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Histoire littéraire d'Italie (1

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Parmi des tableaux quelquefois intéressants par leur naïveté, quelquefois aussi couverts d'une teinte de mélancolie qui était l'état habituel de son âme, on trouve dans la Vita nuova un songe tel qu'il arrive à tout homme sensible d'en avoir, dans ces moments où le cœur, rempli d'une passion profonde, imprime à l'imagination des couleurs sombres ou riantes, au gré de tous ses mouvements. Peut-être, cependant, aimera-t-on ce tableau; car c'est surtout aux hommes qui sont hors de toute comparaison par le génie, qu'on aime à ressembler au moins par les faiblesses.

«Dante était tourmenté d'une maladie douloureuse, et s'en occupait moins que de Béatrix. S'il fallait qu'elle souffrit ce que je souffre!.. si j'étais réduit à la perdre! Il s'endormit au milieu de ces idées, et ses rêves furent tels que ceux d'un homme attaqué de phrénésie. «Je voyais, dit-il, des femmes échevelées marcher autour de mon lit; l'une me disait: Tu mourras; l'autre: Tu es mort; au même instant le soleil s'obscurcit, la terre trembla. Un ami s'approcha de moi, et me dit: Béatrix n'est plus. À ces mots je pleurai. Mon malheur n'était qu'un songe; mes larmes étaient réelles, et coulaient en abondance. Je jetai un cri; on vint à moi, je m'éveillai et racontai mon rêve; mais je tus le nom de Béatrix 736». Il fit de cette espèce de vision ou de songe le sujet d'une canzone, l'une des meilleures de celles qu'il a encadrées dans cet ouvrage 737. Une autre encore qu'il écrivit peu de temps après la mort de Béatrix 738 et quelques sonnets de la même époque, ont du naturel, de la douceur, un ton de mélancolie et de tristesse qu'il paraît avoir su donner, mieux que tout autre poëte avant Pétrarque, à la poésie italienne. On ne reconnaît pas sans quelque surprise que certaines figures de style, certains tours passionnés, qui paraissent crées par Pétrarque, avaient été dictés long-temps avant lui au Dante par une douleur peut-être plus profonde que la sienne, et par un aussi véritable amour.

Dans un âge plus avancé, pendant son exil, et même, à ce qu'il paraît, dans les dernières années de sa vie, Dante commença un autre ouvrage en prose, auquel il donna le titre de Banquet, Convivio ou Convito. C'est un ouvrage de critique dans lequel il comptait donner un commentaire sur quatorze de ses canzoni; mais il n'exécuta ce dessein que sur trois seulement. Il voulut faire entendre par le titre que ce serait une nourriture pour l'ignorance. Il semble en effet y étaler comme à plaisir l'étendue de ses connaissances en philosophie platonique, en astronomie et dans les autres sciences que l'on cultivait de son temps. Les formes en sont toutes scholastiques; la lecture en est fatigante; mais on le lit avec un intérêt de curiosité philosophique. On aime à reconnaître l'effet des méthodes adoptées, dans le tour qu'elles donnent aux esprits les plus distingués: or, cet ouvrage prouve très évidemment que l'auteur avait une force d'esprit et des connaissances au-dessus de son siècle, et que les méthodes suivies alors dans les études étaient détestables. Voici un abrégé de la manière dont il annonce le dessein de son ouvrage 739.

«La science étant pour notre âme le dernier degré de perfection, et le comble de la félicité, nous en avons tous naturellement le désir. Mais plusieurs n'y peuvent atteindre par diverses raisons, dont les unes sont dans l'homme, les autres hors de lui. Dans l'homme il peut y avoir deux défauts: l'un vient du corps, l'autre de l'âme; le premier existe quand les parties du corps sont mal disposées et ne peuvent rien recevoir, comme dans les sourds et les muets; le second, quand les mauvais penchants entraînent l'âme vers les plaisirs du vice, et la dégoûtent de tout le reste. Hors de l'homme il peut de même y avoir deux causes, dont la première engendre la nécessité, et la seconde la paresse. La première de ces causes consiste dans les soins domestiques et civils, qui enchaînent le plus grand nombre des hommes et leur ôtent le loisir de se livrer aux études spéculatives: la seconde est dans le lieu où la personne est née et nourrie, ce lieu étant quelquefois non seulement privé de toute instruction, mais éloigné des gens instruits. Il en résulte que ce n'est qu'un très-petit nombre d'hommes qui peut parvenir à l'objet désiré, et que le nombre de ceux qui sont privés de cette nourriture, faite pour tous, est innombrable. Heureux le petit nombre qui s'assied à la table où l'on se nourrit du pain des anges; et malheureux ceux qui ont avec les animaux une nourriture commune! Mais ceux qui sont admis à la table choisie, ne voient pas sans pitié le commun des hommes paître, comme de vils troupeaux, l'herbe et le gland; et ils sont toujours disposés à leur faire part de leurs richesses. Pour moi, ajoute-t-il, qui ne m'assieds point à cette table, mais qui fuis cependant la pâture vulgaire, je ramasse, aux pieds de ceux qui y sont assis, ce qu'ils laissent tomber. Je connais la vie misérable que mènent ceux que j'ai laissés derrière moi, et sans m'oublier moi-même, j'ai préparé pour eux un banquet général de tout ce que j'ai pu recueillir ainsi».

Il continue, sous cette même figure, d'expliquer les dispositions qu'il faut apporter à son banquet, et quels sont les quatorze mets qu'il se propose d'y servir. Si le repas n'est pas aussi splendide que pourraient le désirer les convives, ce n'est point sa volonté qu'ils doivent en accuser, mais sa faiblesse. Il s'excuse ensuite, mais avec des divisions et d'autres formes de l'école qu'il serait trop long de citer; premièrement, de ce qu'il ose parler de lui-même; secondement, de ce qu'il va donner de ses propres ouvrages des explications trop approfondies. Il ne dissimule point qu'a ce dernier égard il a principalement pour but de se relever, aux yeux des hommes, de l'état d'abaissement où on l'a plongé; et ici, quittant l'argumentation pour se livrer au sentiment: «Ah! dit-il, plût au régulateur de l'univers que ce qui fait mon excuse n'eût jamais existé, que l'on ne se fût pas rendu si coupable envers moi, et que je n'eusse pas souffert injustement la peine de l'exil et la pauvreté! Il a plu aux citoyens de Florence, de cette belle et célèbre fille de Rome, de me jeter hors de son sein, où je suis né, où j'ai été nourri toute ma vie, où enfin, si elle le permet, je désire de tout mon cœur aller reposer mon ame fatiguée, et finir le peu de temps qui m'est accordé. Dans tous les pays où l'on parle notre langue, je me suis présenté errant, presque réduit à la mendicité, montrant malgré moi les plaies que me fait la fortune, et qu'on a souvent l'injustice d'imputer à celui qui les reçoit. J'étais véritablement comme un vaisseau sans voiles, sans gouvernail, jeté dans des ports, des golfes, et sur des rivages divers par le vent rigoureux de la douleur et de la pauvreté. Je me suis montré aux yeux de beaucoup d'hommes, à qui peut-être un peu de renommée avait donné une toute autre idée de moi; et le spectacle que je leur ai offert a non-seulement avili ma personne, mais peut-être rabaissé le prix de mes ouvrages… C'est pourquoi je veux relever ceux-ci autant que je pourrai par les pensées et par le style, pour leur donner plus de poids et d'autorité».

Il explique ensuite très-longuement pourquoi il a fait cet écrit, non en latin, mais en langue vulgaire, et il donne de très-bonnes raisons de sa préférence et de son attachement pour cette langue à laquelle il croit avoir tant d'obligations, mais qui lui en a eu en effet de bien plus grandes. C'est après tous ces préambules qu'il place enfin sa première canzone 740, et qu'il en fait le commentaire. Je n'essaierai point d'en donner ici une idée; l'extrait le plus resserré entraînerait trop de longueurs, car il entreprend d'expliquer et le sens littéral et le sens allégorique de chaque pièce, de chaque vers, et presque de chaque mot. C'est ainsi qu'il a comme donné l'exemple de la terrible méthode qu'ont suivie ses commentateurs. Si le texte du Dante se perd souvent et disparaît en quelque sorte sous leurs prolixes commentaires, ils n'ont fait sur sa Divina Commedia que ce qu'il avait fait lui-même sur les trois odes de son Banquet 741. Mais ce qu'il est plus important de remarquer, c'est qu'avant de s'engager dans ces explications, il prédit, d'une manière claire et positive, quoique figurée, la gloire à laquelle était sur le point de s'élever la langue italienne, encore si près de sa naissance, gloire que lui présageait la chûte même de la langue latine, qu'on ne parlait plus. «Telle est, dit-il, la nourriture solide dont des milliers d'hommes vont se rassasier, et que je vais leur servir en abondance; ou plutôt tel est le nouveau jour, le nouveau soleil qui s'élèvera, dès que le soleil accoutumé sera parvenu à son déclin. Il rendra la lumière à ceux qui sont dans les ténèbres, parceque l'ancien soleil ne luit plus pour eux».

 

Quand cet illustre exilé crut que l'empereur Henri VII pourrait le faire rentrer dans sa patrie, il employa, comme nous l'avons vu, toutes sortes de moyens pour soutenir les prétentions de ce prince et renforcer son parti en Italie. Un de ces moyens fut de composer en latin un traité qu'il intitula de Monarchiâ, de la Monarchie 742. Dans cet ouvrage, divisé en trois livres, il examine: 1°. Si la monarchie (et par-là il entendait la monarchie universelle) est nécessaire au bonheur du monde; 2°. si le peuple romain avait eu le droit d'exercer cette monarchie; 3°. si l'autorité du monarque dépend de Dieu immédiatement, ou d'un autre ministre ou vicaire de Dieu. Il décide affirmativement la première question; il résout dans le même sens la seconde; mais c'est surtout pour la troisième qu'il s'est fait, parmi les papistes italiens, un grand nombre d'ennemis. Il y soutient la dépendance immédiate où le monarque est de Dieu, et borne par conséquent la puissance du pape à son autorité spirituelle. Il réfute l'un après l'autre tous les arguments tirés de l'ancien et du nouveau Testament, de la prétendue donation de Constantin et de celle de Charlemagne, dont s'étayaient les partisans de la souveraineté temporelle des papes. Il prouve ensuite que l'autorité ecclésiatique n'est pas la source de l'autorité impériale, puisque l'église n'existant pas, ou n'opérant point encore, l'empire avait eu toute sa force; et il le prouve par une argumentation réduite aux termes du calcul, ou, comme on dit communément, par A et par B 743.

Ce livre fit beaucoup de bruit, et il en fit long-temps: près de vingt ans après la mort du Dante, un légat du pape Jean XXII 744, voyant que l'antipape Pierre Corvara, établi par l'empereur Louis de Bavière, se servait de ce livre pour soutenir la validité de son élection, ne se contenta pas de le prohiber et de soumettre tous ceux qui le liraient aux censures de l'église, il voulut de plus que l'on exhumât les os de son auteur, qu'on les jetât au feu, et qu'on imprimât à sa mémoire une ignominie éternelle. Des gens sensés 745 s'opposèrent à cette violence; et c'est à ce fougueux légat, plus qu'à la mémoire du Dante, qu'il épargnèrent une ignominie.

Un autre ouvrage du Dante, aussi écrit en latin, a donné lieu à des disputes d'une autre espèce; c'est celui qui a pour titre de Vulgari Eloquentiâ, de l'Éloquence vulgaire 746. Il n'y avait guère plus d'un siècle que la langue italienne était née, et déjà elle comptait un nombre considérable d'écrivains et surtout de poëtes, qui lui avaient fait faire de grands progrès, et l'un d'eux, dans un ouvrage immortel, l'avait presque portée au terme où elle devait se fixer. C'était à lui, sans doute, qu'il appartenait de parler de cette langue, d'apprécier les hommes qui l'avaient rendue éloquente, et d'en présager les destinées. Son ouvrage devait avoir quatre livres; mais il n'eut pas le temps de l'achever, et les deux premiers livres seulement étaient faits lorsqu'il mourut. Dans le premier, après des considérations générales sur les langues, telles que l'état des connaissances de son siècle pouvait les lui permettre, il recherche quel est celui de tous les dialectes récemment nés dans toutes les parties de l'Italie, qui mérite par excellence d'être appelé la langue italienne ou vulgaire. Il rejette d'abord, même du concours, comme trop grossiers et tout-à-fait informes, ceux des Romains, des Milanais, des Bergamasques et plusieurs autres, à la base de l'Italie.

Les Toscans avaient dès-lors de grandes prétentions à la suprématie du langage; Dante la leur refuse, et leur reproche avec aigreur des locutions basses et corrompues comme leurs mœurs; il rejette également les Gênois, et passant à la partie gauche de l'Apennin, il ne traite pas moins sévèrement la Romagne, Ancône, Mantoue, Vérone, Vicence, Padoue, Venise. Il n'est tenté de se laisser fléchir que pour Bologne; mais quoique le langage y fût meilleur (avantage que cette ville est bien loin d'avoir conservé) 747 il ne reconnaît point encore là ce vulgaire italien qu'il cherche. C'est que ce parler, dit-il enfin, n'appartient à aucune ville en particulier, mais qu'il appartient à toutes, et qu'il est comme une mesure commune avec laquelle on doit comparer tous les autres. Il donne à ce parler les titres d'illustre, de cardinal, c'est-à-dire fondamental, d'aulique, de courtisan, et il allégue pour tous ces titres des raisons qu'il importe peu de savoir. C'est celui-là qui est par excellence l'italien vulgaire; c'est celui qu'ont employé dans leurs vers tous les poëtes siciliens, apuliens, toscans ou lombards, et c'est par cette solution qu'il termine son premier livre.

Dans le second, il examine l'emploi fait et à faire de ce langage, les matières où il doit être employé, les auteurs qui en ont fait usage, les genres de poésie qui ne doivent pas en avoir d'autres. Il met au premier rang l'ode ou canzone, et, dans tout le reste du livre, il s'attache à considérer en détail tout ce qui regarde ce poëme, le style, le nombre des vers, leurs mesures diverses, l'entrelacement des rimes, la structure variée de la strophe ou stance, en tirant toujours ses exemples des poëtes alors les plus célèbres. Il aurait sans doute ainsi traité de tous les autres genres de poésie, si la mort n'eût mis fin à ses travaux et à ses malheurs.

Cet ouvrage, resté imparfait, fut inconnu pendant deux siècles. Il en parut une traduction italienne dans le seizième, et cette publication causa de violents débats. La langue était alors perfectionnée et fixée. Les Toscans prétendaient, non sans fondement, que c'était à eux qu'en appartenait la gloire, qu'en un mot la langue italienne était leur propre langue. On a vu comment Dante les avait traités dans son livre. Plusieurs autres particularités de cet ouvrage, et l'idée même qui en faisait la base leur déplaisaient également: ils prirent le parti de nier que Dante en fut l'auteur: Gelli, Varchi, Borghini, plusieurs autres savants critiques soutinrent cette négative. On joignit à la traduction, la publication du texte même; ils écrivirent contre le texte et contre la traduction: d'autres en prirent la défense. Les uns voulaient que la prétendue traduction fût un original qu'on avait fait exprès pour injurier la langue toscane, et que le prétendu original latin, ne fût lui-même qu'une traduction; les autres, par un excès contraire, assuraient que non seulement le texte latin était du Dante, mais que c'était lui-même qui s'était traduit; et dans le dernier siècle le savant Fontanini a encore soutenu cette opinion 748; mais il est enfin généralement reconnu que l'ouvrage latin est du Dante, et que la traduction est du Trissin 749.

Pour ne rien oublier des productions de ce poëte, il faut rappeler même sa Paraphrase des sept psaumes pénitentiaux, ouvrage de ses dernières années, composé en tercets ou terzine, comme la Divina Commedia, mais en style aussi languissant et aussi faible que celui de ce poëme est fort et sublime 750. On y joint ordinairement ce qu'on appèle le Credo du Dante; c'est un morceau du même genre et écrit en même style, composé d'une paraphrase du Credo, de l'explication des sept sacrements, de celle des sept péchés capitaux; enfin, de la paraphrase du Pater et de l'Ave. Tout cela mis à la suite l'un de l'autre, forme un ensemble très-édifiant sans doute, mais d'une faiblesse affligeante, et qu'on a peine à croire sorti de la même veine qui produisait le poëme extraordinaire, dont il nous reste à parler.

 

Dante avait eu d'abord le projet de composer en latin ce poëme: il l'avait même commencé; Boccace et d'autres auteurs en rapportent les premiers vers 751; mais soit qu'il se défiât d'autant plus de son style dans cette langue, qu'il connaissait mieux et qu'il étudiait plus assidûment Virgile; soit qu'il ambitionnât une gloire toute nouvelle, en écrivant en langue vulgaire un grand ouvrage, ce dont personne n'avait encore eu l'idée; soit enfin qu'il craignît que la langue vulgaire s'accréditant tous les jours davantage en Italie, s'il écrivait dans une langue qu'on ne parlait plus, il ne fût bientôt oublié comme elle, il changea de pensée, et se mit à écrire en italien. J'ai dit, dans la notice sur sa vie, qu'il avait commencé son poëme à Florence, et qu'il en avait fait les sept premiers chants avant son exil. Boccace le dit expressément. Il rapporte que ces sept chants s'étaient trouvés parmi les papiers que la femme du Dante avait cachés quand le peuple, excité contre lui, vint piller sa maison; elle les remit à un assez bon poëte et historien de ce temps, nommé Dino Compagni, intime ami de son mari, et qui les lui fit passer chez le marquis Malaspina, où il était réfugié, pour qu'il pût continuer son ouvrage. Ce que Franco Sacchetti raconte, dans deux de ses Nouvelles 752, de deux aventures que le Dante eut avec un forgeron et avec un ânier qui, l'un en battant le fer, l'autre en menant ses ânes, chantaient et estropiaient des morceaux de son poëme, comme ils auraient fait des chansons des rues 753, prouve qu'il s'était déjà répandu des copies de ce qu'il en avait fait, et qu'elles couraient même parmi le peuple. S'il y a dans ces sept chants quelques passages qui ne peuvent avoir été faits que depuis son exil, c'est qu'ils furent ajoutés dans la suite, lorsqu'il eut repris son travail, et à mesure que les circonstances de sa vie lui donnaient l'idée de placer dans ces premiers chants de nouveaux personnages, ou des allusions à de nouveaux faits 754].

Il y a eu parmi les auteurs italiens de grandes discussions sur le titre de ce poëme et sur les raisons qui purent l'engager à intituler Comédie un ouvrage qui certainement n'a rien de comique. La Tasse 755, Mafféi 756, et après eux Fontanini 757 paraissent en avoir donné la véritable explication, qui rend inutile tout le verbiage des autres dissertateurs. Dans son livre de l'Éloquence vulgaire 758 Dante distingue trois styles différents, le tragique, le comique et l'élégiaque; il entend, dit-il, par la tragédie le style sublime, par la comédie celui qui est au-dessous, et par l'élégie le style plaintif, qui convient aux malheureux. Il est clair, d'après ces définitions, qu'il a donné à son poëme le titre de Comédie parce qu'il croyoit en avoir écrit la plus grande partie dans ce style moyen qui est au-dessous du sublime et au-dessus de l'élégiaque. Il se défiait trop, et de son propre génie, et de celui de cette langue vulgaire qui n'avait encore traité que des sujets frivoles, à qui il donnait le premier une destination plus noble, un caractère et un style assortis à cette destination nouvelle; c'était un aigle qui ne s'apercevait en quelque sorte ni de la hardiesse de son essor, ni de la hauteur de son vol. Ses compatriotes ne tardèrent pas à lui rendre plus de justice qu'il ne s'en était rendu lui-même.

 
Aussitôt que d'un trait de ses fatales mains,
La parque l'eût rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée 759.
 

Son poëme parut, non-seulement si sublime par le style, mais tellement rempli de connaissances rares, de conceptions profondes, d'abstractions philosophiques, d'allusions cachées, d'allégories et presque de mystères, que la république de Florence ordonna par un décret 760 qu'il fût nommé un professeur payé par le trésor public pour lire et expliquer ce poëme. Boccace, qui était alors regardé à juste titre comme un des pères de la langue italienne, fut le premier jugé digne de cet honneur. Après quelque résistance, il consentit à l'accepter, et moins de deux mois après le décret 761 il ouvrit le cours de ses explications, un dimanche dans une église 762. Il remplit le même emploi jusqu'à sa mort, arrivée deux ans après 763; il nous est resté de son travail un commentaire grammatical, philosophique et oratoire, seulement sur les seize premiers chants de l'Enfer, et qui ne laisse pas de remplir deux assez gros volumes. Après Boccace, d'autres furent nommés pour le remplacer, et l'on compte parmi eux des écrivains d'un très-grand mérite, tels que Philippe Villani, François Philelphe, etc. Dans des temps postérieurs, l'académie florentine renouvela en quelque sorte cet usage. Ses membres les plus distingués se firent gloire d'y lire des explications, qu'ils appellent Lezioni, sur les endroits les plus difficiles du Dante; la plupart de ces leçons sont imprimées. Il n'est pas sûr qu'il n'y ait pas dans tout cela beaucoup de fatras, que souvent même l'auteur expliqué n'en soit devenu plus obscur; mais cela prouve du moins une admiration qui n'a existé pour aucun autre poëte moderne, et un enthousiasme soutenu qui honore à la fois et le poëte et sa patrie.

Ce ne fut pas seulement à Florence que de tels honneurs lui furent rendus. Avant la fin du même siècle on voit à Bologne, à Pise, à Venise et à Plaisance Dante expliqué dans les chaires publiques 764.

Bientôt les copies de son poëme furent dans toutes les bibliothèques publiques et particulières; et avant même que l'invention de l'imprimerie en eût pu rendre la multiplication plus grande et plus rapide, il était partout en Italie l'objet des éloges, des études, des disputes et des commentaires; l'imprimerie dès sa naissance s'en empara avec une telle ardeur, que dans la seule année 1472 il s'en fit presque à la fois trois éditions 765, et qu'on en a depuis compté plus de soixante: avant la fin du quinzième siècle, il avait déjà paru avec trois différents commentaires, et il y en a eu plusieurs autres depuis. Ce serait un bon moyen, pour ne point entendre le Dante, que de les consulter tous; car la plupart se contredisent, et dans les leçons qu'ils suivent, et dans les explications qu'ils donnent. Si ce premier des poëtes modernes jouit, au au moins dans sa patrie, du même respect que les anciens, il partage avec eux le malheur d'être souvent devenu moins intelligible par le pédantisme des interprètes et par leur nombre.

Un autre sort commun entre lui et les anciens, c'est d'avoir été le sujet des controverses les plus animées et des plus âcres disputes entre les savants; elles furent surtout très-chaudes dans le seizième siècle. Le Varchi y donna le premier sujet, en osant mettre, dans son Ercolano, Dante au-dessus d'Homère. Un certain Castravilla, personnage réel ou supposé, ce qu'on n'a jamais bien pu savoir, pour venger Homère, mit le poëme du Dante non-seulement au-dessous de l'Illiade et de l'Odyssée, mais au-dessous des plus mauvais poëmes. Mazzoni lui répondit par une défense en règle du Dante; Bulgarini l'attaqua par des considérations; Mazzoni répliqua par un ouvrage plus gros que le premier, qui lui attira une forte duplique; d'autres se jetèrent dans la mêlée, les uns pour, les autres contre; enfin les écrits qui attaquèrent et qui défendirent alors notre poëte, et ceux qui l'ont attaqué ou défendu depuis, lui forment dans les bibliothèques italiennes un cortége imposant et nombreux. Il serait infiniment réduit, comme tous les cortéges de cette espèce, si l'on n'y voulait admettre que des éclaircissements utiles, les objections fondées ou les réponses péremptoires.

Plusieurs auteurs italiens ont voulu découvrir où Dante avait pris l'idée principale de son poëme; les uns, comme Fontanini 766, pensent que de son temps il y avait plusieurs vieux romans déjà traduits en italien, tels que ceux de la Table ronde, des Pairs de France, et celui de Guérin, surnommé il Meschino. C'est dans ce dernier qu'un certain puits de saint Patrice, très-célèbre en Irlande, pouvait avoir donné au Dante, par sa forme, l'idée de celle de son Enfer. D'autres croient, avec M. l'abbé Denina 767, qu'il a pu imiter deux de nos anciens fabliaux du treizième siècle, l'un de Raoul de Houdan, intitulé Songe ou Voyage de l'Enfer 768, où l'auteur feint être descendu et avoir trouvé des gens qu'il nomme; l'autre, qui a pour titre du Jongleur qui va en Enfer 769, le même M. Denina croit voir dans un événement arrivé à Florence vers ce temps-là une autre source où Dante put puiser 770. Dans une fête publique, donnée pour célébrer l'arrivée d'un légat du pape, on offrit au peuple un spectacle digne de ce siècle. On représenta l'Enfer avec ses feux et tous ses supplices. Des hommes étaient vêtus en démons et d'autres en âmes damnées. Les premiers faisaient souffrir aux autres diverses sortes de tourments.

Le théâtre était au milieu d'un pont de bois jeté sur l'Arno; le reste du pont était rempli d'une foule de curieux. Il rompit sous le poids, et il se noya beaucoup de monde, démons, damnés et spectateurs 771. Ce triste spectacle put, selon M. Denina, donner au poëte la première idée de son Enfer; mais cette conjecture ne s'accorde point avec les dates. L'événement arriva en 1304: Dante avait été banni de Florence plus de deux ans auparavant, et nous avons vu que dès avant son exil il avait fait les sept premiers chants de son poëme. Il est beaucoup plus vraisemblable que ces sept chants, lus par Dino Campagni, avant qu'il les renvoyât à leur auteur, et sans doute communiqués à plusieurs autres personnes, exaltèrent l'imagination de ceux qui en entendirent parler, et firent naître l'idée de cette étrange et malheureuse fête 772.

Je m'étonne que jusqu'ici personne n'ait soupçonné une autre origine, non pas, il est vrai, à la fiction particulière de l'Enfer, mais à la fiction générale, qui est comme la machine poétique de tout l'ouvrage. C'est le Tesoretta ou petit Trésor de Brunetto Latini, maître du Dante 773. L'analyse que j'en ferai, en examinant toutes les sources où le génie du Dante a pu puiser, ne laissera là-dessus aucun doute.

Quoi qu'il en soit, l'idée générale d'un poëme dont toute l'action se borne à une espèce de voyage dans l'Enfer, dans le Purgatoire et dans le Paradis, est nécessairement triste, et paraît au premier coup-d'œil trop différente des sujets traités par tous les autres grands poëtes; mais en convenant de cette tristesse et de cette différence, le judicieux Denina soutient que cette idée ne pouvait être plus heureuse si l'on considère les temps où Dante écrivait 774. J'en suis fâché pour les admirateurs de ces temps et pour ceux qui, dès que l'on exprime ou son indignation ou son mépris pour les opinions et les pratiques superstitieuses, crient que c'est la religion qu'on attaque; mais voici les propres expressions de ce très-religieux et très-sage écrivain. «Alors, dit-il, à la crédulité la plus universelle et la plus profonde se joignaient toutes sortes de vices et de crimes publics et particuliers. Dante ne pouvait donc manquer de sujets célèbres à représenter dans les scènes de son poëme. La superstition dominante donnait à ses fictions la plus grande probabilité». Voyons donc enfin quelles sont ces fictions et quelle est la conception extraordinaire où elles sont employées. Examinons la Divina Commedia avec plus d'attention qu'on ne l'a fait jusqu'ici, mais avec la défiance qu'on doit toujours avoir de soi-même en jugeant un auteur célèbre, surtout quand cet auteur est étranger.

736Je ne donne ici qu'une esquisse très-abrégée de ce morceau, qui se trouve vers la moitié de la Vita nuova.
737Donna pietosa e di novella etate, etc.
738Gli occhi dolenti per pietà del core, etc.
739Le Convito remplit le premier volume entier de l'édition des œuvres du Dante, donnée par Pasquali, Venise, 1741, in-8°., à la suite de la Divina Commedia. Il est aussi dans la première partie du quatrième volume de l'édition de Zalta; Venise, 1758, in-4°., etc.
740Voi che'ntendendo, il terzo ciel movete, Udite il ragionar ch'è nel mio core, etc. Cette première canzone n'a que quatre strophes de treize vers. La deuxième, qui commence par ce vers: Amor, che nella mente mi ragiona, a cinq strophes de dix-huit vers. La troisième en a sept de vingt vers; elle commence par ceux-ci: Le dolci rime d'amor, ch'i sotia Cercar ne' miei pensieri.
741La première canzone a cinquante pages in 8°. de commentaires (éd. de Venise, 1741). La deuxième en a cinquante-huit, la troisième plus de cent.
742Ce traité, écrit en très-mauvais latin (c'était celui du temps), a été réimprimé plusieurs fois. Il ne se trouve point dans l'édition de Pasquali, citée ci-dessus; mais il est dans celle de Zatta, à la fin du dernier volume.
743Sit ecclesia a, imperium b, autoritas sive virtus imperii c. Si non existente a, c est in b, impossibile est a esse caussam ejus quod est c esse in b; cum impossibile sit effectum prœcedere caussam in esse. Adhuc, si nihil operante a, c est in b, necesse est a non esse caussam ejus quod est c esse in b, cum necesse sit ad productionem effectus prœoperari caussam, prœsertim efficientem, de qua intenditur.
744Le cardinal Bertrand du Pujet.
745On nomme un certain Pino della Tosa, et M. Ostagio da Polentano. Voyez la vie du Dante, par Boccace.
746Il fut imprimé pour la première fois à Paris, en 1577, sous ce titre: Dantis Aligerii præcellentiss. poëtæ de vulgari Eloquentiâ libri duo, nunc primum ad vetusti et unici scripti codicis exemplar editi; ex libris Corbinelli, etc. Il est inséré dans les deux éditions de Venise, déjà citées, avec la traduction italienne, dont il sera parlé plus bas.
747Il ne faut pas oublier que Guido Guinizzelli, l'un des poëtes les plus élégants du treizième siècle, était de Bologne: c'est peut-être à lui que Dante fait allusion en cet endroit.
748Dell' Eloquenza ital., l. II, c. 22, 23, etc.
749Elle est insérée avec le texte latin, dans le tome II des œuvres de Giovan. Giorgio Trissino, Vérone, 1729, in-4°., édition que l'on sait avoir été dirigée par le savant Maffei.
750On a cru long-temps que cette paraphrase n'avait point été imprimée, et Crescimbeni n'en parle que comme d'un ouvrage resté en manuscrit. Stor. della vulg. poës., v. I, l. VI, p. 402. Elle avait été cependant publiée dans un volume in-4°., où étaient réunis quelques autres écrits de piété, sans date, ni nom d'imprimeur, mais que le Quadrio, à qui un savant oratorien en donna connaissance, jugea être d'environ l'an 1480. Voyez ce qu'il en dit Stor. e rag. d'ogni poesia, v. VII, p. 120. Il publia lui-même ces psaumes, ainsi que le Credo, etc., accompagnés du texte latin, avec des sommaires, des explications et des notes; Bologne, 1753, in-4°. Pic. Zatta a inséré cette publication entière du Quadrio dans son édition du Dante, vol. IV, part. II, à la fin.
751Ultima regna canam fluido contermina mundo, Spiritibus quœ lata patent, quâ prima resolvunt Pro meritis cujuscumque suis, etc.
752Nouvelles 114 et 115, éd. de Livourne, sous le titre de Londres, 1795, t. II, p. 157.
753Dante, s'approchant de la boutique du forgeron chanteur, prit son marteau, ses tenailles, tous ses autres outils, et les jeta, l'un après l'autre, dans la rue; puis il dit: «Si tu ne veux pas que je gâte tes affaires, ne gâte pas les miennes. – Que vous ai-je gâté, reprit le forgeron? – Tu chantes mon livre, reprit le Dante, et tu ne le dis pas comme je l'ai fait: ce sont mes outils, à moi, et tu me les gâtes». Le forgeron, tout en colère, n'ayant rien à répondre, ramasse ses outils et retourne à son ouvrage; et s'il voulut chanter ensuite, ce fut les aventures de Tristan et de Lancelot. Nouv. 114. Une autre fois, se promenant par la ville, le bras armé, comme on l'avait alors, Dante rencontra un ânier qui, tout en conduisant devant lui ses ânes, chantait aussi son poëme; et quand il en avait chanté quelques vers, il fouettait ses ânes, en disant arri! Dante lui donna un coup de brassard sur les épaules, et lui dit: «Je ne l'ai pas mis cet arri, etc.» nouv. 115.
754Pelli, Memorie per la vita di Dante.
755Dans sa leçon sur le sonnet du Casa: Questa vita mortal, etc.
756Prefat. all' opere del Trissino.
757Dell' Etoquenza italiana.
758L. II, c. 4.
759Boileau, Ép. à Racine.
760Du 9 août 1373.
7613 octobre, même année.
762À St. – Etienne, près le Ponte Vecchio.
76320 décembre 1375.
764A Bologne, en 1375, par Benvenuto de' Rambaldi da Imola, qui remplit dix ans cette chaire, et qui a laissé sur Dante un ample commentaire latin; à Pise, en 1385, par Fr. di Bartolo da Buti, dont on conserve à Florence les commentaires manuscrits; à Venise, par Gabriel Squaro, de Vérone; à Plaisance, en 1398, par Filippo da Reggio. Voy. Tirab., t. V, p. 398.
765À Foligno, à Mantoue et à Vérone.
766Eloquenza italiana, liv. II, c. 13.
767Vivende della Letter., liv. II, c. 10.
768Fabliaux ou Contes, par Le Grand d'Aussy, tom. II, p. 27. Je reviendrai plus en détail, dans le chapitre suivant, sur toutes ces prétendues sources des fictions du Dante.
769Id. ibid., p. 36.
770Ubi supr.
771Cet événement est raconté par Jean Villani, 1. VIII, c. 70 de son Histoire. La fête avait été précédée d'une proclamation qui invitait à se rendre sur ce pont et au bord de l'Arno, tous ceux qui voudraient savoir des nouvelles de l'autre monde: l'historien tire de cette annonce une plaisanterie par laquelle il termine le récit de cette catastrophe, et qui n'est pas trop assortie au sujet, ni à la dignité de l'histoire. «Ce qui n'était qu'un jeu et une moquerie, dit-il, devint une chose sérieuse; et, comme on l'avait proclamé, beaucoup de gens qui y périrent, allèrent savoir des nouvelles de l'autre monde». Siche il giuoco da beffe tornò a vero, come era ito il bando, che molti per morte n'andarono a sapere dell' altro monde.
772C'est l'avis de M. Simonde Sismondi, dans son Histoire déjà citée, t. IV, p. 194.
773Un seul auteur italien l'a soupçonné, c'est M. Giam. Corniani, dans ses Secoli della Letter. ital. Il y dit, vol l, p. 196, qu'il n'est pas improbable que l'idée de l'introduction du poëme ait été suggérée au Dante par le Tesoretto de son maître Brunetto Latini; mais l'ouvrage de M. Corniani n'a été imprimé qu'en 1804; et c'était au commencement de cette même année que j'écrivais ceci, et que je le lisais publiquement.
774Vicende della Letter., l. II, c. 10.