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La terre promise

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«24 décembre.

«C'est encore moi qui vous écris, bien que le premier billet que je vous ai envoyé, voici des semaines, soit demeuré sans réponse. J'ai trop compris ce que signifiait ce silence, et vous savez avec quel scrupule j'ai respecté votre volonté. Vous savez aussi, vous ne pouvez pas ne pas savoir qu'entre mon premier billet et celui-ci des rencontres ont survenu, dont je ne chercherai pas à vous cacher qu'elles m'ont profondément bouleversé. Vous avez été l'amie de ma chère Julie, et c'est au nom de cette douce morte que je me mettais si loyalement, si simplement l'autre jour à votre disposition pour vous épargner les menus soucis d'une arrivée en terre étrangère. C'est encore en son nom que je vous supplie de me recevoir, comme elle vous en supplierait elle-même, en son nom et en celui du charmant petit être en qui j'ai retrouvé sa grâce, sa délicatesse, sa sensibilité trop fine, toute son enfance, jusqu'à ses traits. – Ce que j'ai à vous dire, votre génie de mère l'a sans doute deviné déjà. Écoutez votre cœur qui vous affirme certainement que la pensée d'une fragile, d'une innocente et attendrissante créature comme est Adèle ne peut pas être mêlée à des souvenirs d'irritation et d'amertume. Les vrais dévouements sont toujours rares. Vous ne voudrez pas, en refusant de me voir, risquer d'en repousser un qui ne réclame aucun droit, sinon celui de vous assurer que sous les mots de ce billet il tient plus d'émotion que ne vous en exprime votre respectueux

«Francis Nayrac.»

Le jeune homme lut et relut cette page, énigmatique pour toute autre, mais dont chaque syllabe devait avoir pour la mère d'Adèle une signification aussi claire que s'il lui eût écrit en toutes lettres la vérité de leur situation réciproque. Ne connaissant plus rien de Pauline depuis des années que les sentiments d'amère rancune qu'il lui gardait, persuadé qu'elle l'avait trahi et qu'elle méritait les pires duretés, il se trouva naïvement très généreux d'effacer ainsi ses griefs, et il ne douta point qu'elle n'en fût touchée. Il relut ce billet le lendemain matin, en se réveillant d'un sommeil hanté par des rêves où il avait revu la petite fille mêlée à mille scènes inexprimablement troublées et confuses. Il eut de nouveau l'impression que sa démarche remuerait la mère, qu'elle en serait attendrie, vaincue, et, comme le remords de nos duplicités ne s'étourdit pas aussi vite que le voudrait notre conscience, il s'empressa de faire mettre l'enveloppe au nom de Mme Raffraye chez le concierge du Continental avant d'avoir revu sa fiancée. Il avait cependant la conscience de ne rien lui prendre. Il ne l'avait jamais plus aimée que depuis qu'il l'avait vue qui regardait l'enfant avec des yeux si doux, si tendres. Ne lui pardonnaient-ils point, ces yeux, par avance, ce qu'il ferait pour être bon à cette pauvre petite, – qui n'avait pas demandé à vivre?

VII
PAULINE RAFFRAYE

Landis que cette scène très simple dans ses détails, et presque tragique par son retentissement sur un cœur d'homme déjà si ébranlé, se jouait au rez-de-chaussée de l'hôtel, parmi le brouhaha des conversations, sous la lumière confondue des globes électriques et des innombrables bougies de l'arbre de Noël, chef-d'œuvre de Don Ciccio, Pauline Raffraye, couchée et plus souffrante qu'à l'ordinaire, attendait sa fille, sans se douter qu'un nouvel épisode actuellement imprévu s'ajoutait soudain à ce qui avait été, à ce qui restait le drame meurtrier de sa vie. Rien dans cette chambre de hasard ne dénonçait, la terrible maladie contre laquelle la jeune femme était venue demander des forces au soleil africain de Palerme. La fine nature de la mourante, révélée déjà par les traits délicats de son visage, en ce moment immobiles de fatigue et de songerie au milieu de ses oreillers, se reconnaissait encore dans cet art de dissimuler l'odieux appareil de ses misères physiques. Bien qu'elle ne reçût aucune autre visite dans cette chambre que celles de sa petite Adèle et du docteur, elle gardait la coquetterie de ce qu'elle appelait en plaisantant «son coin d'hôpital.» Les tresses toujours épaisses de ses cheveux châtains, comme rayées par places de touffes blanches, étaient aussi soigneusement nattées et nouées de rubans, la transparente batiste de ses coussins se doublait d'une soie aussi joliment rose ou bleue, elle drapait ses maigres épaules d'un crêpe de Chine aussi souple, aussi parfumé, enfin la dentelle qui terminait ses manches retombait sur ses pauvres poignets fragiles en plis aussi coquettement disposés que si elle eût été, non plus la condamnée d'aujourd'hui, mais l'amoureuse et l'élégante d'autrefois. À la place du hideux déploiement de fioles et de linges souillés qui déshonore des chambres pareilles, le marbre de la table, auprès d'elle, se voilait d'un tapis de soie et montrait une lampe voilée elle-même d'un abat-jour souple. Une photographie d'Adèle dans un cadre d'émail était auprès, des anémones dans un vase d'argent ciselé et un vaporisateur à moitié vide, dont la présence expliquait le léger arome ambré de l'atmosphère. On eût deviné, à ces riens, un de ces tendres esprits de femme dont la résistance à la douleur se hausse jusqu'à l'héroïsme par le désir passionné de ne pas abdiquer la royauté du charme, – instinct si touchant, comme toutes les impuissantes protestations de la faiblesse et de la beauté contre la barbarie de la vie! Il l'était plus encore ici, car c'était la mère qui se sentait mortellement atteinte, et elle voulait laisser à son enfant, au lieu d'une vision de laideur et d'épouvante, cette image de souffrance et de grâce à la fois, le souvenir d'une femme pâlissante, consumée, mais sans dégradation. Et combien elle l'aimait, cette enfant, les cinq ou six portraits épars dans la chambre, sans compter celui qu'elle gardait près d'elle, le disaient assez. C'était encore de sa fille qu'elle s'occupait durant cette veillée de Noël employée en partie à préparer des cadeaux destinés aux petits souliers qu'à son retour Adèle poserait dans le coin de la cheminée. Elle venait d'envelopper ainsi et de confier à Catherine, celle des deux femmes de chambre demeurée auprès d'elle, toute une suite de menus paquets liés de faveurs. Ils contenaient à la fois des gâteries de jeune fille, telles qu'une pendule de voyage, et de toute petite fille, telles qu'une chaise à bascule, pour une poupée. Mais Adèle, élevée dans des conditions si particulières, n'était-elle pas un peu une grande personne par sa sensibilité précocement éveillée et par ses soucis, qui la rendaient parfois trop pensive, en même temps que la spontanéité de son naturel y mélangeait l'enfantillage de la neuvième année? Sans doute, ces petits soins de tendresse avaient éveillé chez la mère une de ces crises du souvenir comme nous en subissons à de certaines dates, car elle avait demandé à Catherine un coffret qui ne la quittait jamais, et elle en avait tiré deux grandes enveloppes de cuir fermées avec une serrure. De feuilleter seulement les lettres que contenaient ces enveloppes avait fait passer dans ses beaux yeux gris cernés d'un tel halo de lassitude une tristesse plus grande, et elle avait refermé cette correspondance pour ouvrir tour à tour les deux volumes qu'elle gardait à son chevet, – et l'un était le Nouveau Testament, l'autre l'Imitation! Certes, Francis Nayrac, avec le mépris féroce qu'il se croyait le droit de porter à son ancienne maîtresse, eût été bien étonné de la voir en train de chercher dans ces pages d'austère consolation les phrases qui versent un baume sur les blessures saignantes du cœur. Elle relisait les versets divins: «Je vous ai dit ces choses, afin que vous ayez la paix en moi. Vous aurez des afflictions dans le monde, mais ayez confiance, j'ai vaincu le monde…» Elle se répétait avec le solitaire: «Les malheureux! Ils sentiront à la fin combien était vil, combien n'était rien ce qu'ils ont aimé!..» Elle les avait souvent redits, ces mots qui sonnent le glas de toutes les affections mortelles, depuis des années. Ce fut sur eux, ce soir encore, qu'elle posa le livre. L'écho lui en avait résonné trop avant dans le cœur. Elle y avait trouvé ramassées, en un cri trop aigu, les émotions de sa jeunesse si horriblement déçue, que lui infligeait toujours un simple coup d'œil jeté sur ces papiers d'autrefois. Elle ne pouvait cependant se décider ni à les détruire ni à les reléguer hors de sa portée! Ah! ces feuilles, si souvent maniées, avec leur écriture déjà jaunie, comme Francis fut demeuré épouvanté s'il en avait seulement lu quelques-unes, au hasard!.. C'étaient d'abord ses lettres à lui, puis quelques mots d'Armand de Querne, enfin une longue correspondance avec François Vernantes, – bref toutes les pièces du procès d'infamie qu'il avait fait à la Pauline Raffraye de 1877. Mais ce dossier de leur commune histoire, au lieu de prouver les trahisons dont il s'était cru si sûr, attestait que l'imprudente et malheureuse femme ne lui avait jamais menti. Non, elle n'avait pas eu d'amant avant lui. Elle n'en avait pas eu d'autre pendant leur liaison. Elle n'en avait pas eu après leur rupture. Les sept ou huit billets d'Armand démontraient qu'il n'y avait eu réellement entre eux qu'une légère, qu'une innocente familiarité de monde. Les fréquentes et longues lettres de Vernantes révélaient une amitié romanesque, sans la moindre nuance de passion ou de galanterie, toute en estime et en tendres respects de la part de l'ami, en reconnaissance émue et en fine direction spirituelle de la part de l'amie. C'était la condamnation de Francis que ces pages, et la réhabilitation de Pauline, une preuve, hélas! après tant d'autres, que la jalousie torturante d'un homme et la révolte d'une femme outragée sont de tout puissants artisans de malentendus entre les êtres les plus sincèrement épris. Elles disaient cela, ces lettres, et qu'en suppliciant cette femme par ses dégradantes défiances, en la soupçonnant sur des étourderies d'attitude, en l'outrageant sur des racontars de salon, en l'abandonnant enfin sur l'équivoque ressemblance d'une silhouette aperçue à une porte, Nayrac avait commis la plus atroce, la plus irréparable des iniquités. Si elle avait refusé de consigner de Querne à sa porte dès la première sommation, ç'avait été par une trop naturelle ignorance du danger vers lequel elle courait. Si, plus tard, elle avait tenu tête à son amant à l'occasion de Vernantes, ç'avait été par cette rancune exaspérée qu'un excès d'injustice éveille chez une créature passionnée. Si elle ne s'était défendue que par l'indignation et par le silence quand Francis était venu, l'insulte à la bouche, proclamer qu'il l'avait vue, la veille, entrer voilée chez ce même Vernantes, ç'avait été par horreur contre cette cruelle, cette féroce partialité qui ne lui faisait pas une seconde le crédit d'admettre qu'elle pût être innocente. Elle l'était cependant. Elle avait dû, quoique indisposée, sortir ce jour-là qui s'était trouvé aussi celui où une maîtresse quelconque, à peu près de sa taille et portant comme elle le manteau de la saison, avait eu un rendez-vous dans le rez-de-chaussée de la rue Murillo. Une aussi misérable rencontre de circonstances, une analogie de lignes et de mise, – voilà donc d'où avaient dépendu son honneur et son bonheur! Oui, ce peu avait suffi pour que celui qui prétendait l'aimer s'avilît et l'avilît jusqu'à la frapper. Elle en frissonnait de haine en y pensant et en remettant dans leurs enveloppes ces feuillets, qu'il lui eût suffi de montrer pour se justifier. Pourquoi ne l'avait-elle pas fait? Pourquoi, si elle n'était pas coupable, l'avait-elle laissé partir, cet amant qu'elle aimait? Pourquoi ne l'avait-elle pas rappelé, alors que, devenue veuve, elle s'était trouvée enceinte, et sûre, bien sûre que la petite fille était de lui? Pourquoi n'avait-elle jamais, avec les années qui passaient, tenté une autre démarche qui lavât du moins son légitime orgueil d'amante des affronts qu'elle avait dû subir?..

 

Ah! Pourquoi? La réponse à cette question était tout entière dans les lettres de Francis, dans la frénésie de brutalité morale qu'elles manifestaient, dans l'injustice presque barbare qui s'y respirait à chaque ligne. S'il en eût relu quelques-unes seulement, comme Pauline venait de le faire, il eût compris par quels degrés cette femme, martyre de sa folle jalousie, en était arrivée à ce point de rébellion intérieure où l'on ne se défend plus. On n'en a plus ni la force ni même le désir. Il y a dans le soupçon, porté jusqu'à un certain point et prolongé pendant une certaine période, une sorte de puissance meurtrière et paralysante pour l'être qui en est l'objet. Ce n'était pas une fois, c'était vingt que Nayrac avait dit devant sa maîtresse des phrases telles que celles-ci: «Une correspondance? Qu'est-ce que cela prouve? Quel est l'homme qui refuse à une coquine de lui écrire une trentaine de pages plus ou moins antidatées, si elle les lui demande, pour un mari ou pour le prochain amant?..» Lorsqu'une femme conserve dans la place la plus douloureuse de sa mémoire la pointe empoisonnée de paroles semblables, lorsqu'elle a vu la source de la défiance jaillir sans cesse, aux moindres occasions, dans un cœur implacable, lorsqu'elle a constaté qu'elle ne gagnait aucun terrain sur cette défiance et que c'était toujours, toujours à recommencer, un infini découragement la terrasse, qui ne la quitte que pour céder le champ aux pires fureurs de la rancune et de l'indignation. Tel était le secret de l'imbrisable silence où se renfermait Pauline depuis la terrible dernière scène qui avait consommé une rupture commencée tant de jours auparavant. Elle ne s'était plus défendue. À quoi bon? Si elle gardait cette correspondance, si elle l'avait feuilletée par ce soir de Noël, c'était uniquement pour y retremper sa haine toujours vivante contre ce misérable qu'elle avait retrouvé sur son chemin, par le plus inattendu, par le plus dur des hasards. Et il allait se marier, prendre la vie de cette charmante Mlle Scilly, qu'il suffisait presque d'avoir aperçue au passage pour l'aimer! Si pourtant cette jeune fille et sa mère savaient la vérité de ce caractère, si elles connaissaient l'infamie de sa conduite envers la pauvre maîtresse de sa vingt-cinquième année, et dans quelles conditions d'affreuse angoisse morale il l'avait abandonnée, à la veille d'accoucher, et si malheureuse, que penseraient ces deux femmes du cœur de cet homme? Il suffirait cependant, pour les éclairer, de leur montrer ces lettres qu'elle avait eu le tort de relire ce soir, non point qu'elle fût tentée une seconde par une si basse vengeance; mais, après des années, elle ne pouvait, sans un sursaut de dégoût, penser au traitement que lui avait infligé son bourreau, et elle redisait, en repoussant le coffret, la phrase amère:

– «Combien était vil, combien n'était rien ce qu'ils ont aimé!..» Elle ajoutait: «À quoi me sert de reprendre tous ces souvenirs?.. C'est le voisinage de cet homme qui en est la cause. Heureusement, ce sont les tout derniers jours…»

Dès la première heure, en effet, où elle avait su la présence de son ancien amant dans l'hôtel, de rester sous le même toit lui avait paru insupportable. À ce moment même, – oh! la triste ironie des ignorances réciproques sur lesquelles se terminent presque tous les amours! – le jeune homme se demandait par quels procédés il déjouerait la scélératesse et les ruses qu'il appréhendait de sa part, à elle. Un sentiment avait empêché Pauline Raffraye de changer d'hôtel, qui s'expliquait par la suite entière de cette tragédie morale. Il se reproduit chez tous ceux qui ont subi comme elle une trop outrageante méconnaissance de leur caractère. Elle avait jugé qu'en s'en allant elle paraîtrait rougir devant celui qu'elle considérait comme son mortel ennemi. Il lui avait semblé que de se retirer ainsi constituait une espèce de honteux aveu, une lâche désertion, et elle était restée. Puis, la rencontre avec Francis dans le jardin du Continental et le regard jeté par lui sur l'enfant avaient fait peur à la mère. Elle n'avait pas douté une minute qu'il n'eût retrouvé sur le visage d'Adèle cette ressemblance effrayante qui faisait qu'elle-même enfermait sous clef les portraits de son amie morte. Devant une si indiscutable évidence d'hérédité, – une de ces évidences qui sont quelquefois le supplice d'une femme adultère durant une longue vie, – Francis avait dû reconnaître son sang. Il se savait le père de la petite fille. Pauline avait prévu, dès le premier jour, que cette confrontation aurait lieu. Puis elle avait conclu, avec une grande tristesse: «Cela non plus ne lui fera rien.» Elle n'avait échangé qu'un coup d'œil avec le jeune homme et elle avait compris qu'il était bouleversé. Une appréhension affreusement pénible l'avait saisie alors, à la pensée que ce trouble pouvait aboutir à une tentative de rapprochement. Quoique ni le lendemain de cette rencontre, ni pendant les jours qui suivirent, Nayrac n'eût manifesté par un signe quelconque une pareille intention, la mère s'était sentie si mal à l'aise sous le coup de cette menace, que la rancunière fierté de la femme avait cédé. Elle s'était résolue à quitter l'hôtel et à louer, pour le reste de l'hiver, une petite villa que son médecin, la seule personne qu'elle vît à Palerme, lui avait indiquée à une extrémité du Jardin Anglais, dans le quartier par conséquent le plus éloigné du bord de la mer et du Continental. La nécessité de quelques réparations indispensables et le renouvellement partiel du mobilier avaient seuls retardé son installation, qui aurait lieu avant la fin de la semaine. Une fois chez elle, gardée par ses deux servantes et par un ménage du pays que le docteur lui procurait pour la cuisine et la voiture, aucune sorte de rapports ne serait plus possible entre elle et Francis, elle en était bien certaine, ni surtout entre Francis et l'enfant. Sa crainte que le jeune homme parlât seulement à la petite fille était si forte, qu'empêchée par sa faiblesse d'accompagner cette dernière, elle avait hésité à la laisser descendre au Christmas-tree du cavalier Renda. Puis elle s'était dit que Francis Nayrac, s'il assistait aussi à cette réunion, s'y trouverait enchaîné par la présence de sa fiancée et de Mme Scilly. Elle avait vu Adèle si désireuse de cette fête, et les occasions de divertissement étaient si rares dans leur mélancolique existence, qu'elle avait consenti à l'envoyer. Maintenant il était dix heures. L'enfant allait remonter et la mère souriait d'avance au plaisir qu'aurait goûté sa fille, en se répétant:

– «Nous aurons eu toutes les deux notre Noël, un peu de distraction pour elle, et pour moi sa gaieté…»

Elle en était là de ses rêveries, égarées entre les réminiscences de son triste passé et l'espoir d'un séjour plus calme dans la villa Cyané, – c'était le nom que le propriétaire avait donné à cette petite maison, par souvenir de Syracuse, sa patrie, et de la source dédiée à la nymphe aux yeux couleur du bleu des bluets, qui fut changée en fontaine pour avoir trop pleuré Proserpine. Cette délicate légende de l'antiquité romanesque avait tant plu à Pauline Raffraye!.. – Elle entendit la porte de l'étroit vestibule qui précédait sa chambre à coucher s'ouvrir de ce mouvement doux, si contraire à l'habituelle brusquerie des enfants, et elle y reconnut la manière d'Adèle. Une précoce sollicitude pour sa mère faisait de cette petite fille, dans cet âge de vivacité où le geste suit la pensée avec une violence toute spontanée, une mignonne fée silencieuse, une elfe au pas à peine appuyé, qui allait, qui venait, sans jamais révéler sa présence par un bruit trop fort et dont pussent souffrir les nerfs de la malade. Cette surveillance continue, presque involontaire, de ses moindres gestes, était une caresse déjà pour la mère. Il semblait que l'enfant prît comme un soin d'annoncer son approche par une grâce d'attention et de ménagement. Un coup presque timide frappé à la seconde porte, et Adèle entra dans la chambre à coucher, avec une tendresse que disaient et ses prunelles brunes et son fin visage, et son sourire et tout son être d'où il émanait comme une idolâtrie. À cette expression, dont elle s'illuminait chaque fois qu'elle revenait après une absence longue ou courte, il était visible qu'elle ne vivait pas seulement pour sa mère. Elle vivait de sa mère. Quoiqu'elle arrivât d'un spectacle qui l'avait intéressée sincèrement et qu'elle tînt dans ses bras la poupée sicilienne dont elle était amoureuse, son premier instinct ne fut pas de parler d'elle-même ni des sensations qu'elle venait d'éprouver. Elle alla droit au lit en courant à peine; elle prit la blanche main que Mme Raffraye lui tendait, – cette main comme vide de sang et si amaigrie que les bagues trop larges glissaient autour des doigts fluets, – elle y appuya un long, un passionné baiser, tandis que son regard aimant fixait, caressait le pâle visage où sa rentrée avait ramené comme un reflet de jeunesse, et elle interrogeait:

– «Nous ne sommes pas restées trop longtemps?.. Tu ne t'es pas ennuyée après moi?.. Demande à Annette si je ne suis pas partie aussitôt qu'elle m'a dit l'heure?..»

– «Aussitôt,» insista la vieille bonne qui était entrée avec l'enfant. Son immobilité familière prouvait qu'elle était habituée à passer des heures en tiers entre la mère et la fille, non pas comme une servante, mais comme une humble amie, comme le chien qui se couche à vos pieds sans que vous y fassiez presque attention. Ce droit à la présence est le seul prix du dévouement qui éclaire son obscur regard, – dévouement instinctif, animal, silencieux!.. Ce sont les seuls que supportent auprès d'elles les destinées brisées. Et la petite continuait:

– «Dis, si tu te sens tout à fait bien? As-tu déjà dormi un peu?..»

– «Je suis très bien,» répondit la mère. «Que je t'embrasse d'abord, et puis assieds-toi là pour me raconter ta soirée. T'es-tu amusée?..»

– «Oh! beaucoup! beaucoup!..» reprit l'enfant, et ses yeux quittèrent la malade pour fixer dans l'espace l'image du tableau qu'elle venait de contempler en réalité, et qui se transformait déjà en une grandiose vision de féerie, grâce à la magie de son enfantine mémoire. «Figure-toi,» racontait-elle, «qu'il y avait une foule, mais une foule, mille personnes peut-être… et au milieu du salon un arbre aussi haut que le vieux sapin du parc à Molamboz, et des bougies sur cet arbre, je ne sais pas, moi, plus de mille aussi, et des musiciens, de vrais acteurs, mis comme des pantins, qui dansaient en chantant, et un bonhomme Noël qui ressemblait au père Jean-Claude de chez nous et qui m'a apporté cette fille… Je vais la mettre à dormir avec l'autre cette nuit. Comme cela je serai sûre qu'elles seront bonnes amies demain… Et puis…» Elle s'arrêta quelques secondes. Ce mot d'amie, par une naturelle association d'idées, lui rappelait tout à coup le souvenir de sa voisine. «J'oubliais de te dire,» ajouta-t-elle, «que j'étais à côté d'une demoiselle si gentille!.. tu te souviendras, je t'en ai parlé l'autre jour, celle que j'avais vue dans le jardin…»

 

– «Oui,» interrompit Annette avec un léger embarras. Elle savait trop que Mme Raffraye n'aimait guère les connaissances de hasard. «Madame l'a bien rencontrée aussi. C'est cette demoiselle de Paris qui passe l'hiver ici avec sa mère et son prétendu… On s'est trouvé placé à côté d'elle, parce qu'il faut dire à Madame qu'on vous donnait vos fauteuils et qu'on ne pouvait pas changer comme on voulait…»

– «J'espère que tu n'as pas été indiscrète?» questionna Pauline en s'adressant à la petite fille. Elle venait de sentir comme une main lui serrer physiquement le cœur. L'image de la fiancée de Francis Nayrac, assise auprès d'Adèle, lui fut une impression si douloureuse et si imprévue, que sa voix trembla dans cette simple demande, et la petite fille répondit avec une soudaine rougeur à ses joues trop minces:

– «Je crois que non, maman. Mais…» Et elle s'arrêta, comme embarrassée.

– «Cette demoiselle t'a parlé?» interrogea de nouveau la mère.

– «Oui,» dit Adèle, «je sais que ce n'est pas bien de causer avec des personnes que l'on ne connaît pas… Seulement, celle-là, c'est comme si on l'avait toujours connue…»

– «Et que t'a-t-elle demandé?» continua Mme Raffraye.

– «Comment tu allais, d'abord,» dit l'enfant de plus en plus troublée. Par quelle mystérieuse correspondance éprouvait-elle, sans qu'elle s'en rendît compte, le contre-coup immédiat des moindres émotions que subissait sa mère? Cette dernière la comparait souvent à ces larges anémones violettes qu'elle affectionnait entre toutes et dont elle avait un bouquet auprès de sa lampe en ce moment encore, frêles et vivantes fleurs ouvertes ou refermées selon que le soleil les enveloppe ou les abandonne. Elle était, elle, la lumière dont s'épanouissait son enfant. Sauf ce petit tremblement quasi imperceptible de la voix, rien n'avait trahi son déplaisir. Sa main avait continué de boucler les cheveux de la petite, sa bouche de lui sourire, ses yeux de la regarder avec leur tendresse accoutumée, et Adèle avait deviné que cette conversation avec sa voisine durant la fête d'en bas causait à la malade une contrariété profonde. Elle continuait cependant:

– «Et puis elle m'a parlé de Molamboz et de notre arbre de Noël, l'année passée, et puis de Françoise et d'Annette, et puis nous avons parlé de sa mère, à elle, qui était là. Elle m'a raconté qu'en deux mois Palerme l'avait guérie…» Elle se tut. Sa délicatesse lui faisait craindre d'en dire plus long, car le souvenir de son père – de celui qu'elle croyait son père – lui paraissait, dans ses timides divinations d'enfant trop tendre, devoir être de nouveau pénible à sa chère malade. Elle était trop franche cependant pour mentir, et elle ajouta, donnant, avec une câline finesse de petite femme, un tour plus touchant à une idée trop triste: «Nous avons aussi causé du paradis et de ceux qui nous y attendent… Tu comprends?..» Et, prenant de ses deux mains la main qui flattait toujours ses boucles: «Tu n'es pas fâchée, maman?..» conclut-elle.

– «Non, mon petit être…» dit Pauline, et malgré son trouble elle se sentit prise de pitié pour l'anxiété de ces tendres yeux qui lui révélaient, une fois de plus, une âme visionnaire à force d'amour. Mais cette conversation avec Mlle Scilly n'était rien encore à côté d'une autre qu'elle redoutait trop, et elle insista: «Tu n'as parlé qu'à cette demoiselle?..»

– «Rien qu'à elle,» répondit l'enfant, «Pourquoi me demandes-tu cela?»

– «Pour être sûre que tu as été très sage,» fit la mère, «et maintenant va coucher ta nouvelle fille et te coucher toi-même…» Elle souriait de nouveau en renvoyant Adèle sur cette phrase de badinage. Aussitôt seule, l'émotion remplaça ce rire trompeur sur sa bouche redevenue amère, et elle dit presque à voix haute: «Allons, il n'a pas osé. Une fois de plus j'aurai eu peur pour rien…» Mais si elle avait pris, comme cela lui arrivait quelquefois, pour suivre les progrès de sa misère physique, le miroir à main caché sous les oreillers, elle y eût aperçu des traits décomposés qui démentaient ce soupir de soulagement et cette fausse sécurité. Pensive, elle éteignit sa lampe pour dormir, et à peine dans les ténèbres son imagination commença de travailler sur le simple récit qu'elle venait d'entendre, avec une intensité qui ne lui permit pas le sommeil. Ses dix années de solitude lui avaient trop supprimé cette sensation de l'événement inattendu, qui rend la vie sociale presque intolérable à ceux qui s'en sont une fois affranchis. Elle se démontra bien que ce nouveau hasard de rencontre n'était qu'une conséquence naturelle de cet autre hasard autrement extraordinaire, quoique au demeurant très naturel aussi: sa présence dans le même hôtel que son ancien amant, dans ce caravansérail cosmopolite où ils s'étaient retrouvés. Inquiète comme elle était depuis trois semaines sur les intentions possibles de Nayrac, au point de s'être décidée à ce fatigant déménagement, elle se demanda soudain si cette conversation de Mlle Scilly avec Adèle ne marquait pas la première étape d'un plan de campagne calculé. Cet homme qui avait été son bourreau et qui la savait si révoltée contre lui, n'était-il pas capable d'avoir tout aménagé pour que Mlle Scilly rencontrât la petite fille, – et dans quel but?.. Ici sa raison se confondait, pauvre raison troublée par le souvenir d'une injustice de tant d'années, envahie par la fièvre, épuisée par l'abus de la rêverie, ébranlée surtout par l'épouvante irritée que la présence de son ancien amant, presque à côté d'elle, lui infligeait depuis ces dernières semaines. Elle entrevoyait des complications de projets aussi extravagantes que ténébreuses, allant jusqu'à concevoir comme probable que Francis tenterait de lui enlever son enfant. Tel était l'excès de son anxiété, qu'elle ne put dompter qu'au matin, grâce à l'empoisonnement du chloral, honteux esclavage qu'elle avait subi autrefois, dans l'agonie de ses mauvais jours. Le passionné désir de vivre pour Adèle l'en avait arrachée, et elle s'y sentait retomber depuis que la cruauté de ce voisinage lui était imposée quotidiennement. Que devint-elle, lorsque, au sortir de cet obscur et presque douloureux sommeil, on lui remit son courrier du matin et qu'elle aperçut l'écriture de Francis sur une enveloppe? Par la fenêtre qu'une des femmes de chambre ouvrait en ce moment, le jour entrait et le soleil, et un morceau de l'azur du vaste ciel clair. Adèle se précipitait, elle aussi, portant dans ses bras, pêle-mêle, la pendule, la chaise, les dix petits cadeaux trouvés à côté de ses souliers. Elle riait de son joli rire, gai comme cette lumière et comme cette matinée. Que pouvaient et ce ciel bleu et ce radieux soleil, et la joie même de la petite fille, contre l'émotion à la fois effrayée et indignée qu'éprouvait la malade à la lecture de ce billet, où Nayrac avait cru mettre du tact et de la générosité?

– «Mon instinct de mère ne m'avait pas trompée,» pensa-t-elle. «Il veut se rapprocher de sa fille. Mais elle est à moi, à moi seule… Il ne l'aime pas. Il n'a pas le droit de l'aimer. Il ne s'en fera pas aimer. Je ne veux pas qu'il l'aime…» Et, prenant tout à coup Adèle dans ses bras, et la serrant contre son cœur d'une étreinte affolée, elle se mit à la couvrir de baisers, et elle lui disait: «Tu m'aimes, n'est-ce pas? Répète-le-moi. Répète que tu es heureuse d'être avec moi ici, que tu seras plus heureuse encore quand nous serons toutes deux seules, dans une maison rien qu'à nous, avec un jardin rien qu'à nous. Et puis, quand je serai guérie, n'est-ce pas que cela te fera plaisir de rentrer à Molamboz avec moi, toujours avec moi, rien qu'avec moi?..»