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La terre promise

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– «Toujours avec toi,» répondit l'enfant, dont le visage exprima une joie profonde, et qui, achevant de monter du fauteuil où elle s'était agenouillée jusqu'au lit de sa mère, s'y assit, et, tapie contre la maigre épaule de la malade, elle reprit à voix basse: – «Quand je serai grande, tu sais bien que je ne me marierai pas, pour rester avec toi toujours, rien qu'avec toi…» En répétant textuellement les paroles de sa mère, elle semblait comprendre ce qu'elle ne pouvait ni savoir, ni même soupçonner, que la pauvre femme redoutait une troisième présence entre elles deux. Jamais Pauline n'avait mieux senti par quel magnétisme cette précoce et singulière enfant lui était unie ni quel miracle d'amour faisait se répercuter les moindres mouvements de son cœur vieilli dans ce tout jeune cœur. Elle cessa de parler, mais elle pressa de nouveau Adèle d'une étreinte prolongée et passionnée qui embrassait à la fois, dans la grande fille d'aujourd'hui, tous les êtres qu'elle avait connus et aimés dans cet être si à elle. Oui, elle embrassait ainsi la chétive et misérable créature d'abord, triste rejeton d'un triste amour, dont elle s'était dit avant sa naissance qu'elle allait la haïr de la haine qu'elle portait au père. Puis elle avait entendu l'enfant gémir, elle lui avait donné son sein, et à la première goutte de son lait que cette petite bouche avait aspirée, elle avait senti une communion sacrée unir cette chair sortie d'elle à sa chair. Elle avait revécu pour pouvoir soutenir cette fragile vie!.. Et elle embrassait encore, dans ce baiser du matin de Noël, l'Adèle de trois ans qui commençait de parler et de courir, et qui, jouant au printemps dans le vaste parc de Molamboz, avait toujours le gracieux instinct de tendre à sa mère les fraîches fleurs qu'elle cueillait, comme pour offrir, comme pour rendre à l'abandonnée, à la vaincue, la jeunesse, l'espérance, la joie, tout ce qui sourit, tout ce qui enchante, tout ce qui promet… Elle embrassait l'Adèle de six ans qui déjà priait auprès d'elle et pour elle, et qui, les mains jointes, le soir, à genoux dans sa longue chemise blanche, ressemblait à ces statuettes d'anges que la naïveté de la foi n'a jamais cessé d'évoquer sur les tombeaux. La douce petite n'était-elle pas agenouillée en effet sur le tombeau d'une Pauline Raffraye à jamais morte, de la femme qui avait cherché le bonheur dans la passion et qui n'avait rencontré sur les mauvais chemins que honte et que désespoir? Toutes ces filles qu'elle avait aimées l'une après l'autre dans sa fille, la malade les étreignait dans ce baiser, comme pour s'assurer que personne ne pouvait les lui prendre. Elle les serrait contre elle, avec cette plénitude de la complète possession d'une autre âme, – chimère que nous poursuivons tous à travers toutes les tendresses. La réalisons-nous jamais, sinon auprès de nos enfants lorsque nous ne les avons jamais quittés? De telles sensations sont trop puissantes pour ne pas nous donner le courage de défendre contre n'importe quel danger ces chères créatures pendant qu'elles sont à nous. Quand, après avoir encore causé quelques minutes, Adèle sortit de la chambre, Pauline avait reconquis le sang-froid qu'il lui fallait pour discuter la conduite à tenir envers Francis, longuement, précisément, lucidement.

– «Il ne peut rien faire,» conclut-elle après une méditation débarrassée cette fois de la fièvre hallucinante qui l'avait, durant la nuit, harcelée de folles hypothèses. «Ma fille est à moi de par les lois, comme ma maison, comme mon argent. Si cet homme est pris de remords maintenant, tant mieux. Qu'il souffre à son tour, ce n'est que justice. Je n'ai même pas à lui répondre. La vraie réponse c'est d'activer notre déménagement… Si celle-là ne suffit pas, s'il s'acharne à notre poursuite, je lui montrerai qu'il n'a plus devant lui la femme faible d'il y a neuf ans… C'est une mère contre laquelle il lui faudra lutter, et, s'il ne sait pas ce que vaut la volonté d'une mère, je le lui apprendrai…»

Le coup de fouet de cette résolution, où l'intensité de l'amour maternel avait pour auxiliaire les profondes rancunes de la femme autrefois outragée, rendit à la malade cette énergie physique qui lui manquait depuis des jours. Elle voulut, le matin même, aller en personne à la villa Cyané pour constater de ses yeux l'avancement des travaux. Elle eût pu s'y installer dans les vingt-quatre heures, n'était le retard de la fête. Après avoir parlé à l'homme chargé de la garde et lui avoir donné des instructions plus pressantes encore, elle rentra pour recommander aux femmes de chambre qu'elles préparassent les malles aussitôt, afin de n'attendre pas même une matinée de plus, même une heure dans cet hôtel maintenant détesté, quand la villa serait prête. Ni ce jour-là, ni le lendemain, elle ne quitta sa fille d'un pas, sous ce prétexte justement qu'Annette et Catherine se trouvaient occupées à ce hâtif emballage. Elle la conduisit elle-même à la promenade, bien sûre qu'en sa compagnie personne n'aborderait, ne regarderait seulement son enfant. Elle devait avoir trop vite la preuve que ses forces ne lui permettaient pas cette surveillance quotidienne, dont sa jalousie maternelle de ce moment lui faisait presque un besoin. Cette fête de Noël, dont les premières heures avaient été marquées pour elle d'une telle émotion, à cause de la lettre de Francis Nayrac, était tombée un mercredi. Elle devait entrer dans sa villa définitivement le samedi. D'être sortie, deux jours de suite, le matin et après le déjeuner, l'avait épuisée à un tel point que le vendredi elle se sentit trop faible, fût-ce pour une promenade en voiture, d'autant plus qu'un Sirocco s'était levé, un de ces vents que le voisinage trop proche de l'Afrique rend si cruels en Sicile. Ils semblent rouler avec eux toute l'asphyxie brûlante du désert. Après avoir gardé Adèle la matinée entière dans sa chambre, et la trouvant un peu pâle, elle pensa qu'elle ne l'exposerait à aucune rencontre si elle l'envoyait avec le coupé jusqu'à la villa sous la conduite des deux servantes, qui devaient y donner un dernier coup d'œil. Elle eut cependant la précaution de prévenir Annette, à qui elle dit son mécontentement pour la conversation de l'autre soir, et elle ajouta:

– «J'ai mes raisons pour que vous ne permettiez pas à ces dames en particulier de parler avec Adèle…»

– «J'obéirai à Madame,» répondit la vieille fille avec une physionomie de caniche grondé. L'appréhension d'une nouvelle faute à confesser se mélangeait dans la brave créature au regret de la première. «Mais alors,» continua-t-elle, «Madame sera peut-être fâchée. On ne savait pas. Ces dames avaient l'air si bien… Enfin il faut que je déclare à Madame que je n'ai pas cru mal faire en disant à la femme de chambre de ces dames que nous quittons demain…»

Quoique cet innocent bavardage lui fût en effet souverainement désagréable, parce que l'écho pouvait en parvenir jusqu'à Francis et lui apprendre trop tôt leur départ, Pauline calma de son mieux le remords de la fidèle bonne. Il révélait une si absolue soumission. Elle se reprocha de n'avoir point, dès le premier jour de son arrivée et par un morbide scrupule, donné cet ordre précis à la vieille fille. Elle était si sûre de ce dévouement qui ne discutait pas, qui ne cherchait pas de motifs aux instructions reçues. Mais quand il s'agit de volontés qui touchent de trop près aux mystères les plus douloureux de notre vie, de seulement les énoncer devient quelquefois un effort auquel nous ne nous résignons qu'à la dernière extrémité. Depuis la lettre reçue l'autre matin, Pauline était arrivée à cette extrémité. Du moins elle vit partir sa fille et ses deux gardiennes sans la moindre appréhension. Elle était bien certaine que son désir, cette fois, serait accompli, et que, dans une heure, la petite lui reviendrait, ayant pris un peu d'air dans l'assez vaste jardin attenant au villino. Et elle-même, elle commença d'utiliser cette heure de complète solitude, en procédant à de petits arrangements plus personnels. Elle allait, enveloppant des cadres, déchirant des factures, jetant au feu quelques papiers et ne s'apercevant pas du temps qui passait, quand il lui sembla entendre que l'on frappait à la porte du salon, puis que cette porte s'ouvrait et se refermait. Elle se dit que sans doute quelque domestique apportait un paquet ou bien une lettre. De sa chambre elle demanda qui était là, et, comme on ne répondait point, cette idée absurde lui traversa l'esprit, que Francis Nayrac, ne recevant pas de réponse à sa lettre et ayant appris qu'elle quittait l'hôtel, avait vu sortir la petite et les deux bonnes, puis qu'il avait voulu profiter de sa solitude pour la forcer à une explication. Mais non! Une pareille audace et si contraire à ce que doit un homme bien élevé n'était pas possible, même de lui. Elle haussa les épaules à la chimère de sa propre imagination, et elle demanda de nouveau: «Qui est là?..» Pas de réponse encore. Elle pensa que, bien plutôt, un des locataires de l'hôtel s'était, comme il arrive, trompé de chambre, et que, s'apercevant de son erreur, il avait refermé la porte aussitôt après l'avoir ouverte. À tout hasard, elle voulut vérifier par elle-même et elle passa dans le salon… – Francis Nayrac était devant elle!..

Le jeune homme se tenait debout, la main appuyée sur une table où la petite Adèle avait disposé les cadeaux reçus trois jours auparavant. Si Pauline avait gardé à travers le saisissement dont elle était secouée toute entière la force d'observer et de raisonner, elle aurait trouvé dans un détail bien vulgaire, mais bien significatif, la preuve du coup de folie qui l'avait précipité à cette démarche insensée. Il était monté chez elle sans chapeau. Évidemment il avait su le très prochain départ de Mme Raffraye. Il avait aperçu les deux femmes de chambre s'en allant avec la petite fille, et il était venu, sûr de la trouver seule, non pas pour la menacer, comme elle pouvait s'y attendre, et pas davantage pour engager avec elle une conversation d'habileté ou de diplomatie. Son visage contracté, ses yeux douloureux, ses lèvres tremblantes, tout dans sa personne disait qu'il ne voulait rien, qu'il ne projetait rien. Une irrésistible impulsion lui avait fait prendre le seul moyen d'obtenir, d'arracher à Pauline… quoi? Un aveu, une promesse, une espérance? Il l'ignorait lui-même. À un certain degré de fièvre intérieure, l'on devient malade si l'on n'agit point, si quelque démarche frénétique ne traduit point au dehors le mouvement d'idées dont on est comme dévoré. La passion paternelle, si étrangement entrée dans ce cœur par le coup de foudre d'une saisissante reconnaissance, l'avait déjà exalté jusqu'à ce degré-là. Mais cette passion soudaine et ses ravages, cette solitaire et silencieuse agonie d'une âme déchirée entre la plus chère espérance d'avenir et l'apparition d'un grand devoir méconnu dans le passé, tous les épisodes follement rapides de cette silencieuse tragédie intérieure, Pauline ne pouvait pas les deviner rien qu'à la vue de cet homme qu'elle avait tant appris à redouter. Elle comprit seulement qu'il se permettait la plus monstrueuse violation de sa liberté, et ce fut d'un accent où vibraient toutes les énergies de la colère et de la fierté qu'elle lui dit:

 

– «Vous allez sortir, monsieur, et tout de suite… Ou bien je sonne. Je suis ici chez moi et je ne veux pas vous recevoir… Allez-vous-en…»

Tandis qu'elle lançait cette brutale injonction qu'accompagnait un regard plus dur encore, Francis avait frissonné, comme si, arrivé dans cet appartement sous le coup d'un véritable accès de somnambulisme, cette violence l'eût soudain rappelé à la sensation de la réalité. Il serra le bord de la table sur laquelle il s'appuyait, pour s'empêcher de tomber. Mais il continua de se taire et il ne fit pas un mouvement du côté de la porte. Avec une énergie plus implacable, Pauline répéta: – «Vous allez sortir…» – et, sans le quitter de ses terribles yeux, la main tendue, d'un pas décidé, elle marcha vers le coin de la chambre où se trouvait le timbre électrique. Quelques secondes de plus, et elle sonnait. Cette fois, il ne lui laissa pas le temps d'agir, et, d'un geste tout ensemble brusque et suppliant, il lui prit le bras pour l'arrêter:

– «Non,» disait-il, «vous n'appellerez pas. Vous ne me défendrez pas de vous parler. De quoi avez-vous peur?.. Vous voyez bien que je ne suis pas venu ici dans des idées de vengeance… Cinq minutes seulement, je ne vous demande que cinq minutes et puis je m'en irai… Mais pas avant de vous avoir parlé!.. C'est vrai que je n'avais pas le droit de forcer votre porte… Vous partez. Vous n'avez pas répondu à ma lettre. Je n'ai pas pu supporter de ne pas m'être expliqué avec vous avant ce départ. Il faut que vous m'écoutiez. Il le faut… Vous m'avez fait tant de mal dans ma vie. Vous ne me ferez pas encore celui de me refuser cet entretien… Vous me le devez, voyez-vous, quand ce ne serait que par justice et pour que je vous pardonne toutes mes misères…»

Au moment où le jeune homme avait saisi le bras de Mme Raffraye, cette dernière s'était dégagée, en reculant de quelques pas, comme si ce contact lui infligeait un trop douloureux frémissement d'horreur. Puis elle était demeurée immobile, sans plus essayer de couper court immédiatement à cette conversation. Elle avait pourtant été d'une entière bonne foi en menaçant Francis et en s'élançant pour sonner. Elle eût sans doute contraint le jeune homme à partir, comme elle le lui avait enjoint tout de suite, soit par quelque cri, soit en se retirant dans sa chambre, dont la porte restait ouverte derrière elle, s'il s'était contenté de la supplier. Mais il avait mêlé à cette supplication des phrases qui touchaient ce cœur de femme à une place trop ulcérée et depuis trop d'années. Il avait parlé comme une victime, lui, le bourreau; comme un juge, lui, le coupable! «Je ne viens pas avec des idées de vengeance!.. Vous m'avez fait tant de mal!.. Pour que je vous pardonne!..» Il avait osé proférer ces mots. À les entendre, Pauline avait senti tressaillir et palpiter en elle cet impérieux, cet irrésistible appétit d'équité qui soulève toute créature humaine contre la calomnie. Cette révolte fut plus forte en elle que la prudence et que le parti pris, et elle répondit:

– «Ainsi, vous en êtes encore là, à me parler de vengeance, du mal que je vous ai fait, de pardon, – de votre pardon!.. Vous le voyez bien que nous n'avons rien à nous dire. Quand un homme a traité une femme comme vous m'avez traitée, il s'est pour toujours interdit tout rapport avec elle… Si je méritais vos outrages, je suis une misérable et vous n'avez rien à faire chez moi. Si je ne les méritais pas, c'est vous qui êtes un misérable, et je ne veux pas de vous ici. Mais allez-vous-en, monsieur. Je vous répète que je vous ordonne de vous en aller…»

Elle s'était animée en parlant, et un peu de sang avait rosé son pâle visage. L'éclat redoublé de ses yeux gris avait éclairé sa physionomie d'ordinaire comme ternie par la souffrance. Francis eut un instant l'hallucination d'avoir devant lui la Pauline Raffraye d'autrefois, dont l'orgueil affrontait si âprement le sien. Lui-même, le flot de haine qui l'inondait de fiel la veille encore, faillit lui rejaillir aux lèvres en paroles atroces. Mais sa pensée lui représenta l'enfant, et il répondit, il eut le courage de répondre:

– «Pardonnez-moi si je vous ai froissée en quelque chose. Dieu m'est témoin que je ne suis pas venu réveiller ce qui doit être mort pour nous deux. Ma lettre vous le disait, et je vous le répète. Ce n'est ni de vous ni de moi que je voulais vous entretenir. C'est d'une autre personne…» et il ajouta, presque à voix basse; «C'est d'Adèle, c'est de notre fille…»

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Le cri de la mère l'interrompit. Elle s'avançait vers lui d'un mouvement si sauvage, qu'à son tour il recula, malgré lui.

– «Taisez-vous,» lui disait-elle, «taisez-vous. Ne prononcez pas ce nom. Je vous le défends. Ma fille est à moi, à moi seule, entendez-vous? C'est moi qui l'ai nourrie, c'est moi qui l'ai élevée, c'est moi qu'elle aime… Est-ce qu'elle vous connaît, vous? Est-ce qu'elle vous a vu seulement, vous? Est-ce que pendant dix ans vous avez essayé une seule fois de vous rapprocher d'elle, vous? Qu'est-ce que vous venez faire dans notre vie, maintenant?..» Et, avec une ironie plus âpre encore: «Vous oubliez ce que vous avez cru, ce que vous croyez encore de moi, ce que vous m'offriez de me pardonner tout à l'heure avec tant de générosité. Quand une femme sort de chez un amant pour courir chez un autre, et quand on le sait comme vous l'avez su, de manière à la jeter là, comme une chose qui dégoûte, sans un regret, sans un remords, est-ce qu'on s'intéresse à l'enfant de cette femme? On les laisse toutes deux dans la boue, comme vous m'avez écrit de Marseille. Et j'y reste, dans cette boue, mais avec ma fille…»

– «Ah!» reprit Francis, d'une voix plus basse encore et avec l'accent d'un infini découragement, «la haine encore, toujours la haine! Ah! Que c'est triste!.. Et moi, j'arrive à vous le cœur plein de cette certitude que j'ai lue sur le visage de cette pauvre enfant qui devrait être en dehors de toutes ces rancunes, tout effacer entre nous, tout apaiser… Car c'est ma fille aussi, à moi. Je vous défie de le nier, et vous le nieriez que je saurais que vous mentez. Mais vous ne le nierez pas. Il y a des évidences qui ne permettent pas le doute. Et vous me parlez comme à un ennemi, comme à un bourreau!.. Est-ce d'un méchant homme, cependant, je vous le demande, d'avoir cédé du premier jour à cette voix du sang contre laquelle je n'ai pas discuté une heure, je vous jure? Est-ce d'un homme cruel, d'avoir ouvert tout mon être à ce sentiment de paternité, lorsque, dans ce jardin, j'ai reconnu sur cette chère petite figure cette ressemblance, cette identité avec Julie?.. Mon Dieu! Il eût été presque naturel que, dans les circonstances où je me trouvais, où je me trouve, je voulusse demeurer étranger, absolument étranger, à son avenir, même en la sachant ma fille. Je l'aurais dû, je crois. Je l'ai tenté… Je n'ai pas pu. Je ne peux pas. C'est cela que j'ai tenu à vous dire tout simplement… Et j'ajouterai: nous nous sommes bien misérablement aimés, nous nous sommes bien déchirés, bien détruits l'un l'autre. Si je vous ai fait souffrir, j'ai tant souffert par vous!.. Oublions-le, pour ne plus rien savoir, sinon que vous avez été une très bonne mère et que je suis prêt, moi, non pas à revendiquer mes droits de père, mais à en accepter le plus humble devoir, celui de ne plus jamais perdre Adèle de vue. Si c'est un rêve que d'avoir souhaité des relations possibles entre nous, ce n'est pas celui d'un homme vindicatif, avouez-le… Oui, je rêvais que cette rencontre en Sicile, si étrange qu'elle m'a donné l'impression d'une destinée, d'une Providence, servît de point de départ à des rapports nouveaux entre nous et vraiment dignes de ce que doit apporter de réconciliation la présence innocente d'une enfant. Ce voisinage les rendait si faciles, ces rapports! Il m'aurait tout naturellement permis d'être là plus tard, dans l'ombre, si jamais Adèle avait besoin d'un protecteur… Sa grâce est si unique! N'avez-vous pas compris qu'elle n'a pas touché que mon cœur?..»

– «Ainsi, c'est vrai, c'est bien vrai, vous avez rêvé cela!..» fit Pauline. Elle avait maintenant dans la voix, non plus la colère de tout à l'heure, mais une amertume affreuse, et Francis y eût discerné, s'il eût pu lire jusqu'au fond de cette âme en détresse, la haine irréfléchie, instinctive, passionnée, qu'elle portait à son mariage, – la preuve, par conséquent, que tant de rancune accumulée ne l'avait pas guérie entièrement de lui. – «… Vous avez osé rêver cela, cette monstruosité, ma fille et moi entre vous et…» Elle ne prononça pas de nom, mais, tragique, les coins de ses lèvres relevés et comme jouissant de venger ses propres blessures en enfonçant un couteau dans le cœur de son ancien amant: «Jamais,» insista-t-elle, «cela ne sera jamais, jamais, entendez-vous? Oui, elle est votre fille, et elle est morte pour vous. Oui, c'est le vivant portrait de Julie, je le sais comme vous, et je sais aussi que vous ne la reverrez plus jamais, jamais. Et tant mieux si vous êtes sincère, car vous souffrirez. Oui, il y a une destinée dans notre rencontre. Oui, la Providence a voulu que justice se fît. Comment! Vous auriez eu derrière vous, dans votre passé, ce crime d'avoir égorgé une malheureuse qui croyait en vous, elle, avec toute sa jeunesse, avec toute sa naïveté, de l'avoir séduite pour l'insulter ensuite, la brutaliser, la calomnier, l'abandonner. Vous auriez été l'assassin de ma vie, de mon bonheur, de ma conscience, de tout ce que j'avais en moi de noble et de tendre, et vous auriez été heureux!.. Non! Non! cela ne sera pas. De nous deux c'est moi qui ai trop souffert, c'est à votre tour…»

– «Et moi je vais vous dire aussi de vous taire et que vous n'avez pas le droit de me parler de la sorte,» s'écria Francis. Cette attitude de martyre qu'il considérait comme la plus abominable des hypocrisies l'indignait de nouveau, au point de lui ôter la maîtrise de lui-même, et, mélangeant ses anciennes fureurs d'amant trahi à ses tendresses paternelles d'à présent, il continuait: «Ah! Que vous êtes bien la même que j'ai connue, toute en orgueil, et toute en mensonges! Et vous ne comprenez pas qu'en me repoussant de cette manière, c'est à l'enfant que vous risquez de faire du tort?.. Vous lui en avez fait pourtant assez en la privant, par vos trahisons, d'un père qui n'eût été pour elle que dévouement et qu'amour. Et s'il ne l'a pas été, s'il lui a fallu pour reconnaître sa fille presque un miracle, à qui la faute?..»

– «À vous,» répondit Pauline, «à vous seul… Vous me dites que je suis toujours la même, et vous ne vous apercevez pas que c'est vous qui n'avez pas changé, vous dont l'infâme brutalité d'homme vient encore me martyriser, m'outrager, sans que vous ayez seulement pour excuse cette honteuse jalousie d'autrefois… Et j'aurai vécu dix ans comme j'ai vécu, abîmée de désespoir dans ma solitude, usant ma jeunesse à pleurer, pour retrouver devant moi cette même horrible calomnie… Non. Ce n'est pas vrai. Je ne vous ai pas trahi. Non, je n'ai pas mérité cette insulte!.. Mais regardez-moi donc en face, si vous l'osez. Est-ce que j'ai les yeux, la voix, la figure d'une femme qui ment? Cela se reconnaît pourtant, la vérité. Cela doit se reconnaître, ou Dieu ne serait pas Dieu… Est-ce que j'ai intérêt à vous mentir, aujourd'hui, puisque c'est la dernière fois que nous nous serons parlé et que je vous chasse, entendez-vous, que je vous chasse?.. Mais je la dirai, je la gémirai, je la crierai, cette vérité. Non, je ne vous ai jamais menti; non, je n'avais jamais été coquette même avec de Querne. Non, mon amitié pour ce pauvre Vernantes n'était pas coupable. Non, je ne suis pas allée chez lui comme vous m'en avez accusée. Non, non. Ce n'était pas moi la femme que vous avez vue descendre à sa porte. Ce n'était pas moi! Ce n'était pas moi!..» répéta-t-elle, et elle ajouta avec une sombre mélancolie: «Je suis bien malade, je peux m'en aller demain, dans six mois, dans un an. On ne ment pas si près de la mort. Je vous le jure, j'étais innocente…»

 

Il y a dans les affirmations d'une créature humaine aussi voisine en effet de l'autre rivage, du mystérieux et redoutable pays où nous attend le Juge que l'on ne trompe pas, lui, une solennité et comme une force souveraine contre laquelle on peut se redresser plus tard. Sur le moment on la subit, quelque preuve qu'on ait à lui opposer. Francis venait tout à l'heure encore d'accabler Pauline sous le poids d'un mépris qu'il croyait absolument justifié. C'était l'honneur même de sa vie sentimentale qui était en jeu, et cependant la sincérité de cette femme lui apparut comme si évidente, comme si terrassante, qu'il ne trouva rien à répondre, sinon, avec une angoisse redoublée et qu'il ne dissimula point, ces quelques mots:

– «Si c'était vrai, comment m'avez-vous laissé partir? Comment ne m'avez-vous pas répondu? Comment ne m'avez-vous pas rappelé? Comment ne m'avez-vous pas parlé il y a neuf ans comme vous me parlez aujourd'hui?..»

– «Comment?» gémit-elle, «Mais est-ce que je pouvais? Mais vous avez donc tout oublié, et cet outrage quotidien de vos soupçons pendant des mois, et votre doute meurtrier, et le reste!.. Vous avez oublié que vous m'avez frappée, oui, frappée comme une fille!.. On perd courage devant un certain excès de cruauté. Et puis, est-ce que vous m'auriez crue? Est-ce que vous me croyez? Est-ce que vous me croirez dans une heure? Est-ce qu'il y a des preuves? Est-ce qu'on lutte contre des fatalités comme celle qui m'a fait sortir le jour même où vous avez vu cette créature entrer chez l'ami dont vous aviez la folie d'être jaloux? Une ressemblance de démarche et un manteau!.. Voilà les raisons qui vous ont suffi, à vous, pour m'accuser du plus ignoble dévergondage, pour mépriser, pour fouler aux pieds mon pauvre amour… J'ai désespéré, voilà tout. Et lorsque je me suis vue sur le point d'être mère, et seule, toute seule, à jamais seule, est-ce que je pouvais m'abaisser à vous rappeler? Vous n'auriez pas cru à votre sang… Vous y croyez, dites-vous aujourd'hui. Ah! C'est trop tard… Vous avez tout souillé, tout brisé, tout flétri, tout tué… Par pitié, allez-vous-en… Je vous en supplie, allez-vous-en. Je ne peux plus le supporter…»

Elle avait pâli en prononçant ces dernières paroles, d'une pâleur de morte. Elle mit les deux mains sur sa poitrine, comme si elle voulait en arracher réellement un couteau dont la pointe la déchirait. Elle dit: «Que je me sens mal!..» Francis n'eut que le temps de se précipiter pour la soutenir. Elle s'était évanouie. Les secousses de cet entretien avaient été trop fortes pour cet organisme épuisé. Le jeune homme affolé la prit dans ses bras pour la soulever de terre et la porter sur son lit. Même dans son trouble épouvanté, ce lui fut une impression navrante que de sentir le dépérissement de ce pauvre corps qu'il avait porté de la même manière à d'autres heures, si jeune alors, si souple, si frémissant de passion et de volupté. Il entra dans la chambre de la malade avec ce fardeau d'agonie, et il était dans l'alcôve à disposer des oreillers sous ces cheveux dont il maniait les masses pâlissantes, à battre les paumes de ces mains moites d'une humidité froide, à frotter ces tempes jaunies et maigries, quand il entendit, lui aussi, ce même bruit d'une porte ouverte et refermée dans le salon, qui à son entrée avait fait peur à Pauline et qui lui fit à lui une peur pire encore. Qui était-ce? Il avait vu Adèle et les deux femmes de chambre sortir, et la certitude de trouver Mme Raffraye seule l'avait décidé à l'audace de cette dangereuse démarche. Il eut une seconde cette affreuse inquiétude qu'Henriette avait su qu'il était là et qu'elle était montée. Il l'avait quittée sur le prétexte si gauche d'une lettre à écrire, et elle l'avait suivi d'un si étrange regard. Mais non, c'était la petite Adèle qui avait raccourci un peu sa promenade à cause de la violence du Sirocco et de la poussière aveuglante que ce vent soulève. Elle arrivait toute joyeuse de rentrer plus tôt, accompagnée d'Annette. Elle passa en courant du salon dans la chambre à coucher dont la porte était demeurée ouverte. Elle vit Mme Raffraye sur le lit, au chevet le jeune homme qu'elle reconnut pour l'avoir eu presque à côté d'elle dans la soirée de l'avant-veille. Elle jeta un cri de terreur et elle appela sa mère en se précipitant vers elle, avec des baisers passionnés que la malade sentit à travers sa défaillance, car ils lui rendirent la force de se relever à demi. Elle prit, elle aussi, sa fille entre ses bras, par un geste de protection jalouse, et ce réveil de la maternité fut si puissant qu'il lui donna l'énergie de sauver ce qu'elle pouvait sauver d'une situation tragique. Car, regardant en face Francis, dont les traits décomposés trahissaient l'angoisse, elle lui dit, pour lui donner la force de se dominer et lui fournir un prétexte qui expliquât sa présence:

– «Je vous remercie, monsieur, de m'avoir aidée à rentrer. Sans votre aide je n'aurais jamais pu remonter cet escalier… Annette, voulez-vous reconduire Monsieur?..»

Et elle eut l'énergie de sourire et d'incliner sa tête en signe de remerciement et d'adieu, – quel sourire, quel remerciement et quel adieu!

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