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Les cinq sous de Lavarède

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XVIII. Les angoisses d’Aurett

En voyant disparaître Armand dans la prison de Takéou, Aurett avait demandé:

– Quelle est cette maison?

– Probablement la prison, répondit Murlyton.

La jeune fille piétina.

– La prison! Et vous dites cela avec tranquillité. Les Chinois osent enfermer un citoyen d’une nation libre dans les cachots réservés aux seuls criminels; si l’on n’y met bon ordre, demain cela nous arrivera, à vous, à moi.

– Non, interrompit le gentleman, puisque nous voyageons correctement.

Un regard indigné de sa compagne lui coupa la parole.

– Je pense, mon père, reprit Aurett d’une voix étrangement calme, que vous n’allez pas reprocher à ce jeune homme certaines… irrégularités dont vous êtes seul coupable.

– Moi! se récria l’Anglais.

– Sans doute, vous. En acceptant la clause ridicule d’un testament insensé, vous avez contraint notre… ami à faire de même. Vous l’avez en quelque sorte mis hors la loi, et j’estime…

Elle s’arrêta un instant.

– Vous estimez? répéta le père, très ému par ces reproches, encore qu’il les sentit immérités.

– J’estime qu’il serait convenable de nous efforcer d’obtenir l’élargissement de monsieur Lavarède.

Murlyton regarda son interlocutrice d’un air ébahi.

– Et comment? Je ne connais personne dans ce diable de pays. Je suis incapable de me faire entendre des habitants…

– Oh! parce que vous ne voulez pas…

– Comment? Je ne parle pas chinois, parce que je ne veux pas?

– Ce n’est point là ce que je veux dire.

– Alors, explique-toi.

Il cédait visiblement. Aurett cessa de gronder. Elle se fit persuasive et douce.

– Voyons, mon père, continua-t-elle d’une voix caressante, quand un Anglais est embarrassé en quelque point du monde, que fait-il?

– Il en appelle à son consul.

– Justement. Eh bien! Ne trouvez-vous pas que jamais son intervention n’aura été plus justifiée?

– Si, seulement Lavarède n’est pas Anglais!…

– Il est notre ami, cela suffit… Depuis le départ il m’a sauvé dix fois la vie.

– Au fait, pourquoi pas? Allons au consulat.

Au fond, sir Murlyton aurait été très heureux de tirer d’affaire son compagnon de tour du monde, pour lequel il éprouvait une très vive amitié. Aussi mit-il aussitôt à exécution l’idée de sa fille.

Le consul écouta son récit, s’engagea à faire les démarches nécessaires pour obtenir la mise en liberté du journaliste, et fixa à ses compatriotes un rendez-vous pour le lendemain. Il lui fallait bien le temps de procéder à une rapide enquête, afin d’établir nettement les faits.

Une heure avant le moment désigné, la jeune Anglaise et son père se présentaient au consulat. Bien entendu, cet empressement intempestif devait être attribué à miss Aurett. Le résultat d’ailleurs fut une longue attente sur les sièges de bambou de l’antichambre. Enfin, ils furent introduits auprès du consul. Le visage de celui-ci était renfrogné.

– Je me suis occupé de votre affaire, dit-il à sir Murlyton; mais votre protégé s’est mis dans un mauvais cas. Le directeur de la Compagnie de navigation m’a tout conté, et le gouverneur, que j’ai visité, m’a déclaré que le sacrilège aurait été décapité dès ce matin, s’il n’avait le bonheur d’être affilié à la Ligue universelle du Ciel, de la Terre et de l’Homme.

Poussé par sa fille, le gentleman raconta alors comment l’acte d’adhésion à la Ligue était tombé entre leurs mains; comment des Chinois embarqués à bord avaient commis le sacrilège imputé à Lavarède. Mais le consul l’arrêta:

– Gardez-vous de parler de tout cela. Laissez croire que le prisonnier fait partie d’une société secrète. Tous les fonctionnaires tremblent devant elle. Le gouverneur en a eu peur. Il n’a pas osé prendre la responsabilité de l’exécution, et il a envoyé demander des ordres à Péking. Ah! si la famille Pali-Ma n’avait pas été riche, puissante, soyez sûr que votre protégé serait libre à cette heure. Malheureusement, un des Pali-Ma est mandarin Té-Tchong, c’est-à-dire chef militaire… Vous comprenez? Pris entre les Pali-Ma et les francs-maçons, le gouverneur a décidé qu’il ne déciderait rien lui-même. Il préfère laisser toute la responsabilité au Tsong-li-Yamen, conseil des ministres et du souverain.

– Mais alors, demanda l’Anglaise, que faut-il faire?

– Attendre, mademoiselle.

– Longtemps?

– Trois, quatre semaines peut-être.

Elle leva les yeux au ciel avec une expression si désolée que le consul crut devoir lui adresser quelques paroles encourageantes:

– Je pense, mademoiselle, que tout finira bien; dans ce pays, quand on ne tue pas tout de suite un coupable, il y a de grandes chances pour qu’il échappe à la mort. J’en ai parlé à mon collègue le consul de France, qui pense comme moi. Je vous promets de m’informer, et de vous tenir au courant de ce qui adviendra.

Et sur cette promesse vague, il congédia les visiteurs.

Tous deux reprirent le chemin de l’hôtel en silence, absorbés par leurs pensées, ne s’apercevant pas que des jeunes gens les suivaient. Armés de bâtons, foulant le sol de leurs pieds nus, les Chinois avaient l’air menaçant. Comme sir Murlyton et sa fille s’engageaient dans une ruelle, un bâton siffla en l’air et vint s’abattre rudement sur l’épaule du gentleman. En même temps une clameur furieuse s’élevait, et le groupe compact des assaillants se rapprochait rapidement?

– Qu’est-ce que c’est? interrogea la jeune fille.

– L’hospitalité chinoise, fit flegmatiquement l’Anglais; la devise en est simple et belle: Mort aux étrangers.

Tout en parlant, il avait tiré son revolver et faisait face aux ennemis. Même armé, la partie était inégale maintenant. Deux cents forcenés hurlaient la menace. Il allait tirer quand même, Aurett retint son bras. Comme un éclair, le souvenir de Han, le Céleste rencontré sur le Heavenway, lui était revenu. Elle entendait ses paroles, lorsqu’il lui avait jeté la fleur de lotus.

– Avec cet insigne, vous trouverez des amis partout.

Cette fleur, elle la portait dissimulée dans les plis de son corsage. La prendre et la présenter aux assaillants fut l’affaire d’une seconde, et soudain les clameurs s’apaisèrent, les bâtons levés pour frapper s’abaissèrent lentement. Avant que le gentleman eut pu demander l’explication de ce brusque revirement, la rue était vide, les ennemis évanouis.

Aurett s’amusa de son étonnement, puis elle lui raconta son aventure. Elle la lui avait cachée jusque-là, mais vraiment elle venait d’avoir un si utile épilogue, qu’un père bien plus sévère que sir Murlyton eut pardonné. Il ne reprocha point à sa fille son équipée à la chambre des morts, et grommela seulement:

– Ce pays ne me convient pas. Trop de sociétés secrètes.

La réflexion ne manquait pas de justesse. Les affiliations sont la plaie de l’Empire du Milieu. État dans l’État, elles entretiennent une perpétuelle agitation et les courageux missionnaires qui, par la religion, le langage, cherchent à étendre là-bas l’influence européenne, voient leurs efforts paralysés par un pouvoir occulte. Heureux encore quand eux et leurs élèves ne sont pas déchirés par l’émeute sauvage.

À dater de ce jour, les Anglais purent circuler à travers la ville. Nul n’entravait leur marche, mais instinctivement ils se sentaient surveillés, protégés. Ils eurent la preuve qu’ils ne se trompaient pas. Dans une de leurs promenades, ils s’égarèrent. Très embarrassés, ils cherchaient leur route. Un indigène s’approcha d’eux, les invita par gestes à le suivre, et les ramena à leur hôtel. Arrivé là, il s’éloigna sans accepter la pièce d’argent que lui offrait le gentleman.

Cependant la jeune fille s’ennuyait et surtout s’inquiétait. Que devenait Armand? Quand seule elle s’interrogeait, c’était toujours ainsi qu’elle l’appelait. Tous ses préjugés britanniques avaient fondu en face du danger de mort qu’il courait. Au lieu de résister à son sentiment, comme le veut le can’t, elle se laissait entraîner par lui, heureuse et un peu fière de l’âme nouvelle qu’elle se découvrait, et doucement elle répétait l’interrogation du philosophe:

– Pourquoi la tendresse, si la mort? Pourquoi la mort, si la tendresse?

Le huitième jour, elle voulut voir Lavarède. Puisque son épingle en fleur de lotus apaisait les masses, il fallait essayer son pouvoir sur les fonctionnaires. Avec sir Murlyton, très affecté par les derniers événements, elle se rendit à la prison.

Mais toute son éloquence se brisa contre la passivité de Chun-Tzé. Le directeur ventru se retrancha derrière les ordres du Ti-Tou; tout ce qu’il pouvait faire était de permettre à la jeune dame d’écrire au prisonnier. Il lui porterait la missive et reviendrait avec la réponse.

Diamba, naturellement, servit d’interprète. Sur l’ordre du directeur, elle demeurait à la prison afin que le captif pût causer avec une personne parlant sa langue. Nul ne remarqua l’attention avec laquelle la Chinoise considéra l’Anglaise; mais après le départ de la visiteuse, elle alla s’asseoir dans la chambre d’Armand, et de sa voix concentrée:

– Elle est belle, ta fiancée, murmura-t-elle.

Et comme Lavarède tressaillait:

– Elle est jolie, continua l’enfant, et son âme est à toi.

Ce fut tout. Dans ces simples paroles tintait comme une tristesse résignée. Peut-être la Chinoise avait-elle associé le journaliste à un rêve rouge, couleur des rêves d’hyménée en Chine et seule employée pour la toilette des mariées. Pressant dans sa main fermée le papier sur lequel Armand avait crayonné en hâte quelques lignes affectueuses, miss Aurett sortit de la prison. Sir Murlyton paraissait mécontent du demi-succès de sa démarche.

Sur le quai du Peï-Ho, ils se trouvèrent face à face avec M. Bouvreuil. L’usurier sembla gêné tout d’abord, mais se remettant, il salua cérémonieusement les Anglais et d’un ton pénétré:

 

– Vous venez sans doute de visiter le prisonnier?

Sir Murlyton et sa fille firent un détour pour éviter ce gêneur, et poursuivirent leur marche sans lui répondre. Mais ce n’était pas le compte de Bouvreuil. Pivotant sur ses talons, il rejoignit les promeneurs.

– Peut-être jugez-vous ma conduite un peu sévèrement. Soyez certains que je ne prévoyais pas ce qui arrive, je voulais seulement arrêter M. Lavarède pour assurer son union avec ma chère Pénélope.

Aurett se retourna comme si elle avait été piquée par une vipère:

– Mademoiselle Pénélope n’épousera pas monsieur Lavarède, dit-elle sèchement.

– Ah! bah! bégaya l’usurier un peu troublé par le ton dont ces paroles avaient été prononcées.

– On ne donne pas son nom à la fille d’un dénonciateur, continua l’Anglaise, se montant peu à peu. Il faudrait l’excuse de la passion pour entrer dans une famille aussi pauvre d’honneur, et M. Armand est loin de vous aimer vous et cette demoiselle. Le résultat de vos manœuvres est que votre victime vous méprise un peu plus chaque jour. Et je suis obligée de dire que mon père et moi nous l’approuvons.

Bouvreuil, suffoqué, voulut protester. L’Anglais ne lui en laissa pas le temps.

– Miss Murlyton a bien parlé. J’ajoute qu’aucun rapport ne peut exister entre nous et un personnage de votre sorte. Maintenant éloignez-vous, et notez ceci: Désormais, ma bouche ne s’ouvrira plus pour vous répondre, mais mes poings se fermeront.

Et le gentleman présenta au propriétaire un poing de boxeur si menaçant que ce dernier fit deux pas en arrière. Il s’abstint de retenir des gens avec lesquels la conversation était si difficile.

Dans le fond, Bouvreuil éprouvait un très réel chagrin. Non que le remords étreignit sa conscience. Depuis longues années, il s’était débarrassé de cet impedimentum, propre tout au plus à arrêter les honnêtes gens sur le chemin de la fortune; mais il comprenait que le mariage de Pénélope était plus hypothétique que jamais. De plus, il connaissait l’aimable caractère de son héritière. Et de rentrer à Paris sans le fiancé attendu lui paraissait exempt de charmes.

Sans doute, l’usurier s’était frotté les mains à l’idée de forcer Lavarède à payer son passage sur le Heavenway, mais sa joie s’était transformée en désespoir lorsque les autorités chinoises s’étaient immiscées dans l’affaire. De suite il s’était rendu compte de la gravité de la situation. Il s’était remué, visitant les fonctionnaires, offrant de larges pourboires aux secrétaires des mandarins. Ces employés avaient accepté l’argent mais n’avaient pas rendu le prisonnier. Découragé par quelques échecs coûteux, Bouvreuil s’était rabattu sur les consulats. Alors, il avait entendu prononcer de grands mots qui faisaient frémir sa chair. Sacrilège, violation de sépulture! On lui avait raconté des choses inexplicables: Lavarède conspirateur, franc-maçon chinois, affilié à la Ligue universelle du Ciel, de la Terre et de l’Homme.

Il s’était enquis des sociétés secrètes, stupéfait de voir le journaliste mêlé à la politique intérieure de l’Empire du Milieu. Si bien que, n’y comprenant plus rien, il avait puisé, dans le désarroi même de son esprit, le courage d’aborder Murlyton pour tâcher d’en tirer quelque éclaircissement.

La réception du gentleman n’avait pas répondu à son attente. Aussi le malheureux propriétaire eut-il, quand les Anglais furent trop éloignés pour l’entendre, un transport de colère auprès duquel les épiques rages des héros d’Homère eussent semblé de simples mouvements d’impatience.

Les nerfs de tout homme, fut-il usurier, ne peuvent demeurer éternellement tendus. Bouvreuil se calma donc. Plus paisible, il tint conseil avec lui-même, et décida que, les circonstances ne lui permettant pas d’agir autrement, le plus sage était d’attendre les événements. Mais, supposant que la présence de miss Aurett dans la prison cachait peut-être quelque projet d’évasion, il se déclara qu’il convenait de surveiller étroitement la jeune fille, afin de poursuivre son «gendre», s’il réussissait à tromper la surveillance des geôliers de Takéou.

Deux semaines s’écoulèrent, sans qu’il découvrit le moindre indice propre à l’avertir d’une fuite prochaine. L’Anglaise sortait avec son père. Chaque jour, elle était un peu plus pâle, et autour de ses yeux si doux, le chagrin plaquait une meurtrissure bleutée. Elle avait fait trois visites à la prison, mais après chacune elle revenait plus attristée.

«Sapristi, se disait Bouvreuil, ça ne marche donc pas. Qu’est-ce qu’ils attendent?»

Le mois d’octobre commença. Jusqu’au 15, la vie continua de couler, monotone, fastidieuse, écœurante; mais le soir de ce dernier jour une nouvelle terrible arriva.

Ce fut le consul anglais qui l’apporta à ses compatriotes, au moment où ils prenaient silencieusement le thé, à l’hôtel de la «Box-Pacific-Line».

En le voyant paraître au parloir, Aurett courut à lui les mains tendues, les yeux dilatés par une ardente interrogation.

– La décision de l’empereur a été notifiée au Ti-Tou cet après-midi.

– Ah! fit seulement la jeune fille.

– Et qu’a décidé Sa Grâce? demanda sir Murlyton en se levant.

Le consul baissa la tête. Une émotion poignante secoua ses interlocuteurs.

– Quoi, balbutièrent-ils, monsieur Lavarède?…

– Doit être conduit à Péking chargé de la cangue, et décapité au lieu ordinaire des exécutions, près le pont des Larmes.

Aurett ferma les yeux et chancela. Non seulement celui qu’elle aimait appartenait au bourreau, mais encore il subirait le supplice de la cangue. Supplice atroce! La cangue est une sorte de carcan formé de planches épaisses de trois à quatre centimètres, réunies par des lanières de cuir. Des trous pour passer la tête et les mains du patient y sont ménagés. Le malheureux doit marcher avec ce lourd appareil, qui gêne ses mouvements, lui déchire le cou et les poignets.

La jeune fille voyait Armand suivant, ainsi torturé, les routes poudreuses de la province de Petchi-Li. Durant cinq jours, il devrait, meurtri, pantelant, fournir une longue étape avant de gagner Péking. Et là! L’horrible chose! La fin de ses maux serait le trépas brutal! Un coup de sabre jetterait sur le sol sa tête intelligente. Ses regards aux douceurs rieuses s’éteindraient pour toujours.

Tout à coup l’Anglaise releva le front. Le consul s’était éloigné discrètement, laissant seuls ceux auxquels il venait d’apporter une si terrifiante nouvelle.

– Mon père, dit-elle.

– Mon enfant, courage! répliqua sir Murlyton d’un ton ému.

– Du courage? J’en ai; mais j’ai aussi une prière à vous adresser.

– Parle, ma fille chérie!

Elle regarda le gentleman bien en face, lui découvrant les pervenches humides de ses yeux, puis elle poursuivit:

– J’avais rêvé de devenir l’épouse de monsieur Lavarède, mon père. Depuis longtemps déjà, j’ai reconnu que je l’aime. Pardonnez-moi de ne pas vous l’avoir avoué plus tôt. Un pari est engagé, je devais me taire jusqu’à ce que le sort eût prononcé. Aujourd’hui, hélas le sort a parlé. Il va mourir, je veux être là, auprès de lui, protéger son corps contre les injures de la multitude, lui assurer une sépulture, et après?…

Aurett s’était arrêtée, étranglée par l’émotion.

– Après? répéta anxieusement le gentleman.

Pour toute réponse, elle se jeta dans ses bras et éclata en sanglots.

À force d’éloquence, sir Murlyton réussit à lui rendre quelque espérance. Lavarède s’évaderait peut-être pendant la route. Dans une prison, au milieu de nombreux gardiens, la fuite est plus difficile que sur les chemins, où mille incidents surgissent dont un homme déterminé sait profiter. On irait à Péking, puisqu’elle le désirait.

Aurett parut oublier sa douleur pour s’occuper des préparatifs du départ. Avec son père, elle se mit en quête d’un véhicule quelconque, mais la ville en comptait peu, et tous ceux qu’elle possédait avaient été retenus par les fonctionnaires ou les riches marchands. Ces gens se rendaient à Péking pour assister à des fêtes sans précédent. Un ballon dirigeable, ils disaient un navire aérien, devait faire son ascension. L’annonce de cette merveille avait secoué l’apathie des habitants, et dans tout le Ken de Petchi-Li, il ne restait voiture ou jonque à louer.

Cependant, à force de chercher, l’Anglais découvrit un coolie coréen qui, moyennant le prix exorbitant d’un taël par jour, consentit à conduire les voyageurs dans sa brouette à voile. Le taël est une pièce d’or, à valeur variable. Quant à la brouette à voile, elle se compose d’une sorte de table carrée, percée au milieu pour laisser passer l’unique roue qui la porte. À l’avant, quand le vent est favorable, un mât permet de hisser une voile. À l’arrière, deux bras entre lesquels trotte le conducteur du bizarre équipage servent de gouvernail. Pas très stables, ces véhicules exposent les touristes à des culbutes fréquentes, mais il fallait se contenter de ce que l’on trouvait.

Murlyton et Aurett s’entendirent avec le Coréen. Il viendrait les prendre à l’hôtel le lendemain, 16 octobre, à huit heures du matin. Le gentleman lui remit quelques sapèques – monnaie de billon – à titre d’avance, et rentra avec Aurett, pour la dernière fois, à l’établissement monté par la Box-Pacific.

XIX. Le Lotus Blanc

Le jour venait à peine de paraître, lorsque Lavarède fut tiré de son sommeil par l’entrée processionnelle de Chun-Tzé, suivi de son greffier, de Diamba et d’un personnage à uniforme bleu et vert, spécial aux agents de la police.

Il s’assit sur son lit, et considéra les visiteurs. Le directeur s’épongeait le front, Diamba baissait ses paupières rougies par les larmes. Le greffier et l’agent demeuraient impassibles. La petite Chinoise annonça au prisonnier qu’il allait être transféré à Péking pour y être exécuté, et que Fonni-Kouen, policier estimé, l’escorterait.

Le voyageur accueillit d’abord la nouvelle avec satisfaction. La prison lui pesait; mais quand, descendu dans la cour, on lui eut pris le col et les poignets dans les planches de la cangue, il commença à penser que le changement n’est pas toujours une amélioration.

Dix Toas, ou policiers, étaient préposés à sa garde.

Après des adieux amicaux à Chun-Tzé et à la pauvre Diamba tout éplorée, les portes de la prison s’ouvrirent et le cortège se mit en marche. Le guide Fonni-Kouen remonta le fleuve. Bientôt la petite troupe sortit de la ville et s’engagea dans la campagne. Des paysans faisaient la récolte du maïs et du sorgho; et, dépouillée de sa parure de plantes, la terre apparaissait d’un jaune doré particulier à ces contrées.

Vers dix heures, on s’arrêta dans un petit village, où les hommes de l’escorte prirent leur repas. Très fatigué, meurtri par le contact du bois de la cangue, Lavarède s’était assis en tailleur, de façon que la portion inférieure du hideux instrument portât sur le sol, ce qui soulageait momentanément son cou endolori.

Il était seul. Un des policiers s’approcha de lui, tenant sous son bras des planches, que le journaliste jugea devoir former un autre carcan. Le nouveau venu mit un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence au prisonnier, et, avec une habileté merveilleuse, il le débarrassa de la cangue, qu’il remplaça par celle dont il était chargé.

À sa grande surprise, Armand s’aperçut que la seconde était beaucoup plus légère. En outre, le tranchant du bois s’appuyant sur le cou était garni d’un bourrelet de crin qui amortissait la douleur du contact.

Son opération terminée, l’agent entrouvrit sa tunique et mit sa poitrine à nu. Du geste il désigna une fleur de lotus tatouée sur la peau et s’éloigna précipitamment. Le Parisien eut un sourire. Encore un qui le prenait pour un franc-maçon, et le soulageait dans la mesure de ses moyens.

Après la sieste, on se remit en marche. Le soir, à neuf heures, le détachement entra dans la ville de Tien-Tcheng, mollement couchée au bord du Pei-Ho. Après quelques détours dans les ruelles, il traversa le pont de marbre, orné de douze figures géantes de Bouddha, qui réunit les deux quartiers de la ville, et il gagna une maison de police située sur la rive gauche. Lavarède fut enfermé dans une cellule assez spacieuse où on le dépouilla de la cangue. Cette parure du supplice était réservée pour la promenade en public.

Le jeune homme s’étira. Malgré la substitution opérée à la première halte, il souffrait d’un violent torticolis; ses poignets étaient gonflés et douloureux.

– Encore quatre jours de marche, grommela-t-il, je serai gentil en arrivant.

La porte s’ouvrit à ce moment, et le policier à la fleur de lotus se glissa dans la cellule. Il tenait à la main une boîte remplie d’une pommade rougeâtre.

 

– Zoueg-Maô, dit-il à voix basse.

Et comme le prisonnier le regardait sans comprendre, il répéta un peu plus haut:

– Zoueg-Maô!

Un souvenir traversa l’esprit du journaliste. Il se rappela un épisode du récit de Marco Polo vivant à la cour de Koubilaï Khan, où le célèbre voyageur raconte que les condamnés, dans les bagnes, obtiennent quelques jours de repos en se frottant l’épiderme de Zoueg-Maô.

«Cette préparation, dit Marco Polo, rend les chairs violacées, les couvre de pustules et leur donne l’apparence de l’inflammation la plus aigüe. Apparence seulement, car celui qui fait usage du Zoueg-Maô n’éprouve aucune gêne.»

Le policier montra la boîte, puis les pieds de Lavarède. Celui-ci comprit: Le «truc», vieux de tant de siècles, servait encore. Dans ce monde chinois, stagnant au milieu des peuples courant au progrès, tout est éternel, les trucs comme les usages, les idées comme les erreurs. Il fit une action de grâces à la routine. Lui le Parisien avide de «demain», pour qui la vapeur était trop lente, il admira le char immobilisé par l’ornière.

Pour prouver à son protecteur qu’il avait saisi sa pensée, il se déchaussa et enduisit sa chair de pommade. L’agent parut satisfait et se retira.

Au matin, lorsqu’on vint le chercher pour continuer sa route, Armand montra aux Toas ses pieds gonflés, marbrés de plaques rouges. Ceux-ci hochèrent la tête et allèrent prendre les ordres de leur chef. Une demi-heure plus tard, Armand était emporté sur une civière et conduit ainsi à bord d’une jonque, au fond de laquelle il fut commodément installé. Après quoi, les bateliers déployèrent les voiles de paille tressée et, poussée par un bon vent, l’embarcation remonta le cours du Peï-Ho. C’est ainsi que le prisonnier effectua son voyage, qui eût été charmant sans l’inquiétude de la fin.

Cependant avec sa mobilité d’esprit habituelle, Armand s’intéressa au paysage. Il admira les nombreux canaux naturels qui réunissent le lac Ami-Io au fleuve. Il eut un véritable plaisir à voir défiler les monuments, les palais, les pagodes de Tien-Tsing, ville d’un million d’habitants, capitale de la province de Petchi-Li. Il se remémora que Péking, cité administrative et résidence de l’empereur, est seulement chef-lieu d’un département de cette province, le département de Choun-Tien. Il regretta fort que les troupes anglo-françaises ne fussent plus en cet endroit où, en 1860, la guerre contre la Chine fut close par un traité qui ouvrait les villes du littoral aux Européens.

– Ah! comme on m’aurait tiré des mains de ces drôles, murmura-t-il, puis sa robuste confiance en lui reprenant le dessus: J’en sortirai bien tout de même, conclut le vaillant jeune homme.

On passa la nuit à La-Min, un peu au-delà de Tien-Tsing.

Le lendemain, la jonque conduisit l’escorte jusqu’à Bac-Nou, petit bourg qui sert de comptoir à l’importante cité de Pao-Ti.

Enfin, au déclin du troisième jour, on aborda à Toung-Tchéou.

Les voyageurs devaient parcourir par terre les dix-huit kilomètres qui les séparaient encore de Péking. Dans une chaise à porteurs grossière, réquisitionnée par le chef de l’escorte, Armand fut enfermé; puis, malgré l’heure avancée, toute la troupe se mit en marche.

Il était environ minuit quand Lavarède fit son entrée dans la capitale officielle.

– Ah! pensa-t-il, nous arrivons. Je ne serai pas fâché de dormir.

Ce souhait ne devait être exaucé qu’après deux heures de promenade dans cette cité. Les rues, désertes à ce moment de la nuit, bordées de murailles de briques servant de clôture aux jardins qui entourent toutes les maisons de la ville impériale, avaient un aspect lugubre. À chacune de leurs extrémités, des chaînes tendues arrêtaient la marche des policiers qui devaient les détacher, puis les replacer avant de poursuivre leur route.

Plusieurs fois, des agents de police vinrent reconnaître les voyageurs. Ils annonçaient de loin leur présence en frappant à coups redoublés un cylindre de bois, dont ces fonctionnaires sont munis. Après un colloque de quelques instants, ils se retiraient. C’est ainsi que Lavarède traversa lentement la ville chinoise et atteignit la large voie qui borde la muraille de la ville intérieure ou impériale. La rue de la Tranquillité, Tchang-Ngaï-Kini, tel est le nom de cette avenue, d’où l’on aperçoit, au-delà du mur qui ceint les habitations du fils du Ciel et de sa cour, des toits recouverts de tuiles jaunes ou rouges, suivant qu’ils abritent les membres de la famille impériale ou de simples seigneurs. Les tuiles grises sont l’apanage des maisons particulières.

Devant l’une des trois portes qui relient la King-Tchung – cité de la cour – à la Ouéï-Tchung – ville des sujets —, les policiers se prosternèrent. C’était la Nyang-Ting-Men, ou porte de la Paix, par laquelle entrèrent les alliés en 1860.

Enfin le véhicule où le prisonnier s’impatientait pénétra sous une voûte noire et s’arrêta. On était arrivé. Après quelques formalités de greffe, Lavarède, conduit dans un cachot sombre, put s’étendre sur les planches servant de couchette et s’endormir profondément.

Un choc le réveilla. On eût dit qu’on lui avait porté un coup à la jambe. Il allongea le bras instinctivement. Sa main rencontra une main.

– Qui est là? demanda-t-il, non sans quelque émotion!

– Un Français! s’écria une voix avec une inflexion joyeuse.

– Deux, si j’en juge à votre langage.

– Oui, deux… Qui êtes-vous?

– Prisonnier… et vous?

– Prisonnier aussi et prêtre catholique.

Lassé du voyage, Armand dans l’obscurité ne s’était pas aperçu que son cachot contenait déjà un habitant, et celui-ci dormait, ainsi qu’il l’expliqua au voyageur.

Il lui dit son histoire. Missionnaire persécuté par les autorités chinoises. Arrêté sans motif après que les affiliés du Lotus blanc, dans un jour d’émeute, eurent brûlé sa mission et massacré ses compagnons, on l’avait conduit dans cette prison où l’on paraissait l’oublier. Et comme Armand s’indignait, le prêtre murmura doucement:

– Presque tous nous finissons ainsi. Mais les récriminations seraient injustifiées. En venant en Chine, nous savons à quoi nous nous exposons et nous pardonnons d’avance. Les pauvres gens ne savent pas ce qu’ils font. Croiriez-vous que les lettrés eux-mêmes nous accusent de recueillir les enfants, non pour les élever, mais pour les tuer et employer leurs corps à des opérations magiques? Leurs yeux notamment nous servent, au dire des mandarins, à fabriquer le collodion pour la photographie.

– C’est insensé.

– N’est-ce pas? Mais cette ignorance qui nous condamne est moins pénible pour moi que la désunion des nations d’Europe. Des écrivains civilisés n’ont pas craint d’approuver les actes de sauvagerie commis par la foule, avec le concours tacite des fonctionnaires.

– Oh! se récria Lavarède, pas des journalistes français, je suppose?

– Loin de là. On a écrit que les massacres étaient uniquement dirigés contre les Français et les catholiques, et j’ai en poche une copie de la proclamation qui fut affichée dans le Hou-Nan, quelques jours avant l’attaque de notre mission. Voici ce qu’elle contient:

«Incendions les demeures et les temples des étrangers. Arrachons le christianisme jusqu’à la racine; punissons les traîtres chinois qui ont embrassé cette religion: bannissons leurs familles en Amérique. L’Allemagne est avec nous».

Un silence suivit ces paroles. Le missionnaire le rompit le premier.

– Laissons ce sujet sombre. Dieu a son but en permettant ces crimes. Parlons de vous, et si ma question n’est pas indiscrète, apprenez-moi quelles fâcheuses circonstances vous ont amené dans cet enfer?

Pour raconter son odyssée, Armand retrouva sa belle humeur. Le prêtre l’écouta avec attention, et quand il eut fini:

– Les sociétés secrètes vous protègent visiblement, dit-il; la substitution de cangue, le voyage en jonque le prouvent. Peut-être serez-vous sauvé, ce que je souhaite, car la France a besoin d’hommes de cœur et d’esprit.

– Faible espoir. Je dois être exécuté demain 22 octobre.