Za darmo

La terre promise

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Le lendemain elle se leva après une autre nuit d'anxiété, si péniblement troublée de nouveau qu'elle se résolut d'employer le seul remède que sa pieuse naïveté imaginât au chagrin dont elle était remplie. Elle voulut se confesser et communier. Elle avait pour directeur à Palerme un missionnaire français qui se trouvait à la cathédrale chaque matin. Elle se rendit donc au Dôme avec sa femme de chambre dès les sept heures et demie, comptant être rentrée assez tôt pour le réveil de sa mère. Dans son désarroi intérieur, elle n'avait pas réfléchi que c'était le dimanche, et le seul jour où le père Mongeron ne fût pas là. Cette contrariété fut assez forte pour qu'elle assistât à la messe dans des dispositions qui ne lui procurèrent pas la tranquillité habituelle dont s'accompagnait l'accomplissement de ses devoirs religieux. Elle revenait donc, peu contente d'elle-même, et, afin de tromper par un peu d'air l'énervement qui la gagnait, elle s'était décidée à marcher, d'autant plus que le vent de ces derniers jours ayant nettoyé le ciel de ses nuages, le commencement de cette matinée s'annonçait comme splendide. La jeune fille suivait le bord de la Marina et elle regardait l'horizon du golfe qui, encore bouleversé de la veille, crispait ses innombrables vagues crêtées d'écume. Mais elle ne pouvait pas plus s'absorber dans ce paysage qu'elle n'avait pu tout à l'heure s'absorber dans sa prière. La naïve facilité qu'elle avait à l'ordinaire de s'harmoniser avec les choses, de ne faire qu'un, pour ainsi dire, avec elles, était comme paralysée par cette préoccupation continue de son fiancé, de ce changement inexplicable d'humeur, de ce départ. Aussi fut-elle réveillée comme d'un songe par la voix de la vieille Marguerite, qui lui dit tout d'un coup:

– «Nous allons avoir des nouvelles de cette pauvre Mme Raffraye. Voici Mlle Adèle qui vient sur notre trottoir avec Annette…»

Henriette aperçut en effet l'enfant qui était environ à trente pas, et aussitôt elle vit avec stupeur la bonne prendre la main de la petite et l'entraîner à travers la chaussée sur l'autre trottoir, celui qui longe la divine terrasse du palais Butera. Ce mouvement si brusque avait une si indiscutable signification, que Marguerite s'arrêta une seconde comme stupéfiée, et elle dit à sa maîtresse:

– «On croirait qu'elles ont peur de nous…»

– «Es-tu sûre qu'elles nous aient vues?..» dit Henriette.

– «Sûre comme vous êtes là, mademoiselle,» répondit la femme de chambre, qui ajouta: «Peut-être que Mme Raffraye est plus mal et que ça les ennuie de donner des nouvelles, ou qu'elles sont pressées d'arriver pour leur messe…»

Quoique ni l'une ni l'autre de ces deux raisons ne parût valable à Henriette, elle ne les releva point. Déjà si péniblement disposée, elle avait éprouvé devant l'étrange procédé de la bonne d'Adèle Raffraye une surprise qui tout de suite lui avait suggéré cette idée: «Cette fille n'agirait pas ainsi d'elle-même. Elle obéit à des ordres… Mme Raffraye serait donc mécontente que l'enfant ait causé avec nous l'autre soir?..» Elle tomba alors dans une de ces profondes rêveries où il s'élabore dans notre esprit d'inconscients raisonnements fondés sur d'inconscientes mais invincibles associations d'idées. L'observation de la veille sur le trouble où le nom de cette femme avait jeté Francis lui revint à la mémoire. Quoiqu'elle n'imaginât en aucune manière quel lien pouvait unir ces deux faits, leur coexistence dans son esprit aboutit à un accroissement bien particulier de son malaise moral. Car une fois revenue auprès de sa mère et de son fiancé, elle n'osa pas mentionner ce petit épisode comme elle eût fait dans toute autre circonstance. Si on l'avait interrogée, elle n'eût peut-être pas su dire devant quoi elle reculait. En réalité, il lui eût été presque insupportable de surprendre, à cette occasion, un nouveau tressaillement de Francis, et, sans s'expliquer pourquoi, elle était sûre qu'elle le surprendrait. Cette matinée se passa pour elle ainsi, jusque vers les onze heures et demie, à lutter contre la déraisonnable obsession des indistinctes, des confuses méfiances soulevées dans sa pensée. Vers ce moment, comme elle se trouvait seule, Mme Scilly étant allée de son côté à la messe accompagnée de Francis, il lui arriva, tout naturellement, de mettre le front pour rêver contre celle des fenêtres du salon qui donnait sur le jardin. Elle aperçut dans une des allées la petite Adèle qui jouait, selon son habitude des belles matinées. Les boucles des cheveux de l'enfant brillaient sous le clair soleil qui souriait sur les palmiers toujours verts et sur les roses toujours nouvelles du verdoyant enclos. Comme Henriette avait aimé ce pur rayonnement de lumière autour de son bonheur, comme elle en sentait déjà l'ironie indifférente autour de son inquiétude! Mais ce n'est pas à la mélancolie de ce contraste qu'elle s'arrêta à cette minute. Tandis qu'elle suivait d'un regard distrait les mouvements de la petite fille, cette idée la saisit subitement qu'elle pouvait du moins vérifier une de ses impressions pénibles, celle de ce matin, si singulière et qui l'avait tant troublée. Elle n'avait qu'à descendre dans ce jardin pour savoir aussitôt si elle s'était trompée ou si réellement Mme Raffraye avait défendu à sa fille de lui parier. Le simple fait qu'un pareil projet se présentât de lui-même à cet esprit, instinctivement très réservé et très calme, témoignait du travail accompli déjà par cette imagination de l'inconnu, parmi toutes les douleurs de l'amour la plus meurtrière. Peut-être aussi Henriette se sentait-elle dévorée par cet impérieux besoin d'agir, qui à de certains moments d'extrême tension nerveuse nous précipite vers n'importe quelle démarche, comme si l'application de toute notre volonté sur un point quelconque, mais positif et précis, devait soulager notre angoisse. À coup sûr, si elle n'eût pas été entraînée par un intime mouvement d'une grande violence, elle eût hésité très longtemps avant de se hasarder, comme elle fit tout d'un coup, à descendre seule en bas. Comme si elle avait voulu se donner une excuse à elle-même, elle prit sur un rayon de l'étagère un volume de roman anglais emprunté à la bibliothèque de l'hôtel. Deux minutes plus tard, elle entrait dans le grand salon vide, où se trouvait cette bibliothèque. Dans un des coins, l'arbre de Noël tendait ses branches aujourd'hui éteintes. Le temps de poser le livre sur un rayon et elle franchit la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin. Adèle était justement dans la grande allée en face, occupée à un jeu qui l'absorbait si complètement, qu'elle n'entendit pas cette approche. Henriette, elle aussi, se rappela s'être amusée avec la même folle ardeur à ce jeu «des épingles» connu de toutes les petites filles, et qui consiste à les chasser, ces épingles, hors d'un cercle tracé par terre, à coups de balle élastique. La balle rebondissait, leste et agile, sous la paume de la main ouverte d'Adèle, et la petite suivait cette balle de tout son joli corps, et ses yeux brillaient, ses minces narines s'ouvraient, tout son visage exprimait une joie de vivre qui se changea en un sursaut de demi-terreur lorsqu'elle aperçut Mlle Scilly debout devant elle. Très rouge et sans rien dire, elle se baissa pour ramasser les divers outils de son jeu, en jetant un regard afin d'implorer une protection du côté de sa bonne, qui n'était pas la fidèle Annette, malheureusement, – car celle-là eût certes empêché le dangereux entretien qui se préparait, au lieu que Catherine n'avait reçu de Mme Raffraye aucune recommandation spéciale. Un peu sourde d'ailleurs et abîmée comme elle l'était dans son ouvrage, elle n'observait même pas que sa petite maîtresse causait avec Henriette, et cette dernière disait:

– «Bonjour, mademoiselle Adèle. J'ai su que votre maman avait été plus souffrante. J'espère qu'elle est mieux aujourd'hui…»

– «Beaucoup mieux, je vous remercie, mademoiselle,» dit l'enfant. Le souvenir du mécontentement de sa mère l'autre soir et des admonestations d'Annette le matin l'auraient empêchée de répondre, si elle n'avait pas ressenti pour la jeune fille cette sympathie d'admiration qui lui rendait la froideur trop difficile. Son embarras était tel que les épingles échappaient de ses petits doigts tremblants à mesure qu'elle les saisissait.

– «Voulez-vous que je vous aide?» reprit Henriette. «À moins que vous n'ayez encore peur de moi. Je croyais que nous étions devenues amies le soir de Noël…»

Sa voix s'était faite si douce que l'enfant ne put se retenir de lever les yeux. Son tendre petit cœur était visiblement remué de sentiments contradictoires, et comme elle ne savait pas mentir, elle répondit avec une simplicité touchante:

– «C'est que je serai grondée quand je raconterai que nous nous sommes parlé… Maman n'aime pas que je cause comme l'autre soir…»

– «Hé bien!» dit Henriette, «il faut obéir à votre maman… Adieu!» Elle savait ce qu'elle voulait savoir et elle n'était pas plus avancée! Que Mme Raffraye interdît à sa fille toute familiarité avec des étrangers, quel rapport y avait-il entre cette défense trop naturelle et le départ de Francis? Elle ne se doutait guère qu'elle avait été trop bien servie par son funeste instinct en voulant à tout prix se rapprocher d'Adèle. Elle allait l'apprendre trop tôt. Comme elle faisait mine de s'en aller après avoir répété: «Adieu!» la douce petite lui prit la main comme pour la retenir quelques secondes encore, et elle lui dit avec une insistance câline:

– «Vous êtes fâchée?..»

– «Pas du tout,» répondit Henriette avec «un sourire un peu forcé.

– «Si, vous êtes fâchée,» insista l'enfant. Puis, après une hésitation, elle ajouta: «Il ne faut pas en vouloir à maman. Elle ne vous connaissait pas… Maintenant ce sera peut-être changé,» et tendrement: «alors j'aimerais bien être votre amie…»

 

Il y avait dans cette phrase un tour trop énigmatique pour que la jeune fille n'en fût point frappée. Elle répondit:

– «Pourquoi changé? Votre maman ne nous connaît pas davantage, et comme vous vous en allez?..»

– «Oui,» dit finement Adèle, «mais maman sait bien que vous êtes sa fiancée…» Le souvenir du jeune homme qu'elle avait vu penché sur le lit de sa mère évanouie et que cette dernière avait remercié comme un sauveur ne quittait plus sa pensée depuis ces deux derniers jours, et dans son ingénuité confiante elle demanda: «Est-ce que vous l'attendez? Il va venir?..»

Il y a pour toute âme délicate un scrupule insurmontable à surprendre sur la bouche d'un enfant des secrets dont cette innocence ne soupçonne pas la portée. Mais, si Henriette Scilly était d'une nature trop fine pour ne pas éprouver ce scrupule, elle était aussi trop tourmentée d'incertitudes depuis des jours et des jours, et il lui était impossible de ne pas désirer connaître, n'importe comment, à quelles circonstances, d'elle ignorées, la petite venait de faire allusion.

– «Je ne sais pas bien de qui vous voulez parler,» dit-elle: «vous me demandez si j'attends mon fiancé, M. Francis Nayrac?..»

– «Oui,» répliqua la petite fille, qui se répéta deux ou trois fois à elle-même tout bas comme pour se graver ces syllabes dans la tête: «Francis Nayrac, Francis Nayrac…»

– «Je ne l'attends pas,» reprit Henriette, et elle ajouta, le cœur déchiré par sa propre question: «Alors vous avez fait sa connaissance? Vous lui avez parlé?..»

– «Oh! non,» dit Adèle, «j'ai été trop effrayée quand je suis rentrée et que j'ai vu maman sur son lit, si pâle, si pâle, comme ceci…» et elle abaissa ses paupières sur ses jolis yeux qui avaient vu cette scène dont la révélation bouleversait celle qui l'écoutait, et elle continuait avec l'inconsciente cruauté de son ignorance et de son âge: «Et lui, il était aussi effrayé que moi, il tremblait comme ceci… Il doit être bien bon…»

– «C'était avant-hier, n'est-ce pas?..» demanda Henriette.

– «Oui, avant-hier,» dit la petite fille, qui, toute saisie de la voix altérée avec laquelle cette question lui fut posée, reprit à son tour: «Vous êtes encore fâchée, et contre moi?..»

– «Vers deux heures?..» continua Mlle Scilly.

– «Puisque vous le savez, pourquoi me le demandez-vous?.. Maintenant vous me faites peur…» dit Adèle de plus en plus étonnée par l'inexplicable trouble où son récit jetait la fiancée de Francis. Malgré l'intensité de ce trouble, cette dernière eut le sentiment que la conversation ne pouvait se prolonger. Elle allait, ou fondre en larmes, là, devant la petite, ou lui poser des questions honteuses. Elle eut l'énergie de se dominer, et doucement:

– «Non, je ne suis pas fâchée… Si on vous gronde, dites bien que c'est moi qui vous ai parlé… Et puis profitez de ce beau matin…»

Elle ne put pas prononcer une parole de plus. Elle avait trop mal. Ce qu'elle venait d'apprendre sur Francis dépassait trop follement toutes ses imaginations. L'idée qu'il s'était trouvé au chevet de Mme Raffraye évanouie, tremblant d'épouvante, et qu'il s'en était tu, lui paraissait si invraisemblable, si monstrueuse plutôt, enfin la coïncidence entre cette aventure qu'il avait tenue si étrangement cachée et son départ subit l'angoissait d'une manière si pénible, qu'elle fut sur le point de sortir, d'aller au-devant de lui, pour provoquer une explication tout de suite. Et cependant, cette explication dont elle avait besoin comme de respirer, elle l'attendit jusqu'à deux heures, par cet instinct de délicatesse qui atteste, dans les crises de passion, une naturelle magnanimité. Tout inintelligible, toute douloureuse que lui fût la dissimulation de son fiancé, dont elle venait d'acquérir une preuve aussi soudaine qu'irréfutable, elle l'estimait trop complètement pour croire qu'il eût eu de coupables raisons de se taire. Une créature jeune et vraie comme elle était, porte en elle-même une vertu de confiance qui la rend quelquefois dupe, mais cette confiance la préserve des vilenies et la revêt d'une beauté morale si supérieure aux misères de la prudence humaine, qu'il vaut mieux être trompé ainsi. Durant le temps qui s'écoula entre sa rentrée dans le salon et celle de Francis, Henriette réfléchit que le motif qu'il avait eu de se taire devait tenir à des fibres bien intimes de son cœur. Elle le chérissait, ce cœur, autant qu'elle l'estimait. Elle sentit que ce serait une dureté affreuse de forcer le jeune homme à parler devant la comtesse. Elle eut le courage de contenir sa fièvre intérieure quand elle le vit, et elle s'assit à table comme tous les jours, avec un visage qu'elle s'efforça de rendre paisible, et elle dut subir de la part de son fiancé et de sa mère ces petites gronderies amicales sur un plat refusé ou un verre de vin non touché, qui sont le tendre enfantillage des intimités de ce genre. – Quelle ironie encore quand on a sur l'âme le poids qu'elle y avait! – Elle dut surtout écouter, sans crier, ce dialogue échangé à une certaine minute, à côté d'elle qui savait ce qu'elle savait: – «Marguerite m'a donné de meilleures nouvelles de notre pauvre voisine…» disait Mme Scilly.

– «Est-ce qu'elle pourra s'installer bientôt dans sa villa?..» demandait Francis. Que cette indifférence avec laquelle il parlait de cette femme, comme si elle lui eût été absolument inconnue, déchira le cœur d'Henriette! Une pareille comédie est le pire des mensonges, le mensonge en actions, le mensonge de tout l'être. Et regarder mentir ce qu'on aime, savoir que derrière ces yeux idolâtrés habite une pensée que l'on vous cache, derrière ce front adoré une âme qui vous trahit, et assister à cette hypocrisie sans un mot de protestation, quel martyre! Ce ne fut que bien tard après le déjeuner et quand sa mère se fut retirée pour mettre sa correspondance au courant, qu'elle put enfin donner libre cours à sa passion, et elle dit à Francis qui se préparait, lui aussi, à sortir:

– «Restez, j'ai à vous parler…»

IX
LES DIVINATIONS D'UNE JEUNE FILLE (Suite)

La passion avec laquelle Henriette venait de prononcer ces mots l'avait secouée tout entière. Elle dut s'asseoir, tant ses pauvres jambes tremblaient. Francis, debout devant elle, la regardait, en proie lui-même à la sensation la plus amère pour les hommes comme lui, pour ces êtres faibles et tendres qui n'ont ni le courage des entières loyautés, ni celui des trahisons sans remords. Il voyait, il sentait souffrir un cœur dévoué, un cœur percé par lui et qui allait se montrer, il le comprenait, dans la sincérité ingénue de cette souffrance. Lorsque cette sensation nous vient d'une femme que nous n'aimons plus, elle est déjà si intolérable que beaucoup, parmi les amants de cette race, ont reculé des années une rupture qu'ils désiraient avec les cruelles énergies de la jeunesse, plutôt que d'entendre ce cri d'une agonie dont ils étaient les bourreaux. Mais quand nous l'aimons, cette femme qui souffre par nous, et d'un amour passionné, quand la voix qui gémit vers nous est celle d'une créature idolâtrée, cette plainte va chercher dans l'arrière-fond de notre personne la plus secrète fibre et la plus blessable. Il n'est pas de résolution alors, si raisonnée soit-elle, qui tienne contre le besoin fou d'apaiser ce soupir, d'essuyer ces larmes, de panser cette plaie que nous ne pouvons pas supporter de voir saigner. Ce ne fut qu'une minute, et déjà Francis s'était mis à genoux devant sa fiancée, il lui prenait les mains, il les lui serrait, il la suppliait:

– «Calmez-vous, Henriette,» disait-il, «si vous m'aimez. Vous me faites trop de mal… Mon Dieu! Comme je vous sens tremblante et tourmentée et à cause de moi!.. Regardez-moi, voyez comme je vous aime cependant. Écoutez comme je vous parle avec tout mon cœur. Parlez-moi aussi avec le vôtre… C'est mon départ qui vous désespère? Mais croyez-vous qu'il ne me désespère pas moi-même? D'être loin de vous me sera si dur, que je ne pourrai jamais m'y décider si je dois penser que je vous laisse dans un pareil chagrin… Mon Dieu! Elle ne me répond pas!» s'écria-t-il comme elle continuait de se taire et qu'elle tremblait davantage encore. Et oubliant ses réflexions de la veille» oubliant ses conflits intimes, ses combats, son martyre, oubliant ses récentes fautes et la certitude de ses fautes prochaines pour ne plus apercevoir que la possibilité de rallumer dans ces prunelles douloureusement fixes un éclair de joie: «Voulez-vous que je ne parte pas,» reprit-il, «que je demeure avec vous jusqu'à la date que nous avions fixée?.. Après tout, je ne suis pas malade. Je ne le serai pas. Pourvu que vous soyez heureuse, que vous me souriiez comme autrefois, je retrouverai toute ma force, toute ma santé… Si c'est cela que vous vouliez me demander, prononcez un mot, un seul, et c'est promis. Je reste… Mais ne tremblez plus, ne souffrez plus. Ne souffre plus, mon unique amour…»

Il avait parlé, non pas avec tout son cœur comme il avait dit, mais avec les parties les plus humaines de son cœur et les plus nobles. Spontanément, presque involontairement, follement, il s'était jeté au-devant de la prière qu'il avait cru lire sur la bouche d'Henriette sans même qu'elle l'eût formulée. Délicate et frémissante bouche et qui lui donna le sourire qu'il implorait, il ne soupçonnait pas quelle réponse allait en sortir! Les deux mains d'Henriette se dégagèrent. À son tour elle saisit Francis, lui prenant la tête et se penchant sur lui pour le regarder, elle aussi, avec la sauvage ardeur que les premières souffrances et l'éveil de la passion avaient allumée dans son être, jusque-là si équilibré, si harmonieux. Une infinie reconnaissance émanait de son visage ému pour la preuve qu'elle recevait et que sa naïveté prenait pour une preuve de tendresse. Puis avec la douceur de cette gratitude dans sa voix et dans son geste:

– «Merci, Francis, mon Francis,» dit-elle enfin. «Ah! Quel poids vous m'avez enlevé de là.» Et elle montra sa poitrine. «Comme vous êtes bon pour moi! Comme vous m'aimez! C'est donc vrai? Vous n'aviez pas pour me quitter une autre raison que vous ne vouliez pas que je sache?.. Mais vous partirez comme le docteur vous a prescrit de partir,» insista-t-elle en souriant de nouveau, et, avec un rien de coquetterie fière, elle ajouta: «Je ne suis pas une femme si peu courageuse, et du moment que votre santé exige que vous vous en alliez, je me croirais bien lâche de ne pas accepter bravement cette séparation… Vous vous êtes trompé sur moi si vous avez pensé que je vous ai retenu pour vous demander de vous sacrifier à ce qui serait le plus misérable des égoïsmes… Ce n'est pas tant de ce départ que je souffrais. C'était surtout de ne pas en savoir le vrai motif, de croire du moins que je ne le savais pas. C'était surtout de ne pas vous comprendre… C'est trop affreux de douter quand on aime!..»

– «À mon tour je ne vous comprends pas,» interrompit le jeune homme. L'évidence venait de s'imposer à lui que des soupçons avaient traversé l'esprit d'Henriette. Il en frémit tout d'un coup jusque dans la racine de son être. Il n'eut pas le temps, d'ailleurs, d'hésiter sur la nature de ces soupçons, car la loyale jeune fille, et qui n'avait jamais menti, n'essaya pas une seconde de ruser avec son fiancé.

– «Naturellement vous ne pouvez pas me comprendre,» répondit-elle à l'interjection de Francis avec un nouveau sourire, «j'ai été folle… Je le sens maintenant que je vous ai retrouvé. Car je vous ai retrouvé… Vous m'avez fait chaud à tout le cœur en me parlant comme vous m'avez parlé. Vous avez déchiré ce voile que je sentais flotter entre nous depuis quelques jours. C'est si étrange à dire: il me semblait que vous n'étiez plus vous. Enfin, je savais que vous ne me disiez pas toute la vérité, mais vous me la direz maintenant, n'est-ce pas? Vous m'expliquerez ce que vous m'avez caché et pourquoi vous me l'avez caché? Et c'en sera fini de ce cauchemar… Il m'a tant tourmenté ces derniers jours, que si vous aviez dû vous en aller sans que nous eussions eu cette conversation, je ne sais ce que je serais devenue. Je souffrais trop!..»

– «Que faut-il que je vous explique?» dit Francis d'une voix presque éteinte, et il ajouta: «Interrogez-moi,» avec un trouble trop significatif pour que la jeune fille ne sentît pas se briser du coup l'élan passionné qui l'avait soulevée vers l'espérance d'un complet renouveau de leur intimité.

– «Comme vous venez encore de me parler autrement!» dit-elle. «Puisque vous m'aimez, ne pouviez-vous m'épargner cette douleur de vous questionner?.. C'est si dur d'avoir l'air de se défier…» Et, mettant à ce discours une énergie où se révélait la force de caractère que les êtres très droits trouvent toujours à leur service dans les moments difficiles: «Mais c'est vrai que je me suis défiée. J'ai passé la journée d'hier à vous regarder comme je ne vous avais jamais regardé, tant cette idée que vous n'étiez pas sincère avec moi me bouleversait! Vous m'aviez quittée si mal ce vendredi. Vous étiez rentré si tard avec un visage… qui mentait…» Sa voix se fit forte pour prononcer le mot terrible et pour continuer: «Ah! pardonnez-moi, il faut que je vous dise tout ce que j'ai là, toutes les misères auxquelles cette impression m'a entraînée… Tout d'un coup maman a parlé devant vous de notre voisine d'en haut… de cette Mme Raffraye, la mère de notre adorable petite amie. J'ai cru vous voir tressaillir. Vous savez, j'étais dans une de ces dispositions où les moindres choses vous semblent des signes et grandissent, grandissent… Je suis demeurée très étonnée que vous parussiez troublé par le nom de cette femme que vous ne connaissiez pas. Je n'y aurais pourtant pas pensé davantage si je n'avais, ce matin, rencontré cette petite Adèle avec sa bonne. Il m'a semblé cette fois qu'elle m'évitait, comme si Mme Raffraye avait recommandé que son enfant ne me parlât point… C'était une idée insensée. Je ne sais pas comment j'ai mis ensemble cette défense et l'émotion que j'avais observée ou cru observer en vous… Enfin, tout à l'heure j'étais seule… J'ai vu cette enfant qui jouait dans le jardin et je n'ai pas pu me retenir de descendre afin de lui parler, afin de savoir… Dieu! Que j'ai honte!» ajouta-t-elle en se prenant le front dans ses deux mains. «Oui, je suis descendue, je lui ai parlé, et ce qu'elle m'a dit a fini de m'affoler au point que j'ai voulu avoir cette conversation avec vous, là, tout de suite. Je vous en conjure, Francis, ne me laissez pas dans cette angoisse! Quelle que soie la raison que vous ayez eue pour nous cacher, à maman et à moi, que vous connaissiez Mme Raffraye, que vous l'aviez secourue dans sa crise, dites-la-moi, cette raison… Pensez que je suis votre fiancée, que je vais être votre femme, que j'ai le droit de tout savoir de vous, comme vous avez celui de tout savoir de moi… Mais ce n'est pas au nom de ce droit que je vous parle, c'est au nom de notre amour, au nom de notre chère intimité, au nom de ma peine… Je vous le répète, j'en ai eu trop quand je vous ai soupçonné de me mentir…»

 

À mesure qu'elle racontait, avec cette éloquence de l'accent qui prête de l'éloquence aussi aux termes les plus simples, cette touchante et naïve histoire, ses douloureuses susceptibilités de cœur, ses luttes, ses trop perspicaces divinations, cette démarche pour elle presque coupable, elle pouvait voir la pâleur de la mort envahir le visage de Francis et une invincible terreur décomposer ses traits si contractés depuis quelques jours. Ce qu'il avait le plus redouté, la découverte par Henriette d'une relation quelconque entre lui et Pauline, s'était donc réalisé. Et cette découverte, si périlleuse pour l'avenir de son bonheur, quel en avait été l'instrument? Cette innocente enfant, abandonnée par lui depuis tant d'années, cette gracieuse et tendre petite fille, – sa fille, – dont la seule présence sous le même toit que lui l'avait bouleversé, dont la seule vue l'avait comme déraciné de la résolution à laquelle il se tenait si énergiquement attaché depuis tant d'années. Qu'elle fût encore la cause inconsciente de cet épisode décisif dans la tragédie où il se trouvait engagé, c'était de quoi lui infliger d'une manière trop forte ce frisson d'une fatalité expiatrice qui le remuait à chaque nouvel incident depuis plusieurs semaines. – Ah! Jamais comme aujourd'hui! – Non, jamais il n'avait senti à ce degré son impuissance à s'échapper de ce passé qui refluait sur lui toujours, comme la marée reflue sur le malheureux qu'elle a une fois surpris, le renversant d'un coup de lame quand il se relève, l'enveloppant de houle quand il court, l'aveuglant d'écume quand il cherche un rocher où s'appuyer, l'assourdissant de clameurs quand il appelle. Fut-ce l'impression subie ainsi d'une inévitable destinée, qui paralysa chez le jeune homme l'énergie d'une dernière défense? Fut-ce la mortelle lassitude de l'hypocrisie, qui, devant certaines enquêtes trop pressantes, nous fait renoncer en quelques minutes au bénéfice de longs et savants mensonges? Fut-ce l'horreur de tromper davantage un être aussi droit, aussi loyal, aussi désarmé que venait de se montrer Henriette? Fut-ce l'impossibilité de se défendre sans mêler Pauline à cette défense? Fut-ce enfin l'évidence d'une catastrophe certaine et dans laquelle il pouvait du moins sauver, par un suprême retour de franchise, ce qui lui restait d'honneur sentimental? Toujours est-il qu'au lieu de s'acharner à d'inutiles et dégradantes protestations, il répondit d'une voix devenue sourde, âpre et brève:

– «Il est parfaitement vrai que je connais la personne dont vous venez de me parler, parfaitement vrai que je me suis trouvé dans sa chambre avant-hier, occupé à la secourir, et parfaitement vrai aussi que je devais vous le dire, à votre mère et à vous… Quant à la raison qui m'en a empêché, n'insistez pas pour que je vous la donne. Je ne vous la donnerai pas. Je ne peux pas vous la donner…»

– «Vous ne pouvez pas!..» répéta Henriette. «Et c'est vous qui tremblez maintenant, vous qui pâlissez, vous qui avez peur!.. Il faut donc qu'elle soit bien grave, cette raison? Elle vous touche de bien près pour que je vous voie dans cet état?.. Mon Dieu!» ajouta-t-elle, «cette folie me reprend. Je vous en supplie, Francis, à mains jointes!.. Jurez-moi du moins que vous ne connaissiez pas cette personne avant ce jour-là, que vous ne l'aviez pas rencontrée autrefois. Jurez-le-moi. Je vous croirai. Je ne vous demanderai plus rien… Je supporterai tout, mais pas cette idée…»

– «Je vous ai déjà dit que je ne pouvais pas vous répondre,» fit le jeune homme.

– «Ainsi, vous la connaissiez!..» continua Henriette avec égarement, «Elle est arrivée ici. Nous en avons parlé devant vous et vous vous êtes tu. Nous avons rencontré sa fille, j'ai causé de sa mère avec cette enfant devant vous et vous vous êtes tu… Je me le rappelle maintenant, c'est depuis le séjour de cette femme à Palerme que vous avez commencé de changer… Ah! mon bon Dieu,» s'écria-t-elle en serrant ses mains l'une contre l'autre dans un geste de désespoir, «faites-moi la grâce que je ne devienne pas jalouse… C'est trop honteux…»

– «Dominez-vous, Henriette,» interrompit le jeune homme avec épouvante, «je vous en supplie. J'entends votre mère qui ouvre la porte. Je ferai tout mon possible pour vous parler, je vous le promets… Mais, par grâce, pas devant elle!..»

Ce coupable cri par lequel il invitait la jeune fille à se cacher de sa mère, fut la dernière lâcheté que Francis devait avoir à se reprocher. Il faut dire, à son excuse, qu'il était physiquement et moralement à bout de forces et qu'il se sentait incapable de repousser en ce moment l'inquisition de la comtesse ajoutée à celle d'Henriette. Il ne s'était pas trompé, c'était bien Mme Scilly qui entrait, tenant à la main une lettre qu'elle venait d'écrire. Elle croyait Francis et sa fille retirés chacun dans sa chambre, comme c'était l'habitude, presque la règle de leur intimité à cet instant de la journée. Elle demeura donc surprise de les trouver silencieux en face l'un de l'autre, visiblement gênés par elle, et haletants sous l'émotion de leur entretien brisé. Elle n'avait pas entendu leurs dernières paroles, mais leur attitude suffisait pour lui faire comprendre qu'elle arrivait au milieu d'une scène. Et quel motif avait pu la provoquer, cette scène, sinon une plainte d'Henriette sur le départ précipité de Francis? Mme Scilly les en gronda tous les deux, et aussitôt, avec d'autant plus de tendresse qu'elle avait, dans son caressant esprit de mère indulgente, imaginé un moyen de rendre à sa fille ces deux ou trois semaines qu'elle semblait tant regretter: