Za darmo

Les cinq sous de Lavarède

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Aucun des voyageurs n’eut le courage de se relever. Une sorte de torpeur les clouait à leur place. Les yeux clos, pénétrés par un froid terrible, ils demeuraient immobiles. Leur respiration était haletante, l’air semblait manquer à leurs poumons. Ils n’avaient pas la force de porter à leurs lèvres la gourde, où presque plus rien ne restait.

– Ah! bégaya Lavarède, reconnaissant à ces symptômes le «mal des hauteurs», nous sommes au moins à six mille mètres d’altitude.

Il s’agita, essayant de vaincre son engourdissement, mais il retomba inerte à côté de ses compagnons. Tous semblaient morts. Pâles, rigides, des gouttelettes de sang perlant aux narines et aux oreilles, ils restaient couchés, évanouis, au fond de la nacelle, qu’une irrésistible puissance entraînait vers l’Asie centrale.

Le jour succéda à la nuit sans qu’ils fissent un mouvement. De nouveau, l’ombre s’épandit sur la terre. Alors un frémissement parcourut les passagers du ballon, leurs paupières se rouvrirent et des voix faibles demandèrent:

– Où sommes-nous?

– Je n’en sais rien, déclara le jeune homme qui avait réussi à s’asseoir, mais sûrement nous descendons.

– À quoi voyez-vous cela?

– À ce que nous respirons plus aisément. Nous sommes en état de parler.

Sir Murlyton approuva:

– Très juste!

Il avait pris sa fille dans ses bras et cherchait à la réchauffer. Ce fut elle qui but les dernières gouttes du cordial, sous l’envieux regard de Bouvreuil. Mais le danger de périr de froid évité, un autre se présentait. Vers quelle contrée la tempête avait-elle entraîné l’aérostat? Quel accueil attendait les voyageurs à la surface du globe? Points d’interrogation qui se dressaient menaçants.

En vain Lavarède cherchait à percer le voile d’ombre qui emprisonnait l’appareil. Aucun indice n’annonçait l’approche de la terre. Et cependant, d’une seconde à l’autre, un rocher, un arbre pouvaient se dresser sur la route suivie par le ballon, éventrer son enveloppe, et transformer la descente en une chute mortelle.

Enfin le soleil parut sur un horizon de hautes montagnes. L’Anglais adressa un regard questionneur à Armand. Celui-ci haussa les épaules.

Partout, de tous côtés, aussi loin que se portait la vue, c’était un chaos de granit. Les pics couronnés de glace succédaient aux pics, les rochers s’entassaient. Tout attestait que ce point de la sphère terrestre avait été le théâtre d’une des plus effroyables convulsions de la vie de la planète.

Le ballon descendait lentement dans une vallée aux pentes couvertes de sapins, fermée par un lac dont la rive opposée était marquée par de hautes falaises. Des glaciers reflétaient la lumière du soleil et jetaient un manteau éblouissant sur la croupe des montagnes. Mais les rocs géants, le panorama sévère et grandiose s’effacèrent lorsque Aurett dit d’une voix concentrée:

– Des hommes!

Dans la vallée, plusieurs centaines d’indigènes, les nez en l’air, suivaient tous les mouvements du ballon. Vêtus de longues robes, sur lesquelles étaient jetées des casaques à larges manches, coiffés de bonnets fourrés, ces gens se montraient l’aérostat avec forces gestes. À chaque minute, de nouveaux curieux venaient grossir la foule. Le ballon descendait toujours. Il n’était plus qu’à trois cents mètres du sol.

– Ce n’est pas possible!… murmura Lavarède qui considérait avec attention les singuliers personnages.

Les Anglais et le père de Pénélope lui-même l’interrogèrent:

– Qu’est-ce qui n’est pas possible?

– C’est une ressemblance fortuite.

– Quelle ressemblance?

Armand secoua la tête.

– Je me figure cela; mais c’est invraisemblable… Nous aurions donc traversé la Chine de l’est à l’ouest pendant la tourmente?

– Ah çà! s’exclama le gentleman avec une pointe d’impatience, vous expliquerez-vous?

– Volontiers. Vous savez que Gabriel Bonvalot, l’illustre explorateur, accompagné du missionnaire Deken, du prince Henri d’Orléans, et guidé par un fils de roi Tekkès, du nom de Rachmed, a traversé les hauts plateaux du Thibet.

– Oui, déclara miss Aurett, j’ai lu la relation de ce voyage dans le désert glacé, à quatre ou cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer, comme disent les géographes.

– Vous avez lu cela dans mon journal, continua le Parisien. Eh bien! Cette relation était illustrée de photographies prises par le prince. L’une représentait un groupe de mandarins de Lhaça, la capitale du pays…

– Bien, et?…

– Et il me semble que je les reconnais.

Une salve de mousqueterie interrompit la conversation et ramena l’attention des aéronautes sur la terre. Les curieux se livraient à de grandes démonstrations de joie, tendant les mains vers la nacelle avec des cris prolongés, que répétaient les échos de la terre. Quelques-uns, armés de fusils, les déchargeaient en l’air sans cesser de gambader. Aurett avait eu un mouvement d’effroi.

– Rassurez-vous, s’empressa de dire le journaliste, les dispositions de ces braves gens paraissent excellentes. Ici, comme en Afrique, on fait parler la poudre pour honorer les hôtes que le hasard envoie. Tout cela est du meilleur augure.

– Et, hasarda Bouvreuil, ils ne sont pas anthropophages?

– Non, monsieur Bouvreuil, ces Thibétains, je crois décidément qu’ils le sont, se nourrissent, comme tous les pasteurs, de la chair de leurs bestiaux, le mouton et le yak, ce bœuf à queue de cheval, qui est à la fois bête de somme et animal comestible. Ils n’ont pas encore élevé les propriétaires à ce dernier grade.

L’usurier ne releva point l’ironie. La peur écartée, il sentait la faim. Il y avait plus de cinquante heures que ses compagnons et lui étaient privés de toute nourriture.

– Vous pensez que ces Thibétains nous donnerons à manger? fit-il seulement.

– C’est certain! À ce propos, un conseil. Si vous tenez à votre précieuse existence, mangez peu. Après le jeûne que nous venons de subir, la moindre indigestion serait mortelle!

À ce moment, le vent étant complètement tombé, la nacelle touchait mollement le galon qui tapissait la vallée.

XXI. Le pays des lamas

Aussitôt les voyageurs furent entourés par une foule bruyante, gesticulante. Mais au milieu des cris répétés, des mouvements désordonnés, il y avait une nuance de vénération dans la façon dont les indigènes s’approchaient des voyageurs. Même ce respect se manifestait d’une assez plaisante manière. Tous les assistants, à la vue des aéronautes, leur tiraient la langue en baissant la tête. Aurett faillit en rire aux éclats. Une observation de son ami l’arrêta à temps.

– Ne riez pas!… ce sont des Thibétains, le doute n’est plus possible; cette grimace enfantine est, chez eux, une profonde révérence.

Des prêtres, que Lavarède désigna aussitôt à ses amis sous le nom de «lamas», usité dans la contrée, les aidèrent à sortir de leur prison aérienne. Après que leur main avait servi d’appui aux nouveaux venus, ils la portaient à leurs lèvres et se livraient à des révérences compliquées, entremêlées de génuflexions.

Armand regarda les Anglais. Les Anglais regardèrent Armand.

Ces hommes parlant une langue inconnue, se livrant à une pantomime incompréhensible, leur faisaient l’effet de maniaques.

– Peuh! dit le journaliste en matière de conclusion, point n’est besoin d’être au courant. Ces gens paraissent bien disposés, profitons-en pour tâcher de déjeuner.

Et frappant sur l’épaule d’un lama, qui se prosterna aussitôt, il porta à plusieurs reprises sa main à sa bouche, pour montrer qu’il avait faim. Le prêtre désigna au jeune homme une vaste construction en bois, située à peu de distance, et l’invita par signes à le suivre avec ses compagnons.

Ceux-ci ne se firent pas prier. Laissant le ballon sous la garde de guerriers, qui s’étaient déjà placés en faction autour de la nacelle, ils s’éloignèrent précédés par le lama, tandis que, sur leur passage, les habitants courbaient leurs fronts dans la poussière.

Introduits dans le palais qu’ils avaient aperçu, ils traversèrent plusieurs cours entourées de bâtiments. Une dernière, plantée en jardin, était bornée par une maison plus élevée, à la façade plus richement ornée. Une porte sculptée à jour s’ouvrit devant eux. Ils pénétrèrent dans un vaste hall où la lumière se glissait, tamisée par des fenêtres dont les vitres étaient remplacées par des planchettes découpées en fines dentelles.

Au fond, un énorme cube de marbre vert se dressait, dominant deux degrés de granit.

Le lama le désigna du doigt avec une sorte d’embarras. Lavarède marchait le premier. Il crut deviner que le prêtre désirait le voir grimper sur ce piédestal, et supposant obéir à une coutume du pays, il y prit place.

Le Thibétain poussa un «hagh» guttural, qui attira plusieurs de ses collègues, et tous tirèrent de leurs poches des bonbonnières où ils puisèrent une poudre blanche dont ils remplirent un godet creusé dans le marbre. Cela fait, ils allumèrent leur préparation et une épaisse fumée de myrrhe et d’encens fit éternuer Armand. Puis, sans s’occuper davantage des Anglais et de Bouvreuil, les lamas disparurent en annonçant par gestes qu’ils allaient apporter de la nourriture aux voyageurs.

– Qu’est-ce que tout cela signifie? s’écria le journaliste après leur sortie. Ex-président de la République costaricienne, est-ce que ma renommée serait venue jusqu’ici?

– Ne l’espérez pas. D’ailleurs, l’encens ne fait pas partie de la réception des présidents.

– C’est vrai. On leur offre un banquet arrosé de mauvais vins – c’est même cet usage qui me conviendrait le mieux aujourd’hui – tandis que les vapeurs d’encens, bien désagréables à respirer, sont réservées…

– Aux dieux.

– Uniquement aux dieux… Lavarède signifie peut-être Bouddha en thibétain.

– Ils ignorent votre nom.

– Alors je donne ma langue aux chats.

 

Deux par deux, leur marche rythmée par le gong, les prêtres rentraient. Ils portaient avec une gravité sacerdotale des plats et des aiguières d’argent.

– Un vrai défilé de la Porte-Saint-Martin, marmotta le Parisien.

Les lamas n’entendirent pas cette réflexion irrespectueuse. Suivant un rituel extraordinairement compliqué, ils présentèrent les unes et les autres à Armand, en bousculant assez brutalement ses compagnons autour du piédestal.

Le journaliste, avant de se servir, exigea que les Anglais prissent leur part du miel, des fruits, de la venaison dont se composait la collation. Il n’y toucha qu’après eux et tendit enfin les reliefs à Bouvreuil. Raisonnablement, le propriétaire ne pouvait demander à «son débiteur» de se mettre en frais d’amabilité à son égard.

Mais l’acte si simple de Lavarède eut une répercussion bizarre dans l’esprit des prêtres. Dès ce moment, ils reprirent leur attitude obséquieuse à l’égard du gentleman et de sa fille, mais ils ne se génèrent plus pour bousculer l’usurier fort mécontent de cette inégalité de traitement.

Armand s’amusait énormément de la mine déconfite de son ennemi. Hélas! Il devait bientôt envier son sort. Le repas terminé, on apporta une grande grille circulaire, qui fut fixée dans des trous ménagés au milieu des dalles recouvrant le sol, et l’hôte respecté des lamas se trouva en cage.

Oh! Il se fâcha, jura, tempêta. Mais les prêtres couvrirent sa voix en psalmodiant un chant liturgique étrange, et recommencèrent à l’encenser au point de presque l’asphyxier. Puis les fidèles emplirent la pagode. Tous se courbaient vers la terre, élevant au-dessus de leur tête leur main gauche armée d’un bâton de bois, sur lequel pivotait un cylindre couvert de signes bizarres.

– Plus de doute, gémit le Parisien, entre deux éternuements provoqués par la fumée odorante dont on le comblait, je suis passé bon Dieu. Voilà les moulins à prières.

Et ce fut ainsi jusqu’au soir… À la nuit, Lavarède, exténué, fut débarrassé de sa prison grillée et laissé libre de goûter un repos bien gagné.

– Si j’avais su, dit-il à ses amis, avant de s’endormir, comme j’aurais hissé M. Bouvreuil sur la table de marbre!… Il jouerait les bouddhas à ma place… Au fait, pourquoi m’impose-t-on ce rôle?

– Ah! voilà!

– Et je n’ose pas désabuser mes adorateurs. Si j’essayais de les détromper, ils me traiteraient en imposteur… C’est atroce d’être adoré comme ça. Le mieux est de déguerpir sans tambours ni trompettes.

Un regard jeté au dehors lui prouva malheureusement que la chose serait difficile. Des guerriers veillaient autour de la pagode… Toutes les précautions étaient prises pour empêcher une évasion.

Le lendemain, le journaliste, ne trouvant qu’une satisfaction insuffisante à traiter Bouvreuil en domestique, voulut refuser de se laisser encager. Mais alors à grands renforts de salamalecs, les lamas s’emparèrent de sa personne, lui garrottèrent les chevilles et les poignets et l’exposèrent ainsi à l’admiration des bouddhistes.

Plusieurs jours se passèrent ainsi. Tant que le journaliste se prêtait aux admirations de la foule sans cesse grossissante, il était choyé, bourré des mets les plus délicats, abreuvé d’excellents vins de la vallée du Gange. Mais s’il essayait de se soustraire aux prières, s’il prétendait sortir de la pagode, les lamas le ligotaient respectueusement et surtout étroitement.

Dire son exaspération est impossible. Les Anglais la partageaient du reste, étant aussi prisonniers que lui. Seul Bouvreuil s’esbaudissait; il était libre d’aller et de venir. Personne ne s’inquiétait de ses faits et gestes.

– Allons! Mon cher monsieur, disait-il, lorsque le Parisien s’emportait, un peu de patience. L’année fixée par feu votre cousin est déjà fortement entamée. Aussitôt qu’elle sera échue, j’emploierai ma liberté à vous rendre la vôtre. Figurez-vous que vous faites un peu de prison pour dettes.

Bien entendu, le propriétaire ne se livrait à ces facéties que lorsque les barreaux de la cage sacrée lui assuraient l’impunité.

Une fois cependant mal lui en prit. Sir Murlyton, très monté pour son compte, lui décocha un de ces coups de poing dont ses compatriotes ont le secret. Les lamas jugeant aussitôt que ce serviteur, dont ils ne daignaient pas s’occuper, avait offensé les puissants seigneurs grâce auxquels la pagode réalisait de brillants bénéfices, lui administrèrent, au pied de l’autel de marbre où trônait Armand, un nombre considérable de coups de matraque.

Ce fut une aimable distraction pour Lavarède, mais cela ne l’empêcha pas de demeurer captif.

Aidé de ses compagnons, il tenta de griser ses gardiens, de tromper la vigilance des factionnaires; et ne réussit qu’à rendre plus obsédante la surveillance dont il était l’objet.

Une tristesse mêlée de rage impuissante s’emparait de lui, et l’on ne sait à quelles extrémités il se serait porté… quand, le soir de la vingt-deuxième journée, un incident vint lui rendre l’espoir.

La nuit tombait. Un à un, les fidèles s’étaient retirés, et le grincement des moulins à prières ne troublait plus le religieux silence de la pagode. Armand calculait qu’avant une demi-heure sa cage s’ouvrirait et qu’il aurait enfin licence de regagner «son appartement», où du moins il pouvait s’étendre sur des coussins et reposer ses membres fatigués.

Un homme pénétra dans le sanctuaire. Il portait la katpalba, blouse foncée serrée à la ceinture et le pantalon large des Ilioks des frontières sibériennes. À la main, il tenait un bonnet d’astrakan.

– Tiens, pensa Lavarède habitué aux costumes thibétains, d’où vient celui-ci?

Aurett et son père considéraient le nouvel arrivant avec curiosité. Lentement l’homme s’approcha du piédestal. Ses traits réguliers, ses yeux noirs expressifs, le collier de barbe grisonnante qui encadrait le bas de son visage décelaient son origine japhétique.

Arrivé près du cube de marbre vert, il se prosterna, fit tourner son moulin à prières et prononça à demi voix les quelques paroles que voici:

– Quelle contrée de l’Europe vous a vu naître?

Lavarède fut saisi. Le personnage parlait français.

– Qui êtes-vous? demanda-t-il.

– Rachmed de la race Tekké.

– Rachmed? répéta le journaliste, Rachmed le guide de…

– Du grand savant Bonvalot, oui.

– Comment êtes-vous ici?

– En le quittant, je suis revenu m’installer dans ce pays. Mon habitation est à cinq jours de marche de Lhaça. Or, j’ai appris par des pèlerins que dans une pagode de Tengri-Nor, le grand lac que vous apercevez, Bouddha était descendu du ciel.

– Bouddha! s’écrièrent le Parisien et ses amis!

Le Tekké inclina la tête.

– Oui. À la description de votre char aérien, je reconnus un ballon et, certain que des voyageurs d’Europe étaient prisonniers des lamas, je me suis mis en route pour les aider à s’échapper. Bonvalot et son compagnon, un fils de roi comme moi, m’ont fait aimer tous les hommes d’Europe.

Aurett adressa un gracieux sourire à ce sauveur inattendu et, après s’être assurée d’un rapide regard qu’aucun prêtre ne paraissait, elle interrogea:

– Mais comment avez-vous su notre captivité?

Rachmed la considéra avec douceur.

– Je connaissais la légende sacrée.

– Quelle légende?

– Vous ignorez donc la prophétie?…

– Absolument.

– Un texte dit ceci: «Dans un avenir prochain, Bouddha descendra du ciel parmi les Thibétains. Tant qu’il résidera sur les hauts plateaux, le pays sera prospère et il dominera les nations. Que les lamas retiennent le Dieu par de riches présents, des sacrifices agréables à sa grandeur, mais que jamais ils ne lui permettent de s’éloigner! Les plus effroyables malheurs s’abattraient sur le peuple privé de son divin protecteur.»

Tous écoutaient. Maintenant l’aventure devenait claire. L’énoncé du texte sacré avait suffi pour faire le jour dans l’esprit des voyageurs.

Des pas lointains glissèrent sur les dalles. Rachmed reprit l’attitude de la prière en murmurant:

– On vient. Vous me reverrez demain!

Les prêtres délivrèrent Armand, le reconduisirent dans les salles dont ils avaient fait sa demeure et le laissèrent, avec les Anglais commenter la singulière révélation du Tekké.

Bouvreuil était absent. On convint de ne lui parler de rien. Étant données ses dispositions, l’usurier eût peut-être cherché à mettre un obstacle aux projets des prisonniers. – Mieux valait les lui laisser ignorer.

Le lendemain, Rachmed, après une courte conférence avec les Anglais, se présenta au Tag-Lama, ou chef de la communauté, et s’offrit à tenter de parler au dieu descendu du ciel. Lors de son voyage avec M. Bonvalot et le prince Henri d’Orléans, le Tekké avait servi d’interprète, et les mandarins de Lhaça en avaient conçu pour lui une haute estime. Les prêtres lui accordèrent donc la permission d’entretenir Lavarède, et bientôt la nouvelle se répandit dans le pays que Bouddha, grâce au concours d’un lettré asiate, habile à se servir de la langue du ciel, pouvait entrer en conversation avec les humbles habitants de la terre thibétaine. Dès lors, une procession interminable s’engouffra dans la pagode. On venait consulter le dieu sur tout et encore sur autre chose. L’un avait à cœur de guérir sa femme malade; l’autre craignait pour ses yaks ou ses chevaux; un troisième, chasseur des hauts plateaux, s’enquérait de la longueur de l’hiver qui commençait. Et le journaliste, toujours à la réplique, était tour à tour médecin, vétérinaire ou astronome.

Cette dernière charge lui semblait plus facile à remplir que les autres. La neige tombait plus fréquemment et à la surface du Tengri-Nor flottaient déjà de nombreux glaçons. Annoncer un hiver rigoureux était aisé dans ces conditions.

Et ses consultations lui étaient chèrement payées. Le guerrier lui offrait ses plus belles armes; le pasteur, les peaux des yaks; le citadin, des vêtements; les chasseurs le priaient d’accepter leur tente de feutre la plus épaisse et la plus chaude.

Armand faisait fortune, comme il disait plaisamment, mais il ne faisait pas un pas vers la liberté. Rachmed lui-même se décourageait. Les lamas connaissaient trop bien la prophétie sainte et les précautions les plus inusitées étaient prises pour empêcher l’évasion du faux Bouddha.

Les fidèles devenaient les complices des prêtres. Le départ du céleste voyageur devant lancer toutes les infortunes sur le Thibet, ses moindres mouvements étaient remarqués par des yeux inquiets et commentés par des gens qui, en fait de ruses, en remontreraient au plus adroit Européen.

Le Tekké, par exemple, ne pénétrait dans le temple qu’après avoir été minutieusement fouillé. À la sortie la même cérémonie se reproduisait.

Deux nouvelles semaines avaient passé. Sir Murlyton, Aurett, Rachmed étaient d’une irritabilité excessive. La lutte contre l’impossible les énervait, et la tranquillité de Bouvreuil qui, depuis sa correction, ne se hasardait plus à plaisanter ouvertement, les mettait hors des gonds.

Chose bizarre, Lavarède se montrait plus calme que ses amis. Évidemment, son imagination avait découvert une piste. De temps à autre, un sourire énigmatique voltigeait sur ses lèvres, il avait à l’adresse de la foule des regards railleurs; mais aux questions des Anglais il ne répondait rien.

Comme finissait la cinquième semaine de captivité, il appela Rachmed au moment où ce dernier, selon sa coutume, allait regagner sa demeure derrière les derniers fidèles.

– Dites au Tao lama que je désire vous avoir à ma table ce soir… Vous ne partirez qu’après le repas.

– Pourquoi cela? demanda le Tekké surpris.

– Obéissez et vous le saurez.

Le grand-prêtre se prêta volontiers au caprice de son Bouddha d’occasion, et quelques instants plus tard, le Parisien, les Anglais et l’interprète, assis sur des nattes autour d’une table ronde laquée, dînaient de grand appétit. Dans un coin de la salle, le père de Pénélope mangeait seul.

Les mets étant dressés en face des convives, les «aïmanas», ou novices chargés des gros ouvrages, s’étaient retirés.

Armand désigna Bouvreuil du regard et, se penchant vers ses amis, prononça quelques mots rapides à voix basse. La surprise se lut visiblement sur les visages de Murlyton et d’Aurett. Quant à Rachmed, il secoua la tête.

– Jamais ils ne se prendront à cela!

Un sourire incrédule du dieu accueillit cette appréciation.

– Vous vous trompez. Ils consentiront.

– Comment cela?

– Traduisez bien mes paroles demain, et vous verrez!

– Que direz-vous?

– Je n’en sais rien encore. Mais je suis décidé à circonvenir ces bons lamas et il ferait beau voir qu’un citoyen du boulevard des Italiens ne triomphât pas de ces magots parcheminés.

 

Le dîner achevé, le Tekké, peu convaincu, prit congé des voyageurs et tous éprouvèrent une émotion singulière en se disant:

– À demain!

L’hiver est le plus terrible ennemi du Thibétain. Sur les plateaux dont les portions les plus basses se trouvent à la hauteur du sommet du Mont-Blanc, le froid sévit en maître de novembre à avril. Les rivières gèlent, les sources obstruées se frayent un chemin souterrain. La température descend la nuit jusqu’à moins 40 degrés et à quelques lieues autour de Lhaça la végétation disparaît.

L’homme assez audacieux pour s’engager dans le désert glacé ne rencontre aucun arbre pour alimenter le feu de son campement. Il lui faut chercher les traces des caravanes d’été et recueillir péniblement la fiente des yaks, seul combustible connu en ce pays maudit.

Les rares vallées perdues dans la solitude des hauts plateaux souffrent aussi du froid. Les arbres, peupliers creux et sapins, éclatent et meurent sous l’action de la gelée; le bétail dépérit et les habitants manquent parfois du strict nécessaire, car les caravanes qui les ravitaillent attendent les premières chaleurs d’avril pour se mettre en marche. Aussi les Thibétains ont-ils coutume, au commencement de la période désolée, d’implorer la clémence de Bouddha.

Le 1er décembre, Lavarède revêtu de superbes habits, coiffé d’un bonnet orné d’un diamant presque aussi beau que le «Régent de France», fut exposé sur l’autel de marbre vert aux supplications de la foule. Le dieu vivant avait déterminé une recrudescence de piété dans la contrée. La pagode regorgeait de monde et les lamas impassibles à la surface, réjouis au fond, encaissaient les présents entassés aux pieds du journaliste. Tout à coup celui-ci étendit la main.

– Rachmed, dit-il, transmettez mes paroles à ce peuple aimé du ciel.

Au bruit de sa voix, toutes les têtes se levèrent; les moulins à prières cessèrent de tourner, et les prêtres, stupéfaits de voir se produire un incident non prévu dans les onze mille sept cent quarante articles du rite, prêtèrent l’oreille. Armand parlait et fidèlement le Tekké traduisait ses paroles:

– «Vaillants hommes du Thibet et vous femmes, leurs incomparables compagnes, écoutez. De votre accueil, de votre foi, ma divinité est heureuse. Roulé dans les voiles bleus de l’éther infini, je voyais approcher à regret le temps prédit de mon exil volontaire sur le globe terrestre. Maintenant je ne regrette plus le céleste séjour; le feu de vos âmes croyantes illumine pour moi cette terre d’éblouissantes clartés.»

Malgré la sainteté du lieu, un murmure approbateur accueillit cet exorde flatteur.

Le Parisien échangea un regard avec miss Aurett, assise, comme son père, auprès du cube de malachite et reprit:

– «Je veux de cette saison affreuse où nous entrons faire un doux printemps, des bises glaciales de tièdes zéphyrs. Je veux rendre aux arbres dénudés leur parure verte, semer le sol durci de riants parterres et répandre sur vous la joie, l’abondance et l’amour.»

À ce tableau enchanteur un long frémissement secoua l’auditoire. Rachmed attacha sur Armand un regard inquiet. Celui-ci n’eut pas l’air de s’en apercevoir et grossissant sa voix:

– «Les Djinns, révoltés contre mon autorité, se sont armés des fléaux qui désolent le monde. L’heure est venue où ils seront anéantis. Lamas qui m’entendez, faites porter dans la pagode le char aérien qui m’a amené. Avec mes compagnons je le remettrai en état d’effectuer le grand voyage, et mon serviteur – il désigna Bouvreuil ahuri, – s’en ira dans l’espace et rapportera les talismans invincibles accumulés pendant des siècles, en prévision de cette lutte par les esprits bienfaisants.»

– Comment… comment? protesta le propriétaire, moi, en ballon, tout seul, jamais!

Un coup de bâton lui coupa la parole. Le Tag-Lama le rappelait aux convenances.

Un brouhaha s’était élevé et, dans le bourdonnement des voix, Armand put murmurer de façon à être entendu d’Aurett seule:

– Comme Bouddha, je crois être assez symboliste!

Cependant les promesses du dieu circulaient. Au dehors éclataient en fusées de grands cris d’allégresse.

Sceptiques par caractère, les prêtres durent néanmoins céder à la pression populaire. Le soir même Lavarède rentrait en possession de son aérostat. L’enveloppe était en piteux état. De longues déchirures zébraient sa surface brillante; mais un examen attentif démontra que les avaries étaient réparables avec du fil, des aiguilles, de la gomme et… de la patience.

À dater de ce moment, tandis que le journaliste frimait le maître du ciel, miss Aurett et le gentleman passèrent leur temps à repriser la soie de l’aérostat. Tâche ingrate et peu faite pour égayer. Pourtant, le soir, quand, réunis autour du brasier de cuivre qui chauffait les appartements, nos voyageurs se regardaient, ils avaient dans les yeux des pétillements joyeux.

Le 24 décembre, le ballon était prêt. L’enveloppe supportée par une corde tendue entre deux perches se balançait dans la cour, dominant sa nacelle pourvue d’armes, de vêtements chauds, de provisions diverses, dons des pieux Thibétains. Sous l’ouverture inférieure était fixée une sorte de récipient, destiné à recevoir l’alcool de riz dont la combustion produirait l’air chaud nécessaire à l’ascension. À défaut de gaz hydrogène, le journaliste avait indiqué ce moyen primitif. L’aérostat devenait montgolfière.

Le faux Bouddha avait annoncé dans la journée que son serviteur s’élèverait le lendemain dans les airs, et on avait convié les fidèles à assister à cette cérémonie.

Les lamas, très inquiets d’abord, s’étaient rassurés. Ils croyaient maintenant aux fallacieuses promesses d’Armand et le lui prouvaient par des saluts plus profonds, des agenouillements plus prolongés. Enfermé avec les Anglais et Rachmed, le jeune homme leur disait:

– Nul ne se défie de nous, maintenant. Les prêtres vont regagner leurs cellules et l’intérieur de la pagode sera désert. À minuit le Tag-Lama se rendra près de moi, sur la prière que je lui en ai faite.

Et avec un sourire:

– Nous devons nous concerter sur les plus sûrs moyens de vaincre les Djinns.

– Mais, objecta Murlyton, arrivons au cœur de la question… Le ballon est prêt, seulement nous sommes enfermés dans nos chambres…

– C’est justement pour nous ouvrir que le Tag-Lama viendra.

– Ah! s’écria Aurett, je comprends maintenant.

– Voici mon plan: j’étrangle un peu ce vénérable personnage, juste assez pour nous assurer de sa neutralité… Nous nous glissons dehors… Dans la nacelle sont les flacons d’alcool de riz que j’ai réclamés; nous remplissons le récipient, nous allumons et faussons compagnie à nos geôliers.

Rachmed écoutait. Il passait la nuit à la pagode afin de servir d’interprète au Tag-Lama dans son entrevue avec Bouddha.

– Pourrez-vous m’emmener? dit-il non sans inquiétude. Vous partis, je ne serai pas en sûreté ici.

Lavarède devint pensif.

– Diable! fit-il, nous sommes déjà quatre.

Puis, se ravisant.

– Au fait, nous ne serons que quatre en vous comptant… Bouvreuil a horreur des excursions au pays des nuages, il restera.

Ces derniers mots étaient à peine prononcés que l’usurier entrait. Il venait supplier son ex-débiteur de le dispenser de l’ascension dont il se croyait menacé. Sur toutes les lèvres cette requête appela le sourire; et le gentleman dut lui-même se contraindre pour conserver sa gravité lorsque le dieu assura avec bonté au père de Pénélope qu’il verrait à lui donner satisfaction. La nuit s’avançait. Au dehors le vent hurlait, chassant devant lui d’épais nuages qui ne laissaient filtrer aucun rayon lunaire.

Dix heures, puis onze avaient sonné. Bouvreuil s’était retiré dans sa chambre et les autres, émus, le cœur sautant dans la poitrine, attendaient minuit. S’ils réussissaient dans leur entreprise, ils étaient libres!… Sinon ils se verraient condamnés à une captivité plus étroite encore dans cette région désolée…

Tout à coup ils demeurèrent immobiles, comme figés. La porte grinçait en tournant sur ses gonds.