Za darmo

La terre promise

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– «Je vois que mes deux enfants n'ont pas été sages,» dit-elle en secouant sa tête grisonnante. «Dans quel état je vous retrouve, pour un quart d'heure que je vous ai laissés, et vous saviez que vous ne deviez pas rester seuls. Votre punition sera de vous confesser… De quoi parliez-vous, ou plutôt sur quoi vous querelliez-vous?.. Tu ne réponds pas, Henriette, et vous, Francis, vous vous taisez… Comme si je n'avais pas déjà deviné ce que vous n'osez pas me dire! Toi, Henriette, tu faisais ce que je t'ai tant défendu l'autre jour. Tu n'étais pas raisonnable et tu lui reprochais son départ, et lui, il te désespérait davantage en se désespérant de son côté, et vous aviez tort tous les deux… Je voulais vous faire une petite surprise,» continua-t-elle en montrant sa lettre, «et je venais d'écrire à Girgenti afin d'y retenir un appartement pour le 3… Vous ne comprenez point? Quand je vous ai vus tous deux si malheureux de ce départ, dès avant-hier, j'ai voulu parler, moi aussi, au docteur Teresi. Je l'ai fait causer ce matin même. Il m'a dit que vous étiez souffrant, mon pauvre Francis, mais que l'imagination entrait pour la moitié dans votre souffrance. Il est d'avis qu'un déplacement, quel qu'il soit, suffira amplement pour vous remettre. Au lieu de vous laisser partir seul pour Paris, c'est nous qui partons avec vous pour ce tour de Sicile qui nous a déjà tentés et que le docteur me permet. Nous voyons Girgenti, Catane, Taormina, Syracuse, et nous gagnons de la sorte le 20 ou le 25. Vous ne serez ni l'un ni l'autre frustrés d'un jour. Si cette combinaison ne remet pas un peu de gaieté sur ces deux figures d'enterrement, c'est que vous avez bien envie de vous faire souffrir l'un l'autre. Allons, souriez-vous en me souriant et que ce soit fini…»

Le contraste était trop poignant entre l'état moral des deux fiancés et le ton de simple bonhomie avec lequel la comtesse avait formulé cette proposition d'un voyage, autrefois leur secret désir, puis dont ils n'avaient pas voulu parler par égard pour la santé de leur chère malade. Pour Francis surtout, ce discours de celle qui l'appelait son enfant fut trop cruel à écouter. Il venait d'y retrouver cette simplicité familiale d'esprit, de cœur et d'existence qui lui était, depuis six mois, un enchantement; comme il retrouva tous les dangers de sa situation présente dans l'accès de sensibilité nerveuse par laquelle Henriette répondit aux phrases si tendres de sa mère. Elles avaient touché trop profondément la pauvre fille, encore affolée par la conversation de tout à l'heure. Elle se prit soudain à éclater en sanglots, et elle se jeta dans les bras de la comtesse en criant de désespoir à travers ses brûlantes larmes:

– «Que vous êtes bonne, maman, et que je vous aime!.. Mais je ne peux pas supporter plus longtemps ce chagrin… Ah! je suis trop, trop malheureuse…»

– «Quel chagrin?» disait la mère. «Trop malheureuse? Qu'as-tu donc? Francis, qu'a-t-elle donc?..» Et elle pressait, elle berçait sa fille contre son cœur. Elle lui prodiguait les mots de tendresse, jusqu'à ce qu'elle vit que cette crise de larmes et de douleur menaçait de se prolonger. Elle dit alors à Nayrac, en forçant Henriette à marcher, en la portant plutôt qu'elle ne la soutenait: «Ouvrez-moi, mon ami. Je vais la conduire à sa chambre et la faire un peu reposer sur son lit… Vous m'attendez, n'est-ce pas?..»

Quand il eut refermé la porte qui du salon conduisait à la chambre de Mme Scilly, laquelle communiquait elle-même avec la chambre d'Henriette, le jeune homme se laissa tomber comme vaincu sur une chaise, et il songea, le coude appuyé à la table où tant de fois il avait contemplé Henriette en train de se pencher sur un billet ou sur un livre, avec l'or de ses beaux cheveux blonds qui brillait dans le soleil. Et maintenant elle était dans une pièce toute voisine, qui se serrait sans doute avec plus de tendresse qu'elle n'avait fait en sa présence contre le cœur de sa mère, et elle lui racontait, à cette mère soudain épouvantée, à la suite de quel entretien d'un si étrange mystère ce désespoir l'avait prise. Encore quelques battements de la pendule que Francis entendait en ce moment remplir de son bruit régulier le silence du salon, et la comtesse serait là devant lui qui l'interrogerait comme Henriette l'avait interrogé. Que répondrait-il? Refuserait-il une seconde fois de s'expliquer ou bien imaginerait-il un nouveau mensonge? Il y en avait un qui le sauverait, mais bien infâme. Il pouvait dire qu'il avait connu Mme Raffraye autrefois, qu'il la savait une femme peu recommandable, qu'il n'avait jamais voulu renouer ses relations avec elle à cause de cela, et pour ne point lui permettre d'entrer elle-même en relations avec Mme Scilly. Il accuserait ainsi Pauline, alors précisément qu'il venait d'être bouleversé jusqu'au fond de son être par son cri de révolte et d'innocence! Et serait-il seulement sauvé? Ne devrait-il pas, et tout de suite, greffer sur ce mensonge un autre mensonge? Il faudrait expliquer pourquoi et comment il s'était trouvé dans la chambre de la malade. Qu'il était las de ces tromperies dont chacune produisait à son tour une nouvelle nécessité de tromper encore! Qu'il était las surtout de sentir qu'il ne doublerait ce cap dangereux, s'il le doublait, que pour retrouver de l'autre côté la tempête de son propre cœur! Depuis qu'il avait pris sa résolution de partir, il l'avait trop éprouvé, la plaie dont il souffrait ne se fermerait pas par la distance, cette plaie ouverte en lui par la subite et foudroyante sensation de sa paternité. Il avait déjà en pensée, et dès la première minute de cette résolution, amèrement souffert à l'idée qu'il ne reverrait plus jamais la petite Adèle, comme il avait souffert, comme il souffrait, de l'étrange remords dont l'avait accablé la protestation d'innocence si poignante de son ancienne maîtresse. On dit cependant que tout s'abolit dans un cœur qui aime, – oui, tout, excepté cet amour. Il l'avait cru, lui aussi, autrefois, dans la période enivrée de ses chères fiançailles, et voici qu'à cet instant même où il se demandait, avec une angoisse affolée, comment il allait défendre son amour, il ne pouvait s'empêcher de tenir compte d'autres émotions, inconciliables avec cet amour. Il eut alors, devant l'évidence du désarroi de son être moral, un sursaut d'horreur pour lui-même. Il se rappela qu'à quarante-huit heures de distance il avait vu pleurer avec un désespoir pareil Pauline et Henriette, la misérable complice de ses égarements d'autrefois et la virginale amie de ses nouveaux jours. Et il gémit en se prenant le visage dans ses mains: «Je ne sais donc que faire souffrir!..» Quelles conditions pour se débattre et dissimuler quand la comtesse reviendrait lui poser les inévitables questions qui mettraient au jour l'incohérence douloureuse de ces dernières semaines! Mais déjà le temps avait marché. La porte du salon se rouvrait et Mme Scilly était devant le jeune homme qui relevait la tête pour l'écouter parler de sa voix toujours indulgente et si confiante, encore à ce moment:

– «Henriette est plus calme. J'ai pu la laisser seule… Mais, Francis, comme je vous gronderais, si je ne vous voyais pas si remué vous-même! Je vous l'ai répété souvent: vous ne la ménagerez jamais assez. Elle est si follement sensible, et pas très forte… Que lui aviez-vous dit qui ait pu la mettre dans cet état?..»

– «Elle ne vous l'a donc pas raconté elle-même?..» interrogea Francis.

– «Non,» répondit la mère. «Je n'ai pas obtenu d'elle un seul mot, sinon parmi des sanglots, à croire qu'elle allait être brisée, cette phrase toujours et toujours: – C'est fini. Mon Dieu! c'est fini… – Qu'est-ce qui est fini? questionnais-je, et pourquoi? – Alors elle s'arrêtait de me parler. Je voyais qu'elle faisait un effort surhumain pour se dominer, et, quand je l'ai quittée, toute sa pensée n'était que pour vous. Elle m'a suppliée de ne rien vous reprocher, de ne rien vous demander… Comme elle vous aime et comme vous seriez coupable si vous la rendiez malheureuse!..»

Ainsi, même dans cette agonie de son chagrin, la tendre enfant avait trouvé la force de se préoccuper de lui. Elle avait obéi à son injonction de ne pas livrer son secret à sa mère. Et cette mère, quelle inépuisable bonté, quelle croyance en lui elle lui montrait, quand il méritait si peu l'une et l'autre! Aucun soupçon qu'il pût être coupable d'une faute un peu grave n'avait seulement effleuré son esprit, et il était si coupable cependant, il avait manqué d'une manière si perfide au pacte de loyauté conclu entre eux par ses fiançailles! Mais elle continuait tout simplement:

– «Voyons, Francis, vous ne devez pas tous les deux finir cette année, votre première année, sur des scènes semblables… S'il y a un malentendu de vous à elle, il faut qu'il s'efface… Il le faut aussi pour moi.» ajouta-t-elle d'une voix plus émue. «De voir Henriette comme je l'ai laissée et de vous voir comme je vous retrouve m'aurait bien vite fait perdre ce que j'ai repris de force par vous autant que par ce soleil, parce que je vous savais, que je vous sentais heureux. Je vous aime tant, elle et vous. Je vous unis dans une affection si vraie. J'ai un peu droit à votre bonheur… Allons, confessez-vous,» conclut-elle en prenant la main du jeune homme et en la lui serrant.

– «Si je pouvais!..» s'écria-t-il avec un accent déchirant. Lorsqu'on étouffe de silence comme lui et depuis des jours, une sympathie exprimée avec cette délicatesse nous remue trop profondément! Elle nous entre trop avant dans le cœur. Nous avons un tel besoin d'être plaints, que ce cœur s'ouvre tout entier pour recevoir cette pitié qui lui arrive, et, ainsi ouvert, l'aveu que nous voulions le plus retenir s'en échappe, comme les larmes tombent des yeux, irrésistiblement. Quant a Mme Scilly, ce cri jeté par Francis acheva de lui faire comprendre qu'il ne s'agissait pas entre les deux jeunes gens d'une de ces querelles d'amoureux, dont les chagrins puérils font sourire et soupirer à la fois les personnes de son âge. Un drame intime se jouait entre eux, qu'elle ne soupçonnait même pas. Elle s'assit auprès du jeune homme sans lâcher sa main et elle insista, car elle sentait, avec son instinct de femme, qu'il allait s'abandonner, à condition qu'elle trouvât, pour lui prendre son secret, les mots vraiment justes:

 

– «Si vous pouviez!.. Mais n'êtes-vous pas mon fils? Ne suis-je pas votre mère?.. J'en ai pour vous toute la tendresse. J'en aurai pour vous toute l'indulgence. Si elle était là, votre véritable mère, garderiez-vous ce pli sur votre front, cette tristesse dans vos yeux, ce silence sur votre bouche, ce poids sur votre cœur?.. Non, vous lui diriez: Mère, je souffre, et elle vous panserait, elle vous bercerait, elle vous guérirait.»

– «Ne me parlez pas ainsi,» dit le jeune homme en se levant et en dégageant sa main, «cela me fait trop de mal. Vous ne savez pas ce que vous me demandez. Vous ne me connaissez pas, ni la nature de ces secrets que vous croyez pouvoir plaindre… Laissez-moi m'en-aller, fuir Palerme, fuir Henriette, vous fuir, tout fuir. C'est ma seule chance de rester un homme d'honneur…»

– «Non,» répondit la comtesse en se levant à son tour, «vous n'agiriez pas en homme d'honneur si vous ne me parliez pas maintenant avec franchise. Et moi aussi j'ai trop mal, et vous ne pouvez pas me laisser avec cette inquiétude que vous venez d'éveiller en moi… Quand vous m'avez demandé la main d'Henriette et que je vous ai dit oui, rappelez-vous avec quelle estime je vous ai accueilli, avec quelle confiance. Vous ai-je questionné sur quoi que ce soit? J'étais sûre, comme je suis sûre maintenant, que s'il y avait eu quelque obstacle à l'honnêteté absolue de votre mariage, vous me l'auriez dit. Si un événement quelconque est survenu, capable de vous arracher des cris comme celui que vous avez jeté, vous devez le déclarer aujourd'hui à la mère de votre fiancée. On ne se marie pas avec des secrets sur la conscience d'une si douloureuse gravité… Vous parlez d'honneur. Il est tout entier, cet honneur, dans la franchise absolue à certaines heures et dans certaines situations. C'est cette franchise que j'ai le droit de réclamer de vous et je la réclame…»

Elle avait parlé avec l'autorité d'une mère soudainement atteinte dans ce qu'elle a de plus précieux au monde, l'avenir de sa fille. Car les paroles insensées de Francis avaient fini de l'épouvanter. Le rappel qu'elle avait fait de leur entretien six mois auparavant, à l'époque de la demande en mariage, alla frapper le jeune homme dans les portions les plus délicates de son sens moral. Cette âme, obsédée de sentiments contradictoires, agonisante d'incertitude, bourrelée de remords, se retourna tout entière d'un coup, comme il arrive aux caractères à portions faibles et à portions nobles dont ces volte-face subites sont la dernière fierté. Tandis que Mme Scilly parlait, il s'était mis à marcher dans le salon. Il s'arrêta tout d'un coup, et tristement:

– «Vous avez raison,» dit-il, «l'honneur est tout entier dans la franchise, et voilà près d'un mois que j'y manque vis-à-vis de vous et d'Henriette. C'est pour n'y pas manquer davantage que je voulais partir. Mais aujourd'hui c'est vrai, vous ne pouvez pas me laisser m'en aller et je ne peux pas m'en aller ainsi. Vous venez de me parler d'un jour sacré pour moi, celui où je vous ai demandé Henriette. Ce jour-là, du moins, sachez-le, je n'ai pas manqué à cet honneur. Je l'aimais. Elle m'aimait. Je sentais palpiter en moi toutes les forces de l'espérance et du dévouement. Je me croyais libre de recommencer ma vie.» Il ajouta, avec un visible et douloureux effort: «Je ne l'étais pas…» Il se tut, puis sur un geste de Mme Scilly: «Oh!» continua-t-il, «je ne trahissais, je n'abandonnais personne en voulant me marier. Croyez que je me suis trop respecté, que j'ai trop respecté votre fille pour avoir, dans un si court espace de temps, passé d'une rupture à des fiançailles… Je n'avais eu dans ma vie, avant de rencontrer Henriette, qu'un seul sentiment digne de ce nom d'amour. Oui, j'avais aimé passionnément, follement, une femme qui ne m'était plus de rien, que je croyais ne m'être plus de rien. Il y avait des années entre cette passion et moi… J'étais sincère, bien sincère, en me croyant dégagé de tout devoir envers elle, surtout après ce qu'elle m'avait fait souffrir…»

– «Ne continuez pas,» interrompit la comtesse, «c'est l'éternelle histoire des jeunes gens. Vous avez eu une liaison indigne de vous. Cette créature a su que vous alliez vous marier. Elle avait des lettres de vous entre les mains. Elle vous a menacé de me les envoyer, de les envoyer à Henriette. Vous savez cette chère petite infiniment sensible. Vous me croyez très sévère. Vous avez pris peur. Vous avez perdu la tête et vous avez voulu courir à Paris lui racheter votre correspondance… Vous ai-je raconté votre histoire, ou presque?.. Ce sont de tristes faiblesses que celles de la vingt-cinquième année, pour vous autres hommes. Mais vous n'aviez ni votre mère, ni votre père, et du moment qu'il n'y a pas d'enfant, pas d'être innocent qui porte le poids de cette faute… Car s'il y avait eu un enfant, vous me l'auriez dit, cela je le sais…»

Elle affirmait ainsi, la noble femme, une certitude qu'elle était loin d'avoir à ce degré, car elle avait fixé Francis avec angoisse en prononçant ces derniers mots. Il secoua la tête avec une mélancolie plus grande encore, et il reprit:

– «Vous voudriez m'éviter le chagrin d'un aveu détaillé, je vous en remercie. Mais j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout. Il y a un enfant, une petite fille, et la mère était mariée… Vous voyez bien que j'avais raison de vous dire tout à l'heure que vous ne soupçonniez pas la nature du secret que vous me demandiez. Vous voyez bien que vous ne me connaissiez pas, ni mon passé. Une pareille aventure est simple et banale dans le monde où j'ai vécu. Je comprends que les mensonges et les trahisons qu'elle suppose fassent horreur à une sainte comme vous l'êtes. Et pourtant si je pouvais vous raconter par le détail ces funestes amours, leurs amertumes, les défiances et les jalousies dont j'ai été empoisonné pendant des années, les scènes sur lesquelles ma maîtresse et moi nous sommes séparés, je vous le jure, vous me plaindriez plus encore que vous ne me condamneriez. J'ai douté d'elle. Je suis arrivé à la persuasion qu'elle m'avait trahi. Je l'ai quittée. Je vous le répète, des années étaient tombées sur cette passion. Je ne dirai pas que je l'avais oubliée, mais certes j'étais de bien bonne foi en la croyant pour toujours finie…»

– «Et vous venez de dire qu'il y a une enfant?» interrompit la comtesse.

– «Je vous ai dit que j'avais douté de la mère,» répondit-il, «j'ai douté de l'enfant, ou plutôt non, j'ai été persuadé que je n'étais pas son père.»

– «Et maintenant?..»

– «Maintenant, je sais que je suis son père…»

– «Et c'est dernièrement que vous avez acquis la preuve de cette paternité?..»

– «Il y a quelques semaines.»

– «Ici, alors?..»

– «Ici…»

– «Vous êtes donc entré de nouveau en relations avec cette femme?..»

– «Oui,» répondit le jeune homme.

– «Et vous avez pu faire cela!» s'écria Mme Scilly en joignant ses mains, «quand vous viviez auprès de nous, auprès de moi qui vous ai donné ce que j'ai de plus cher au monde, auprès de cet ange de pureté qui vous a donné, elle, tout son cœur!.. Mais quel homme êtes-vous en effet pour n'avoir pas compris qu'à la première lettre reçue de cette femme vous deviez me parler?..»

– «Elle ne m'a pas écrit,» dit Francis.

– «Alors… elle est venue à Palerme… Vous l'avez vue?..»

– «Oui,» répondit-il.

– «Dans cet hôtel?..»

– «Dans cet hôtel…»

Ils se regardèrent une minute de nouveau, sans plus parler, lui, avec des yeux presque suppliants, qui lui demandaient de deviner ce qu'il souffrait trop de dire, elle, avec un regard épouvanté de deviner réellement. La comtesse rompit la première ce cruel silence:

– «Non,» dit-elle, «ce n'est pourtant pas possible… Vous n'auriez pas laissé Henriette parler à cette petite comme elle a fait, si ç'avait été votre fille…» Et comme Francis baissait la tête, elle s'écria: «Ainsi, cette femme, c'est Mme Raffraye. Cette enfant, c'est… Ah! la malheureuse!..»

– «Vous savez tout maintenant,» répondit le jeune homme, «et vous pouvez comprendre mon agonie de ces dernières semaines. Quand j'ai vu ce nom: Pauline Raffraye, sur la liste des étrangers affichés dans le vestibule de l'hôtel, j'ai pensé devenir fou de terreur. J'ai cru qu'elle venait ici pour se jeter entre Henriette et moi, pour m'arracher à mes saintes, à mes pures amours, au nom de ce triste passé. Après tout, elle avait été ma maîtresse et je l'avais quittée brutalement… Elle pouvait vouloir se venger. J'ai eu l'idée de vous parler alors comme je vous parle aujourd'hui. Je n'ai pas osé. Vous me disiez tout à l'heure que je vous croyais sévère. C'est vrai, et c'est vrai surtout que je vous respectais trop profondément. La pensée seule de vous raconter l'histoire de cet horrible adultère me répugnait tant!.. Puis j'ai vu que Mme Raffraye vous évitait. J'ai compris qu'elle se trouvait à Palerme et dans notre hôtel par un de ces invraisemblables hasards qui vous font croire à une destinée. Elle en souffrait évidemment autant que moi. J'ai jugé l'aveu inutile. Je me sentais si fort de mon culte pour Henriette! D'ailleurs, je n'avais jamais vu l'enfant. Cette petite fille était née après notre rupture. Je vous répète que je ne me croyais pas son père. Toutefois, c'est vrai, je n'étais pas absolument sûr que je ne l'étais pas… Et voici qu'un jour j'ai su, par Henriette même, que cette petite fille, dont je n'avais jamais voulu m'occuper, à cause de ce doute et de cette horrible possibilité, ressemblait à ma sœur d'une ressemblance frappante. Vous pensez si j'ai été remué. Je l'ai vue, cette petite fille. J'ai vu mon sang. Ç'a été une de ces révélations foudroyantes qui envahissent d'un coup tout le cœur. Vous ne pouvez pas vous rappeler. Je vous avais quittées sur le prétexte d'aller à la Banque, je me suis fait conduire droit au jardin de l'hôtel en bas… J'y suis entré haletant d'une curiosité défiante, j'en suis sorti convaincu. C'était ma fille!.. Depuis ce moment, c'en a été fait de mon bonheur. J'ai lutté, lutté afin de ne pas revoir cette enfant, pour qui je ne pouvais rien. Je l'ai revue. J'ai voulu revoir la mère. Quelle scène et dans laquelle j'ai entendu, avec une agonie de remords qui a fini de m'affoler, cette femme que j'ai aimée, ah! éperdument, protester de son innocence, avec quel accent!.. Si elle n'a pas été coupable, si je l'ai condamnée sur des apparences, qu'ai-je fait?.. Cette idée m'a été un nouveau couteau enfoncé dans la place la plus blessée de mon cœur… C'est alors que je me suis décidé à m'en aller. Et je serais parti, et sauvé peut-être, si cette inévitable destinée n'avait voulu que ce matin même Henriette, pendant que nous étions à la messe, causât, avec qui? avec la petite Adèle qui lui a tout naïvement révélé ma présence chez sa mère… Quand je l'ai entendue là, tout à l'heure, qui me demandait pourquoi je lui ai caché cette visite, quand j'ai vu que l'instinct de son amour avait pénétré mon trouble de ces cinq affreuses semaines, quand j'ai constaté que tous ces mensonges, tous ces débats intérieurs, toutes ces luttes n'avaient pas empêché la rencontre fatale et irréparable entre mon présent et mon passé, entre ma chère fiancée et celle que vous appelés si bien la malheureuse, alors j'ai perdu la force de me défendre davantage… J'ai encore eu le courage, par dernière honnêteté, de ne pas mentir tout en refusant de répondre… Ah! madame, aidez-moi. Maintenant que vous savez toutes mes fautes et toutes mes douleurs, que votre génie de mère empêche du moins que le contre-coup n'arrive jusqu'à Henriette!..»

– «Hélas! est-ce que je le peux?» répondit Mme Scilly avec un véritable désespoir, elle aussi. «Quand elle m'interrogera, que trouverai-je à lui répondre? Et vous n'avez pas compris cela, que votre premier devoir, dans une pareille situation, était justement de tout faire pour que votre fiancée l'ignorât, que moi seule j'avais qualité pour vous y aider… Seigneur! Que vous êtes coupable! Ah! ma pauvre, ma pauvre enfant!..»

Tandis qu'elle traduisait par ces mots entrecoupés, – elle si décidée d'ordinaire, si maîtresse d'elle-même et si énergique quand il s'agissait des choses essentielles, – le bouleversement où l'avait jetée cette atroce et si soudaine confession, elle vit que la physionomie de Francis se décomposait, que ses yeux devenaient fixes et que de la main il lui montrait un objet d'épouvante. Elle se retourna dans la direction de ce geste, et elle s'aperçut que la porte qui séparait sa chambre du salon était entr'ouverte. Elle se souvint distinctement de l'avoir refermée en entrant, avec le soin d'une personne qui se prépare à un entretien confidentiel. Puis cet entretien avait commencé, et ils avaient été enveloppés, elle et Francis, dans un de ces tourbillons d'émotion qui abolissent presque l'usage des sens. Quelle main avait ouvert cette porte pendant qu'ils prononçaient des phrases dont la moindre pouvait être meurtrière pour une personne à laquelle ils pensèrent tous deux en se regardant, mais sans dire son nom? Tous deux avaient eu au même moment cette même imagination sinistre… Henriette arrivant pour empêcher tout reproche trop sévère de la comtesse à Francis, tournant le bouton de cette porte, et puis entendant les terribles aveux de son fiancé. Mais si elle les avait écoutés, ces aveux, elle, la délicatesse même, et à qui un pareil procédé pour savoir la vérité faisait certainement horreur, c'est que le saisissement des premiers mots surpris de la sorte l'avait frappée au point de lui interdire le moindre cri, le moindre geste, et tous deux, la mère innocente et le fiancé coupable, aperçurent, dans un même éclair, la possibilité d'un tragique dénouement qui les fit frémir d'une inexprimable angoisse. Cela arrive pourtant dans la réalité, qu'une certaine phrase vous tue d'un coup, aussi sûrement qu'une balle de pistolet ou qu'une pointe de poignard. Enfin, la pauvre mère fut la plus courageuse. Elle dit: «J'y vais,» et elle marcha vers cette porte. Elle la tira d'une main qui tremblait, comme si elle avait eu quatre-vingts ans, et elle vit l'image de la douleur, de l'épouvante, presque de la folie, dans la jeune fille qui se tenait appuyée contre le mur, comme paralysée d'horreur, incapable de bouger, de parler, les yeux hagards et fixes, la bouche ouverte. La mère jeta un cri et, la saisissant dans ses bras, elle l'emporta dans sa chambre avec une force soudain revenue et décuplée par l'amour. Au premier moment, le jeune homme n'essaya pas de les suivre. Il était lui-même comme rendu insensible par l'excès de son anxiété. Il entendit des bruits de sonnette, des portes ouvertes puis fermées, des pas rapides. Il ne reprit la pleine conscience de ce qui se passait qu'en voyant entrer dans le salon la femme de chambre affolée et qui cherchait un flacon de sels. Il demanda:

 

– «Que se passe-t-il?..»

– «Mademoiselle est bien souffrante et Vincent vient de courir chez le médecin,» lui répondit-on.

Dieu juste!.. Elle n'était pas morte!