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Les cinq sous de Lavarède

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Ni la zakouska – hors-d’œuvre – ni l’ikra ou caviar frais, arrosés de vino de Chersonèse et de piro, excellente bière slave, ne parvinrent à dérider M. Schultze. Sa philosophie avait subi un premier échec, et il se souvenait tristement qu’à Trieste sa femme et ses neuf enfants l’attendaient avec la prime de cinq mille florins, promise pour l’arrestation du banquier allemand Rosenstein.

Le 20 février, on eut connaissance d’Eupatoria, la Nice russe; et vers trois heures enfin, le paquebot se rangea le long du quai d’Odessa.

Tandis que les prisonniers et Schultze dînaient dans un restaurant où tout le monde parlait français, Muller courait à la gare et prenait des tickets, pour le train de Jassy-Bucharest-Szegedin-Trieste dont le départ avait lieu le soir même, à onze heures cinq minutes.

Lavarède était heureux d’entendre les vocables de sa langue. Son geôlier l’avait autorisé à prendre son repas dans la salle commune, et il expliquait à miss Aurett, assise en face de lui, que la colonie française d’Odessa est nombreuse et florissante.

– Quoi d’étonnant à cela? disait-il. La ville baptisée cité d’Ulysse – Odusseus, d’où Odessa – par l’impératrice Catherine qui se piquait d’hellénisme, fut, en réalité, fondée par le duc de Richelieu, nommé gouverneur en 1803.

– Ah çà, vous êtes un puits de science, interrompit Murlyton.

– J’ai beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup retenu. Tout à l’heure, si mon bon Autrichien y consent, je vous conduirai à travers la ville. Quatre choses à voir. Un boulevard superbe, courant le long de la crête de la falaise haute de quatre-vingts mètres, sur laquelle est perchée Odessa. Belle statue en bronze de Richelieu. Escalier de cinq cents marches descendant au port. Sous le boulevard, un tunnel que suivent les chariots transportant les cargaisons des navires à l’ancre. Voilà.

Schultze ne fit aucune objection à ce programme. Muller se rendrait directement au chemin de fer avec Bouvreuil, soumis à une surveillance de plus en plus étroite. Les autres prendraient le chemin des écoliers.

Ainsi le Parisien et ses amis purent jouir de l’admirable vue du port éclairé à l’électricité, où les bassins formaient des taches noires, que les feux de position des navires piquaient de points rouges et verts.

À onze heures moins dix, tous pénétraient dans l’immense hall vitré de la gare des voyageurs. Les Anglais se casèrent de leur côté. Pour Lavarède, il avait sa place marquée dans le compartiment spécial retenu par Muller. Le digne agent, accompagné de Bouvreuil écumant de rage – il avait les menottes —, y était déjà installé.

À onze heures cinq très exactement, le train s’ébranla sous l’œil bienveillant du gendarme – uniforme vert à parements rouges, revolver dans sa gaine en bandoulière – que l’on rencontre dans toutes les gares russes.

Le lendemain, après une course rapide à travers la steppe, on atteignit Ungheni, station frontière de la Roumanie.

On dut changer de train. Les voies dans l’empire du tsar sont, en effet, plus larges de douze centimètres que les autres voies européennes, de telle sorte que le matériel russe ne saurait sortir du territoire, ni les matériels étrangers y entrer. Ce fait a une importance militaire considérable, car il rend presque impossible une invasion du puissant État slave.

À cinq heures trente, on dîna à Jassy.

Vers huit heures, on entrevit Paskany.

Le train traversa Marasesti pendant la nuit et toucha Bucharest, le 22 février, à neuf heures du matin avec deux heures de retard. La correspondance pour Szegedin était manquée, et force fut aux voyageurs d’attendre le départ de quatre heures du soir.

Déjeuner d’abord, puis visiter la ville suffirait bien à les occuper jusque-là. Les bords de la Dumbowina, qui traverse Bucharest, les églises, les couvents, les résidences russe et autrichienne reçurent successivement la visite des Anglais et de Lavarède, escortés du policier devenu complètement muet.

L’Autrichien restait en arrière, se mêlant aux groupes de badauds, écoutant les conversations. Un instant, un sourire distendit ses lèvres.

– Tiens, grommela-t-il, nous allons voir s’il est financier.

Il était son prisonnier.

En revenant à la gare, l’agent acheta un journal qu’il glissa dans sa poche. Dans le train, il s’absorba dans la lecture de la feuille. Tout à coup il s’interrompit, et s’adressant au journaliste qui regardait distraitement la campagne roumaine.

– Comprends pas ça?

– Quoi donc, monsieur Schultze.

– On vient d’arrêter un banquier sur la plainte d’un de ses clients.

– Moi, je le comprends.

– Attendez donc. Le client apporte en dépôt cinquante mille florins en obligations de la ville de Vienne.

– Bon!

– Deux mois après il le réclame.

– Le banquier ne le rend pas?…

– Si, seulement les obligations n’avaient plus les mêmes numéros. Là-dessus on l’arrête. Pourquoi? Je vous remets une somme, vous me la remboursez… Que ce soit en or ou en billets je n’ai rien à dire.

– Dame, murmura le Parisien, cela me paraît évident.

Un éclat de rire de Bouvreuil lui coupa la parole. L’usurier avait écouté la conversation qui, on le voit, l’égayait fort.

– Qu’est-ce que vous avez? demanda Lavarède.

– Je vous trouve admirable. Vous ne saisissez pas pourquoi on appréhende le banquier? C’est pourtant clair comme de l’eau de roche. Il a spéculé sur un dépôt.

– Spéculé, où prenez-vous cela?

Schultze était devenu très attentif, du moins en apparence.

– Parbleu! continua le propriétaire enflant ses joues. Tout emprunt de ville donne lieu à des tirages, valeurs à lots, vous me suivez?… Pour Vienne il y en a deux par an. Quelques jours avant le tirage, la chance de gagner poussant le public, les obligations montent. Après elles descendent. D’où un écart de quatre à cinq francs parfois. Voilà pourquoi les titres ne portaient plus les numéros notés par le client. Son banquier avait vendu avant le tirage et racheté après, empochant le produit de l’opération, et empêchant le déposant de courir la chance du tirage.

Il riait tout en parlant, écrasant son interlocuteur, l’ignorant artiste, de son dédain d’homme pratique. Mais sa joie fut de courte durée. Schultze salua profondément le Parisien, et d’un air embarrassé:

– Monsieur Lavarède…, commença-t-il.

– Quoi, interrompit ce dernier, vous ne m’appelez plus Rosenstein?

– Au cimetière de Sébastopol j’ai reconnu que vous êtes Français; à l’instant j’acquiers la certitude que vous n’êtes point financier. Je crois, ainsi que vous l’avez affirmé, que vous êtes bien monsieur Lavarède, journaliste parisien, et je vous prie de ne pas faire perdre sa place à un pauvre homme qui a cru faire son devoir en vous arrêtant.

– Mon cher monsieur Schultze, je ne vous en veux pas, au contraire, et même je me plais à ce point en votre compagnie que je continuerai le voyage jusqu’à Trieste.

– Non, oh! non, je ne veux pas vous infliger plus longtemps l’ennui de ma présence.

Et sur une protestation d’Armand:

– Je vous en prie, fit le policier; à Szegedin, ville importante et d’où les communications sont faciles, nous réglerons nos comptes… je vous en prie.

– Soit, répondit Armand avec un soupir de regret.

Et les deux hommes se serrèrent la main.

– Maintenant, s’écria alors Bouvreuil, à nous deux, monsieur le policier; je vous assure que, moi, je ne serai pas d’aussi bonne composition.

L’Autrichien le toisa:

– Mais vous, je ne vous lâche pas.

– Hein? balbutia le propriétaire, vous prétendez?…

– Que vous êtes le voleur, parfaitement.

– Voleur, moi!

Il se leva, menaçant, mais d’une simple poussée Muller le coucha sur la banquette.

– J’en appellerai aux tribunaux, clama-t-il.

– Et ils vous condamneront, répliqua paisiblement Herr Schultze. J’étais aveugle. Du premier coup, j’aurais dû reconnaître en vous le Rosenstein.

– C’est moi Rosenstein?

– Oui. Votre ami, à Bakou, n’avait pas de papiers. Vous en aviez, vous.

– Vous l’avouez!

– Cela seul devait me mettre sur la voie.

– Vous dites?

Doctoralement l’agent leva le doigt:

– Que les criminels sont toujours en règle.

Bouvreuil ouvrit une bouche stupéfaite.

– Et depuis, continua l’Autrichien s’entêtant dans sa nouvelle conviction, votre rage croissante à mesure que nous approchons de la ville où vous serez puni de vos forfaits…

– La rage d’avoir les menottes.

– À d’autres. Et la façon dont vous avez expliqué la spéculation de votre collègue.

– Quel collègue?

– Le banquier de Trieste… Tout vous accuse, jusqu’à la lettre de votre ami Florent.

Le père de Pénélope leva les bras au ciel.

– Florent, à présent!… Qu’est-ce que c’est que ça?

– Le juge vous l’apprendra.

Atterré, en se trouvant plus prisonnier que jamais après s’être cru délivré, Bouvreuil garda le silence. Décidément, ce damné Lavarède lui portait malheur. Son voyage autour du monde n’avait été qu’une longue série de «tuiles». Et la dernière lui paraissait plus dure encore que les autres.

Le journaliste libre achèverait son voyage sans encombre, alors que lui, délégué des porteurs de Panama, moisirait sur la paille humide des cachots. Il épouserait la petite Anglaise. Et Pénélope alors?…

À la seule idée de la colère de sa fille, l’usurier sentait un frisson courir le long de son échine.

Il guignait Lavarède en dessous. Ce diable d’homme qui passait sans effort, en se jouant, à travers tous les obstacles. Et une idée grandissait dans son cerveau.

– S’il le voulait, il me tirerait de là. Oui, mais comment l’y décider?

Le train avait franchi la frontière autrichienne à Verciorova.

On était au milieu de la nuit. Les policiers, n’ayant qu’un prisonnier à garder, avaient décidé qu’au lieu de veiller à tour de rôle, tous deux dormiraient. Les portières verrouillées et une chaîne d’acier enroulée autour des chevilles de Bouvreuil suffiraient à empêcher son évasion.

 

Le propriétaire s’assura que les Autrichiens, un peu las des journées précédentes, étaient profondément endormis, puis il tira par la manche le journaliste qui sommeillait.

Celui-ci ouvrit les yeux.

– C’est moi, fit l’usurier.

– Le diable vous emporte, grommela le jeune homme, je faisais un joli rêve… C’était bien la peine de me mettre sous les yeux une aussi vilaine réalité.

– Ne vous emportez pas, j’ai une proposition à vous faire.

– Inutile, monsieur Bouvreuil, je ne travaillerai pas avec vous, j’ai les mains propres.

Le captif se mordit les lèvres. Mais il fallait digérer l’injure, quitte à s’en venger plus tard. Il prit son air le plus aimable.

– Toujours le mot pour rire.

– Cela vous amuse, tant mieux.

– Une question. Si vous étiez prisonnier comme moi, vous arriveriez à fausser compagnie à vos gardiens, n’est-ce pas?

– Bien certainement.

– Vous dites cela. Mais ce n’est pas si facile que vous semblez le croire.

– On peut ce que l’on veut, monsieur Bouvreuil.

– Vraiment! Que feriez-vous donc?

Le jeune homme examina l’usurier; un éclair railleur passa dans ses yeux:

– Vous vous figurez que je vais vous raconter mes petits moyens. Détrompez-vous. Trois mois de prison préventive pour l’instruction de votre affaire me paraissent de bonne justice. Ah! Vous voulez un gendre même par violence… La loi protège votre victime.

– Voyons, monsieur Lavarède, soyez généreux…

– Généreux… Vous savez prononcer ce mot-là?

– Vous avez de l’imagination, j’ai de l’argent, changeons.

– Vous voulez me payer, commença Armand d’un ton tranchant…

Mais il se ravisa.

– Au fait, pourquoi pas?

Le propriétaire eut une exclamation de joie.

– Vous acceptez?

– Pas encore. Ça va vous coûter excessivement cher.

Les paupières de Bouvreuil clignotèrent d’émoi.

– De vous, cela m’étonnera. L’intérêt ne vous guide pas.

– Avec vous, cher monsieur, c’est tout naturel, vous m’avez enseigné l’intérêt… usuraire.

– Enfin que demandez-vous?

Un instant le journaliste garda le silence.

– Eh bien! Donnez-moi quittance de ma petite dette.

Bouvreuil bondit, mais se rassit aussitôt avec un cri de douleur. La chaîne qui emprisonnait ses chevilles l’avait blessé.

– Vingt mille francs! bégaya-t-il.

– Mettons que je n’ai rien dit. Vous préférez la prison à votre aise. D’ailleurs vous devez y aller un jour où l’autre.

À ce moment, Muller se retourna sur la banquette. Les deux interlocuteurs se turent. L’usurier réfléchissait. Sûr d’être relaxé, il aurait encore supporté le cachot; mais la colère de Pénélope lui inspirait une insurmontable terreur. Tout plutôt que de déchaîner cette tempête.

L’Autrichien s’était repris à ronfler. Et tout à coup, Bouvreuil songea qu’il pouvait «rouler» son adversaire. Un reçu de vingt mille francs donné au cours du voyage empêchait son envoi en possession de l’héritage convoité. De vingt-cinq centimes à pareille somme, l’écart était notable.

– Monsieur Lavarède! appela Bouvreuil.

– Quoi encore?

– C’est entendu. La quittance contre le moyen.

– La quittance d’abord.

– Vous n’avez pas confiance en ma parole?

– Oh! j’ai à peine confiance dans votre signature.

Sans répondre à ce dernier trait, le propriétaire fouilla dans sa poche. Il en tira un feuillet de papier et un petit encrier portatif. S’installant de son mieux, il se disposa à écrire.

– À propos, fit Lavarède, vous me donnez décharge de ma dette et des frais?

– Des frais aussi?

– La liberté est le plus grand des biens.

– Soit.

– Bon. Seulement, permettez-moi de vous dicter les termes de cet acte. J’y tiens absolument.

Le père de Pénélope se sentit deviné. Il courba la tête:

– Vous n’êtes pas bête, murmura-t-il entre haut et bas.

– Je le sais bien.

– Dictez donc.

Et d’une plume rageuse, il traça ces lignes à mesure que Lavarède les prononçait:

«Ce 23 février 1891, en wagon près Szegedin.

«M. Lavarède (Armand) m’ayant rendu en ce jour un signalé service, je lui fais remise pleine et entière, en toute liberté, de la dette de vingt mille francs qu’il avait contractée envers moi, ainsi que de tous les frais auxquels elle a pu donner cause.»

Puis il tendit le papier au journaliste en murmurant:

– Un reçu dans la forme ordinaire aurait suffi.

– Que non, monsieur Bouvreuil, vous m’auriez réclamé la somme à Paris. Ou bien j’aurais produit le reçu et perdu ainsi tout droit à l’héritage de mon cousin, ou bien, l’ayant détruit, je me serais vu contraint de payer.

Tout en parlant, il examinait la quittance. Cela fait, il la plia méthodiquement, mais il n’acheva pas son opération et un accès de folle gaieté le secoua.

Au verso il venait de lire ces lignes:

«À l’étranger, se rendre de préférence dans les hôtels anglais. En cas d’embarras, aller chez le consul.»

C’était la fiche sur laquelle l’usurier avait consigné, au départ, quelques renseignements indispensables à son voyage.

– Et ce moyen? demanda Bouvreuil surpris.

– Eh bien! En arrivant à Trieste, réclamez-vous du consul français.

– Oh! que c’est bête, s’écria le propriétaire en s’assénant sur la tête un formidable coup de poing, je n’y ai pas pensé!

Et, avec un accent de regret intraduisible:

– Voilà une distraction qui me coûte cher…

À sept heures on entrait en gare de Szegedin. Schultze, fidèle à sa promesse, conduisit Armand au buffet où, malgré l’heure matinale, tous deux déjeunèrent copieusement.

Comme ils finissaient, une vingtaine de musiciens portant leurs instruments, violons, violoncelles, contrebasses, cymbalums, etc., envahirent l’établissement.

– Voici la czarda, fit l’agent.

– Ah! oui, répliqua Lavarède, l’orchestre que l’on rencontre dans tous les trains de Hongrie.

– Oui, il s’est produit sûrement un peu de trouble sur la ligne, car il y a ici deux czardas: l’une va partir avec nous et l’autre ne prendra le train que demain.

– Comment le savez-vous?

– C’est le buvetier qui m’a renseigné.

Le moment du départ arriva.

– Monsieur Schultze, dit le journaliste en prenant congé de l’agent, je voudrais vous adresser une prière.

– Faites donc?

– Vous avez mon ticket pour Trieste!

– Parfaitement.

– Donnez-le-moi, je le garderai en souvenir de l’aventure.

L’Autrichien acquiesça à son désir.

– Mais, s’écria-t-il tout à coup, il faut que je vous rende ce que vous ai saisi à Bakou.

Armand ne se souciait pas de rappeler à Schultze qu’il n’avait rien saisi du tout.

Un tel aveu aurait pu compliquer la situation.

– Ne parlons pas de cela. Quelques centaines de francs. Remettez-les de ma part à Mme Schultze en témoignage de mon estime pour vous.

– Mais vous-même?

– Mon journal a un représentant, donc j’ai un banquier à Szegedin.

Le sifflet de la locomotive et une brillante attaque de la czarda coupèrent court aux hésitations du policier, qui longtemps agita son mouchoir à la portière comme s’il quittait un ami. Armand restait sur le quai avec Murlyton et Aurett.

– Que faisons-nous? interrogea le gentleman.

– Nous pourrions partir à trois heures puisque j’ai mon billet pour Trieste, mais le voyage dure un jour et une nuit, je dois donc m’assurer la nourriture.

– C’est trop juste…

Cinquante minutes plus tard, Lavarède annonçait à ses amis que, utilisant un petit talent de violoniste, il s’était enrôlé dans la czarda. On quitterait Szegedin le lendemain 24, et jusqu’à Trieste le musicien improvisé était hébergé, nourri et rafraîchi avec le reste de l’orchestre.

XXVII. Le «Goubet»

Après avoir dépassé Szegedin, Schultze et Muller constatèrent avec stupéfaction que l’attitude de Bouvreuil s’était totalement modifiée. Plus de cris, plus de résistance. Le prisonnier, si nerveux la veille encore, était devenu subitement calme.

Même il souriait d’un air ironique, agaçant au possible, quand on l’interpellait sous le nom de Rosenstein.

Szabadka – la Maria-Thérésiopel des Autrichiens allemands —, Baja, perchée au bord du Danube, Agram, Steinbruck, défilèrent sous les yeux des voyageurs sans que l’usurier s’expliquât. Mais à quelques kilomètres de Trieste, il dit à ses gardiens:

– Messieurs, je vous déclare que je me réclame du consul français, et que je demande à être conduit devant lui.

– Vous irez d’abord à la permanence de police.

– Soit, mais de là au consulat. C’est mon droit.

Sur les indications de Bouvreuil, le chancelier télégraphia à Sens, où Pénélope attendait le retour d’Armand, et la réponse établit péremptoirement l’identité du propriétaire, qui en fut quitte pour quelques heures de «chambre de sûreté». De là, une explication avec les policiers, au cours de laquelle ceux-ci mirent sous les yeux de leur ex-prisonnier la lettre fabriquée à Bakou par le Parisien.

– Mais c’est l’écriture de Lavarède! s’écria Bouvreuil, la reconnaissant du premier coup.

À eux trois ils eurent bien vite reconstitué toute l’aventure. Pour Schultze et Muller, furieux de rentrer bredouilles, il demeura acquis que le journaliste avait volontairement trompé et dépisté les agents; qu’il s’était livré au détriment de la police austro-hongroise à des manœuvres frauduleuses et ténébreuses, dont avait profité le vrai coupable! De là à l’arrêter, il n’y avait qu’un pas.

Bouvreuil affirma que le mystificateur viendrait à Trieste. Il rappela la façon dont il avait réclamé son ticket. Il persuada ses auditeurs.

Le jour même le chef de la police, insuffisamment renseigné par les détectives que la rage aveuglait, mettait à leur disposition une brigade de sûreté, et des souricières étaient établies à toutes les gares, Saint-André, l’Arsenal, Trieste-port, pour pincer le délinquant au sortir du train.

Cependant celui-ci, mêlé à la czarda, marchait à toute vapeur sur la cité adriatique en raclant du violon. Infailliblement il allait être pris. Il lui faudrait des semaines pour démontrer à la justice, boiteuse en tous pays, l’inanité des accusations portées contre lui et l’héritage lui échapperait.

Voilà ce qui réjouissait Bouvreuil qui, pour l’occasion, s’était fait policier volontaire. Mais le ciel n’était pas dans son jeu.

Le 25 février, à dix heures du matin, le train qui portait Lavarède et ses amis dérailla entre la halte de Miramar et Trieste. Bouvreuil avait tout prévu, tout… excepté un déraillement. Les voyageurs, contraints de devenir piétons, entrèrent en ville par la splendide via «Giacomo-in-Monte», que la police ne gardait pas.

Laissant à droite le château et la cathédrale de San-Giusto, ils gagnèrent la piazza Grande, puis le quai du port dit «del Mandrocchio», et se dirigèrent vers le Grand-Canal qui part de la mer et partage la ville neuve en deux.

Sir Murlyton et sa fille avisèrent l’hôtel Garciotti, sur la «riva» ou quai du même nom, et s’y arrêtèrent, tandis qu’Armand, confiant en son étoile, vaguait par les quais, cherchant un moyen de poursuivre son curieux tour du monde.

Le hasard heureux était absent ce jour-là. Le voyageur se promena vainement du molo del Sale au molo San Carlo, de celui-ci au molo Benita. Il eut beau parcourir les via Carradori, Antonio, de Vienna, le Corso, le Ponta Rocco, pont rouge jeté sur le canal, l’inspiration ne venait pas. Avec cela le déraillement du matin avait empêché le déjeuner de la czarda, et l’estomac du jeune homme formulait des réclamations qui nuisaient au travail du cerveau.

Ennuyé, mais non découragé, Armand avait prolongé sa promenade jusqu’à la «riva Gramala», d’où il apercevait l’arsenal d’artillerie et la cantine du molo Santa Teresa, quand un groupe, criant et gesticulant, appela son attention.

Un matelot haranguait avec force gestes une dizaine de porteurs du port, désignant tantôt des caisses placées sur le quai et tantôt la mer. Ses auditeurs l’interrompaient pour pousser d’une voix gutturale toutes les onomatopées de la langue italienne, toujours parlée à Trieste au grand désespoir de l’Autriche.

Finalement, le marin leva un poing menaçant, et la bande à cette démonstration s’enfuit dans toutes les directions. Lavarède s’était rapproché.

– Tonnerre de sort! hurla le matelot furieux, quels feignants que ces Italiens.

– Qu’y a-t-il donc, mon brave? demanda le journaliste.

 

La figure bronzée du loup de mer s’éclaira. Sa colère tomba comme par enchantement.

– Un pays, fit-il.

– Oui, attiré par le bruit de votre querelle.

– Ne m’en parlez pas. Ces Chinois-là ne comprennent pas un mot de français. Je n’ai jamais pu leur faire entendre qu’il faut transporter les caisses que vous voyez là dans le François-Joseph.

– Le François-Joseph?

– Oui, la coque qui est là à quai.

Lavarède regarda. Le long du quai, dépassant le niveau de l’eau de trente à quarante centimètres seulement, émergeait une étroite plate-forme métallique. Une légère balustrade l’entourait; au centre, un petit dôme circulaire dont la partie supérieure était formée par une grosse lentille de verre. Comme apparence cela rappelait de loin le pont d’un torpilleur.

– Mais, murmura le journaliste, je connais ça… c’est le Goubet, le torpilleur sous-marin français dont j’ai suivi les expériences à Cherbourg avec mon confrère Émile Gautier.

Le matelot cligna des yeux et parut embarrassé.

– Cela y ressemble, monsieur… Oui, bien certainement, ça doit y ressembler… mais ce que vous voyez est le sous-marin électrique du seigneur José Miraflor.

– José Miraflor?… C’est curieux, j’ai déjà entendu ce nom-là.

– Possible, si vous avez un peu voyagé.

– Mais pas mal, en effet… Est-ce que je ne pourrais pas le voir, ce noble étranger?

– Oh! son portrait est exposé dans le salon du bateau.

Armand eut un mouvement très vif de curiosité.

– Et ce bateau, qu’est-ce qu’il en fait?

– Il cherche à le vendre à l’une des puissances de la Triple Alliance, et en attendant, il permet aux curieux de le visiter moyennant un florin d’entrée.

Le Parisien réfléchissait.

– Dites donc, reprit-il au bout d’un moment, ne me disiez-vous pas que vous aviez des caisses à embarquer?

– Oui, des provisions et de la poudre, car on partira pour Fiume incessamment. Paraît que pour vendre il faut aller dans ce port militaire.

– Eh bien, je vais vous aider.

– Vous, monsieur?…

– Tiens! Entre compatriotes…

– Je ne sais pas si je dois…

– Vous devez et, en échange, vous me ferez casser une croûte en visitant le bateau… à l’œil.

La locution faubourienne, employée à dessein par le jeune homme, décida son interlocuteur.

– Marché conclu.

En un tour de main, les colis passèrent du quai sur le pont. Le dôme pivota sur une charnière ainsi qu’un couvercle, démasquant une ouverture au bord de laquelle s’appuyaient les montants d’une échelle de fer.

– L’escalier du François-Joseph, dit le matelot.

– Vous présentez tout, sauf vous-même, répliqua Lavarède.

– Oh moi! Marie-Anne Langlois, de Saint-Malo.

– Et moi, Armand Lavarède, de Paris.

Une à une, à l’aide de cordes, les caisses furent descendues à l’intérieur. La dernière embarquée, les deux hommes s’engagèrent sur l’échelle.

Le premier objet qui s’offrit à la vue d’Armand fut, dans le salon, le portrait de son ancienne connaissance de Costa-Rica. Il s’étalait, superbe, accroché à un panneau, portant cette flatteuse mais trompeuse, indication, en allemand et en italien:

«Don José Miraflor, inventeur du torpilleur sous-marin, mû par l’électricité.»

– C’est bien lui, dit mentalement Lavarède; par conséquent il ne peut y avoir de doute, je flaire quelque coup de coquin.

Le matelot offrit à son nouvel ami du pain, du fromage de chèvre, de la mortadelle et un fiaschetto d’excellent vin de Chianti, tout en lui montrant le navire.

– Voyez-vous, monsieur, c’est une espèce de poisson d’acier divisé en trois compartiments: à l’avant, le fanal électrique qui éclaire la route et le poste de l’homme chargé de signaler les obstacles. À l’arrière, la chambre des accumulateurs et de l’appareil moteur. Au milieu, un salon élégant avec une fenêtre ovale de chaque côté. Une lentille de verre ferme hermétiquement ces ouvertures, sur lesquelles une plaque de la carapace métallique du bateau glisse à volonté, formant volet. Pour passer d’un compartiment dans l’autre, pas de portes, mais une niche double pivotant sur son axe en un millième de seconde, et dont les points de contact avec la cloison sont garnis d’obturateurs de caoutchouc. Deux hommes d’équipage: mon fils aîné Yan, que je vous présente, à la proue, moi à la poupe, et don José Miraflor dans le salon, au tableau de direction.

Il montrait, en prononçant ces derniers mots, un clavier de manettes et de leviers, dont chacun portait une inscription.

Lavarède lut curieusement:

«En avant!

«Machine arrière!

«Montez!

«Immergez!

«Arrêt absolu!

«Pompes, etc., etc.».

Une dernière attira particulièrement son attention.

– Poids de sûreté, dit-il.

– Oui, s’empressa de répondre le matelot; sous la quille est un bloc de fonte et de plomb de trois mille kilogrammes. Supposez une avarie au fond de l’eau, crac, un tour de manette, le poids se déclenche… et le torpilleur délesté remonte à la surface comme un bouchon.

– Et c’est don José qui a inventé tout cela?

Le matelot hésita.

– Dame! fit-il de l’air de l’homme qui craint de se compromettre.

– Ce n’est pas vrai! déclara le journaliste! Je le connais ce don José, il est capable d’imaginer un guet-apens, mais non un appareil de ce genre. Et ceci, sauf les accumulateurs que mon camarade Goubet, les jugeant trop dangereux, avait remplacés par des piles, est exactement le bateau sous-marin que ce mécanicien de génie a proposé au gouvernement français.

– Qui l’a refusé d’ailleurs.

– Tiens!… vous êtes au courant, maître Langlois.

– Eh bien, oui, dit le marin, se décidant brusquement. Après tout, je ne suis pas cause si l’inventeur, ruiné par ses essais, s’est laissé «river à bloc» par le rastaquouère. Pour dix mille, et une part en cas d’achat, il a lâché le torpilleur.

– Et Goubet a consenti à la vente à l’étranger?…

– Pas ça! Non, pas ça! Il avait même stipulé le contraire; mais, comme le répète monsieur Miraflor, «la soute aux picaillons» est vide, il ne fera pas de procès.

Le visage du Parisien était devenu sévère… Il se rapprocha du matelot et le regardant bien en face:

– Savez-vous que votre José est un voleur?

– Je ne dis pas le contraire, balbutia le pauvre diable troublé par le ton d’Armand.

– Et une chose m’étonne: c’est que ce drôle ait trouvé pour le servir deux matelots français, deux Malouins.

La peau basanée de Marie-Anne Langlois prit des tons de brique. Ses yeux eurent une lueur fauve; puis, se calmant soudain, il étendit les bras, avec un geste de résignation, d’abandon:

– Que voulez-vous?… faut vivre!

Et, d’une voix sourde, voilée de larmes presque:

– J’étais patron d’une barque de pêche. Elle m’avait coûté vingt mille francs. Tout ce que les vieux m’avaient laissé, quoi! La Margaret filait comme une mouette, elle se jouait de la vague. Un jour, la lame l’a enveloppée et elle a coulé à pic. Quoi faire?… La ménagère, quatre gars et une petiote. Tout ça veut manger. Avec ça que le cadet, – qu’a une cervelle organisée, paraît, – est à l’École navale. Puisqu’il peut devenir officier, ne pas traîner l’existence aussi lourde que nous, faut qu’il y reste… mais faut solder le trimestre. Alors le Miraflor est arrivé. Il offrait une haute paye. J’ai accepté avec Yan, pour que les petits ne se gargarisent pas avec le vent du noroît et que le cadet porte l’uniforme. Voilà pourquoi je suis là.

Deux pleurs coulaient lentement sur les joues bronzées du Malouin. Ému par ce récit, Lavarède vint au marin et lui secouant la main:

– Il y a une chose à laquelle tu n’as pas songé, mon camarade.

Le tutoiement, cette forme familière et affectueuse du peuple, fit frissonner Langlois.

– C’est que, poursuivit Armand, ce bateau livré à la Triplice, lancera aux jours de guerre, des torpilles aux nôtres, et que peut-être, tu prépares la mort de ton fils, au moment où tu marches sur ta dignité pour lui assurer un grade dans la marine militaire.

– Nom de nom de nom, gronda l’homme, c’est que c’est vrai pourtant!

Et, après un silence perplexe, résolument il demanda:

– Dites-moi donc ce que je dois faire?

– Appelle ton fieu.

Yan parut aussitôt. Mis au courant, il déclara sans hésiter que le monsieur avait raison.

– Alors, mes gars, nous sommes d’accord, s’écria Lavarède. C’est que j’ai aussi du sang breton dans les veines, et je ne veux pas que des pays fassent quelque chose d’inavouable… Je vais chercher deux amis installés près d’ici, je les embarque et nous ramenons le bateau en France.

– Topez là!

– Nous ne volons pas don José?

– Pas de craintes. Depuis un mois que nous allons de port en port, les visiteurs lui ont rapporté plus de cinquante mille francs.