Za darmo

Le sergent Simplet

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Puis il saisit son fusil, le jeta sur l’épaule et s’éloigna vers le nord d’un pas rapide, sans regarder en arrière. Longtemps les Français le suivirent des yeux, et quand il eut disparu, ils se décidèrent à prendre la route du sud.

À une vingtaine de kilomètres se trouvait Fort-Dauphin, l’un des premiers établissements français à Madagascar, fondé en 1643 par Pronis, gouverneur de la Compagnie de l’Orient, pour le compte de Louis XIV, roi de France.

Tout alla bien d’abord. Un chemin, qualifié de route dans le pays, longeait la côte. La marche était facile; mais à mi-chemin les voyageurs atteignirent une petite crique. La mer montait lentement, mettant à flot des pirogues laissées sur le sable.

– Tiens, fit Marcel, si un pagayeur voulait nous conduire à Fort-Dauphin, il nous économiserait quelques heures de fatigue.

– Bonne idée, appuya le « Marsouin »; seulement, si les rames sont dans les embarcations, les rameurs restent invisibles.

– Ils ne sauraient être loin.

– C’est probable.

Et tous deux scrutèrent les environs d’un regard circulaire; aucun être humain n’apparaissait. De grands arbres, dominés par le parasol des palmiers, formaient un obstacle à la vue.

– Ma foi, reprit Marcel, faisons comme en France, quand le passeur a abandonné son bachot.

– Quoi donc?

– Prenons place dans une pirogue; cela fera accourir le propriétaire, qui nous guette, j’en jurerais.

La proposition était raisonnable. En un instant, tous trois furent assis au fond d’une des frêles embarcations. Ils s’étaient un peu mouillé les pieds, mais bah! Dalvan plaçait les avirons et déclarait:

– Si le piroguier tarde, je lui tire ma révérence et je nage. C’est ainsi que vous dites dans la marine, n’est-ce pas, Claude?

Le « Marsouin » sourit, prêt à répondre, mais le temps lui manqua. Des sifflements se firent entendre; il sembla un instant qu’une armée de serpents évoluât autour des Français; une grêle de projectiles s’abattit, faisant jaillir l’eau, et dans le bordage, clouant la manche de Bérard, une longue flèche se planta en vibrant. Tous regardèrent du côté du rivage. L’explication du phénomène se présenta aussitôt à eux. En avant des arbres, une cinquantaine de Malgaches au torse nu, les hanches ceintes d’un jupon de cotonnade, bondissaient en brandissant leurs arcs.

– Nous allons essuyer une seconde bordée! s’écria Marcel; prévenons-les.

Il avait épaulé son fusil. Claude avait déjà accompli le même mouvement. Deux assaillants, atteints par les balles, s’affaissèrent. Les ennemis s’arrêtèrent indécis.

– Aux avirons! ordonna Claude, profitons de ce court répit.

Les sous-officiers se penchèrent sur les rames, et la pirogue, glissant sur les eaux ainsi qu’un oiseau, s’éloigna du rivage. Mais le premier mouvement de surprise passé, les Malgaches gagnaient la grève. Rapidement ils montaient dans les pirogues restées près du bord, et se lançaient à la poursuite des Européens.

– Ce sont des Bares, déclara Bérard, je les reconnais à leurs tatouages. Ce sont des sauvages féroces, vivant de chasse et de rapines. Tout plutôt que de tomber entre leurs mains.

Redoublant d’efforts, les jeunes gens ramaient vers la haute mer. La pirogue filait, laissant en arrière un sillage d’écume. Mais les indigènes conservaient leur distance. Durant dix minutes, la chasse continua sans avantage appréciable. Mais alors les Français comprirent qu’ils seraient fatalement vaincus dans cette lutte à l’aviron, car les Bares, plus nombreux, se relayaient.

– Tant pis! gronda Marcel, reprenons les fusils.

Mais Yvonne secoua la tête:

– Non, au contraire, ramez, ramez toujours! Il nous arrive du secours.

Sa main se tendait vers l’océan.

– Qu’est-ce? interrogea Simplet, faisant écumer les flots sous la poussée nerveuse de la cuiller de l’aviron.

– Un navire!

– Appelle son attention?

– Comment?

– En déchargeant nos armes.

La jeune fille attira les fusils à elle. Les détonations vibrèrent dans l’air et, dépassant les volutes de fumée rampant à la surface des vagues, l’embarcation poursuivit sa course rapide. Deux fois encore, Yvonne tira. Alors elle eut un cri joyeux:

– Ils ont entendu! Le vaisseau modifie sa route, il vient vers nous.

Soudain, un ronflement leur fit lever les yeux. Un obus passa au-dessus de leurs têtes et alla couper en deux l’une des pirogues de la flottille bare. Le bruit assourdi de la détonation arrivait en retard de quelques secondes.

Terrifiés, les indigènes retournaient vers le rivage à force de rames. Les voyageurs n’avaient plus rien à craindre de leur côté. Alors une nouvelle inquiétude les prit.

Si le navire était français, il leur faudrait déguiser leurs noms, raconter une histoire de brigands pour expliquer leur présence, car ils étaient sous le coup de la loi, et une maladresse aurait eu des conséquences désastreuses.

En peu de mots, ils arrêtèrent les grandes lignes de leur fable. Le temps pressait. Le vaisseau avait mis un canot à la mer. Bérard ne disait rien; il regardait dans la direction du steamer:

– Sapristi! exclama-t-il, est-ce que j’ai la berlue?

– La berlue?

– Certainement, il me semble que je reconnais ce bateau-là?

Marcel examina le navire avec attention.

– Ce n’est pas possible! fit-il avec étonnement.

– Ah! tu le reconnais aussi?

– Comment serait-il dans ces parages?

– Je n’en sais rien, mais maintenant, je ne doute plus. C’est le Fortune.

À ce nom, Yvonne eut un mouvement brusque qui pensa faire chavirer l’embarcation:

– Le Fortune? le yacht de cette charmante miss Pretty? Êtes-vous certain de ce que vous affirmez? Moi, je suis incapable de distinguer un vaisseau d’un autre.

– Oh! c’est bien lui, reprit Marcel; et tenez, regardez l’homme assis à l’arrière du canot qui vient à nous?

– L’intendant!

– William Sagger?

– En chair et en os.

Le digne licencié ès sciences géographiques trônait en effet à l’arrière de la chaloupe. Lui aussi avait reconnu les voyageurs il leur adressait des signes incompréhensibles. Bientôt les embarcations furent bord à bord. Abandonnant la pirogue, Yvonne et ses amis prirent place auprès de l’intendant, non sans lui avoir vigoureusement secoué la main. Ils n’osaient l’interroger, bien qu’ils eussent sur les lèvres cette question curieuse:

– Comment nous rencontrons-nous au sud de Madagascar, à sept cents kilomètres du point où nous nous sommes quittés?

Du reste, la réponse ne se fit pas longtemps attendre, et ce fut miss Pretty elle-même qui la leur donna. Elle les attendait sur le pont, et son premier mot fut:

– Ah! mes chers amis, que je vous ai cherchés!

Elle embrassa follement Yvonne, pressa les mains des jeunes gens à les briser et les entraîna dans le petit salon d’arrière, où elle les avait reçus pour la première fois. Toute sa hauteur yankee avait disparu; elle parlait avec volubilité, comme hors d’elle-même. Les paroles se pressaient, s’élançant impétueusement de sa bouche rose comme un torrent aux digues rompues.

– J’ai pour vous beaucoup d’affection… oh! beaucoup.

Ici un regard à Claude Bérard.

– Je m’en suis aperçue après votre départ à la Pointe-aux-Îles. Vous me manquiez trop. Alors je me suis rendue à Diego-Suarez. Je voulais vous faire la surprise. Je vous ai attendus toute une semaine. Personne! Je mourais d’impatience. Que vous était-il advenu? Par bonheur, un soldat sakalave vint de Port-Louquez; il racontait la rencontre d’étrangers. Il était de l’escorte d’un chef… Ikaraïnilo.

– Le misérable! interrompit Mlle Ribor.

Sans prendre garde à l’interruption, l’Américaine continua:

– Au signalement, je vous reconnus. Vous descendiez au sud. Il fallait vous retrouver… Le Fortune leva l’ancre. De port en port, j’allais, cherchant vos traces. À Tamatave, j’appris une partie de vos aventures. On ignorait votre identité. Mais ces deux jeunes gens, accompagnant une demoiselle, dont on me parlait, ne pouvaient être que vous. Je sus ainsi que vous aviez quitté Tananarive pour éviter la vengeance des Hovas. Comme vous n’aviez pas reparu sur la route de Tamatave, le Résident – un homme charmant qui s’était mis à mon entière disposition – pensait que vous aviez dû vous enfoncer dans les territoires du sud. Je repartis; mais je commençais à désespérer. En aucun point de la côte vous n’aviez été signalés. Partout où je m’arrêtais, je laissais une lettre pour vous à l’adresse naïve: Deux gentlemen et une lady. Enfin, vous voici…; et maintenant nous allons faire le voyage ensemble, je ne vous quitte plus.

– Excepté quand nous descendrons à terre, déclara Bérard.

– Si, si, même alors.

– Du tout, miss. Vous resterez à bord, et je pense que mademoiselle Yvonne consentira à vous tenir compagnie.

– Moi! s’écria la jeune fille.

– Il le faut. Vous n’êtes pas assez forte pour supporter les fatigues auxquelles on est condamné dans les pays neufs. Votre présence double les chances d’insuccès. Souvenez-vous; dix fois, nous avons failli rester en panne. Ce n’est pas votre faute, mais vous seriez coupable de vous obstiner.

Et comme Yvonne baissait la tête, un peu saisie de la mercuriale, le « Marsouin » reprit, s’adressant cette fois à miss Pretty:

– On vous racontera nos aventures. Vous verrez qu’avec une femme, nous avons eu bien du mal à traverser Madagascar… Avec deux nous serions morts à la peine.

Toute la rancune du soldat, contre celle qui avait été un impedimentum, et à qui il reprochait de se montrer ingrate, vibrait dans la voix de Claude. Lui, qui d’ordinaire était doux, silencieux, parlait avec autorité, forçant la note brutale. Et chose curieuse, l’Américaine autoritaire, l’enfant gâtée de la fortune inaccoutumée aux résistances, n’avait aucune révolte. Son attitude était celle du baby que l’on gronde. Claude était le premier homme qui eût osé ordonner, elle présente. Cependant, quand les sous-officiers furent rentrés dans leur cabine, laissant les jeunes filles seules en présence, miss Pretty enlaça calmement la taille d’Yvonne et baissant la voix:

 

– Ma chère amie, vous avez entendu ce qu’a dit M. Bérard?

– Oui, oui.

– Et quel est votre avis?

– Il a raison, par malheur. Ces semaines passées à l’intérieur de l’île n’ont servi qu’à me décourager.

– Vous vous soumettrez donc à ses conditions? Vous resterez sur ce navire alors que nos amis affronteront le péril?

Mlle Ribor eut un geste vague. La déclaration du « Marsouin » l’avait attristée. Sans nul doute, il avait dû s’entendre avec Marcel, et Marcel pensait comme lui qu’elle ne pouvait les suivre. Mais sa résignation parut exaspérer l’Américaine.

– Eh bien donc, ma chère amie, vous obéirez s’il vous plaît, mais moi…

– Vous, que ferez-vous?

– Je suivrai M. Claude – elle se reprit vivement – ces messieurs partout où ils iront.

XVII. LA RÉUNION

Le soir, après le dîner, tout le monde se réunit au salon. À la demande de Marcel, qui étudiait une carte détaillée de l’île de la Réunion, William Sagger avait été convié à déposer sa livrée d’intendant et à prendre le thé, comme gentleman, avec les voyageurs.

– Miss Pretty, déclara Dalvan, désire nous aider dans nos recherches et mettre son navire à notre disposition. L’offre est trop généreuse, le plaisir trop grand pour que nous refusions. Donc, nous allons cingler vers l’île de la Réunion, la possession française la plus proche de Madagascar.

– Sept cent quatre-vingts kilomètres, articula nettement William.

– Merci bien. Je compte sur vos connaissances géographiques pour me guider.

– À vos ordres.

– Trop aimable.

– Vous voulez savoir?

– Voici. Pour retrouver Antonin Ribor, il faut le chercher là où il peut aller. Voyageur commercial par métier, scientifique par goût, quelles choses ont pu l’intéresser à la Réunion?

L’intendant réfléchit une minute, puis tranquillement:

– Le port de la Pointe des Galets, port artificiel ouvert le 1er septembre 1886, qui reçoit toutes les expéditions de l’île.

– Nous gagnons donc le port de la Pointe aux Galets, dit l’Américaine, et après?

– Après, l’explorateur a vu le chemin de fer qui entoure presque complètement l’île, se prolongeant à l’ouest jusqu’à la ville de Saint-Pierre, à l’est jusqu’à Saint-Benoist, en passant par Saint-Denis, chef-lieu du gouvernement. Il a dû pencher pour la direction de Saint-Denis – Saint-Benoist.

– Pourquoi?

– Parce qu’à une journée de marche du point terminus se dresse la merveille de l’île, le Grand Brûlé.

– Le Grand Brûlé?

– Volcan en activité!

Bérard se leva d’un bond:

– Un volcan français! Enfin. Depuis que j’ai l’âge de raison, on m’assomme avec les volcans italiens, islandais ou autres. Le Vésuve, l’Etna, l’Hékla. Tout le monde en a plein la bouche, et nous faisions triste figure avec nos volcans éteints d’Auvergne… Mais nous en possédons un en activité, crachant du feu, des laves, du soufre, capable de causer des tremblements de terre, de couvrir de cendres Herculanum et Pompéia, si ces villes étaient à sa portée. Mon patriotisme se dilate. Et est-il seulement beau ce Grand Brûlé?

– Je vous crois, trois fois la hauteur du Vésuve.

– Bravo! Enfoncée l’Italie!

– Au milieu d’un cirque, dont le développement est de quarante-cinq kilomètres…

– Quarante-cinq kilomètres! je bois du lait.

–… Et dont les parois, coupées de rares chemins d’accès, forment un mur vertical de 250 à 300 mètres…

– Délicieux!

–… S’élève à 2,625 mètres le piton Bory, ancien cratère obstrué maintenant.

– Ah! protesta Claude, obstrué le cratère!

– Attendez donc; le nouveau, moins haut de 100 mètres, le piton de la Fournaise, est perpétuellement couronné de vapeurs, et ses éruptions envoient à 20 kilomètres des coulées de laves former des promontoires sur la côte.

Le « Marsouin » exultait. Il donna au géographe un vigoureux shake-hand, et il allait sans doute s’abandonner à un accès de lyrisme, quand Marcel prit la parole.

– Il me paraît évident que notre ami a dû choisir la route que vous indiquez; aussi, si notre aimable capitaine – il regardait Miss Pretty – ne s’y oppose pas, le Fortune jettera l’ancre à la Pointe aux Galets.

L’Américaine approuva d’un signe de tête.

– Là, je descendrai seul à terre. Le chemin de fer me conduira à Saint-Benoist, où le yacht viendra m’attendre.

– Pourquoi seul? hasarda Yvonne.

– Parce que l’île est petite.

– Soixante et onze kilomètres sur vingt et un, murmura Sagger.

– Que la côte est très habitée et que, si nous sommes signalés aux autorités, seul, je n’attirerai pas l’attention.

– Voilà, appuya Claude, si enchanté qu’Yvonne ne fût pas du voyage, qu’il ne protesta pas pour lui-même.

En somme, les raisons de Simplet étaient plausibles. La séparation durerait deux jours à peine. Yvonne ne résista pas davantage.

Le lendemain, au coucher du soleil, le yacht, pavillon américain déployé, passa devant la Pointe des Galets. Parcourant de bout en bout le bassin, le steamer gagna l’une des darses ou bras ménagés au fond de chaque côté du terre-plein, supportant les magasins-docks à étage, et accosta près d’un solide appontement, à la racine duquel passait l’embranchement ferré qui, 500 mètres plus loin, se reliait à la ligne principale.

Après une dernière nuit à bord, le 21 de grand matin, Dalvan débarqua, et d’un pas allègre se rendit à la gare.

– Il fait beau temps, monsieur, dit un employé en se découvrant. C’est rare en cette saison. Vous faites bien d’en profiter, car cette éclaircie finira dans un cyclone, ou je me tromperais fort.

– Vous croyez?

– Voici vingt ans que j’habite l’île. Chaque fois que durant la saison des pluies, le ciel s’est nettoyé comme ça… cela n’a pas manqué. Une tempête à tout casser.

– Est-elle proche à votre avis? demanda le sous-officier, déjà inquiet pour ses amis.

– Ah! on ne sait jamais. Peut-être demain, peut-être dans huit jours.

La voix d’un agent cria:

– Les voyageurs pour la Possession, Saint-Denis, Sainte-Marie, Sainte-Suzanne, Saint-André, Cap-Fontaine et Saint-Benoist… En voiture!

– Que de saints, murmura Simplet en courant prendre place dans un véhicule, assez semblable aux wagonnets du petit chemin de fer Decauville qui desservit l’Exposition de 1889.

Deux heures après le convoi déboucha dans la vallée de la rivière de Saint-Denis. En arrière, sur les hauteurs, apparaissaient les casernes, le plateau de la redoute et, à gauche de la voie, au bord de la mer, les abattoirs. Le viaduc qui traverse la rivière et le canal latéral des Moulins fut franchi. Le train longea la rade, s’écarta un peu de la mer, à la pointe des Jardins, passa sous les murs de la batterie de l’Arsenal et stoppa enfin en gare de St-Denis.

Un commissionnaire s’offrit à guider Marcel vers le Gouvernement. Celui-ci accepta et traversa, à la suite de son guide, les rues de la Boucherie, du Conseil, Barachois, larges, bien alignées, bordées de jardins fermés de grilles – le barreau, comme on dit dans le pays – et plantés de cannes à sucre à la tige svelte surmontée d’une aigrette, de bananiers aux lourdes grappes pendantes, de cocotiers élancés, de manguiers au feuillage touffu, de pignons d’Inde chargés de noix, de papayers dont le tronc lisse et sans branches est couronné de melons verts.

Au fond de ces réduits d’ombre et de parfums, le passant aperçoit les varangues, galeries ouvertes autour des maisons, où les habitants se réunissent le soir.

– La rue de Paris, dit enfin l’homme en désignant une avenue plantée d’arbres, l’Évêché et la place du Gouvernement, en face.

Il désignait une maison spacieuse, formée de deux corps de bâtiments inégalement élevés et pourvue d’un jardin verdoyant enclos d’un mur bas supportant une grille, soutenue de distance en distance par des piliers de maçonnerie.

– C’est là.

Le moment de régler les honoraires de l’insulaire était arrivé. Marcel, après lui avoir serré la main, le pria d’accepter une pièce de deux francs toute neuve.

– Ah! s’écria l’autre, ce jour est béni. De l’argent! je vois de l’argent qui brille au soleil!

Il faisait de telles démonstrations de joie que Simplet en voulut connaître la raison:

– Comment? Vous ne savez pas? L’argent est rare ici. La monnaie courante se compose de bons du trésor divisés en coupures de un, trois, cinquante et cent francs.

Et sur ce renseignement financier, l’homme s’éloigna.

Simplet pénétra dans l’hôtel. Le Conseil administratif, composé du Gouverneur, du directeur de l’Intérieur, du procureur général et de deux notables ayant voix consultative, était en séance. Mais un secrétaire renseigna complaisamment le jeune homme…, insuffisamment aussi, car il lui avoua n’avoir jamais ouï parler d’Antonin Ribor. Il était peu probable que l’explorateur eût touché à la Réunion, sans que les autorités en fussent averties. Aussi le sous-officier revint vers la gare, avec le désir de gagner Saint-Benoist; où le Fortune devait l’attendre, de s’embarquer et de se diriger, à toute hélice, vers d’autres rivages.

Un homme vêtu de toile, coiffé d’un casque colonial, agrémenté d’un voile vert qui dissimulait ses traits, se promenait dans la cour de la gare. À l’aspect du sous-officier, il eut un geste de surprise. Il le suivit sur le quai; il tourna autour de lui à le frôler et, assuré sans doute de ne pas se tromper, il alla en toute hâte prendre un ticket. Il était temps, le convoi arrivait. L’inconnu s’installa dans un wagon voisin de celui dans lequel Dalvan était assis.

Un coup de sifflet. La machine se mit en marche. Le trajet n’atteint pas deux heures; Marcel prit donc plaisir à admirer le panorama qui se déroulait sous ses yeux. La voie longe la mer, dont la plaine mobile reste toujours visible à gauche de la ligne. À droite, des pentes douces vont rejoindre les plateaux de l’intérieur de l’île, plaines des Fougères, des Salazes, des Palmistes, des Cafres.

De Cap-Fontaine à Saint-Benoist les rochers reparaissent.

Dans cette dernière ville, Dalvan courut à la rade, fort mauvaise d’ailleurs, que bouleversent les tempêtes. Le Fortune n’était pas arrivé. Un habitant enseigna au jeune voyageur qu’aucun navire ne pouvait pénétrer dans le port avant dix heures du soir, à raison de la marée. Il en était deux à peine. Marcel était mécontent: huit heures à tuer! Ceux qui ont attendu savent combien est pénible cet assassinat partiel du Temps. Aussi eut-il un mouvement de joie quand l’habitant, auquel il s’était adressé, lui proposa:

– Vous semblez contrarié, monsieur. La ville, il est vrai, offre peu de distractions, autant dire pas. Mais vous pourriez profiter de votre passage pour pousser jusqu’au Grand Brûlé.

– Tiens! c’est une idée! Quelle distance?

– Trente-cinq kilomètres.

– Bigre!

– Je vous louerai des chevaux et un guide. En deux heures et quart – la route est bonne – vous serez dans le grand Enclos, le cirque au milieu duquel se trouve le volcan. Cinq kilomètres à pied vous conduiront au cratère de la Fournaise.

– Va pour le cratère!

Aucun des interlocuteurs n’avait fait attention à un personnage qui, à trois pas, semblait absorbé par la contemplation de l’océan. C’était le voyageur au voile vert, monté dans le train à Saint-Denis. Sans doute, la visite de Dalvan au Grand Brûlé ne lui déplut pas, car il se frotta les mains et murmura:

– C’est une occasion de voir ce volcan, dont on me corne les oreilles depuis que j’ai mis le pied dans l’île.

Puis il s’éloigna, arrêta le premier habitant venu, et se fit indiquer l’emplacement de la mairie de la commune de Saint-Benoist.

Cependant Marcel faisait prix pour la location des chevaux et, moyennant vingt-cinq francs, devenait propriétaire, pour le reste du jour, de trois bêtes nerveuses et de deux guides, l’un Cafre, l’autre immigré hindou. Il sortait de la ville avec ses serviteurs, passait à la pointe de la Ravine-Sèche, où s’embranche le chemin de Saint-Pierre, et rendant la main à son cheval – manœuvre aussitôt imitée par ses guides – se lançait au grand trot sur la route Nationale qui fait le tour de la Réunion. Les caps du Bambou et des Cascades, dominés par le Piton-Rouge, se montrèrent. La route s’enfonçait dans une épaisse futaie.

– La forêt du Bois-Blanc, déclara le guide hindou, qui s’était fait le « Conti » de la promenade.

Brusquement les arbres furent remplacés par un rempart de rochers. La route s’encaissa, bordée d’entassements granitiques donnant l’impression d’une redoute construite par des Titans.

 

– La muraille du Grand Enclos, fit encore l’Hindou. Dans un instant nous verrons le Grand Brûlé.

Le chemin, en effet, débouchait entre deux murs perpendiculaires dans le cirque du volcan.

Dalvan ne put réprimer un cri. Le terrain montait en pente douce d’abord, plus accentuée ensuite vers le cratère, qui développait son panache de fumée à dix kilomètres de là. Partout des traces de l’œuvre du feu: des scories, des laves, les plus anciennes déjà reconquises par la végétation. Çà et là, des îlots de forêts respectés par les éruptions.

Un sentier partait de la route Nationale. Les chevaux le prirent sans hésiter, en bêtes accoutumées à cette excursion. À mi-hauteur, la cavalcade fit halte sur un plateau. L’Hindou allait y rester avec les montures. Le Cafre seul accompagnerait Marcel jusqu’au cratère. Le noir emporta un paquet de cordes attaché sur la croupe de son cheval.

– Pourquoi nous charger de cela? questionna Dalvan.

– Pour la descente dans le cratère.

L’ascension commença. Devant la force sans bornes, le sentiment de son impuissance écrasait le sous-officier. Partout le travail du feu se marquait. La terre fendillée, coupée de lézardes, livrait passage à des exhalaisons sulfureuses; des grondements souterrains imprimaient à la montagne de longs frissons.

À mesure que l’on montait, le guide observait avec plus d’attention le sommet du cône actif.

– Nous entrons dans la région des pierres, expliqua-t-il au Français. Imitez bien tous mes mouvements.

– Que voulez-vous dire?

– Voilà. Tous les quarts d’heure à peu près, une colonne de matières solides est projetée au dehors du cratère; il s’agit de ne rien recevoir sur la tête, quand cela retombe.

– Alors il faut un parapluie, soupira ironiquement Simplet.

– Non; il y a sur le sentier deux relais où l’on s’abrite; il faut calculer son ascension.

– Et vous pensez que je descendrai dans le cratère?

– Oh! au bord même et au fond, il n’y a aucun danger. Il existe, autour de la cheminée, une bande large de cent mètres, sur laquelle aucune matière n’est projetée. Tenez, voici une « fusée » – c’est le mot du pays – qui vient de se produire; en route!

La sente en lacet devenait raide. Il fallut une demi-heure aux deux hommes pour arriver au cratère. Comme l’avait annoncé le Cafre, ils avaient dû s’abriter dans des grottes situées au bord du chemin, pour laisser passer des « fusées ». Une véritable tempête de pierres brûlantes avait dévalé à leurs pieds avec un vacarme assourdissant.

On atteignit le cratère. Devant les voyageurs s’ouvrait un gouffre de cinquante mètres de diamètre. En se penchant, Dalvan aperçut une cavité affectant la forme d’un entonnoir renversé. Le fond était formé par une galerie circulaire au milieu de laquelle un trou noir vomissait d’instant en instant des tourbillons de fumée brune.

– Je comprends, dit-il, on descend à l’aide de cordes et l’on se promène autour de la cheminée centrale.

Il se fit répéter que les scories projetées ne retombaient jamais dans le gouffre, et se laissa amarrer par le Cafre. Celui-ci, un hercule, maniait Dalvan comme un petit enfant. La descente commença. Suspendu dans le vide, sans autre point d’appui que les solides poignets du noir, Simplet n’éprouvait aucune crainte. Il était en quelque sorte hypnotisé par le bouillonnement perpétuel qu’il remarquait dans la cheminée. Une chaleur intense faisait perler à sa peau des gouttes de sueur; la situation étrange soulignait la faiblesse de l’homme, ballotté au bout d’un câble entre ciel et feu.

Il se trouva debout sur la galerie. À ses pieds était l’abîme incandescent. Et, tout à coup, il se prit à rire. Il se souvenait d’une notice publiée par Victor Pâris, le célèbre explorateur du Vésuve et de l’Etna. Une phrase surtout lui revenait, provoquant sa gaieté.

« Le volcan a l’air de fumer sa pipe! »

Et la comparaison lui semblait extraordinairement juste. De la cheminée s’échappaient régulièrement des bouffées de fumée.

– Pouh! pouh! pouh!

Le bruit – plus fort naturellement – rappelait celui du fumeur exhalant les vapeurs de nicotine. Tout à coup, il se fit un mouvement dans la lave en fusion. Le bouillonnement redoubla. Une explosion sèche vibra dans l’air, et une gerbe de feu s’élança au dehors du cratère.

– Non, décidément! murmura Marcel, j’aime mieux m’en aller.

Il revint à la corde et commença de s’attacher. Soudain il s’interrompit. D’en haut, une voix affaiblie par l’éloignement avait prononcé son nom. Il frissonna. Cette voix, il lui semblait la reconnaître. Elle s’éleva de nouveau.

– M. Marcel, disait-elle, cette fois je vous tiens bien. Je vous informe que j’attends votre arrivée avec un gendarme colonial, chargé de vous mettre sous les verrous.

– Vraiment, monsieur Canetègne!

Le jeune homme retrouvait la parole.

– Oui, monsieur Marcel. Je vous suis depuis Saint-Denis. Je vous coffre, et je guette le bateau qui doit vous prendre à Saint-Benoist. Vos complices vous rejoindront bientôt dans la prison municipale.

– Eh bien, monsieur Canetègne, votre plan est bien conçu, seulement…

– Seulement?…

– Il contient une petite erreur.

– Et laquelle, s’il vous plaît?

– C’est que vous pensez que je vais remonter.

– Eh bien?

– Eh bien, je reste, voilà tout.

Cette dernière réplique fit bondir le commissionnaire.

Après son échec à Tananarive, il s’était transporté à la Réunion, certain que ses ennemis y viendraient. Constamment il rôdait autour de la gare de Saint-Denis ou du palais du Gouvernement. C’est ainsi que, caché sous un voile vert, il avait dépisté Marcel. À Saint-Benoist, le maire, informé par lui qu’un contumax excursionnait sur le Grand Brûlé, avait enjoint à l’unique gendarme de la localité d’accompagner l’Avignonnais et de procéder à l’arrestation du délinquant. Celui-ci au violon, rien de plus simple que de « pincer » ses complices au débarquement. Et voilà que le sous-officier remettait tout en cause.

Il refusait de quitter le fond du cratère, de revenir à la lumière du jour se constituer prisonnier. S’il s’entêtait, impossible de retourner assez tôt à Saint-Benoist. Que faire? Malgré les exhortations de Canetègne, le gendarme refusait d’aller rejoindre le brigand. Les règlements de la gendarmerie ne prescrivent pas les perquisitions dans les cratères.

Et les minutes s’écoulaient. Dans sa rage, le négociant se dit qu’après tout il pouvait bien descendre lui-même. Il était muni d’un revolver, et n’avait rien à redouter de Marcel. Sous l’œil de l’autorité – un peu loin de cet œil, il est vrai, – l’accusé n’oserait se livrer sur sa personne à aucune voie de fait.

Bref, après s’être assuré que le barillet de son arme était garni de cartouches, il sollicita le concours du Cafre. La corde remontée, Canetègne, solidement lié, opéra à son tour la descente. Dalvan, tranquillement assis sur un bloc de basalte, regardait le commissionnaire se balancer dans les airs. À quelques mètres du sol, celui-ci fit craquer la batterie de son revolver.

– Prenez garde, railla le sous-officier, vous allez vous blesser!

L’Avignonnais ne répondit pas. Il toucha terre, se débarrassa de la corde, et braquant son arme sur le jeune homme:

– Monsieur, dit-il, il vous a plu de vous jeter dans mes jambes, de troubler mon commerce, de défendre…

– La Belle contre la Bête… féroce.

– Oh! raillez, il m’importe peu. Si je rappelle vos torts, c’est…

– Pour excuser les vôtres, peut-être?

– C’est, continua Canetègne sans relever l’interruption, pour vous convaincre que vous n’avez à attendre de moi aucune indulgence.

– Je m’en doutais, cher monsieur. Vous réunissez dans votre nom deux fléaux: la canne et la teigne.

– Sous-officier! fit le négociant avec hauteur.

– Sous-officier, c’est ce qui fait ma supériorité sur vous. Vous vous êtes inspiré, pour régler votre conduite, de la vie et des œuvres du célèbre Cartouche; moi, je n’ai fréquenté de cartouches que celles du fusil Lebel. Résultat: je sais tirer, vous pas, et votre revolver ne m’effraye nullement.

Les plaisanteries du jeune homme exaspérèrent son interlocuteur.

– Je ne suis pas descendu au fond de ce cratère pour écouter vos fariboles. En face de vous, je ne suis plus un homme, je suis la loi.