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La terre promise

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II
UNE ANCIENNE MAÎTRESSE

Tant d'années! Les journaux pliés sous leur bande, que le coude du jeune homme froissait durant cette après-midi commencée sur une impression si douloureuse, portaient en effet la date de 1886, et c'était en avril 1877 qu'il avait parlé à Pauline Raffraye pour la dernière fois. D'autre part, il l'avait rencontrée pour la première fois vers la fin de l'hiver 1876. Douze mois de sa vie à peine tenaient dans ce souvenir de femme. Mais les amours qui laissent après eux une cicatrice ineffacée ne sont pas toujours ceux qui ont duré le plus longtemps, ni ceux qui abondèrent en incidents romanesques ou tragiques. Quand une maîtresse a blessé une certaine place profonde et malade de notre cœur, elle a beau n'avoir eu de nous que quelques semaines, elle nous demeure inoubliable et à jamais vivante. Nous mettons entre elle et nous la distance, le temps, d'autres visages, d'autres caresses, d'autres joies, d'autres douleurs. Rien n'y fait. Nous l'avons dans le sang, comme dit une énergique et si juste expression du peuple. Il faut ajouter que cette première rencontre de Francis Nayrac avec Pauline Raffraye s'était accomplie dans des conditions particulièrement dangereuses pour lui. Il avait alors vingt-cinq ans. Ayant perdu très jeune son père et sa mère, toutes ses affections de famille s'étaient reportées sur une sœur unique, Mme Julie Archambault, mal mariée et peu heureuse. Cette sœur, son aînée de quatre ans, l'avait élevé, dans cette période difficile de la fin de l'adolescence où la tendresse ne sert de rien quand elle n'est pas accompagnée par un sens très juste des lois vraies du monde social. Julie commença par vouloir garder son frère auprès d'elle. Il fit donc son droit aussitôt à sa sortie du collège, reculée d'une année à cause de la guerre, et il eut des aventures très banales, vulgaires, qu'elle sut et qui lui firent peur. Elle pensa que la fortune et l'oisiveté allaient le perdre, et elle considéra comme un grand sacrifice, mais nécessaire, de l'occuper et de l'occuper loin de Paris. Les tristes expériences de son mariage lui donnaient ce préjugé contre cette capitale qui est aussi fréquent chez certaines femmes très honnêtes que le préjugé contraire peut l'être chez certains boulevardiers. Elle se trompait. Si la facilité de plaisir qui se rencontre dans cette ville est funeste à beaucoup de jeunes gens, trop entraînables ou trop vaniteux, la solitude morale et intellectuelle de la province ou de l'étranger est plus funeste à quelques autres, prédisposés déjà aux abus de la vie imaginative et sentimentale. Ce fut toute l'histoire de Francis. À Paris, ses premiers désordres l'eussent vite lassé et l'honnêteté profonde de sa nature l'aurait poussé aussitôt à ranger son existence dans ce qui reste la chance la plus probable du bonheur: le mariage jeune. Entré sur les conseils, presque sur l'injonction de sa sœur, dans la carrière diplomatique pour laquelle il n'avait aucune espèce de goût, il fut pour son malheur attaché d'abord à une des légations les plus retirées d'Allemagne. En 1876, il venait donc de passer deux années à Munich, presque absolument replié sur lui-même, occupé à lire, à rêver, à attendre la vie au lieu de commencer de vivre, dans une autre oisiveté, celle des chancelleries, où la fréquentation forcée et continue des collègues exaspère encore l'isolement intérieur quand elle ne produit pas l'amitié. Ces deux années eurent pour résultat de développer en lui un état très particulier qui se rencontre, mais passagèrement, chez un petit nombre de jeunes hommes destinés pour la plupart à devenir des artistes ou des écrivains, et, d'une manière plus fixe, chez beaucoup de jeunes femmes, mécontentes de leur sort ou dépourvues de stricts devoirs. Cet état, bien plus redoutable pour la sage hygiène de l'avenir que ne le sont de banales débauches, a été profondément défini d'un mot célèbre par le plus humain et le plus troublé des Pères de l'Église. Il consiste à trop aimer à aimer, – maladie inoffensive quand elle est courte, périlleuse et féconde en conséquences funestes lorsqu'elle se prolonge. Celui qui aime ainsi à aimer se complaît dans le mirage de romans à vide que la réalité, semble-t-il, dissipera aussitôt. En fait, il s'habitue peu à peu à juger insignifiant tout ce qui ne se rapporte pas de près ou de loin aux passions de l'amour. Les intérêts et les devoirs de son métier reculent dans sa pensée à une place secondaire. Le rêve généreux et viril de fonder une famille, celui de servir une haute cause idéale de science, d'art ou de politique, celui plus personnel de se distinguer par des triomphes de carrière, – ces divers principes de robuste activité s'affaiblissent, s'étiolent, disparaissent pour laisser la place à la constante préoccupation de l'indéfini lendemain sentimental. Quand arrivera-t-il, ce lendemain, et quel sera-t-il? Celui qui aime à aimer emploie des journées, des semaines, des mois à prendre et reprendre ce problème, dramatisant les passions par avance, épuisant leurs joies et leurs douleurs avant de les avoir éprouvées, se raffinant et se blasant à la fois, jusqu'à ce qu'il parvienne par cette débauche de la rêverie, par cette folie du libertinage intellectuel, à un mélange unique de corruption et de naïveté. Les nuances les plus subtiles de la galanterie lui sont familières; il n'ignore rien des roueries de la séduction, rien des complexités dont les théoriciens du cœur ont étalé les anatomies. En même temps il garde comme une virginité d'émotion réelle qui tient à l'âge, à l'innocence physique de ses jours et de ses nuits. Francis en était là, de sa crise de jeunesse, compliquée chez lui du souvenir de ses sensualités précoces, lorsque sa sœur Julie Archambault rencontra Pauline Raffraye, très mal mariée elle aussi, et elles se lièrent d'une de ces amitiés enthousiastes, comme la communauté d'un triste destin, le besoin de confidences et de sympathie, la sensation de l'hostilité ou de l'indifférence du monde en créent si aisément, si rapidement entre deux femmes jeunes, désœuvrées et délaissées. Les lettres de Julie étaient pour Francis les grands événements de son exil. Elle écrivait avec tant de grâce dans l'esprit et elle comprenait si bien, avec une telle indulgence, certaines choses subtiles du cœur de son frère, celles qu'il pouvait lui dire. À partir de ce moment, ces lettres furent pleines de Pauline, comme dans les conversations de Julie avec Pauline sans cesse il était question de Francis. Le hasard redoubla la curiosité que Mme Raffraye et Nayrac devaient naturellement ressentir l'un pour l'autre. Lors des deux voyages que le jeune homme fit à Paris, après que sa sœur fut devenue l'amie préférée de Pauline, cette dernière était absente. Puis une circonstance qui eût suffi à troubler deux êtres absolument indifférents les rapprocha. Mme Archambault fut emportée en quelques jours par une fièvre typhoïde, et dans cette chambre d'agonisante, Francis, revenu d'Allemagne en toute hâte, aperçut pour la première fois la svelte silhouette de Pauline, ses cheveux châtains, son beau visage un peu trop pâle, mais animé par des yeux clairs presque gris, d'une si attirante tristesse. De tous temps les poètes se sont accordés avec les physiologistes pour marquer le lien mystérieux qui unit les émotions de la mort à celles de l'amour. Est-il besoin de faire appel aux énigmatiques puissances de la nature pour constater que chez les femmes vraiment tendres le plus dangereux auxiliaire de la chute est la pitié, comme le désespoir d'une perte irréparable est pour l'homme le plus compliqué un irrésistible conseiller d'éloquence simple? Francis et Pauline pleurèrent ensemble. Elle le vit souffrir et elle le plaignit. Il la vit le plaindre et il en fut pénétré. Elle était si jolie, si fine. Ses rapports étaient si tristes avec Raffraye, banal et brutal viveur, qui, l'ayant épousée pour son argent, était aussitôt retourné aux filles, après un de ces drames d'alcôve qui laissent chez une jeune femme une inexprimable rancune. Trouver alors chez un autre homme de caressantes, de délicates manières, une intelligence des nuances du cœur à demi féminine, voir souvent cet homme dans une familiarité émue que l'on ne pense pas à se reprocher, parce que le principe en est si noble, – c'est une épreuve redoutable et un péril très grand. Julie était morte au mois de mars. Au mois de mai, Francis n'avait pas quitté Paris. Il avait obtenu du ministère un congé illimité. Il était l'amant de Mme Raffraye.

Tristes amours, et qui, commencées dans les larmes et dans une atmosphère de mort, devaient continuer dans les larmes aussi, la torture intime, les pensées amères, et finir sur la haine honteuse que l'adultère fait trop naturellement sortir de ses ténèbres! Aujourd'hui encore, et après des mois et des mois, quand Francis avait su la présence inattendue de Pauline, c'est la mémoire de cette haine qui l'avait secoué d'un tel frisson, tant il en avait eu le cœur empoisonné jusque dans les fibres les plus secrètes, et, en y songeant, comme il faisait dans cette après-midi de solitude, il n'arrivait même pas à comprendre la raison profonde des étranges troubles auxquels avait abouti presque aussitôt l'espérance, coupable sans doute, mais pourtant si haute, lui semblait-il à distance, de ce début de tendresse. Malgré cette perspective du temps qui permet de tout pardonner, parce qu'elle permet de discerner l'élément de fatalité mêlé aux plus réfléchis de nos actes, il ne se rendait pas compte qu'un malentendu, en apparence insignifiant, en réalité irrémédiable, avait voué par avance cet amour aux crises les plus douloureuses. Pauline et Francis s'étaient en effet aimés, idolâtrés, possédés, avant, pour ainsi dire, de se connaître l'un l'autre. Leurs cœurs s'étaient donnés et leurs personnes, avant qu'ils eussent acquis une notion exacte sur leurs caractères. La jeune femme ne savait du jeune homme que les traits dont lui avait parlé Julie. Elle avait vu en lui un frère désespéré, un isolé sans bonheur, un romanesque resté sans roman. Il était tout cela, mais aussi une sensibilité infiniment complexe et blessable, une imagination corrompue, défiante déjà et tourmentée, un soupçonneux et un inquiet, un esprit horriblement gâté par l'abus de la réflexion et de la rêverie, enfin une âme maladroite au bonheur, dans laquelle une passion mêlée de sensualité devait tourner à la jalousie avec une effrayante facilité. Lui-même, qu'avait-il vu dans Pauline? La douce confidente d'une sœur chérie, une enfant liée toute jeune et avant de savoir rien de la vie à une meurtrière, à une imbrisable chaîne, une créature froissée et mutilée dans ses meilleures délicatesses, dans ses plus généreuses susceptibilités. Et elle était bien tout cela, mais aussi une femme du monde, riche, élégante, touchée de frivolité, habituée depuis ses six années d'un mauvais ménage à l'étourdissement des sorties continuelles, dîners, visites, spectacles, – stériles plaisirs qui deviennent des besoins quand ils permettent de fuir un intérieur détesté! Enfin c'était, pour avouer la vérité entière, une de ces coquettes naïvement vaniteuses, qui veulent briller parce qu'elles veulent plaire, et que cet innocent désir entraîne trop souvent, dans une société un peu libre, à ces riens de familiarité si aisés à calomnier. Il semblait qu'avec l'invasion d'un sentiment nouveau ces petits défauts dussent disparaître, et il en eût été ainsi sous l'influence d'un amant plus logique et plus simple que Francis. Ils s'exagérèrent au contraire à cause de ce qu'il y avait peut-être de meilleur dans son caractère. Il n'était pas fait, malgré la corruption sentimentale où sa rêverie s'était trop complu, pour être l'amant de la femme d'un autre. Il avait été très chrétien dans sa première jeunesse, et, par un contraste étrange, mais assez fréquent, tout en ne rêvant qu'à l'amour depuis des années, et en ne le concevant guère que sous ses formes défendues, il avait gardé au fond de lui une espèce d'appréhension des choses de la chair, un intime besoin d'harmonie entre sa conscience et ses passions. Cette singularité est commune à la plupart des hommes qui furent vraiment pieux. Ils restent toujours prêts à souffrir de la faute que la femme la plus aimée commet, même en leur faveur. Les compromis d'honnêteté que l'adultère suppose leur sont intolérables, et ils ne se prêtent qu'avec une secrète révolte aux combinaisons commodes qui font du ménage à trois la solution la plus confortable du problème amoureux et conjugal. Francis y mêla tout de suite un peu de cette folle jalousie de l'amant pour le mari, sentiment auquel il avait trop pensé par avance pour s'en épargner la torture. S'il consentit donc à venir en visite chez Mme Raffraye, il lui fut impossible d'accepter une intimité quelconque avec Albéric Raffraye. Il s'arrangea pour ne presque jamais rencontrer cet homme qu'il trompait en le méprisant, mais qu'il trompait tout de même et d'une manière irréparable. Il en résulta que leur liaison fut dominée par une anomalie que Nayrac jugea très naturelle et qui en marquait la condamnation certaine. Cet amour demeura pour Pauline, qui estima davantage son amant de ses délicats scrupules, quelque chose d'à-côté, si l'on peut dire. Ce lui fut une oasis de tendresse où elle entrait comme dans un rêve, d'où elle sortait pour retomber dans une réalité d'autant plus insupportable que le rêve avait été plus doux et plus beau. Il lui arrivait alors ce qui arrive à toutes les femmes dans cette situation, et c'est bien aussi pourquoi la plupart des amants ont l'instinct de préférer la cruelle familiarité du foyer qu'ils déshonorent à cette périlleuse dualité d'habitudes chez leur maîtresse. Au retour de ses rendez-vous avec Nayrac, Mme Raffraye devait retrouver et retrouvait sa maison avec horreur, le visage et la vulgarité d'âme de son mari avec une pire rancune, et, encore frémissante des baisers de celui qu'elle aimait, ce devait lui être et ce lui fut aussitôt un besoin plus irrésistible qu'auparavant de fuir cette maison, de fuir cet homme, et de se plonger dans ce tourbillon du monde qui ne touchait à rien de son cher roman. – Elle le croyait du moins, l'imprudente! Il n'y avait cependant pas plus de quatre semaines qu'elle s'était donnée à Francis, et déjà ce dernier souffrait de cette complication forcée d'existence que sa maîtresse acceptait sans effort, où elle se complaisait même. Car, si elle était amoureuse, elle était jeune aussi, et le bonheur de son amour, en exaltant toutes les forces de son être, avait eu pour premier résultat d'aviver en elle la soif, si naturelle à vingt-cinq ans, de mouvement et de plaisirs. Il y a deux manières également vraies pour une femme de porter dans le monde un cher et coupable secret: en être accablée et souffrir de tout ce qui n'est pas lui, en être enivrée et se plaire à tout à cause de la musique intérieure dont on est enchantée. Quoique les hommes se refusent le plus souvent à croire sincère cette seconde sorte d'amour, elle existe, et c'était, pour le malheur de Francis, celle de Pauline. Elle lui était donc venue, à un de leurs rendez-vous, un peu migraineuse d'un bal où elle était restée assez tard la veille.

 

– «Pourquoi n'es-tu pas rentrée plus tôt?» lui dit-il, entre deux baisers, sur un ton d'amical reproche.

– «Que veux-tu?» répondit-elle. «Je me suis laissé entraîner. Et puis,» ajouta-t-elle en flattant de ses doigts les cheveux du jeune homme, «je savais que je te verrais aujourd'hui, et je ne pouvais pas supporter l'attente. Elle me donnait la fièvre, et j'ai dansé, dansé… Tu m'aurais aimée. J'étais si jolie, je sentais que l'on me trouvait si jolie!..»

– «Mais,» reprit-il en déguisant une émotion pénible sous un demi-sourire et avec un air de plaisanterie, «tu n'as pas l'idée que je pourrais être jaloux?..» Il n'acheva pas. Il venait de la voir en pensée, les épaules nues, – ces épaules dont, à cette minute même, car ils étaient dans les bras l'un de l'autre, il respirait le parfum intime, dont il caressait la beauté, – et, dans le même éclair de vision, il avait aperçu des regards, des souffles, des désirs d'hommes autour de cette gorge idolâtrée.

– «Jaloux, et de quoi?..» répondit-elle.

Elle avait, pour poser cette question, des yeux si tendrement effarouchés, une surprise si évidemment sincère, qu'il la serra contre lui presque avec délire, comme pour étouffer dans cette étreinte le funeste démon qu'il venait de sentir passer entre la pauvre femme et son cœur. Quand elle fut partie, ce jour-là, il demeura longtemps le visage enfoncé dans l'oreiller, qui gardait encore la forme imprimée de cette chère tête, l'arome de ses longs et souples cheveux. Il se sentait en proie à une mortelle tristesse. Le démon avait déjà reparu à la minute même de ce départ. N'avait-elle pas regardé l'heure à un moment donné, et ne s'était-elle pas arrachée d'auprès de lui en disant:

– «Je m'oublie et je dois être prête si tôt aujourd'hui! Nous dînons à sept heures pour aller au théâtre tout de suite après…»

Qu'ils étaient innocents, ces quelques mots! Pourtant Francis n'oubliait pas comme ils l'avaient laissé, par cette fin d'après-midi et dans le crépuscule, sur une impression pénible. Vainement s'était-il avoué cette innocence, et que lui-même avait désiré, exigé qu'elle ne changeât rien aux habitudes de sa vie mondaine, afin de ne pas éveiller la curiosité et le soupçon. Vainement s'était-il démontré combien Pauline avait été véritable et simple avec lui, combien peu coquette. Vainement avait-il relu les lettres où Julie lui parlait de son amie, se contraignant de songer à leurs communes larmes au chevet de leur douce morte. Il avait douté du cœur de sa maîtresse, et si le doute sur un cœur de femme est toujours fatal à l'avenir d'un sentiment, il l'est davantage quand il s'applique à quelqu'un avec qui l'on ne passe que des heures éparses, et venant de quelqu'un qui s'est noirci à l'avance le cœur par des rêveries et par des lectures désenchantantes. Et puis, Francis ne s'en rendait pas compte, comme tous ceux en qui l'imagination a comme émoussé la fleur de la sensibilité, peut-être avait-il besoin de souffrir pour sentir. – Affreuse disposition morale qui conduit ceux qu'elle possède à exaspérer en eux les moindres blessures! – Il lui avait semblé qu'il aimait sa maîtresse plus qu'elle ne l'aimait. Sans s'être formulé cette première défiance avec cette netteté, il s'était demandé si elle éprouvait pour lui une passion aussi profonde qu'elle le disait. Il avait souffert qu'elle ne fût pas à lui davantage encore, et, tout en comprenant que de prendre un ombrage pour de pareilles misères était insensé, il s'était senti absurdement, injustement, enfantinement jaloux en effet, jaloux à vide, et sans raison distincte, de ce monde avec lequel il la partageait. Que la route est rapide d'une défiance de cet ordre à d'autres plus précises, et qu'il faut peu de temps pour transformer dans un cœur inquiet la vague souffrance d'un mécontentement sans objet en une douleur positive, la peur d'une déception en une sécheresse, cette sécheresse elle-même en un injurieux soupçon! Francis se rappelait si bien comme il avait lutté contre son propre orgueil pour ne pas se livrer, dans les semaines suivantes, à une tentation continue, celle d'une déshonorante enquête sur les personnes qui formaient la société de Pauline. Puis il y avait cédé, lui posant tantôt une question, tantôt une autre: – «Où avait-elle dîné et avec qui?.. – Quelles visites avait-elle faites et qui avait-elle rencontré?..» Aujourd'hui qu'il n'était plus brûlé de cette honteuse fièvre, il rougissait encore de cette inquisition douloureuse et timide, par laquelle il avait peu à peu envenimé une plaie d'abord si légère, jusqu'à l'instant où l'inévitable conflit avait éclaté entre eux. Quoique cette scène n'eût pas duré plus de quelques instants, avec quelle netteté il se la rappelait! Comme un tournant de route change soudain tout le paysage, il se rendait compte que tout leur amour avait changé au premier nom propre prononcé entre lui et Pauline, qui avait fixé, comme cristallisé, les éléments flottants de sa défiance. C'était de nouveau à un de leurs rendez-vous, et au coin de sa cheminée, dans la garçonnière de hasard qu'il avait à demi installée après la mort de sa sœur. Il ne se doutait guère qu'il n'achèverait jamais de la meubler et qu'il la quitterait si vite pour n'y plus retrouver le spectre de pareilles heures. Ils avaient été, ce jour-là, particulièrement heureux. Pauline était gaie et rieuse, avec une enfantine malice dans ses yeux clairs, et voici que d'elle-même elle se mit à détailler sa soirée de la veille. Elle s'était trouvée à table chez une de ses amies à côté d'un certain baron Armand de Querne qui cherchait sans doute à se rapprocher d'elle, car il se faisait inviter depuis quelque temps un peu dans tous les endroits où elle allait.

– «Je crois,» dit-elle, «qu'il aurait bien l'idée de me faire la cour. Il n'ose pas, – et que cela m'amuse de le voir tourner autour de compliments qu'il ne sait pas finir! Il a de l'esprit, et il ne devine pas que je suis gardée par mon cher bonheur…»

– «J'espère,» répondit Francis, «que vous n'allez plus le recevoir…»

– «Moi,» fit-elle, «et pourquoi cela? Pour avoir l'air d'en avoir peur et le rendre tout à fait amoureux? Tu peux en croire mon tact de femme. Dans ces sortes de choses, le vrai moyen pour nous est de take no notice, comme disent les Anglais…» Puis, comme il se taisait, elle le regarda avec des yeux tristes, cette fois, et ce fut d'une voix un peu altérée qu'elle ajouta: – «Mon ami, est-ce que tu n'as pas confiance en moi?» Et, comme il continuait à se taire, elle reprit, avec un accent qu'il ne lui connaissait pas: – «Je t'en conjure, mon Francis, ne m'inflige jamais cet affront… J'ai commis une si grande faute en me donnant à toi! Ah! Ne me fais jamais penser que tu ne m'estimes pas à cause de cela. Je souffrirais tant que j'en deviendrais mauvaise. Notre bonheur est à ce prix: que tu saches bien comme les choses sont et que je t'aime pour toujours et uniquement. Si tu en doutais, vois-tu, je serais désespérée, parce que je ne pourrais rien te prouver, séparés comme nous sommes…»

– «Si je te demandais pourtant de me sacrifier quelqu'un?» avait-il insisté.

– «Te sacrifier quelqu'un? Mais je ne pourrais pas,» avait-elle répondu en se forçant à sourire. «Il faudrait que je tinsse à qui que ce fût en dehors de toi, et ce n'est pas possible…»

– «Tu me comprends parfaitement…» avait-il repris, froissé malgré lui par cette manière d'éluder sa question. Ces souplesses féminines, si voisines de la ruse, irritent tant l'homme qu'elles ne charment pas. Et il avait continué: – «Je veux dire: si je te demandais de fermer ta porte à quelqu'un, à ce M. de Querne, par exemple?»

 

– «Naturellement, j'obéirais si je pouvais,» avait-elle repris en haussant les épaules; «mais tu ne me le demanderas pas. Ce serait tant m'insulter, tant m'humilier…»

Devant cette simplicité de défense, Francis n'avait pas prolongé ce petit combat. Puis il avait, comme tous les jaloux, discuté avec lui-même, indéfiniment, les moindres mots, les moindres intonations de voix, toutes les nuances du visage de sa maîtresse, tandis qu'elle se dérobait. Car elle s'était dérobée. Il ne lui faisait pas le crédit de se mettre à sa place et de se demander ce qu'elle pensait de lui, comment elle comprenait son caractère à lui, ce qu'elle en savait, et, par conséquent, quel retentissement de semblables paroles éveillaient en elle. Il ne voyait qu'une chose: pourquoi ne lui avait-elle pas répondu, tout uniment, qu'il ordonnât et qu'elle obéirait? Quand on commence de souffrir, on a de ces despotismes presque monstrueux auxquels les femmes qui aiment se soumettent, – quand elles n'ont pas vingt-six ans. Il faut avoir vécu pour comprendre qu'il n'y a pas de légers malentendus en amour, et il faut avoir vécu ainsi pour se rendre compte du degré où s'exalte chez certains hommes la folie du soupçon, la fièvre si douloureuse de la défiance. Hélas! Tant qu'il y aura d'imprudentes Desdémones pour sourire, sans penser à mal, à Cassio qui les salue, il y aura des Othellos pour détruire leur commun bonheur à cause de cet innocent sourire, et il n'est pas besoin pour cela d'un traître à côté de nous qui nous injecte le venin de la calomnie. Nous sommes si vite nos propres Yagos et plus ingénieux que l'autre à nous torturer, à nous lier sur la roue du supplice. Francis appartenait à cette race malheureuse d'amants qui ont sans cesse besoin d'évidence. L'ironie du sort veut qu'ils soient aussi les plus trompés; car, s'ils rencontrent une coquine, elle excelle à leur donner des preuves matérielles toujours faciles à combiner, et, s'ils se heurtent à une femme fière, ils la blessent si profondément qu'elle en devient mauvaise, comme Pauline l'avait dit dans l'ingénuité de son cœur, sans vraiment savoir quelle funeste prophétie elle énonçait. Le jeune homme était donc sous l'impression non dissipée de ce malaise intime, lorsqu'il alla, trois jours après ce pénible entretien, rendre visite à Mme Raffraye, chez elle. Ces visites étaient devenues plus rares depuis qu'elle était sa maîtresse, et il les faisait d'ordinaire après le déjeuner, à un moment où il savait que la porte de la jeune femme était ouverte. Il était par conséquent très naturel qu'il ne la rencontrât pas seule. Il n'était pas moins naturel, après ce qu'elle lui avait dit l'autre jour, que la même idée de visite fût venue au baron de Querne. Ce fut à ce dernier que se heurta par hasard Francis. Un peu d'embarras dans l'attitude et dans le regard de Pauline, un peu de familiarité dans la conversation de la part d'Armand, et des allusions à de menus événements de leur société que Nayrac ignorait, – il n'en fallut pas davantage pour qu'une fois demeurés en tête-à-tête, les deux amants se trouvassent vis-à-vis l'un de l'autre dans un silence gros de tempêtes. Pauline essaya de le rompre la première en se levant, et, s'approchant de Francis pour lui prendre la main:

– «Que vous êtes gentil d'être venu!» dit-elle. «Je ne m'attendais pas à cette bonne surprise.»

– «Je m'en suis bien aperçu,» répondit-il durement en se dérobant à cette caresse amicale.

– «Comment me parles-tu ainsi?» dit-elle avec tristesse. «Je comprends bien. C'est parce que tu as trouvé chez moi M. de Querne? Mais, si j'avais consigné ma porte, on ne t'aurait pas reçu non plus et nous n'aurions pas ces quelques minutes à nous. Ne me les gâte pas, ne nous les gâte pas…»

– «Pourquoi aviez-vous l'air si troublé alors?» reprit-il.

– «Ah!» dit-elle, «j'ai deviné tout de suite que tu serais mécontent, et injuste, – si injuste!» ajouta-t-elle. Elle fronça ses beaux sourcils bruns. Ses yeux d'un gris si clair pâlirent encore et lancèrent un regard d'irritation. Un peu de sang colora ses joues, et elle continua, dure à son tour et avec une visible émotion: – «Je vous ai déjà dit qu'il ne fallait pas me faire cet outrage, Francis. Je vous aime, je n'ai jamais aimé que vous. Si je ne vous étais pas fidèle, je serais la dernière des créatures. Je veux, entendez-vous, je veux que vous m'estimiez, que vous ayez confiance en moi…»

– «Ne vous arrangez pas alors pour me rendre cette confiance impossible,» s'était-il écrié.

– «Moi?..» avait-elle repris. «Moi? C'est moi qui te rends la confiance impossible?.. Voyons, tu ne crois pas que je me laisse faire la cour par M. de Querne?..»

– «Si,» avait-il répondu brutalement, «je le crois.»

– «Tu le crois!» avait-elle répété, comme écrasée de stupeur, «Tu le crois!.. Et il n'y a pas deux mois que nous nous aimons! Hé bien!» avait-elle continué avec fureur, «croyez ce que vous voudrez. Ah! C'est trop honteux!»

L'arrivée d'un autre visiteur avait empêché cette explication de se prolonger. Dans la maladive disposition où il se trouvait, Francis avait ressenti une impression plus amère encore à voir sa maîtresse jouer aussitôt son rôle de femme du monde, sourire au nouveau venu, plaisanter, causer avec une affectation où elle soulageait sa colère nerveuse. Il n'y avait, lui, discerné qu'un pouvoir de comédie qui lui avait fait horreur. Ils se réconcilièrent cependant, très vite, car ils s'aimaient. Mais la défiance était entrée trop avant dans le cœur du jeune homme, et elle continua de grandir avec l'effrayante rapidité que met cette plante maudite à nous envahir. Ce qu'il y a de terrible dans l'adultère et son châtiment immédiat, c'est que l'amant ne saurait lutter contre la preuve constante d'immoralité que lui apporte sa maîtresse, par ce simple fait qu'elle est sa maîtresse. Toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation le sentent bien. La plupart s'y résignent d'autant plus aisément que les misères de l'égoïsme masculin leur donnent vite beau jeu pour répondre à ce mépris par un mépris semblable. D'ailleurs, ce qu'elles demandent aux intrigues répétées où elles se complaisent, n'est-ce pas l'émotion? C'en est une encore, et palpitante, d'être brutalisée de reproches menaçants par celui que le désir jettera tout à l'heure dans vos bras. Mais d'autres ont l'horreur de cette tyrannie et se cabrent aussitôt contre elle avec fureur, soit qu'elles en souffrent sincèrement comme d'une insulte, soit qu'elles aperçoivent dans cette révolte la garantie dernière de leur liberté. Pauline n'avait pas voulu céder au premier assaut de jalousie que lui avait livré Francis. Elle ne céda pas davantage au second. Quand ils s'étaient réconciliés, il lui avait juré de ne plus lui reparler d'Armand de Querne. Il lui avait prodigué toutes les promesses de confiance, affolé de la retrouver si douce, si jolie, si frémissante de volupté sur son cœur. Puis il ne sut pas tenir son serment. Il lui reparla de son rival, ou de celui qu'il croyait tel, avec insinuation et sans insister, et il lui en reparla encore, mais brutalement. Et une seconde fois elle lui tint tête, et à partir de ce moment les scènes entre eux commencèrent de succéder aux scènes, lui s'exaspérant aux plus insultantes hypothèses, aux plus despotiques exigences, et ne comprenant pas l'obstination indignée qu'elle opposait au déchaînement de sa frénésie. Quand elle lui eut enfin cédé, après la plus atroce de ces discussions, il était trop tard. Il s'était prononcé entre eux de ces phrases qui déshonorent à jamais une liaison. L'amant s'y est trop montré dans la férocité de sa jalousie, la maîtresse s'y est laissé trop meurtrir. Trop de rancune a été déposée dans ces deux pauvres cœurs.

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