Za darmo

La terre promise

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

– «Non,» gémissait-elle, «je ne peux pas. Vous ne me demandez pas cela, mon Dieu!.. Vous n'auriez pas permis que je l'aimasse comme je l'aime, pour vouloir que je le donne à une autre!..»



Ce qu'elle repoussait, en effet, avec ce mouvement d'horreur, c'était cette vision soudain aperçue: Francis effaçant lui-même tout ce qu'il pouvait effacer des funestes conséquences de ses anciennes fautes, de son adultère et de son abandon, – Francis, son Francis, occupant auprès de la petite Adèle l'unique place qui l'autoriserait à dire à cette enfant: «Ma fille,» et à s'inquiéter d'elle vraiment comme un père, – Francis dévouant sa vie à panser les blessures qu'il avait infligées à Pauline Raffraye, avec le titre qu'il avait le droit de prendre maintenant qu'elle était libre. Cette vision d'un mariage entre cette femme qu'elle haïssait malgré elle, de toute la jalousie rétrospective d'un amour passionné, et cet homme qu'elle continuait de chérir malgré le mépris, était si intolérable qu'Henriette faillit retomber dans ce désespoir furieux contre lequel sa foi seule avait prévalu. La visite du médecin, qui la trouva cependant assez reposée pour lui permettre de se lever, vint interrompre cette méditation que la jeune fille devait reprendre, attirée précisément par l'excès de souffrance qu'une pareille image enveloppait. Le premier signe auquel se reconnaît la grande exaltation mystique est celui-là: cet appétit de se meurtrir, cette frénésie de mutiler en soi la nature, que le solitaire du moyen-âge exprimait dans cette parole de sanglante extase: «Tout est dans la croix, et tout consiste à mourir.» Quoique Henriette ne fût qu'une simple jeune fille et qu'elle traversât un drame moral que beaucoup d'autres ont traversé sans y sombrer, elle se trouvait dans une disposition pareille à celle qui a inspiré ce cri sublime à un moine affamé d'agonie. – «Comme je suis lâche et faible!» se dit-elle tout à coup. «La question n'est pas de savoir si je serai ou non plus malheureuse encore que je ne le suis. J'ai été choisie pour être l'instrument du salut de Francis. Je le serai…» C'est dans cette hypothèse d'une prédestination providentielle que cette âme exaltée avait déjà transformé le conseil de simple et pieuse résignation donné par sa mère, et elle eut le courage de revenir en pensée à cet étrange, à ce douloureux projet contre lequel s'était une première fois insurgé tout son cœur. «Si je n'étais pas là, cependant,» songeait-elle, «si Francis avait rencontré M

me

 Raffraye et la petite fille, il y a deux ans par exemple, n'emploierait-il pas lui-même tous ses efforts pour avoir le droit de s'occuper d'elle? Ne serait-ce pas son devoir? Entre ce devoir et lui, qu'y a-t-il maintenant? Une promesse envers moi qu'il n'aurait jamais faite, que je n'aurais jamais acceptée si j'avais su ce que je sais aujourd'hui…» L'amour, qui ne se rend pas à des raisonnements, élevait alors sa voix. Elle se disait: «Si je me sacrifie pourtant, et si ce sacrifice est inutile? Si je me décide à rompre nos fiançailles irréparablement, afin qu'il puisse se donner tout entier à cette femme et à cette petite fille retrouvées par un miracle, et si cette femme le repousse, comme elle l'a déjà repoussé?..» Cette idée la remplit, malgré elle, d'une sorte de joie qui se transforma aussitôt en remords. C'est le second symptôme de la fièvre mystique, que ce scrupule épouvanté devant l'espoir. La moindre perspective de douceur nous apparaît comme une criminelle concession, quand notre âme veut, suivant cette autre parole de la plus enthousiaste des saintes, «souffrir ou mourir.» Henriette eût été soumise à la plus coupable des tentations, qu'elle n'aurait pas lutté contre cette tentation avec plus d'ardeur qu'elle n'en mit à combattre cet élan si naturel de son cœur, qui l'avait fait s'attarder un instant avec complaisance à l'idée d'un obstacle infranchissable dressé indépendamment d'elle entre Francis et Pauline Raffraye. «Non,» conclut-elle en employant, mais dans un sens bien différent, les termes mêmes qu'avait employés sa mère, «la main de Dieu est dans tout cela, et il n'est pas possible que le sacrifice qu'il m'aura si visiblement inspiré soit perdu… C'est à lui que je dois demander de me soutenir et d'achever l'œuvre d'expiation qu'il m'a tracée d'une manière trop nette pour que je recule… Que j'aie seulement la force de sortir afin d'aller me confesser et communier, et nous serons tous sauvés!..»



C'était encore une des expressions de M

me

 Scilly, mais prise aussi dans une bien autre signification. Ce désir de s'approcher de la sainte table et la certitude d'y recevoir un secours surnaturel furent tellement intenses, que le matin du troisième jour le docteur Teresi trouva sa malade debout, habillée de manière à pouvoir sortir, et, quand elle lui demanda la permission d'aller à l'église, il la lui accorda à la plus grande surprise de la comtesse:



– «Elle reviendra guérie,» répondit-il aux objections de cette dernière lorsqu'ils furent seuls. «Elle s'est suggéré d'être malade. Elle va se suggérer d'être bien portante. Il ne faut jamais contrarier le système nerveux quand il se décide à se soigner lui-même…»



Pour le physiologiste, le drame moral où avaient failli sombrer la raison et la foi d'Henriette n'était que cela: un accident de névrose en train de passer ainsi qu'il était venu, par un phénomène d'hypnotisme subjectif, comme il eût dit certainement si la mère avait été capable de comprendre les singularités de la terminologie scientifique moderne. La faiblesse de telles hypothèses est qu'elles n'expliquent rien de ce qui constitue le fond même de la vie de l'âme. Comment certaines idées possèdent-elles une vertu d'ennoblissement et de consolation? Pourquoi nous tournons-nous vers elles à de certains moments, et non à d'autres? Quel est le principe de cet héroïsme intérieur qui fait les martyrs? Que se passe-t-il dans la prière et qu'est-ce que cette grâce, que ce don de la paix profonde qui nous rend heureux dans le brisement des instincts fondamentaux de l'être humain? La science, de quelque nom qu'elle s'appelle, qui réduit l'existence morale à un mécanisme, en est encore à répondre à ces questions. Elle détermine des suites d'idées. Elle précise des conditions physiques. Puis elle se trouve obligée, en toute sincérité, de dire qu'elle ignore, devant des phénomènes qui ne tiennent cependant ni de la folie ni de la maladie, puisqu'ils s'accompagnent de l'équilibre entier de la raison, de l'absolue lucidité intellectuelle et quelquefois du complet rétablissement physique, comme ceux que produit dans les âmes croyantes la pratique de certains sacrements. Quand Henriette se trouva dans le coin de la chapelle du Dôme, où elle avait voulu communier, agenouillée, le front dans ses mains, avec cette impression d'une conscience lavée par l'absolution de ses moindres péchés, avec cette autre, plus forte, souveraine, de s'être nourrie de la chair et du sang de son Dieu, il se fit en elle comme un ruissellement de lumière. Le flot d'une infinie tendresse l'envahit, et dans cet état d'indicible ferveur, avec ce sentiment d'une présence en elle, étrangère à elle et unie à elle, qui la prenait toujours après la communion, elle fut comme ravie dans la joie d'une de ces demi-visions qui tiennent le milieu entre la pensée habituelle et l'extase! Ce fut dans le champ de son optique intérieure une apparition presque aussitôt évanouie, mais qui devait suffire à donner à cette âme la force de ne plus trembler… Elle vit la face ensanglantée du Sauveur, l'épaule sacrée qui pliait sous la croix et la marche vers le funeste calvaire. «Le Seigneur se retourna et regarda Pierre,» dit une des phrases les plus touchantes du saint livre, et il lui sembla qu'elle aussi, les yeux du divin maître se tournaient vers elle et qu'elle y lisait la

certitude

. Bien qu'ils ne fussent accompagnés d'aucune parole, ces regards parlaient distinctement. Ils lui disaient que le rachat de l'âme de son bien-aimé lui était accordé. Ils lui promettaient que ses larmes, que son amour, que son dévouement ne seraient pas prodigués en vain… La vision s'effaça. Mais la résolution de la jeune fille était prise, et prise avec une joie si profonde qu'elle trompa, pour une fois, la perspicacité de sa mère. Quand Henriette rentra de l'église, un tel rayonnement émanait d'elle que la comtesse l'embrassa en lui disant:



– «Que je suis heureuse, je vois que tu as pardonné!..»



– «Oui, maman, c'est vrai, j'ai pardonné.»



– «Alors,» insista la mère, «je peux écrire à qui tu sais qu'il revienne?»



– «Vous m'avez laissée la maîtresse de ma décision,» dit la jeune fille sans répondre directement, «elle est prise en effet, et pour toujours. Mais ce n'est pas celle que vous venez de comprendre… J'ai pardonné à M. Nayrac, mais je ne serai jamais sa femme…»



– «C'est impossible que tu me parles de la sorte,» s'écria la mère, «tu l'aimes, je l'ai trop constaté. Il t'aime. Je l'ai constaté aussi. Il n'y a entre vous qu'une faute de son passé qui ne peut cependant pas détruire tout votre avenir…»



– «Je vous répète que je ne serai jamais sa femme,» dit Henriette, «aussi vrai que je ne garde rien sur le cœur contre lui. Vous voyez. Je vous parle sans exaltation, sans fièvre, sans révolte, sans rancune… Mais c'est une volonté irrévocable…»



La mère demeura une minute silencieuse. Elle comprenait bien qu'elle avait devant elle une de ces énergies avec lesquelles on ne discute pas. Elle en était étonnée à la fois et terrassée, comme il arrive quand on se heurte à des partis pris dont on sent la profondeur sans en comprendre le principe. Elle eut peur, si elle questionnait davantage sa fille, de l'entendre prononcer d'autres paroles, et elle dit:



– «Je t'ai laissée libre en effet, mais si je te demande d'attendre encore huit jours pour annoncer cette rupture à Francis?..»



– «Autant de jours que vous voudrez, maman,» répondit Henriette; «j'aurai seulement plus souffert, parce que j'avoue que de rester à Palerme au milieu de tant de souvenirs me sera cruel. Mais j'accepte tout de même. Je vous demanderai à mon tour deux choses, si vous voulez m'être bonne comme toujours…»

 



– «Lesquelles, ma pauvre enfant?» dit M

me

 Scilly. «Tu sais si bien que pour te voir heureuse je donnerais jusqu'à la dernière goutte de mon sang…»



– «Eh bien,» reprit la jeune fille, «la première est que nous quittions la Sicile au terme de ces huit jours…»



– «Je le veux bien,» répondit la mère; «on m'avait donné à choisir entre Palerme et Alger. Nous prendrons le bateau qui va d'ici à Tunis. C'est un voyage très facile, maintenant que je suis remise, et je comprends trop bien que tu ne puisses plus te plaire ici, où moi-même je me sentirais mal à l'aise… Et l'autre demande?..»



– «Je voudrais,» dit Henriette, «joindre une lettre à celle que vous écrirez à M. Nayrac pour lui annoncer que je lui rends sa parole…»



– «Il en sera encore comme tu le désires,» répliqua la comtesse, «mais j'espère, malgré toi, que j'enverrai à Catane une tout autre lettre, et que nous serons trois à partir pour Alger…»



– «Je sais que non,» répondit la jeune fille; et, comme elle prenait la main de sa mère pour la baiser en signe de remerciement, cette dernière put voir qu'elle n'avait plus à son doigt le bleu saphir de sa bague de fiançailles.




XII

PARMI LES RUINES

Huit jours! Huit fois vingt-quatre de ces heures comme il en passait depuis qu'il avait quitté Palerme dans l'agonie de la plus mortelle inquiétude, voilà ce qu'annonçait à Francis la lettre qu'il reçut de M

me

 Scilly au lendemain de cette nouvelle explication échangée entre la mère et la fille. Mais cette incertitude, c'était encore de l'espérance, et le jeune homme était sincère en répondant comme il répondit: «Je vous remercie d'avoir plaidé ma cause avec tant d'amitié, que vous m'avez déjà gagné cette semaine. Je sais si bien quel avocat j'aurai en vous durant ces journées dont je vais essayer de supporter l'horrible anxiété. J'y réussirai. On a toujours plus de force qu'on ne croit pour être malheureux, surtout quand au terme de ce malheur il y a encore cette possibilité d'une telle consolation…» Tout son cœur tenait dans ces quelques phrases, avec le mélange de découragement et de vaillance, de résignation et de fièvre, qui lui aurait rendu insupportable tout autre cadre autour de sa peine que celui de l'étrange ville où les circonstances l'emprisonnaient. Il devait au contraire se rappeler plus tard, avec une certaine douceur, ses longues et solitaires promenades dans cette sauvage campagne des environs de Catane, qui se développe entre le pied du colossal volcan et le bord de la mer. Tant il est vrai que, même dans nos plus mortelles crises, nous demeurons sensibles au mystérieux accord ou au désaccord de la nature environnante avec notre état intérieur. Autant l'horizon de Palerme, si paisible, si riant, lui avait été un supplice au cours de ses luttes morales et durant ses obsédantes angoisses, autant cette farouche contrée Etnéenne s'harmonisait avec ses pensées de maintenant, et dans cette harmonie il goûtait, non pas un apaisement à cette fièvre d'attente dont il était consumé, mais cette sorte d'endormement que procure la solitude devant un paysage où nous retrouvons le symbole de notre désolation intime. Il quittait Catane en voiture et il jetait au cocher un nom quelconque, sûr de rencontrer une place où s'arrêter et rêver longtemps. Autour de lui, et sitôt la voiture hors de la ville, toutes choses racontaient le drame formidable des éruptions anciennes et récentes. C'étaient de noirs écueils, bavure de lave vomie par la montagne jusque dans la mer, contre lesquels brisait monotonement la lame bleue. C'étaient des vallées où des aloès et des cactus colossaux poussaient, dans un amas de sombres rochers, fleuve de feu aujourd'hui refroidi en une coulée de scories démesurées et chaotiques. C'étaient des ceps de vigne gros comme de jeunes chênes et plantés dans des carrés de cendre noire. Et toujours ce sable et la lave, cette lave et le sable alternaient, attestant le travail ininterrompu du

Mongibello

, comme dit le patois des Siciliens demeuré à demi arabe. Sur ce sol de désastres, agité sans cesse par le frisson du tremblement de terre, une végétation violente d'orangers, de citronniers et de châtaigniers grandissait de toutes parts, des jardins fleurissaient, des villas blanchissaient, comme pour révéler la lutte obstinée de la vie contre la formidable et monstrueuse bouche de feu que le jeune homme apercevait, dans les jours clairs, toute chargée de fumée par-dessus l'immaculée blancheur des neiges. Durant des lieues et des lieues il allait ainsi, dispersant son âme dans ces horizons toujours convulsés, où il lisait l'œuvre séculaire des grandes puissances irrésistibles de la nature, et, par une analogie à laquelle il s'abandonnait douloureusement, le tragique aspect de ce coin de terre lui représentait l'image gigantesque de ce qu'était en petit sa propre destinée. Comme sur ces jardins fleuris de roses, sur ces bosquets d'arbres chargés de fruits, sur ces villas claires, le fleuve de feu roule tout d'un coup, desséchant les plantes et les bois de sa brûlante haleine, noyant les maisons de sa masse liquide, étendant une nappe de lave stérile à la place où le travail humain rêvait de se faire un abri heureux et paisible, ainsi des abîmes d'un passé qu'il croyait à jamais éteint, un flot de sentiments destructeurs avait jailli, dévorant tout, dévastant l'oasis où il souhaitait de reposer sa fin de jeunesse; et les déserts de roches sauvages où il se plaisait à s'égarer n'étaient pas plus désolés que l'avenir qu'il entrevoyait, si le funeste sort achevait son travail de ruine. Il trouvait, dans la sensation de cette étrange et presque surnaturelle correspondance entre ce pays et ses désastres de cœur, une volupté amère qu'il se plaisait à redoubler en s'enfonçant dans une solitude plus farouche encore. Il abandonnait la voiture et il marchait jusqu'à quelque point d'où il pût apercevoir la montagne à la fois et la ligne de la mer, et là, couché sur un des blocs lancés autrefois par le volcan, ayant autour de lui ce panorama de destruction, il songeait, songeait indéfiniment.



Que de souvenirs l'assiégeaient dans ces minutes-là! Il les regardait avec cette espèce de dédoublement que les vastes horizons de nature favorisent d'une façon si particulière. Il lui semblait presque assister en pensée aux actions d'un autre, tant il percevait avec une lucidité et une acuité surprenantes le long enchaînement logique de ses actions et de ses passions. En même temps il éprouvait devant le tableau ainsi déroulé de ses jours une sorte de sentiment nouveau pour lui et qui marque en effet chez tous les hommes le point précis où la vie tourne, où nous commençons vraiment de voir la descente fatale, notre jeunesse finie, la vieillesse si voisine, et l'autre rivage. Il se rendait compte

qu'il avait vécu

, qu'il avait eu son lot, bon ou mauvais, au jeu étrange de l'existence, qu'il en avait connu ce qu'elle peut donner d'émotions amères ou douces, et surtout qu'il avait amassé sur sa tête assez de responsabilités pour suffire à ce qui lui restait d'années. Combien encore? Depuis les quelques mois qu'il aimait Henriette, il avait oublié, dans l'ivresse de son renouveau intérieur, les expériences passionnelles traversées autrefois. Son existence d'adultère et de libertin s'était évanouie pour laisser la place seulement au fiancé respectueux et ravi, à l'adorateur pieux d'une vierge pieuse. Il avait cru de bonne foi s'être désaltéré à une Jouvence libératrice. Quelle illusion et comment avait-il pu même la concevoir quand il était si vieux, si chargé du poids de ces souvenirs qui se faisaient si nets en ce moment, presque si palpables! Il réfléchissait alors aux événements qui l'avaient brusquement acculé à sa situation actuelle. Ce qu'il y avait en eux d'impossible à prévoir était précisément ce qui lui donnait la plus forte impression qu'une incompréhensible puissance les avait dirigés l'un après l'autre. Cette sensation subie, durant sa nuit de Monreale, d'une mystérieuse justice toujours à la veille de frapper les coupables bonheurs, le reprenait avec plus de force encore. En vain sa raison se révoltait-elle contre une semblable idée. On n'est pas impunément le fils d'une époque où c'est un lieu commun de la philosophie et de la science que la négation de toute cause providentielle dans les affaires du monde. Combien davantage dans les humbles et obscures destinées individuelles! Francis s'appliquait à se démontrer que des hasards seuls après d'autres hasards avaient gouverné la suite des circonstances contraires où il s'était débattu. C'était un hasard que la comtesse Scilly et M

me

 Raffraye eussent été atteintes toutes les deux du même mal; un hasard que deux médecins, à cent lieues de distance, eussent choisi le même séjour d'hiver parmi vingt autres pour ces deux malades; un hasard que des indications de guide eussent réuni les deux femmes dans le même hôtel; un hasard que la ressemblance de la petite Adèle avec sa sœur Julie fût effrayante jusqu'à l'hallucination. C'était un hasard que les soupçons d'Henriette eussent été provoqués et confirmés comme ils l'avaient été par la rencontre dans le jardin avec la petite fille, puis par cette conversation entre la comtesse et lui surprise d'une manière si foudroyante. Il ne pouvait cependant pas supposer que chacune des mailles de ce réseau de faits eût été nouée par une volonté supérieure en train de veiller à une distribution de douleurs qui n'était même pas équitable, puisque son innocente fiancée n'avait commis, elle, aucune faute. Il raisonnait de la sorte, puis il retrouvait en lui, aussi invincible et aussi intacte, cette impression que ce mot de hasard lui servait seulement à déguiser son ignorance des causes véritables et secrètes dont le jeu avait gouverné ce détour subit de son existence. Une fois écarté le point particulier qui concernait Henriette, n'était-il pas contraint de reconnaître qu'il n'avait, lui, rien subi que de mérité? Que signifie le mot de hasard quand, parmi l'innombrable série des événements possibles, ceux-là seulement se produisent qui se produiraient si un juge souverain était chargé de les répartir? Qu'avaient-ils fait, ces hasards successifs, sinon de mettre face à face son présent et son passé, l'homme qu'il rêvait, qu'il souhaitait de devenir, et l'homme qu'il avait été? Il n'avait eu devant lui que ses propres actions, incarnées d'une part dans la femme dont il avait été l'amant et dans la fille d'autre part qui était née de leur liaison. Et cette femme n'avait pas poursuivi un plan de vengeance, cette fille ignorait qu'il fût son père. Elles avaient paru, et leur présence avait suffi pour que les actions d'autrefois, et dont il s'était cru à jamais dégagé, se dressassent aussi devant lui… C'est donc vrai que l'on ne refait pas sa vie? C'est donc vrai que notre passé nous poursuit sans cesse dans notre avenir? Est-on coupable cependant, lorsqu'on s'est tant condamné soi-même, tant débattu contre la souillure intérieure, oui, est-on coupable de désirer se rajeunir en rencontrant dans un être pur et simple, précisément ce que l'on n'a plus, ce que l'on n'aura jamais plus en soi? Quels sont les hommes qui arrivent au mariage, ayant vécu de manière à ne pas rougir devant leur fiancée si elle est ce qu'était Henriette, vraiment une fiancée, l'être à qui l'on peut dire du fond de son cœur: «C'est toi que je cherchais à travers mes égarements?..» Dans ces méditations d'une sincérité égale à celle qu'il aurait eue devant la mort, Francis se rendait compte qu'il n'avait pas le droit de se comparer à ces autres hommes. Les anomalies de ses fiançailles lui étaient aussi claires maintenant qu'elles lui avaient été cachées au moment même où il s'engageait avec la jeune fille. Sans doute il avait été bien sincère en s'attachant à Henriette, mais un peu de son passé se cachait dans la résolution qu'il avait prise de lier sa jeunesse finissante à cette jeunesse commençante. Il y avait eu dans la fièvre avec laquelle il s'était engagé à la jeune fille comme une fuite de ses trop vivants souvenirs. Il l'avait moins aimée, qu'il n'avait aimé à l'aimer. Ç'avait été, avec une fougue qui l'avait étourdi lui-même, une nouvelle, une dernière espérance du rêveur romanesque qu'il était au temps où il avait rencontré Pauline. Il restait bien le même rêveur, malgré ses trente-cinq ans. Ce qui l'avait précipité vers Henriette, c'était bien le même appétit d'émotion, le même désir passionné de sentir qui l'avait jadis précipité vers l'autre. Il avait marché vers le mariage, comme jadis vers l'adultère, poussé par cet amour de l'amour qui dans les deux circonstances avait aboli en lui tout scrupule. Il n'hésitait plus à se condamner, en reconnaissant qu'il n'avait jamais eu le droit de se fiancer sans avoir conquis la preuve définitive, d'abord qu'il n'avait plus dans son cœur même la place pour une rancune ou pour un remords à l'égard de Pauline, ensuite et surtout qu'il n'avait aucun devoir vis-à-vis de la petite Adèle. Ah! Comme il avait agi autrement! Son crime vis-à-vis d'Henriette était là, dans cette inconscience où il avait voulu se plonger. Il avait fait les ténèbres en lui sur les portions misérables de son cœur et qui l'auraient forcé à reconnaître qu'il n'était pas certain de son absolue indépendance. Hélas! Il n'était même pas certain de son indifférence. Il le comprenait maintenant, mais trop tard: certaines maladies morales condamnent ceux qui en sont les victimes à ne pas en infliger le contre-coup à d'autres êtres. Son âme sans discipline morale, dépourvue de volonté, flottante à toutes les impressions, avait perdu ce pouvoir de se dominer qui permet les contrats loyaux et irrévocables. Il en résultait que cette âme, pareille à certains organismes consumés, était incapable de refermer ses plaies comme ils sont incapables de refermer les leurs. Il l'avait trop constaté à la première épreuve: à la place où Pauline l'avait touché autrefois, la blessure saignait toujours. Aurait-il de même subi d'une manière si étrange cet éveil de sa paternité à la seule vue d'Adèle, si depuis des années il n'eût gardé à cette place aussi une autre blessure toujours saignante? L'incohérence de sa vie sentimentale lui causait alors, quand il descendait à cette profondeur dans sa conscience, un frisson d'épouvante. Il reportait ses yeux sur le vaste et formidable paysage pour s'oublier, et c'était pour se retrouver encore. Il regardait la mer de Calabre là-bas, dont la nappe bleue brillait au soleil. Des vaisseaux s'y détachaient, ouvrant leur voilure au vent qui souffle d'Afrique. Ils allaient, remués, battus par les vagues comme sa jeunesse l'avait été par les passions, et quand il avait voulu descendre du bateau qui avait tant roulé sur la haute mer, pour se construire une maison sur le rivage, il avait choisi une plage aussitôt secouée d'un tremblement de terre qui avait tout jeté à bas, et il était là, gisant parmi les décombres, avec l'attente d'une ruine plus définitive, s'il ne trouvait pas dans le pardon d'Henriette le seul recours qu'il pût espérer… Un recours, oui, mais non plus même une guérison! Lui rendrait-elle, sa pauvre fiancée, la paix du cœur vis-à-vis de la petite fille dont il se savait le père? Même la tête posée sur le cœur de sa femme, s'il l'épousait, oublierait-il le cri qu'il avait entendu s'échapper de la poitrine déchirée de Pauline, ce cri de l'être qui va mourir, qui ne ment pas, qui ne peut pas mentir, et qui proteste n'avoir pas mérité le coup dont on l'a frappé? Oublierait-il ce maigre, ce misérable corps, soulevé dans cette minute d'agonie et la preuve qu'il avait tenue de son œuvre de bourreau? Oublierait-il sa vie passée? S'oublierait-il?.. Ô flamme cachée de l'âme de l'homme, la colonne de feu qui sourd des entrailles profondes du sol et qui répand la dévastation autour d'elle, produit plus d'épouvante que toi, qui ne ravages que le silence d'un cœur solitaire. Tes désastres taciturnes, et qui ne laissent pas après eux de décombres visibles, sont pourtant les plus tragiques, ceux qui protestent le plus contre cet horrible cauchemar d'un ciel vide où ne serait caché aucun Juge, aucun Consolateur!

 



Ils avaient déroulé leurs tristes heures, les huit jours annoncés par M

me

 Scilly, à travers ces pensées, et sauf une lettre de cette dernière qui lui disait encore de s'armer d'espérance et de courage, Francis ne savait rien de Palerme ni des scènes où se jouait son avenir. Toutes les réflexions auxquelles il s'abandonnait dans sa solitude l'enveloppaient de cette vapeur de fatalisme dont certains hommes sont d'autant plus possédés qu'il s'agit pour eux d'intérêts plus essentiels. Mais sur quel champ aurait-il pu appliquer son énergie, maintenant que le drame de sa destinée était engagé comme il l'était? Quelles paroles aurait-il prononcées, plus touchantes que celles de cette ind