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Les cinq sous de Lavarède

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– Tu éviteras la fièvre en buvant du grog au rhum, dit-il à Lavarède; j’en ai dans mes bagages, c’est du rhum des Antilles. Ensuite tu mangeras peu et tu prendras un bain froid tous les jours.

– Manger peu est aisé, répondit notre ami en riant. Quant au bain froid, nous rencontrons assez de rios sur la route pour faciliter cette hygiénique opération.

VII. En Costa-Rica

Durant une semaine, Lavarède eut le loisir de comprendre l’inanité du mépris des richesses, car seul il allait à pied.

Sir Murlyton, lassé de marcher, avait tout simplement acheté la mule d’un Indien qui passait; et, l’ayant enfourchée, sans la moindre selle anglaise, il escortait la voiture où se tenaient miss Aurett et la femme de Ramon.

Quoiqu’un peu penaud, Armand fit bon visage à cette mauvaise fortune, et sans doute le dieu qui le protégeait lui sut gré de sa joyeuse humeur, car le neuvième jour il lui vint en aide.

Tous avaient couché dans un pueblo tule. Tule est le véritable nom de ceux que les Espagnols appelèrent improprement Indiens. On traversait la grande Savane, dans la direction du Chiriqui, l’un des nombreux volcans de la région, toujours en éruption, lorsque le journaliste avisa, près d’un torrent, le Papayalito, un campement de muletiers.

Deux mules seulement composaient l’équipage; elles broutaient. Les cuivres de leurs harnais brillaient au soleil, et leur aspect contrastait avec l’allure misérable des deux hommes qui les gardaient, couchés à l’ombre d’un arbre.

– Ce sont des arrieros? demanda Lavarède.

– Non, dit Ramon, ils n’ont pas le costume. L’un des deux hommes est un Zambo, et l’autre un Indien Do; sa tribu est loin en arrière de nous, au sud des travaux de l’isthme.

– D’où tu conclus?…

– Que ce sont des voleurs… Nous allons bien voir.

Et s’approchant brusquement:

– Camarades, nous vous remercions d’être venus au-devant de nous avec nos montures. Ces mules devaient nous attendre vers le Chiriqui: mais je ne vois pas nos mozos avec elles.

Puis, sans ajouter un mot, il enfourcha une des montures, et Lavarède l’imita.

Le Zambo et le Do, surpris, se regardèrent. Ramon reprit:

– Sa Grâce va donner une piastre à chacun pour vous remercier de la peine que vous avez prise.

Les deux hommes tendirent aussitôt la main. Lavarède, qui n’avait pas le premier cuartillo de cette somme, comprit et paya d’aplomb.

– Canailles, s’écria-t-il en levant son bâton, vous vouliez voler mes mules.

– Non… non… Votre Grâce… C’est Hyeronimo, le muletier de Costa-Rica, qui nous a envoyés en nous promettant un bon prix…

– Cela suffit… Venez le chercher chez l’alcade de Galdera.

Et, avec un toupet d’honnête homme, il piqua des deux, suivi de Ramon. Pour cette fois, la gravité de l’Indien fit place à la gaieté. En riant, il tira la morale de l’incident:

– C’est un double plaisir de voler un voleur.

Ils savaient au moins une chose: les mules appartenaient à un arriero de Costa-Rica, nommé Hyeronimo. Et, à en juger par la splendeur des harnais, cet arriero devait être au service de quelque huppé personnage.

Quelques jours après, Ramon fit savoir que l’on était arrivé où il devait aller.

– C’est ici le pays qu’habite ma tribu. En face de toi est ton chemin. Aujourd’hui même, tu auras quitté le territoire colombien pour être sur celui de la République costaricienne. Garde pour toi les deux mules que Dieu nous a données; elles te serviront à toi et à ta compagne. Ton ami l’Anglais en a une aussi; vous êtes donc assurés de faire bonne route. Moi et mon Iloé, nous allons retrouver nos parents, nos frères. Heureux si j’ai pu te guider et t’être utile, fais-moi l’honneur de me serrer la main.

Ce langage ne manquait pas de grandeur en sa simplicité, et ce ne fut pas sans une certaine émotion que Lavarède se sépara de cet ami de quelques jours qui lui avait rendu un si grand service.

– Ramon, fit-il, nous ne nous reverrons peut-être jamais…

– Quien sabe?… Qui le sait? murmura l’Indien.

– Mais ni moi, ni mes compagnons ne t’oublierons. En quelque lieu que tu sois, si tu as besoin de moi, tu n’auras qu’à m’appeler, fussé-je au bout du monde!

– Et moi de même, fit résolument Ramon.

Puis l’on se sépara.

La route ne fut pas trop pénible, nos amis étant montés tous trois sur d’excellentes mules.

Un seul incident signala cette dernière journée; des grondements souterrains se firent entendre, ce qui n’a rien de bien surprenant dans cette région volcanique, où les tremblements de terre se produisent, bon an, mal an, une soixantaine de fois.

Le soir venait. À perte de vue, d’énormes massifs de roches s’entassaient dans tous les sens, à travers la brume amoncelée. Nos voyageurs grignotèrent une tortilla de maïs, de la provision que leur avait laissée Iloé. Il fallait au moins se soutenir, puisque l’on ne savait où l’on pourrait gîter.

À la frontière, on trouva bien un petit poste, mais c’était à peine un abri pour les soldats.

Sans s’y arrêter, la caravane salua les trois guerriers un peu dépenaillés qui représentaient l’armée des États-Unis de Colombie. Les mules foulèrent le sol de Costa-Rica. La route faisait, à cent mètres plus loin, un coude brusque à angle droit. Tout à coup, Armand, qui marchait en tête, aperçut, derrière un rocher, une sorte de campement; c’étaient des arrieros, des muletiers, mais avec eux quelques soldats. Il s’arrêta et fit signe aux Anglais d’approcher prudemment.

Au même instant, des cris retentirent. Les muletiers étaient tous debout, criant plus fort les uns que les autres.

– Les voilà!…

– C’est bien nos mules.

– Je reconnais le harnachement.

– Les voleurs viennent ici nous braver!

– Hyeronimo!… où donc es-tu?

– Cherchez-le! qu’il vienne tout de suite.

– Ceux-là, en attendant, nous allons les conduire au capitaine Moralès.

– Ah! leur affaire est claire.

En un clin d’œil Lavarède, Murlyton et miss Aurett furent entourés, descendus de leurs mules par vingt bras vigoureux, un peu bousculés au surplus, et, finalement, conduits devant le capitaine qui, allongé sur un tronc d’arbre, fumait son cigarito. Ils n’avaient pas eu le temps de s’expliquer.

À côté de l’officier un homme était assis, enveloppé dans une capa, dont le haut collet dissimulait son visage. Il se pencha vers son voisin, lui dit quelques mots rapides à voix basse, et l’officier se leva tout aussitôt.

– Silence, fit-il avec autorité!… Laissez cette jeune personne et son honorable père, et tâchez, une autre fois, de mieux reconnaître les gens.

Les arrieros s’écartèrent.

– Señorita, ajouta le capitaine, et vous, señor, nous sommes ici par l’ordre du nouveau gouverneur, don José Miraflor y Courramazas, pour vous servir d’escorte et vous faire honneur. Ces mules sont précisément destinées à Vos Grâces… Mais nous n’attendions que deux voyageurs, et vous êtes trois… Qui es-tu, toi, le troisième?

– Armand Lavarède, citoyen libre de la République française, voyageant… pour son agrément.

Hyeronimo arrivait à ce moment.

– Le señor Français, dit-il, était monté sur une de mes mules, qui a disparu depuis trois jours… Je l’accuse de l’avoir volée.

– Erreur, estimable, mais naïf arriero; il y a trois jours, je n’étais pas ici; quant à tes mules, loin de les avoir dérobées, nous les avons reprises aux voleurs. J’ai des témoins, d’ailleurs, mademoiselle et monsieur peuvent certifier que je dis vrai.

Pendant qu’il racontait l’incident de la route, grâce auquel Ramon s’était emparé des bêtes, l’homme à la capa parla encore à l’officier.

– Tout cela est fort bien, conclut le capitaine Moralès; mais je ne suis ni alcade, ni juge-mayor, et n’ai pas qualité pour prononcer. Je suis chef de l’escorte, nous allons conduire les hôtes del señor Gobernador avec tous les honneurs qui leur sont dus… Quant à vous, señor Français, je vous arrête sous l’inculpation de vol de deux mules; vous vous expliquerez devant un tribunal dès que nous serons arrivés à Cambo.

Il n’y avait pas à répliquer. L’apparence de justice était contre Armand. Il le comprit, et docilement, en fataliste, se plaça entre les soldats désignés. Puis l’escorte et les voyageurs se mirent en marche, notre pauvre ami à pied, les autres montés. Mais son bon génie, miss Aurett, veillait.

– Mon père, dit-elle à l’officier, avait une mule à lui; je vois que personne ne s’en sert, et je vous serais obligée de la donner à ce jeune homme que nous connaissons et qui est victime d’une erreur.

– Oh! cela peut se faire, répondit galamment Moralès. J’ai ordre de me conformer à tous vos désirs.

Et Lavarède eut, au moins, la consolation d’aller «à mule», lui aussi.

– D’ailleurs, reprit le chef de l’escorte, ce soir nous n’avons pas longtemps à marcher. Nous côtoyons en ce moment le Cerro del Brenon; après franchi le rio Colo et le rio Colorado, nous nous arrêterons au pied de la Cordillera de las Cruces. Là est un rancho où des chambres et un souper sont préparés pour Vos Seigneuries.

La jeune Anglaise réfléchissait. Cette surprise l’attendant sur le sol costaricien ne lui disait rien de bon, et le nom de don José n’était pas non plus pour la rassurer. Mais, après tout, son père était là, Armand aussi, s’il le fallait; il lui semblait donc qu’elle n’avait rien à craindre.

Cependant l’homme mystérieux à la capa dissimulatrice avait, cette fois, laissé passer le capitaine Moralès, et ayant ralenti le pas de sa mule, il se trouva côte à côte avec Lavarède. Tout d’abord, il ne lui adressa pas la parole. Il ne faisait entendre qu’un petit rire étouffé, qui intriguait fort Armand.

Après quelques pas pourtant, il parla, et, en très bon français, dit à son voisin:

– Eh bien, cher monsieur, je crois que je tiens ma revanche de la Lorraine!

 

Lavarède ne put réprimer un cri de stupéfaction.

– Bouvreuil!…

– Moi-même.

– Quelle heureuse chance, mon cher propriétaire, de vous rencontrer en pays lointains!…

– Raillez, monsieur, raillez… Rira bien qui rira le dernier… et vous verrez demain si la chance est si heureuse pour vous.

– Vous avez donc imaginé quelque nouvelle canaillerie, d’accord avec votre copain le rastaquouère?

– D’abord, cher monsieur, mon copain, comme il vous plait de l’appeler, est ici le maître; il représente le gouvernement, et, comme il n’a rien à me refuser, vous êtes un peu en mon pouvoir… À lui la demoiselle, à moi le beau Parisien.

– Vraiment? fit Armand, frémissant malgré lui à l’idée de ce partage.

– Et puisque, cette fois, vous êtes bien battu, je ne veux pas me refuser la satisfaction de vous dire à l’avance quel sera votre sort.

– Voyons donc l’avenir, mon cher magicien.

– Il est bien simple… Vous serez demain condamné, pour vol des mules d’Hyeronimo, à un an de prison… En ce pays-ci, douze mois de villégiature ne sont pas trop pénibles, et vous n’aurez pas froid… Mais vous aurez ainsi perdu votre gageure et les millions du cousin… Je puis même vous prédire qu’après cette période de recueillement, vous épouserez Pénélope.

– Brrr!… trembla ironiquement Armand.

– Parfaitement, vous aurez le bonheur de devenir mon gendre.

– Mais, monsieur Bouvreuil, c’est là une aggravation de peine non prévue par le Code costaricien… et je vous promets, moi, de faire des efforts dignes de Latude et du baron de Trenck pour échapper à la destinée dont vous me menacez.

– Faites tout ce que vous voudrez, vous n’y échapperez point… Nous vous tenons encore par d’autres moyens; mais je ne vous les dirai pas d’avance, ceux-là… Ah! vous avez peut-être eu tort de passer par ce pays, où don José commande en autocrate; où mon ami José est préfet, gouverneur, dictateur, en un mot!

– Comme il convient à tout fonctionnaire d’un pays libre, ajouta Lavarède.

Il donnait cependant raison à Bouvreuil. Oui, il avait eu une fâcheuse inspiration en venant ainsi se placer de lui-même dans les griffes de ses adversaires. Mais qu’y faire, à présent?… Se résigner pour ce soir, dormir et attendre à demain pour prendre un parti. C’est ce qu’il fit, lorsqu’on fut arrivé au rancho del Golfito.

Bouvreuil, bon prince, ne l’avait pas condamné à mourir de faim; sa victoire assurée avait même apprivoisé le vautour, et Lavarède soupa à la même table que miss Aurett, Murlyton, Moralès et «son futur beau-père». Par une faveur spéciale, les soldats de garde restèrent au dehors, et ce fut le muletier Hyeronimo qui servit plus particulièrement le Français; il ne lui ménagea pas le vin d’Espagne, très fort, comme on le boit communément dans le Centre-Amérique.

Le ranchero s’était distingué comme cuisinier; on sentait qu’il s’agissait de hauts personnages, et Concha, son épouse, avait mis les petits plats dans les grands. Le menu doit être conservé: c’était le premier de ce genre que dégustaient nos amis, et il fut inscrit sur les tablettes de la petite Anglaise:

Soupe de haricots noirs

aux biscuits de mer concassés;

Chapelet d’œufs d’iguane;

Rôti de jeunes perroquets;

Concombres à la sauce;

Confitures de goyaves, d’ananas, etc.

Le tout arrosé d’alicante, de val-de-peñas et d’aguardiente.

Il faut tout avouer en ce récit: le souper fut très joyeux; Murlyton fut très gris, et Lavarède le fut plus encore. Du moins, on doit le supposer; car il s’endormit à table, et les mozos furent obligés de le porter dans la chambre qui lui était destinée. On aurait tort de croire à une ruse de notre ami; non, il dormait réellement, il dormait comme pouvait le faire un pauvre diable à qui un narcotique avait été versé par les soins de ce Méphistophélès de Bouvreuil; il dormait si fort et si profondément qu’il n’entendit plus rien et qu’il ne s’aperçut point du tour pendable que lui joua l’homme dont il ne voulait pas devenir le gendre.

À pas de loup, vers minuit, Bouvreuil entra dans la chambre d’Armand. Les arrieros l’avaient déshabillé et couché. Il ronflait en faux-bourdon, comme un sonneur. Bruyante était la digestion des œufs d’iguane et des jeunes perroquets.

– Quoi que tu en aies dit, murmura le satanique propriétaire, tu ne continueras pas ton voyage.

Lentement, méthodiquement, il prit les vêtements du journaliste dont il fit un paquet, ne lui laissant que sa chemise, son caleçon et ses bottines. Ensuite, il sortit, lança le paquet de hardes au loin, dans un ravin de la sierra, et rentra se coucher, l’âme tranquille, ce qui lui permit de jouir d’un agréable repos.

C’était bien simple, en effet. Pour voyager, Armand pût-il échapper à la justice costaricienne, il lui faudrait des effets qu’il ne pouvait se procurer que contre espèces; dans tous les pays du monde, c’est obligatoire. Or, comme il n’avait que ses cinq sous, il avait chance de demeurer dans ce rancho perdu de Golfito un temps fort appréciable. Et, même s’il trouvait de l’argent, il manquait à la clause du testament. Lavarède était pris cette fois, et bien pris.

Lorsque, au matin, tout le monde s’éveilla, lorsque Murlyton et Aurett furent en selle et l’escorte à sa place, le capitaine Moralès constata l’absence de son prisonnier.

– Il dort encore, lui souffla Bouvreuil, il suffit de laisser un muletier et quelques soldats qui l’amèneront plus tard devant l’alcade de Cambo. Ne perdez pas de temps pour accomplir votre mission, qui est de conduire cette jeune Anglaise à don José, au château de la Cruz.

Un militaire ne connaît que sa consigne. Moralès s’exécuta. Au surplus, ce señor Français n’était pas dans le programme officiel; c’était par un hasard, dont avait su profiter Bouvreuil, qu’il s’était trouvé en plus dans la caravane attendue sous une hypothétique accusation de vol. Il était tout naturel que l’on se remit en marche sans lui.

Mais, dès le début de la route, miss Aurett, qui avait reconnu Bouvreuil depuis la veille, et qui connaissait la conversation échangée en chemin entre les deux ennemis, demanda d’un air dégagé où était M. Armand.

– Il cuve son vin, répondit le haineux personnage. Il est resté chez le ranchero, sous la garde du muletier Hyeronimo et de deux soldats.

– Mais je croyais que nous ne devions pas le quitter, tout au moins ne pas le perdre de vue?

– Aoh! c’est juste, fit Murlyton.

– Soyez sans crainte, riposta Bouvreuil. Il nous rejoindra dans la journée: sa garde a reçu les ordres nécessaires. Quant à nous, nous devons reconnaître la politesse de M. le Gouverneur en nous rendant sans retard à son aimable invitation.

Le soir même, le capitaine Moralès recevait les félicitations del señor Gobernador pour avoir bien amené au château les illustres personnes confiées à sa garde.

Ce que don José appelait pompeusement le château de la Cruz était une hacienda, entourée de plantations de café et close de haies épaisses de cactus. Elle était située sur la route conduisant d’abord aux mines d’or et de quartz, puis au port de Cambo, sa résidence officielle, sur le golfo Dulce.

Il commença par en faire les honneurs avec les formes d’un pur caballero; mais bientôt sa nature d’aventurier un peu sauvage se montra. Le civilisé disparaissait devant le despote qui se sentait tout permis. Carrément, brutalement, il demanda à sir Murlyton la main d’Aurett.

– Le padre (le curé) est là, dans la chapelle que j’ai fait dresser; et la cérémonie peut avoir lieu immédiatement.

– Ma fille est protestante, objecta sir Murlyton, voulant au moins gagner du temps; ce mariage n’aurait aucune valeur.

– Rien n’empêchera de le valider ensuite devant votre consul.

– Mais je refuse de me marier, moi!… s’écria la jeune fille, et vous n’oseriez pas contraindre la volonté d’une citoyenne anglaise.

– Je l’oserai, fit José avec un mauvais rire.

Sur un ordre bref, quatre soldats indiens entourèrent et ligotèrent Murlyton.

– Enfermez-le et parlez-lui raison, dit José… Qu’il se décide à donner son consentement.

Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton perfide, en regardant de côté la pauvre petite miss Aurett.

– Monsieur, fit-elle résolument, je saurai mourir… je ne vous épouserai jamais.

Et, cherchant une arme des yeux, elle se disposait à défendre son honneur. Mais aucune arme n’était sous sa main. Don José s’approcha d’elle, mielleux, obséquieux.

– Non, miss, ricana le drôle avec une hypocrite douceur, vous ne mourrez point; mais vous causerez le trépas de votre père, si, après une heure écoulée, vous ne faites pas le geste, vous ne prononcez pas la parole que j’attends: me tendre votre jolie main, me dire: oui.

Et, la laissant atterrée, l’Espagnol sortit avec Bouvreuil qui murmurait tout bas:

– Lavarède n’aura pas la petite Anglaise aux millions… Mais il me semble que mon terrible ami José pousse un peu loin l’abus de son autorité.

VIII. L’odyssée d’un président

Pendant ce temps, qu’advenait-il de Lavarède?

Éveillé plus tard que les autres, la tête alourdie par les libations, et aussi par la chimie de la veille, il demeura d’abord un certain temps sans se rendre compte de sa situation. Où était-il? Que faisait-il là? Les chimères du rêve hantaient encore son esprit.

Mais un rayon de soleil vif, chaud, éclatant, faisant irruption dans sa chambre, le ramena à la réalité. Il se souvint des menaces de Bouvreuil, du péril qu’Aurett allait courir, et il s’empressa de se lever. Là, une surprise l’attendait, comique d’abord, et bien fâcheuse ensuite. Plus de vêtements… plus d’armes… Après l’étonnement, l’indignation:

– Ces mozos, ces soldats peut-être… des voleurs!

Puis la réflexion:

– Pardieu, c’est un tour de coquin… donc, cherchons le coquin… nul autre que Bouvreuil!…

Et avec colère:

– Nous sommes le 13 juin… Ah çà! est-ce que le 13 me porterait malheur?

Alors, Lavarède appelle. Concha accourt. Il demande l’heure. Il est près de huit heures du matin. Il apprend que tout le monde est parti au point du jour.

– Votre Grâce, lui dit Concha, est seule à présent dans le rancho.

– Pourtant j’entends des voix, en bas, sous ma fenêtre.

– Oh! ce sont les soldats qui gardent Votre Grâce.

– Des soldats?… Quel honneur!… ou quelle précaution!

– Oui, avec Hyeronimo «le Brave».

– Hyeronimo le muletier!

– Lui-même.

Dans l’autre hémisphère, tout comme en notre vieux monde, les femmes sont un tantinet bavardes, – surtout lorsqu’elles causent avec un élégant cavalier, fût-il en costume sommaire. Lavarède put donc à l’aise faire parler la gente Concha.

– Dites-moi, belle ranchera, savez-vous d’où lui vient ce surnom… Hyeronimo «le Brave»?

– Oh! tout le pays le sait aussi bien que moi.

– Mais, moi, je ne suis pas du pays.

– C’est à la suite d’une de nos révolutions, il y a plus d’un an… C’est lui, dit-elle fièrement, qui a donné le signal du pronunciamiento!…

– Ah bah!

– Oui… et il y a deux mois, quand on a renvoyé le président général Zelaya pour reprendre le président docteur Guzman, c’est encore lui qui a tiré le premier coup d’escopette.

– Alors son fusil est à répétition…

– Je ne comprends pas.

– Cela ne fait rien… Il fait les révolutions aller et retour… Mais c’est un gaillard que ce muletier!

– Oh! señor, il a l’âme sensible, il ne ferait pas de mal à un cobaye… il tire toujours en l’air… D’ailleurs, c’est bien connu qu’en Costa-Rica nous ne sommes pas sanguinaires comme dans les autres républiques voisines… Nos révolutions n’ont jamais fait couler une goutte de sang.

Armand ne put s’empêcher de sourire en écoutant cette leçon d’histoire, donnée par un si gracieux professeur. Mais, se penchant à la fenêtre, il vit un quatrième personnage qui causait avec ceux qu’il appelait plaisamment «sa garde d’honneur».

– Jésus, Maria!… fit Concha… Voilà le général Zelaya!

– L’ancien président?

– Lui-même!

– Celui d’avant le docteur Guzman?

– Parbleu, il n’y en a pas deux…

– Est-ce qu’il voudrait revenir?

– Cela, señor, je n’en sais rien… Mais je cours le recevoir, car il est très aimé.

– Tiens! alors pourquoi l’a-t-on renversé?

– Parce qu’il a refusé de l’avancement à tous les colonels… Il trouvait qu’il y avait assez de généraux.

– Et combien donc y en a-t-il?

– Trois cents.

– Et combien de soldats dans l’armée?

– Cinq cents.

Lavarède partit d’un bon éclat de rire que l’air étonné de Concha rendit plus bruyant encore. Cependant, elle sortit pour aller se mettre aux ordres du général, laissant notre ami peu vêtu, mais muni d’un bagage complet de politicien costaricien. À présent, il connaissait sa république comme personne. Et il prêta d’autant plus d’attention à l’entretien qui se poursuivait dans le patio (la cour), entre le général et «sa garde». Voici ce qu’il entendit?

 

C’était l’ex-président Zelaya qui parlait:

– Hyeronimo, notre parti compte sur toi. Ce misérable Guzman, venu au nom de los serviles, n’a tenu aucune de ses promesses, et, par surcroît, il veut ramener les Jésuites! L’an dernier, le signal de la révolution est parti de la province de Nicoya… Qu’il parte cette fois du golfe Dulce, et que ce soit, comme toujours, Hyeronimo le Brave qui le donne. Mais qu’as-tu donc? Tu parais hésitant…

– Excellence, répondait le muletier, je ne refuse pas absolument… Mais j’ai besoin d’être mieux éclairé… Y a-t-il du danger?

– Aucun… Cambo, la résidence de José, ainsi que son château, comme dit pompeusement cet Européen, sont peuplés de nos amis. Notre parti est prêt; tu sais bien que lorsque los libres font de l’agitation, c’est qu’ils sont assurés du succès.

– Mais, moi, personnellement, qu’est-ce que je gagnerai à cette nouvelle révolution?

– Tu demanderas ce que tu voudras, pour toi et ces deux hommes, tes serviteurs, sans doute?

– Non, Excellence, nous gardons à vue un Français que José veut éloigner pour aujourd’hui du château de la Cruz.

– Laisse ce Français en paix, les affaires de José n’intéressent que lui. Je compte sur toi, et vais sur la route de la capitale préparer le mouvement.

Et lui jetant sa bourse pleine de piastres et de dollars, le général Zelaya partit. Mais il n’avait pas semé seulement l’idée de révolte chez les siens; un mot avait ravivé les soupçons de Lavarède.

Pourquoi José voulait-il l’éloigner tout un jour?

Évidemment pour accomplir quelque vilaine entreprise contre la jeune Anglaise, son amie. À tout prix il fallait donc la rejoindre et arriver au château de la Cruz.

Mais comment? Une minute de réflexion, puis il sourit. Il avait trouvé.

En son costume primitif, il descendit aussitôt dans le patio, après s’être muni d’une chaise, et s’adressant au muletier:

– Mon ami, j’ai tout entendu, et, si vous le voulez, je suis des vôtres… Marchons contre don José.

Mais, à sa grande surprise, Hyeronimo fit un geste de dénégation. Les soldats eurent un mouvement de résignation fataliste.

– Non, señor, dit le muletier avec un certain sens pratique… Cette fois, je ne donnerai pas le signal… D’abord, vous pensez bien que ce José résistera, le général m’a prévenu sans s’en douter… Il n’a pas encore touché son traitement, donc il ne voudra jamais s’en aller les mains vides… Et puis, nous venons d’y songer: il a habité l’Europe, il est armé, il nous tirera dessus!… Il n’est pas, comme nous, un vieux Costaricien: le sang coulera. Nous sommes décidés à ce que ce ne soit pas le nôtre.

– Eh bien! je vous offre que ce soit le mien…

Les trois hommes le regardèrent stupéfaits. Ils le trouvaient chevaleresque, mais un peu fou. N’y a-t-il pas, d’ailleurs, toujours un grain de folie dans l’héroïsme, folie noble, mais certaine?

Mais il brandissait sa chaise de façon tant soit peu menaçante. C’était une bonne chaise en bambou, solide, élastique, une arme dangereuse dans la main d’un homme déterminé. Les indigènes, sans avoir besoin de se consulter, tombèrent d’accord. Il ne fallait pas contrarier l’Européen. Mais, tout en acceptant le sacrifice que leur proposait ce nouvel adhérent au parti, l’idée leur vint de prendre quelques précautions sages, inspirées par l’esprit de raison.

– C’est fort bien si la conspiration Zelaya réussit, fit le muletier; mais, si elle échoue… don José ne me pardonnera pas de vous avoir laissé échapper pour aller à Cambo donner le signal de la révolution.

– Et à nous non plus, ajoutèrent les deux soldats.

Lavarède fronça le sourcil et frappa le sol de sa chaise. Aussitôt l’un des guerriers, Indien terraba de naissance, – ce sont de très doux agriculteurs, – eut une idée pratique.

– Que le seigneur Français veuille bien nous attacher, nous entraver au moins les jambes; comme cela il nous aura mis dans l’impossibilité de le poursuivre, et il sera évident que nous ne sommes pas ses complices.

– Soit, dit Armand, mais le temps presse… Ligotez-vous réciproquement à la première mauvaise nouvelle que vous recevrez, et cela suffira.

– Votre Grâce est trop bonne.

– Quant à toi, Hyeronimo, je vais prendre ta mule, la meilleure.

– Oh! seigneur, mon gagne-pain!

La chaise frétilla.

– Prenez, prenez, s’empressa d’ajouter l’arriero; la meilleure, c’est Matagna… regardez-la, on dirait un cheval anglais.

– Bien… Il ne me manque plus qu’un vêtement convenable… Je ne me vois pas faisant une révolution… en caleçon de toile… même dans un pays chaud.

– Votre Excellence ne veut pourtant pas me dépouiller de mes habits!…

Tranquillement, le journaliste enleva le siège de bambou à bras tendu, et souriant:

– Mais justement si, mon Excellence ne veut pas autre chose. Allons, je te dépouille de gré ou de force.

– Tu as deux costumes, fit observer le Terraba, un de cuir en dessous et un de velours brodé par dessus.

C’est l’usage, lorsqu’un convoi de muletiers doit traverser un pays de montagnes où la température subit de brusques changements comme en cette région.

Hyeronimo regarda l’Indien de travers, donna un coup d’œil à la chaise, et finalement se dépouilla de la large culotte à lacets et du gilet-veste de cuir, qu’Armand revêtit aussitôt. Un sombrero emprunté au ranchero acheva la métamorphose.

Notre Parisien avait tout à fait l’air d’un indigène.

– Au fait, demanda-t-il, quel est donc ce signal que je dois donner?

– Comme l’année dernière… trois coups de feu.

– Confie-moi alors ton revolver.

– Mais je n’en ai pas!… et puis j’en aurais un que je ne le donnerais pas à Votre Grâce…

– Pourquoi?…

– Avec vos mauvaises habitudes d’Europe, vous seriez capables de tirer sur des gens.

– Allons, fit Armand en riant, il faudra que je trouve un fusil qui parte tout seul… En route.

Et, ayant enfourché Matagna, la mule au trot rapide, Lavarède courut, d’une seule traite, du rancho aux mines d’or et de quartz, à travers la montagne. Déjà travaillés par Zelaya, des groupes l’attendaient au passage. Ils avaient reconnu la mule d’Hyeronimo et lui firent une ovation.

– Vive le libérateur des peuples!…

– Bon! voilà que je suis libérateur, pensa Lavarède; il leur faut un petit speech en passant.

Il y a des phrases qui réussissent toujours, il les employa.

– Hyeronimo le Brave est en route pour soulever les peuples de l’orient du Costa-Rica, leur dit-il en substance… Moi, je soulève les peuples de l’occident! Suivez-moi à la Cruz, et renversons les tyrans.

– Vivan los libres! répondirent les conjurés.

Lavarède donnait bien une légère entorse à la vérité; mais les philosophes eux-mêmes reconnaissent qu’il faut quelquefois mentir au peuple… quand c’est pour son bien. Or, rien n’encourage les hommes à «se lever contre les tyrans», comme de savoir que d’autres ont commencé.

À chaque hacienda, à chaque rancho devant lequel il passait, quelques partisans se joignaient à sa troupe. À chaque pueblo traversé, la foule grossissait. Parvenu à quelques kilomètres de la Cruz, Lavarède se trouvait à la tête d’un nombre respectable de gens, que sa parole chaude avait enflammés. Ce qui prouve que, s’il est bon de connaître la langue anglaise pour voyager, il n’est pas moins utile de savoir aussi la langue castillane.

Sa petite armée le gênait pourtant un peu, car elle le contraignait à mettre sa monture à l’allure ralentie d’une troupe à pied. Et il avait hâte d’arriver là où miss Aurett était peut-être en danger. Il usa d’un stratagème:

– Mes amis, nous allons ici nous diviser, et vous pénétrerez au château de la Cruz par petites fractions… Nos frères y sont en groupes, reconnaissez-vous les uns les autres… Moi, je vais devant, seul, afin que nul d’entre vous ne coure de risque… C’est la place du chef d’être le premier au danger! Suivez-moi prudemment et attendez, pour agir tous ensemble, que je donne le signal convenu.

Jamais chef de conspiration n’ayant opéré ainsi, Lavarède – que ses Costariciens appelaient «La Bareda» – fut salué de vives acclamations.