ses canzoni, pour rappeler plus vivement au prince, comme il le lui écrivait lui-même, le fidèle attachement de leur auteur. Il n'avait donc pas encore dix-sept ans, qu'il avait déjà composé un certain nombre de poésies qui font partie de ce manuscrit, et qui se retrouvent dans ses Œuvres.

 

L'une des qualités qui caractérisent plus particulièrement le vrai poëte, brille éminemment dans les vers de Médicis; c'est cette imagination vive et prompte à se représenter tous les objets de la nature, à les rapprocher par des comparaisons de celui qu'on veut peindre, et à peindre les objets eux-mêmes sous les couleurs les plus frappantes et les images les plus vraies. C'est ainsi que, dans un de ses sonnets, il compare les larmes qui coulent sur des joues blanches et vermeilles, à un clair ruisseau qui traverse une prairie émaillée de fleurs 701; et que, dans un autre, il peint avec tant de vérité l'origine de la couleur pourprée des violettes, que l'on croit voir Vénus, désolée du sort qui menace Adonis, courir dans les bois, une épine cruelle déchirer son pied divin, ces humbles fleurs qui étaient alors toutes blanches, s'empresser de recevoir le sang de la déesse, et rester teintes d'une couleur de pourpre qui n'est entretenue ni par la fraîcheur des zéphirs, ni par des eaux limpides, mais par les soupirs de l'Amour et par ses larmes 702. S'il entreprend d'expliquer dans une canzone le commerce mystérieux de pensées qui se fait entre lui et sa dame, ces pensées qui passent avec rapidité d'un cœur à l'autre, qui entrent et sortent, se rencontrent et se croisent, lui rappellent une fourmillière dans l'activité du travail, pendant les jours d'été. C'est peut-être une faute de goût, que d'avoir employé deux strophes entières à cette description; mais elle est d'une vérité aussi singulière, que l'application en est ingénieuse, quoique, si l'on veut, un peu bizarre 703.

C'est encore ainsi que les rayons amoureux partis des yeux de sa dame, et qui pénètrent par les siens dans les ténèbres de son cœur, lui retracent un rayon de soleil qui entre par une fissure dans l'obscure maison des abeilles 704; il se représente aussitôt l'essaim réveillé, volant çà et là dans la forêt, sur le calice des fleurs dont la terre est embellie; les unes rapportent ce riche et odorant butin; les autres stimulent et pressent les plus paresseuses, tandis que d'autres repoussent les vils frelons qui veulent s'emparer des fruits de leur industrie. «Ainsi la sage et prévoyante abeille compose de fleurs, de feuilles et d'herbes variées, le miel qu'elle conserve ensuite pour la saison où le monde n'a plus de roses ni de violettes». Il ne faut pas chercher rigoureusement ici le rapport entre la chose comparée et l'objet de la comparaison; mais on voit dans tous ces morceaux, une imagination féconde et riante, un rare talent de peindre, et une prédilection pour les tableaux tirés de la nature et de la vie champêtre, qui est un indice de bonté autant que de génie poétique, et une source de vraies jouissances autant que de véritable talent.

Dans le sonnet et dans la canzone, Laurent suivit les mêmes formes dont Pétrarque et d'autres poëtes plus anciens avaient tracé le modèle. Il employa l'octave inventée par Boccace, dans des stances souvent réimprimées sous le titre de Selve d'Amore 705, à l'exemple des Sylves du poëte Stace, titre dont ce n'est pas ici le lieu d'expliquer la signification et l'origine. Ce morceau, qui est de longue haleine, et qui ne contient pas moins de cent quarante octaves, est plein de mouvement, d'imagination, de descriptions et d'allégories. L'auteur se plaint de l'absence de sa maîtresse; il s'en plaint à elle, à l'Amour, à toute la nature; mais bientôt il se promet son retour; alors tout est changé, la nature s'embellit; il ne voit plus autour de lui que des images de bonheur; et, selon la pente habituelle de ses idées, ou, si l'on veut, de ses sentiments, ce sont encore des images champêtres. Les rameaux desséchés se revêtiront de feuilles nouvelles 706; les buissons arides se couvriront de fleurs; les oiseaux reprendront leurs chants; les abeilles et les fourmis leurs travaux interrompus. Les bergers reconduiront sur les montagnes leurs troupeaux ennuyés de l'étable où ils languissent pendant l'hiver; et, là-dessus, il décrit la vie de ces bergers et leurs innocents plaisirs, et leur bonne chère frugale, et leur paisible et profond sommeil. Des descriptions mythologiques suivent ces tableaux villageois; toute la nature est animée pour célébrer cet heureux retour. Le poëte voit les objets comme s'ils étaient présents. Sa maîtresse vient embellir son modeste et riant asyle; tout y respire le bonheur. Seulement une vieille femme est assise dans un coin obscur 707, pâle, muette, poussant des soupirs, fuyant la lumière du jour, couverte d'un manteau d'une couleur incertaine et changeante. C'est la Jalousie. L'auteur en fait un portrait fidèle et hideux; il en trace l'histoire, depuis le moment où elle naquit avec l'Amour, fils comme elle de l'antique Chaos. Il la maudit, et paraît soulever contre elle la nature entière; ensuite il s'adresse à l'Espérance, et c'est l'Amour lui-même qui lui en trace le portrait 708. Mais à la fin de cette peinture poétique, le poëte philosophe se montre, et l'on peut dire que les couleurs en sont plus fortes qu'à l'Amour n'appartient. «De toutes parts les songes, les augures, les mensonges la suivent, ainsi que tous les arts trompeurs, la chiromancie, les sorts, les fausses prophéties, soit verbales, soit écrites sur des papiers menteurs qui annoncent ce qui doit être, lorsqu'il est arrivé, et l'alchimie, et celle qui, de la terre, prétend mesurer les cieux, et la conjecture qui suit la volonté, etc.»

Les paysans et le peuple de Toscane ont un langage qui leur est particulier, et qui est singulièrement propre à exprimer des sentiments naïfs, mêlés d'images gracieuses et assaisonnés d'une gaîté rustique. Le goût de Laurent de Médicis, pour les objets champêtres, le porta à se servir le premier de ce langage; et c'est ce qu'il fit avec autant de naturel que d'esprit, dans les stances intitulées: La Nencia da Barberino. Il y introduit le villageois Vallero, qui fait l'éloge de Nencia, sa maîtresse, paysanne du village de Barberino. Rien de plus naïf, de plus gracieux et de plus gai. Ce petit poëme est le premier modèle de ce genre; que l'on appelle Rusticale ou Contadinesco, villageois. Louis Pulci voulut l'imiter dans sa Deca da Dicomano; mais il n'eut ni la même gaîté ni la même grâce. On ne peut comparer à la Nencia, que les plaintes de Cecco da Varlango 709 qui parurent dans le dernier siècle; poëme agréable, sans doute, mais où le langage rustique est plus exclusivement employé, moins tempéré par la langue commune, mêlé de plus de proverbes et de riboboli toscans, et qui, par cette raison, est d'une obscurité qui exige des commentaires, tandis qu'avec un peu d'attention, la Nencia, la charmante Nencia peut être entendue de tout le monde. On voit, qu'en général, et dans tous les genres, le génie de Laurent était toujours ami du naturel et de la clarté.

Il l'était même dans les matières les plus difficiles et les plus relevées de la philosophie. Dans sa jeunesse, et dès le temps où la philosophie platonicienne était un des objets favoris de ses études, il entreprit de mettre en vers une partie des dogmes de cette philosophie, applicable à la vie commune, et il le fit non-seulement avec cette clarté précieuse qui lui était naturelle, mais en plaçant ses explications dans un cadre qui prouve une rare élévation d'ame et une grande supériorité d'esprit. On sait au milieu de quelle fortune et de quel pouvoir il était né. Ce qui gonfle d'orgueil les ames communes et les petits esprits, ne changea rien à son heureuse et noble nature. Il vit les objets tels qu'ils sont, et ne s'exagéra ni les avantages de la richesse et de la grandeur, ni ceux de la vie pastorale et champêtre, souvent enviée par ceux qui ne la connaissent pas. Dans un poëme divisé en six chapitres, qui porte le titre d'Altercation 710, il se représente quittant la ville pour jouir pendant quelques jours des plaisirs de la campagne; il rencontre un berger qui conduit son troupeau, et il s'entretient avec lui sur le souverain bien. «Chez vous, lui dit-il, heureux bergers, ne règnent ni la haine ni la perfidie cruelle; l'ambition ne peut naître dans vos sillons. Le bien que vous possédez n'excite point d'envie; l'avarice n'a chez vous que de faibles racines, et vous vivez contents dans votre douce indolence. On ne dit point ici une chose pour une autre, et l'on n'a point une langue contraire à son propre cœur; celui dont les actions sont les meilleures est le plus heureux. Je ne crois pas que, dans un air si pur, le cœur soupire quand le rire est sur la bouche, ni que la sagesse consiste à dissimuler et à farder la vérité.»

Le berger convient que cette sorte de malheur n'assiége point en effet les habitants du village, mais qu'il en est d'autres non moins cruels auxquels on y est livré; il ne fait point de peintures vagues et de lieux communs, mais représente avec une grande justesse d'idées et d'expressions, les peines et les travaux de la vie champêtre. Le philosophe Marsile Ficin arrive; les deux interlocuteurs consentent à le prendre pour juge. Il développe alors, au sujet du bonheur, les dogmes de sa philosophie, c'est-à-dire, de celle de Platon. Il examine la valeur réelle de ce qu'on appelle communément biens et avantages; ce n'est point là que peut être le vrai bien; il n'existe pour notre ame que lorsqu'elle est dégagée des liens du corps; il n'existe que dans l'amour et dans la contemplation céleste. Ici-bas tous les biens sont imparfaits, et nos maux sont plus grands à mesure que notre désir du bonheur s'augmente. Notre plus grand bien n'est qu'une exemption de maux. La vie heureuse n'est donc ni celle du berger qui est si paisible, ni celle de Laurent qui paraît si belle, ni aucune autre vie mortelle, puisque la véritable félicité ne peut exister dans ce monde. – L'entretien terminé, le poëte resté seul adresse à l'éternelle lumière, au dieu de Platon, une prière conforme aux grandes et nobles idées que ce philosophe donne de la Divinité; elle remplit le sixième et dernier chapitre de ce poëme, moins recommandable par le style que par l'élévation des idées et des sentiments.

D'autres poésies morales, composées dans un âge plus mûr, contiennent des vérités fortes, énoncées dans un style plus nerveux et plus poétique, mais toujours avec la même clarté. Tel est ce capitolo que l'auteur adresse à son esprit, à qui il reproche vivement toutes ses erreurs. «Réveille-toi, esprit paresseux 711, sors de ce sommeil qui couvre tes yeux d'un voile épais, et leur cache la vérité; réveille-toi enfin, et reconnais combien toute action est inutile, vaine et trompeuse, quand le désir l'emporte sur la raison. Pense de quel faux éclat nous éblouit ce qu'on appelle honneur, utilité, plaisir, tout ce qu'on dit être la source d'un bonheur paisible. Pense à la dignité de ton intelligence, qui ne te fut point donnée pour rechercher un bien mortel et périssable, mais pour aspirer au ciel même.» La pièce entière, qui a plus de cent cinquante vers, est écrite sur ce ton, d'autant plus remarquable qu'aucun autre poëte n'en avait donné l'exemple. Ce n'est ni le ton du Dante ni celui de Pétrarque dans ses capitoli; c'est celui d'une espèce de satire morale dont on peut regarder Médicis comme l'inventeur.

Il le fut aussi de la satire proprement dite, et ce fut de même par chapitres et en terza rima qu'il donna l'exemple de la traiter. Ses Beoni, ou ses Buveurs, divisés en neuf capitoli, dont il n'acheva pas le dernier, sont une satire ingénieuse et piquante de l'ivrognerie. Il feint que dans un jour d'automne, revenant de sa campagne à Florence, par le chemin qui aboutit à la porte de Faenza, il voit tant de gens marcher d'un air empressé sur la route, qu'il n'aurait pu les compter. Parmi eux, il reconnaît Bartolino, son ancien ami, dit-il, et qu'il connaissait depuis l'enfance; il lui demande ce que signifie cette foule et cet empressement. Bartolino, chancelant et se soutenant à peine, s'arrête, et lui répond qu'ils vont tous au pont de Rifredi, prendre leur part d'une excellente pièce de vin qu'un de leurs amis vient d'ouvrir pour les en régaler tous. Le poëte l'interroge sur ceux qu'il voit le plus à sa portée: ce sont de bons ecclésiastiques, l'un curé d'Antella, toujours joyeux parce qu'il ne va jamais sans sa bouteille; l'autre, pasteur de Fiésole, qui est rempli de dévotion pour sa tasse, et la fait toujours porter auprès de lui par son chapelain Antoine. Elle le suit partout, même à la procession. Ne l'y as-tu pas vu quand il commande à tout le monde de s'arrêter? Il appelle à lui les chanoines ses confrères; ils font cercle autour de lui, le couvrent de leurs manteaux, et lui c'est avec sa tasse qu'il se couvre le visage.»

Tous ces portraits, qui sans doute n'étaient pas de fantaisie, quoique les noms de la plupart des personnages soient déguisés, devaient être alors très-piquants; ils le sont encore par le comique des figures et la vivacité des couleurs. Ce qu'il y a de plaisant, c'est cette espèce d'imitation, ou si l'on veut de parodie du poëme de Dante qui règne dans tout l'ouvrage. Au lieu de Virgile, c'est Bartolino que le poëte interroge sur tous les personnages qu'il voit passer, et qui les lui fait connaître; et, pour rappeler de temps en temps la ressemblance, il ne manque pas de répéter comme Dante: Alors je dis à mon guide, ou mon guide me répondit: Allor dissi al mio duca, ou Quando il mio duca disse, etc. La mesure et le rhythme sont aussi les mêmes; mais au lieu d'un style serré, nerveux et tendu comme celui de la Divina Commedia, celui des Beoni est simple, coulant, souvent naïf, toujours clair et naturel. C'est celui qu'ont pris pour modèle, dans leurs satires et dans leurs capitoli, l'Arioste, Berni, Bentivoglio et la plupart des autres satiriques du seizième siècle. Ce premier essai d'un genre nouveau fut en quelque sorte improvisé; Laurent ne s'en occupa qu'à l'instant même où il venait de faire cette rencontre. Il fit presque d'une haleine les huit chapitres. Quelques jours après, il se refroidit sur ses Buveurs, et n'acheva point le neuvième. On a beau dire que le temps ne fait rien à l'affaire, quand les vers sont mauvais, sans doute; mais lorsqu'ils sont bons, qu'ils sont dans un genre tout neuf, qu'ils méritent de servir ensuite de modèles, une composition si rapide est sûrement un mérite de plus.

686Voy. la Préface de l'édition de la Bella Mano, Florence, 1715, in-8. Les anciennes éditions sont celles de Bologne, 1472, in-8.; Venise, 1492, in-4.; et Paris, donnée par Corbinelli, 1595, in-12.
687O man leggiadra, ove il mio bene alberga, etc.
688O bella e bianca man, o man soave, etc.
689Voy. ci-dessus, p. 176.
690Voy. la Préface de l'édition des deux Buonaccorso da Montemagno, Florence, 1718.
691Voy. Manni, Veglie piacevoli, t. I, p. 28.
692Tel que Leonardo Dati, évêque de Massa, et secrétaire apostolique sous Paul II, Christophe Lundino, Benedetto, Varchi, etc.
693Tom. VI, part. II, p. 147.
694La Poesia combatte col Rasoio.
695Préface de l'édition des sonnets du Burchiello, sous la date de Londres, 1757, in-8.
696In terza rima, traduction imprimée à Venise en 1532.
697W. Roscoe, the Life of Lorenzo, etc., ch. 2.
698C'est W. Roscoe qui le conjecture, d'après une épigramme de Politien. Voy. the Life of Lorenzo, etc., édit. de Bâle, t. II, p. 113, note.
699C'est le sujet des quatre sonnets qui remplissent le folio 42 de l'édition d'Alde, 1554. L'exposition que Laurent fait dans son Commentaire des degrés par lesquels il passa de cet amour imaginaire à une passion réelle (folio 123-132 de la même édition), intéresse par la naïveté des aveux autant que par l'élégante simplicité du style. Il est surprenant que l'on n'ait jamais réimprimé en Italie ce Commentaire, précieux et curieux sous plus d'un rapport. Il donne un autre prix que celui de la simple rareté à cette édition de 1554, la seule où il se trouve.
700Voy. Apostolo Zeno, notes sur Fontanini, t. II, p. 3, et Lettres, t. III, p. 335.
701Oimè che belle lagrime fur quelle, etc.
702Non di verdi giardini, ornati e colti, etc.
703Voy. dans la canzone XIII, Partan leggieri e pronti, la deuxième strophe, Delle caverne antiche, etc., et la suivante.
704Quando raggio di sole, Canz. X.
705Dans la plus ancienne édition de ces stances, citée par M. Roscoë, Pesaro, 1513, elles sont intitulées: Stanze bellissime et ornatissime intitulate le Selve d'Amore, etc. Dans l'édition d'Alde, elles n'ont d'autre titre que Stanze.
706Lieta e maravigliosa i rami secchi, etc. Selve d'Amore, St. 21
707Solo una vecchia in un oscuro canto, etc. St. 39.
708E una donna di statura immensa, etc. St. 67.
709Lamento di Cecco da Varlango, de Fr. Baldovini. La meilleure édition est celle de 1755, in-4., avec des notes et des éclaircissements, par Orazio Marini. C'est dans ce même langage que Michel-Ange Buonanotti le jeune a fait sa jolie comédie de la Tancia; mais à la langue près, il n'y a aucun rapport entre une comédie en cinq actes et des stances telles que celles de la Nencia, de la Deca et de Cecco.
710Ce poëme, imprimé sans date, mais probablement vers la fin du quinzième siècle, sous te titre: Altercatione, overo Dialogo composto dal magnifico Lorenzo di Piero, di Cosimo de' Medici, etc. in-12, n'ayant jamais été réimprimé, était devenu si rare qu'il ne se trouve ni dans la Bibliothèque italienne de Fontanini, ni dans celle de Haym, ni dans le Catalogue de Floncel, ni dans aucune Bibliographie. Il remplit quarante pages in-4. de la belle édition des Poésies de Lorenzo de' Medici, donnée à Londres, 1801, in-4., pour servir de supplément à sa Vie écrite par W. Roscoe.
711Destati, pigro ingegno, da quel sogno, etc.