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Histoire littéraire d'Italie (1

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Les deux rois d'Arragon, Alphonse II et Pierre III, n'ont de rang parmi les Troubadours, l'un que pour une chanson d'amour, l'autre que pour une espèce de sirvente relatif à des circonstances politiques et militaires; mais tous deux furent grands protecteurs des Troubadours, qui les en ont payés par d'excessives louanges. La mémoire de ces deux rois serait peut-être aussi honorée que celle d'Auguste, si les poètes qu'ils protégèrent avaient été des Virgiles; mais on ne lit plus ces poètes, et le souvenir des actes de mauvaise foi et des vices d'Alphonse II vit encore; et toutes les rimes provençales ne peuvent faire oublier, surtout à des Français, que Pierre III fut l'auteur des vêpres siciliennes 439.

Le troisième possesseur d'un trône acquis par ce grand crime politique, Frédéric III, se voyait attaqué en Sicile par le parti de la France et du pape, et par son propre frère Jacques II, roi d'Arragon, qui feignit d'entrer dans cette ligue par crainte du terrible pontife Boniface VIII. Son courage ne l'abandonna point, et le tour d'esprit poétique, héréditaire dans sa famille, lui dicta un sirvente où il parle en homme de cœur et en roi. «Je ne dois pas, dit-il, me mettre en peine de la guerre, et j'aurais tort de me plaindre de mes amis. Je vois une foule de guerriers venir à mon secours, etc.». Ce style ferme, sans parure et qui va droit au fait, dans la bouche d'un roi et dans des circonstances périlleuses, donne à cette pièce un intérêt indépendant de son mérite poétique 440.

C'est une circonstance bien remarquable de cette époque de la littérature provençale, et sur laquelle on n'a peut-être pas assez réfléchi, que, dans un siècle de barbarie et d'ignorance, dans un pays où l'on peut dire qu'à proprement parler il n'y avait point de littérature, il se fût tout à coup déclaré une espèce d'épidémie poétique si générale, qu'elle atteignait jusqu'aux plus grands seigneurs et jusqu'aux rois. Non seulement dans leurs amours, mais dans leurs affaires politiques et dans leurs guerres, ils s'exprimaient en vers: ils s'attaquaient, se répondaient; et si, comme dans les temps homériques, ils s'adressaient des ironies piquantes et des injures, ce n'est plus un poëte inventeur et suspect qui nous l'apprend, et qui les leur prête sans doute, c'est eux-mêmes que nous entendons, et dont nous pouvons juger le degré de politesse aussi bien que le courage et le talent.

Les dames elles-mêmes, à qui les fruits de cette épidémie procuraient du plaisir et de la gloire, n'en furent pas exemptes; et l'un des plus grands poëtes de nos jours 441, qui refusait aux femmes l'exercice de l'art des vers, aurait eu, cinq ou six siècles plutôt, la même querelle à leur faire. On trouve parmi les Troubadours une comtesse de Die 442, éprise et aimée de Rambaud, prince d'Orange, célèbre Troubadour lui-même, et brave chevalier, mais inconstant, libertin, et qui la réduisit souvent à se plaindre dans ses vers des infidélités de son amant; une Azalaïs de Porcairagues, qui, tout en aimant un autre chevalier dont le nom n'est pas heureux pour la poésie 443, se plaint aussi d'une infidélité de ce même prince d'Orange, une comtesse de Provence 444; une dame Clara d'Anduse 445; une dona Castelloza, bien tendrement éprise d'un ingrat 446 à qui elle déclare que, s'il la laisse mourir, il fera un grand péché devant Dieu et devant les hommes; une certaine dame Tiberge, les Italiens dona Tiburtia, les Provençaux, par corruption, Natibors 447, qui a laissé peu de vers, mais qui fit beaucoup de bruit dans le monde par ses galanteries, l'amour qu'eurent pour elle un grand nombre d'hommes, la haine d'un grand nombre de femmes, et la réputation de sa beauté et de son esprit.

Beaucoup de chevaliers riches, seigneurs de terres et de châteaux, suivirent l'exemple que leur donnaient des princes et des rois Troubadours, tandis qu'une foule presque innombrable de poëtes, nés dans une condition commune, trouvait, dans les habitudes et les usages du régime féodal, des moyens de subsister, par ses talents, avec aisance et avec honneur. Tous trouvèrent dans les mœurs de leur siècle une ample matière à leurs poésies galantes et licencieuses, et dans les événement publics une source inépuisable de sujets pour leurs pièces historiques et leurs satires.

Autant de hautes seigneuries, baronies ou comtés, autant de châteaux et presque de gentilhommières, autant il y avait de grandes et petites cours, où chacun s'efforçait d'étaler, selon ses moyens, le luxe que ce temps permettait, et d'attirer les seigneurs voisins et les chevaliers voyageurs par des divertissements et par des fêtes. Les Troubadours parcouraient avec leurs jongleurs ces séjours de guerre et de plaisirs. Les châtelains les plus riches s'efforçaient de les y fixer. Leurs femmes ou leurs filles, lorsqu'elles étaient jolies, n'y contribuaient pas moins que leurs richesses. Ils s'en inquiétaient peu, pourvu qu'à leurs tables, et dans les longues soirées d'hiver, ils fussent défrayés de chants guerriers, de récits romanesques, de jolies chansons et de contes merveilleux ou gaillards.

Souvent, après avoir ainsi fait admirer et payer leurs chants dans tout le midi de la France, nos Troubadours visitaient l'Italie et l'Espagne. Leur réputation les précédait et s'y accroissait encore. En Italie surtout, les petites cours qui s'y élevèrent bientôt sur les débris des républiques, leur offraient les mêmes amusements et les mêmes avantages que celles de France. Pour mieux goûter leurs chants, on apprenait leur langue; et les noms et les vers de plusieurs poëtes nés italiens et espagnols, sont placés honorablement parmi les noms et les vers des Troubadours 448.

Souvent aussi l'esprit religieux et aventurier qui dominait leur siècle se saisissait d'eux, les entraînait dans des pélerinages lointains, et, le bourdon sur l'épaule, la croix sur la poitrine et le bâton à la main, ils allaient chercher dans la Palestine et la Syrie des indulgences pour leurs aventures passées et de nouvelles aventures. C'est ainsi que Geoffroy Rudel, épris d'amour pour une belle princesse de Tripoli, en fait le sujet de ses chansons, quitte une cour où il jouissait du sort le plus heureux 449, prend la croix, s'embarque avec un autre poëte provençal son ami 450, tombe malade dans la traversée, arrive mourant à Tripoli de Syrie, fait annoncer à la princesse son arrivée et son malheur. Touché de tant d'amour et d'infortune, elle va le voir sur son vaisseau, et il meurt du saisissement que lui cause cette visite inespérée 451.

 

Pierre Vidal, maître fou s'il en fut jamais, malheureux dans ses amours, exilé par une grande dame qu'il avait aimée plus et autrement qu'elle ne voulait l'être, va se distraire à la croisade où périt Frédéric Ier; mais il y perd le peu qu'il avait de raison; sa tête se remplit de fantômes chevaleresques; il se croit un héros, ne fait plus que des chansons guerrières, où il paraîtrait avoir donné le premier modèle des matamores de comédie et des capitaines Tempête 452. On se moque de lui; on lui joue un des ces tours que l'on a, de nos jours, appelés mystifications. On lui fait épouser une Grecque, nièce prétendue de l'empereur d'Orient, et qui doit, dit-on, lui transmettre des droits à l'Empire. On le voit alors prendre le titre d'empereur, donner celui d'impératrice à sa femme, se revêtir des marques de cette dignité, faire porter un trône devant lui 453, épargner ce qu'il peut pour la conquête de son Empire, et fait cent autres folies, aussi peu dignes du caractère d'un soldat chrétien que des talents d'un Troubadour.

Plusieurs autres de ces poëtes, sans se donner ainsi en spectacle, et sans porter dans ces pieuses expéditions des têtes aussi malades, y partagèrent du moins la folie commune. Les uns célébraient les exploits dont ils étaient témoins, les autres reprenaient dans leurs sirventes les vices et les fautes des croisés, d'autres chantaient en même temps les triomphes de la croix et les plaisirs ou les peines de leurs amours. C'était une singularité de plus dans le tableau déjà si singulier de ces saintes armées; il est à regretter que le Tasse, ce peintre si fidèle des mœurs de la chevalerie chrétienne, n'ait pas ajouté à ses peintures ce trait piquant de ressemblance, et n'ait pas, à l'exemple d'Homère et de Virgile, placé parmi les guerriers de Godefroy quelque Phémius ou quelque Iopas provençal, dont son génie élevé aurait bien su ennoblir et les pensées et le langage.

Mais sans même s'expatrier, la plupart des Troubadours trouvaient en Provence et dans les régions circonvoisines assez d'emploi pour leur humeur chevaleresque, et de sujets pour leurs romans.

Bernard de Ventadour, né dans le rang le plus bas, s'élève par son talent jusqu'à la faveur de la petite cour où son père avait été domestique. Bien vu du seigneur, il l'est encore mieux de la dame. Une légère indiscrétion trahit le secret de leurs amours. Le Troubadour est banni du château; la châtelaine y est renfermée et gardée étroitement. Bernard se désole d'abord, puis va se consoler auprès d'une plus grande dame, la fameuse Eléonore de Guienne, duchesse de Normandie depuis son divorce avec Louis-le-Jeune, et dont le second époux Henri fut bientôt après roi d'Angleterre. Bernard osa l'aimer; Eléonore ne passa point pour avoir été cruelle; et quand elle fut partie pour aller régner en Angleterre, il la regretta dans ses chansons comme on ne regrette que l'objet d'un amour heureux. Tel était donc alors l'empire du talent que le fils d'un simple domestique obtint, par cette seule puissance, les bontés d'une princesse deux fois reine.

Telle était aussi la facilité des mœurs dans ces bons siècles de nos pères, que les belles dames aimées par les Troubadours, qui joignaient au talent de Bernard l'avantage de la naissance qu'il n'avait pas, leur jouaient des tours qu'oseraient à peine se permettre les femmes de la meilleure compagnie, dans les siècles les plus corrompus. Je ne parle point d'espiègleries telles que celle de la dame de Benanguès, qui retint en secret pour son chevalier chacun des trois rivaux dont elle était priée d'amour; placée entre eux, et pressée par tous trois à la fois, elle regarda si tendrement l'un, pressa si doucement la main à l'autre, marcha si expressivement sur le pied du troisième que tous se retirèrent satisfaits. Il n'y a là, quand ils se sont fait leur confidence, que de quoi donner sujet à une tenson, où chacun des trois soutient la prééminence que doit avoir en amour la faveur qu'il a reçue 454: mais voici quelque chose de plus fort.

Guillaume de Saint-Didier, bon chevalier, châtelain riche, et ingénieux troubadour, aime la marquise de Polignac, très-belle et très-noble dame. D'abord elle trouve plaisant de ne lui vouloir accorder ce qu'il demande que lorsqu'elle en sera sollicitée par son mari. Ce Polignac était si bon homme, il aimait tant les vers et la musique qu'il citait et chantait volontiers les chansons de Saint-Didier. Celui-ci en compose une où il introduit un mari faisant à sa femme la prière que la marquise exigeait du sien, et il confie au bon seigneur son ami, en ne lui cachant que les noms, le cas où il est, la ruse qu'il est obligé d'employer et le succès qu'il en espère. Polignac trouve le tour plaisant, la chanson très-jolie, l'apprend par cœur comme les autres, va la chanter à sa femme, rit avec elle du stratagème, et lui soutient que la beauté pour qui la chanson est faite ne peut, après l'avoir entendue, rien refuser au Troubadour. Aussi lui accorde-t-elle tout en sûreté de conscience. Mais ce n'est encore là que le premier acte de la comédie.

Pour mieux couvrir sa véritable intrigue, le troubadour feignit d'en avoir d'autres; mais il le feignit si bien que la marquise en fut jalouse et résolut de s'en venger. C'est cette vengeance surtout qui peut nous faire juger des mœurs de ce bon temps. Sa liaison avec Saint-Didier avait eu besoin d'un confident. Il était aimable; elle le fait venir, lui déclare qu'elle veut le faire passer de la seconde place à la première: ils iront à un certain pélerinage; car les pélerinages, les tours joués, aux maris et aux amants, tout cela s'arrangeait à merveille; ils passeront en chemin par le château de Saint-Didier, qui n'y était pas, et c'est dans ce château, dans son lit même qu'elle couronnera son successeur. Les ordres sont donnés pour le voyage. Grand cortége de dames, de demoiselles et de chevaliers, à la tête desquels marche le nouvel amant. Dans l'absence du châtelain tous les honneurs sont rendus à sa dame, à son ami et à leur suite. Une table splendide est servie; tout est en joie et en fête. Les appartements sont préparés; on se retire, et la dame de Polignac passe la nuit comme elle se l'était promis. Tout le pays fut instruit de l'aventure. Saint-Didier en fut d'abord au désespoir; il se consola ensuite en galant homme, c'est-à-dire, en faisant à son tour un autre choix.

Des aventures tragiques se mêlent à ces joyeuses anecdotes. Tous les maris n'étaient pas d'aussi bonne humeur. Raimond de Castel Roussillon avait placé l'aimable Cabestaing auprès de sa femme, en qualité d'écuyer. S'étant aperçu qu'il y remplissait secrètement d'autres fonctions, il l'attire hors de son château sous un faux prétexte, le poignarde, lui arrache le cœur, fait servir sur sa table ce mets déguisé par l'assaisonnement, en fait manger à sa malheureuse femme, et découvrant alors à ses yeux la tête de son amant, lui apprend avec un joie féroce quel horrible repas elle a fait; trait affreux de jalousie et de vengeance, dont le barbare Fayel offrit vers le même temps un second exemple, si l'on n'aime mieux croire, pour l'honneur de l'humanité, que le dernier trait est emprunté du premier, au moins dans sa plus horrible circonstance 455.

La renommée que les Troubadours acquéraient par leurs talents donnait de la célébrité à des aventures singulières, à des traits de passion portée jusqu'à une sorte d'extravagance, dont on les croyait plus susceptibles que les autres hommes. L'un 456 perd en Lombardie une femme qu'il avait enlevée à son mari; il reste pendant dix jours comme cloué sur sa tombe, l'en retire tous les soirs, la regarde, l'interroge, l'embrasse, la conjure de revenir à lui. Chassé de la ville de Côme, il va errant dans les campagnes, consulte des devins pour savoir si sa maîtresse lui sera rendue, subit pendant une année les plus dures épreuves dans l'espérance de la ramener à la vie, et, trompé dans cette attente, meurt de désespoir. L'autre 457, coupable d'une infidélité, n'en pouvant obtenir le pardon, se retire dans un bois, s'y bâtit une chaumière, déclare qu'il n'en sortira plus, à moins que sa dame ne le reçoive en grâce. Les chevaliers du pays le regrettent; ils viennent au bout de deux ans le prier de quitter sa retraite, et ils l'en conjurent vainement. Les chevaliers et les dames s'adressent à la dame qu'il a offensée, et sollicitent son pardon. Elle y met pour condition que cent dames et cent chevaliers, s'aimant d'amour, viendront le demander à genoux, les mains jointes, et lui criant merci. Aimer d'amour était alors chose si commune que l'on parvient à compléter le nombre requis; on se rend ainsi par couples au château de la dame, et c'est au milieu de cette solennité, peut-être unique dans son espèce, qu'elle prononce la grâce du Troubadour.

 

On conçoit que de pareilles scènes devaient produire une forte sensation dans le pays qui en était le théâtre, et qu'en se répandant au dehors elles contribuaient à fixer sur les Troubadours en général l'attention publique. L'opinion que l'on avait d'eux ajoutait à l'effet de leurs chants et à l'éclat de leurs succès; mais bientôt ces succès mêmes amenèrent parmi eux un tel degré de corruption; les poëtes inventeurs ou vrais Troubadours étant devenus plus rares, les jongleurs ou chanteurs plus communs, ceux-ci se livrèrent à de tels désordres et tombèrent dans un tel avilissement qu'ils furent presque partout chassés avec opprobre.

D'ailleurs la cour des comtes de Provence et les autres cours du Midi, qui avaient eu pendant le douzième siècle une existence si brillante, furent livrées dans le treizième à des guerres, des proscriptions et des révolutions sanglantes. Tout ce beau pays fut couvert de massacres et de ruines, lorsqu'un souverain pontife (Innocent III), non content d'envoyer, comme ses prédécesseurs, des croisés européens exterminer au nom de Dieu les Africains et les Asiatiques, arma des chrétiens du fer et du feu contre de malheureux chrétiens qui différaient avec eux sur quelques points de doctrine; lorsque l'Inquisition, créée à cette époque et pour cette œuvre, eut livré aux bûchers tous ceux de ces pauvres Albigeois qui échappaient au glaive; qu'elle eut même ordonné au glaive de frapper au besoin les orthodoxes comme les hérétiques, laissant à Dieu le soin de reconnaître ceux qui étaient à lui 458]; lorsqu'enfin des passions toutes profanes et des ambitions toutes politiques eurent donné au monde cet effroyable spectacle et ces horribles exemples, qui n'étaient pas les premiers, et qui ne furent que trop suivis, alors les doux loisirs, la gaîté, les fêtes, les jeux de l'esprit furent exilés de cette terre couverte de sang, et les Troubadours avec eux. Ayant perdu leur centre commun, qui était cette galante cour de Provence, ils restèrent épars, muets et découragés, ou s'ils se firent encore entendre, ce fut, comme nous le verrons bientôt, avec des sons et dans un style qui ne se ressentaient que trop de ces lugubres événements.

Une cause puissante contribua encore à leur ruine. Leur langue avait long-temps régné seule. Les langues française, espagnole et italienne s'élevèrent presque à la fois. Les Français, qui avaient leurs trouvères, s'étaient, dès l'origine, peu occupés des Troubadours, et s'en occupèrent encore moins: les Espagnols préférèrent chez eux leurs poésies à celles de ces étrangers: les Italiens encore davantage, et à plus juste titre; et la langue s'étant fixée dès le quatorzième siècle en Italie, dès lors aussi disparut toute cette grande réputation des Provençaux; leur langue cessa d'être entendue, et leurs poésies furent reléguées dans les bibliothèques ou dans les portefeuilles des curieux. Ce fut une source où le génie étranger put dès lors puiser d'autant plus sûrement qu'elle était cachée.

Une académie ou société de Troubadours existait, il est vrai, toujours à Toulouse. On y faisait toujours des chansons; les Jeux floraux entretinrent quelque souvenir de la Science gaie, mais ce n'était plus qu'une faible image de son ancienne gloire. Ce fut cependant alors qu'un roi de Portugal, Jean Ier, s'avisa d'envoyer en France une embassade solennelle 459 pour demander au roi des poëtes et des chansonniers provençaux 460. Si Charles VI n'avait point encore éprouvé l'étrange accident qui le priva entièrement de sa raison 461, il put, malgré le goût excessif des plaisirs qu'Isabeau de Bavière entretenait à sa cour, trouver cette ambassade peu sage. La demande fut accordée. Les députés se rendirent à Toulouse. La société, fière d'être sollicitée au nom d'un roi, nomma deux de ses membres qui allèrent à Barcelonne fonder une société pareille, et lui donner des règlements.

Les Espagnols prirent l'habitude d'appeler Gaya Sciencia la poésie, la rhétorique et l'éloquence même. L'un des livres les plus estimés de leur ancienne littérature, celui du marquis de Villena, nous l'atteste. L'auteur y donne encore comme un modèle à suivre, au commencement du quinzième siècle 462, les séances publiques des Troubadours, les formes qu'il y observaient et toutes leurs cérémonies. Les anciens Troubadours auraient vu en pitié tout cet appareil académique. On s'efforcait en vain de conserver dans leur patrie et de transporter à l'étranger cette science qu'ils avaient créée, et qu'ils exerçaient si librement. Le génie, les mœurs, la langue même avaient changé.

Chose bien remarquable que cette destinée si courte et si brillante de la langue et de la poésie des Troubadours! deux siècles la virent naître et mourir. Il lui manqua pour une plus longue durée, un grand état, ou du moins un état indépendant, où cette langue romance-provençale, qui n'est point le provençal d'aujourd'hui, restât langue nationale, et peut-être plus encore des auteurs d'un vrai génie capables de la fixer. Il faut bien que malgré leur succès cette dernière condition leur ait manqué, puisque, chez la nation même qui pouvait s'énorguellir de leur gloire, leurs productions sont tombées dans l'oubli, et qu'il a fallu toute la patience, disons mieux, toute l'obstination d'un érudit infatigable 463, pour les retirer du néant où ils étaient comme ensevelis dans une langue que personne n'entendait plus et ne se souciait plus d'entendre. Mais enfin l'admiration qu'ils excitèrent pendant deux siècles ne peut pas avoir été toute entière l'effet d'une illusion, et il faut nécessairement aussi qu'à travers leurs défauts il y ait eu en eux un mérite réel et des qualités brillantes.

439Voyez, sur Alphonse II, considéré comme Troubadour, Crescimbeni, Giunta alle Vite, etc., p. 167 (il l'y nomme Alphonse I), et Millot, t. I, p. 131; sur Pierre III, Crescimbeni, vers la fin de l'article ci-dessus, p. 169; Millot, t. III, p. 150. Pierre composa le sirvente qui nous est resté, dans le temps ou Philippe le Hardi, roi de France, marchait contre lui, en vertu de l'excommunication lancée par le pape Martin IV. Pierre III y paraît peu effrayé de cette guerre, qui en effet ne fut pas heureuse pour Philippe; ce roi mourut en revenant, Pierre III la même année, 1285, et le pape Martin aussi.
440Voyez, sur Frédéric III, Crescimbeni, Giunta alle Vite, etc., p. 185, et Millot, t. III, p. 23.
441Le Brun.
442Millot, t. I, p. 170.
443Il se nommait Gui-Guérujat ou Guerjat, et était de la maison de Montpellier, ibid., p. 110.
444Ibid., t. II, p. 223.
445Ibid., p. 477.
446Armand de Bréon, ibid., p. 404.
447Tom. III, p. 321.
448Tels sont le fameux Sordel de Mantoue, Barthélemi Giorgi de Venise, Boniface Calvo de Gênes, etc. Voyez leurs articles dans Crescimbeni et dans Millot.
449La cour de Geoffroy, comte de Bretagne, fils de Henri II, roi d'Angleterre.
450Bertrand d'Alamanon.
451Voyez Nostradamus et Crescembeni, Vie I; Millot, t. I, pag. 85.
452Voyez Millot, t. II, p. 271 et 272.
453Cette folie n'était que ridicule. Après son retour en Europe, il en eut une plus dangereuse pour lui: amoureux d'une dame de Carcassonne, nommée Louve de Penautier, il se faisait appeler Loup en son honneur. Pour l'honorer davantage, il s'habilla d'une peau de loup; des bergers, avec des lévriers et des mâtins, le chassèrent dans les montagnes, le poursuivirent, le traitèrent si mal, qu'on le porta pour mort chez sa maîtresse. Idem. ibid. p. 278.
454Voyez Millot, t. II, article de Savary de Mauléon, p. 106.
455L'abbé Millot pense en effet qu'il est possible que le sire de Coucy, blessé à mort au siège d'Acre, ait réellement donné à son écuyer la commission de porter son cœur à la dame de Fayel; qu'elle soit morte de douleur en recevant ce triste gage, et qu'un romancier ait orné ce simple fait de circonstances empruntées de l'aventure de Cabestaing; t. I, p. 151. On fait aussi remonter à la même époque le Loi d'Ignaurès, ancien fabliau français, où l'on trouve répétée, et en quelque sorte multipliée la même aventure. Douze femmes rendent heureux ce jeune et beau chevalier; les douze maris s'accordent à en tirer la même vengeance, et font manger dans un repas, à leurs douze femmes, le cœur du malheureux Ignaurès. Voyez Fabliaux ou Contes du douzième et du treizième siècles (par le Grand d'Aussy), t. III, p. 265 et suiv.
456Guillaume de La Tour. Voy. Millot, t. II, p. 148.
457Richard de Barbésieu, Idem., t. III, p. 86.
458L'histoire attribue ce mot affreux à Arnauld ou Arnold, abbé de Citeaux, l'un des trois plus fougueux prédicateurs de cette croisade. Ce fut au siége de Béziers, en 1209.
459Vers la fin du quatorzième siècle. Jean Ier mourut en 1395.
460Abrégé chron. de l'Hist. d'Espagne, Paris, 1777, t. I, p. 561.
461On place en 1392, au mois d'août, la rencontre que fit le roi, dans la forêt du Mans, de ce spectre vivant, qui se jetta à la bride de son cheval, et dont l'apparition subite décida tout-à-fait sa maladie; mais il en avait senti des atteintes quelques mois auparavant.
462Le marquis de Villena mourut en 1434; il était du sang royal d'Aragon, grand-maître de l'ordre de Calatrava, etc. Il cultiva les lettres avec ardeur, traduisit le Dante, commenta Virgile, et composa une espèce de poétique et de rhétorique sous le titre de Gaya sciencia. Il fut accusé de magie; sous ce prétexte, on brûla sa bibliothèque après sa mort. L'évêque de Ségovie, confesseur du roi, fut chargé de l'exécution; des gens, qui lui supposent plus d'esprit que de conscience, l'ont soupçonné d'avoir détourné les meilleurs livres à son profit. Voyez Essai sur la Littérature espagnole, Paris, 1810, p. 22.
463M. La Curne de Ste. – Palaye.