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IX

Dans le fiacre qui l'emportait vers l'avenue Friedland, au lendemain de cette nuit d'agonie, Thérèse de Sauve ne prit aucune des précautions qui lui étaient habituelles, comme de changer de voiture en route, de nouer sur son visage une double voilette, d'épier au détour des rues, par la petite vitre de derrière, si rien de suspect n'accompagnait sa promenade clandestine. Toute cette craintive cachotterie de l'amour défendu lui plaisait autrefois délicieusement, à cause d'Hubert. Assurer le mystère de leur intrigue, n'était-ce pas en assurer la durée? Il s'agissait bien de cela, maintenant! Elle tenait dans sa main non gantée une petite clef d'or pendue à la chaînette d'un bracelet, – joli bijou de tendresse que son amant avait fait arranger pour elle. Cette clef, qui ne quittait jamais son poignet, servait à ouvrir la porte du rez-de-chaussée prêté par Emmanuel Deroy, asile adoré des quelques journées où elle avait vraiment vécu sa vie, oasis de rêve vers laquelle la malheureuse allait à présent comme vers un cimetière. Il devait y avoir de l'orage dans la journée, car l'atmosphère de ce matin d'automne était lourde et toute chargée d'une sorte de torpeur électrique, dont l'influence exaspérait encore ces nerfs malades de femme. Elle ne dit pas à son cocher, comme elle faisait toujours, de pousser la voiture dans l'allée, car la maison avait deux issues, et la porte cochère grande ouverte lui permettait d'arriver avec le fiacre devant la porte même de l'appartement, sans être vue du concierge dont la discrétion était d'ailleurs garantie par les profits que rapportait la liaison de l'ami de son locataire. Tout le long du chemin, elle avait fixé les yeux sur les moindres détails des rues successivement traversées; elle les connaissait si bien, depuis les enseignes des boutiques jusqu'à la physionomie des maisons, parce que ces images étaient associées aux plus heureux souvenirs de son trop court roman. Elle leur disait en pensée le même adieu funèbre qu'à son bonheur. Elle aussi, en proie aux hallucinations de l'épouvante, elle ne distinguait plus le possible du réel, elle ne doutait plus qu'Hubert ne sût tout. Elle relisait le billet reçu la veille et dont tous les mots, pour elle qui connaissait si bien le caractère du jeune homme, trahissaient une profonde angoisse. D'où cette angoisse serait-elle venue, sinon d'un évènement relatif à leur amour? Et de quel évènement, sinon d'une révélation sur l'horrible tromperie, sur l'acte infâme commis par elle, oui, par elle-même? Ah! s'il était quelque part une eau lustrale pour se laver le sang et, avec lui, le souvenir de toutes les fièvres mauvaises! Mais non; il continue de courir dans nos veines, ce sang chargé de nos péchés les plus honteux. Il n'y a pas eu d'interruption entre le battement de notre pouls à l'heure du remords et son battement à l'heure de la faute. Et Thérèse sentait de nouveau s'appuyer sur son visage les baisers de l'homme avec lequel elle avait trahi Hubert. Elle les avait rendus, cependant, ces affreux baisers.

– «Ah! s'il m'interroge, comment trouver la force de lui mentir, et à quoi bon?..» Cette phrase à laquelle aboutissaient depuis la veille toutes ses méditations, elle se la disait encore à la minute où elle se trouvait devant la porte, derrière laquelle allait sans doute se jouer une des scènes les plus tragiques pour elle du drame de sa vie. Elle eut du mal à glisser la petite clef d'or dans la serrure, tant ses doigts tremblaient, – cette clef donnée pour être maniée avec d'autres sentiments! Elle savait, à n'en pas douter, qu'au seul bruit de cette clef tournant sur le pêne, Hubert serait là, derrière cette porte, à l'attendre. Il était là, en effet, qui la reçut dans ses bras. Il sentit ses lèvres toutes froides. Il la regarda, ainsi qu'il faisait chaque fois, après l'avoir pressée contre lui. On eût dit qu'il voulait se persuader de la vérité de sa présence. Ce premier baiser infligeait toujours à Thérèse un spasme au cœur, et il lui fallait toute sa crainte de déplaire à son ami pour se détacher de ses bras. Encore à ce moment, et malgré les tortures de la nuit, elle tressaillit jusqu'au fond de l'être, et comme un désir fou s'empara d'elle de griser Hubert par tant de caresses qu'ils oubliassent tous deux, lui, ce qu'il avait à demander, elle, ce qu'elle avait à répondre. Ce ne fut qu'un frisson, pourtant, et qui tomba rien qu'à entendre la voix du jeune homme la questionner avec anxiété. «Tu es malade?» disait-il. La voyant toute pâlie, le tendre enfant se reprochait de l'avoir fait venir par cette matinée, et devant cette évidente souffrance, il avait déjà oublié le motif du rendez-vous. D'ailleurs, sa confiance dans l'issue de l'entretien était telle, qu'il n'avait pas eu de reprise de ses soupçons depuis la veille. «Tu es malade?» répéta-t-il en l'entraînant dans l'autre pièce et la faisant s'asseoir sur un divan. Comme Emmanuel Deroy avait été attaché à l'ambassade de Constantinople avant d'aller à Londres, son appartement était tout garni d'étoffes d'Orient, et ce grand divan, drapé de tapis, placé juste en face de la porte d'un petit jardin, était particulièrement chéri d'Hubert et de Thérèse. Ils avaient tant causé parmi ces coussins où reposaient leurs têtes unies, dans ces minutes de l'intimité qui suivent les ivresses de l'amour, – intimité que lui, du moins, préférait à ces ivresses; il avait beau aimer Thérèse jusqu'à tout lui sacrifier, il n'en était pas moins demeuré catholique au fond de sa conscience, et un obscur remords mêlait sa secrète amertume à la douceur que lui versaient les baisers. Il pensait à sa propre faute et surtout au péché qu'il faisait commettre à Thérèse; car, dans la naïveté de son cœur, il s'imaginait l'avoir séduite. Elle s'affaissa plutôt qu'elle ne s'assit sur ce profond divan, et il commença de lui ôter sa voilette, son chapeau et son manteau. Elle le laissait faire en lui souriant avec un attendrissement infini. Au sortir de ses heures de tourmentante insomnie, c'était pour elle quelque chose de si amer tout à la fois et de si pénétrant que l'impression de la câlinerie du jeune homme! Elle le trouvait si affectueux, si délicatement intime, si pareil à lui-même, qu'elle songea que, sans doute, elle s'était trompée sur le sens du billet, et à la question sur sa santé, afin de sortir d'incertitude tout de suite, elle répondit:

– «Non, je ne suis pas malade; mais le ton de ta dépêche était si étrange qu'il m'a inquiétée.

– «Ma dépêche? reprit Hubert en lui serrant les mains, qu'elle avait froides, pour les réchauffer. Ah! ce n'était pas la peine… Tiens, maintenant je n'ose plus même t'avouer pourquoi je l'ai écrite.

– «Avoue tout de même, fit-elle avec une insistance déjà angoissée, car l'embarras d'Hubert venait de lui rendre l'inquiétude dont elle avait tant souffert.

– «On est si étrange! reprit le jeune homme en secouant la tête. On a des heures où l'on doute malgré soi de ce que l'on sait le mieux… Mais il faut d'abord que tu me pardonnes d'avance.

– «Te pardonner, dit-elle, mon ange! Ah! Je t'aime trop!.. Te pardonner?» répéta-t-elle; et ces syllabes, qu'elle entendait sa propre voix prononcer, retentissaient dans sa conscience d'une façon presque intolérable. Qu'elle aurait voulu en effet avoir à pardonner et non pas à être pardonnée! «Mais quoi?..» interrogea-t-elle d'une voix plus basse et qui révélait le recommencement de son trouble intérieur.

– «D'avoir pu me laisser troubler une minute par une infâme calomnie, que des personnes qui haïssent notre amour m'ont rapportée sur ta vie à Trouville… Mais qu'as-tu?..» – Cette phrase, et plus encore le son de voix avec lequel elle avait été prononcée, était entrée dans le cœur de Thérèse comme une lame. Peut-être si Hubert l'avait accueillie dès son arrivée, par des paroles de soupçon, ainsi que les hommes savent en inventer, dont chaque mot suppose une absence de foi qui devance les preuves, aurait-elle trouvé dans son orgueil de femme l'énergie d'affronter le soupçon et de nier. Mais il y avait dans toute l'attitude du jeune homme, depuis le début de cette explication, cette sorte de confiance tendre et candide qui impose la sincérité à toute âme demeurée un peu noble; et malgré ses défaillances, Thérèse n'était pas née pour les compromis des adultères, ni surtout pour les complications des trahisons. Elle était de ces créatures capables de grands mouvements de conscience, de soudains reflux de générosité, qui, descendues à un certain degré, disent: «C'est assez d'abjection» et préfèrent se perdre tout à fait que de s'abaisser davantage. Les remords des dernières semaines l'avaient d'ailleurs amenée à cet état de sensibilité souffrante qui pousse aux actes les plus déraisonnables, pourvu que ces actes fassent finir la souffrance. Et puis, l'énervement de la nuit d'insomnie, augmenté encore par le malaise du jour orageux, lui rendait aussi impossible de dissimuler ses émotions qu'il l'est à un soldat, frappé de panique, de dissimuler sa peur. En ce moment, son visage était à la lettre bouleversé par l'effet de ce qu'elle venait d'écouter, et par l'attente de ce que son bourreau inconscient allait dire. Il y eut une minute d'un silence plus que pénible pour tous les deux. Le jeune homme, assis sur le divan à côté de sa maîtresse, la regardait, avec ses paupières baissées, sa bouche entr'ouverte, sa face de morte. L'excès de ce trouble avait quelque chose de si étonnamment significatif, que tous les soupçons, soulevés et chassés la veille, se réveillèrent à la fois dans la pensée de l'enfant. Il vit soudain devant lui des gouffres, dans l'éclair d'une de ces intuitions instantanées qui nous illuminent parfois tout le cerveau, à des heures d'émotion suprême.

– «Thérèse! cria-t-il, épouvanté de sa propre vision et de l'horreur subite qui l'envahissait. Non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas possible…

– «Quoi? fit-elle encore; parlez, je vous répondrai.»

 

Le passage du tendre «tu» de leur intimité à ce «vous», que son accent vaincu rendait si humble, acheva d'affoler Hubert: – «Mais non! continua-t-il en se levant et se mettant à marcher à travers la chambre d'un pas brusque dont le bruit piétinait le cœur de la pauvre femme; je ne peux même pas formuler cela… je ne peux pas… Eh bien! si!.. fit-il en s'arrêtant devant elle: «On m'a dit que tu avais été à Trouville la maîtresse d'un comte de La Croix-Firmin, que c'était la fable de l'endroit, que des jeunes gens t'avaient vu entrer chez lui et l'embrasser, que lui-même s'était vanté d'avoir été ton amant… Voilà ce qu'on m'a dit, et dit avec une telle insistance que j'ai subi une minute l'affolement de cette calomnie; et alors j'ai éprouvé le besoin maladif de te voir, de t'entendre m'affirmer seulement que ce n'est pas vrai. Cela suffira pour que je n'y pense plus jamais… Réponds, mon amour, que tu me pardonnes d'avoir pu douter de toi, que tu m'aimes, que tu m'as aimé, que tout cela n'est qu'un odieux mensonge!..» Il s'était jeté à ses genoux en disant ces paroles; il lui prenait les mains, les bras, la taille; il se suspendait à elle, comme, au moment de se noyer, il se serait accroché au corps de celui qui se fût jeté à l'eau pour le sauver.

– «Que je vous aime, cela est vrai, lui répondit-elle d'une voix à peine distincte.

– «Et tout le reste est un mensonge?» supplia-t-il éperdu. Ah! pour un mot sorti de cette bouche, il eût donné sa vie à cette seconde. Mais la bouche restait muette, et, sur les joues si pâles de cette femme, des larmes se mirent à couler, lentes et longues, sans un sanglot, sans un soupir, comme si c'eût été son âme qui pleurait ainsi. Un tel silence, de telles larmes, dans un tel instant, n'était-ce pas la plus claire, la plus cruelle de toutes les réponses?

– «C'est donc vrai?..» interrogea-t-il encore. Et comme elle continuait à se taire: «Mais réponds, réponds, réponds,» reprit-il avec une violence effrayante, qui arracha à cette bouche, dans les coins de laquelle continuaient à couler ces larmes lentes, un «oui» si faible qu'il l'entendit à peine, – et cependant il devait l'entendre toujours! – Il se releva d'un bond et tourna les yeux autour de lui avec égarement. Il y avait des armes appendues aux murs. Une tentation de lacérer cette femme avec une des lames qui brillaient s'empara de ce fils de soldat, – si forte qu'il recula. Il regarda de nouveau ce visage sur lequel les mêmes larmes coulaient, intarissables. Il jeta ce «ah!» d'agonie, sorte de cri de bête blessée à mort qu'arrache un spectacle d'horreur, et, comme s'il eût eu peur de tout, de ce spectacle, de ces murs, de cette femme, de lui-même, il s'enfuit de la chambre et de l'appartement, la tête nue, l'âme affolée. Il avait eu assez de force pour sentir qu'après cinq minutes il serait devenu un meurtrier.

Il s'enfuit, où? comment? par quels chemins? Jamais il ne sut avec netteté ce qu'il avait fait durant cette journée. Il se rappela, le lendemain, et parce qu'il en eut la preuve palpable auprès de lui, qu'à un moment il s'était vu dans la glace d'une devanture, la face hagarde, les cheveux au vent, et que, par une bizarre survivance du sentiment de la tenue, il était entré dans une boutique pour y acheter un chapeau. Puis il avait marché droit devant lui, traversant d'interminables quartiers de Paris. Les maisons succédaient aux maisons, indéfiniment. A une minute, il fut dans la campagne de la banlieue. L'orage éclata, et il put s'abriter sous un pont de chemin de fer. Combien de temps resta-t-il ainsi? La pluie tombait par torrents. Il était appuyé contre une des parois du pont. D'intervalle en intervalle des trains passaient, ébranlant toutes les pierres. La pluie cessa. Il reprit sa marche, s'éclaboussant aux flaques d'eau, n'ayant pas mangé depuis le matin, et n'y prenant pas garde. Le mouvement automatique de son corps lui était nécessaire pour ne pas sombrer dans la folie, et, instinctivement, il allait. La monstrueuse chose qu'il avait aperçue à travers le saisissement d'une foudroyante épouvante, était là, devant ses yeux, il la voyait, il la savait réelle, et il ne la comprenait pas. Il était comme un homme assommé. Il éprouvait une sensation si insupportable qu'elle n'était même plus de la douleur, tant elle dépassait les forces de son être en les écrasant. Le soir tombait. Il se retrouva sur la route de sa maison, conduit par l'impulsion machinale qui ramène l'animal saignant du côté de sa tanière. Vers dix heures, il sonnait à la porte de l'hôtel de la rue Vaneau.

– «Il n'est rien arrivé à M. Hubert? fit le concierge; ces dames étaient si inquiètes…

– «Fais-leur dire que je suis rentré, dit le jeune homme, mais que je suis souffrant et que je désire être seul, absolument seul, tu entends, Firmin.»

Le ton avec lequel cette phrase était dite coupa toute question sur la bouche du vieux domestique. Il suivit Hubert, comme hébété de l'éclair de fureur qu'il venait de surprendre dans les yeux de son jeune maître et du désordre de sa toilette. Il le vit traverser le vestibule, entrer dans le pavillon, et il monta lui-même jusqu'au salon pour transmettre à sa maîtresse l'étrange commission dont il était chargé. La mère avait attendu le fils pour le déjeuner. Hubert n'était pas rentré. Quoique cela ne lui fût jamais arrivé de manquer sans prévenir, elle s'était efforcée de ne pas trop s'inquiéter. L'après-midi s'était passée sans nouvelles, puis l'heure du dîner avait sonné. Pas de nouvelles encore.

– «Maman, avait dit Mme Liauran à Mme Castel, il est arrivé un malheur. Qui sait où le désespoir l'aura entraîné?»

– «Il aura été retenu par des amis,» avait répondu la vieille dame, dissimulant sa propre inquiétude pour dominer celle de sa fille.

Lorsque la porte s'était ouverte à dix heures, avec sa finesse d'ouïe et du fond du salon, Mme Liauran avait entendu le bruit, et elle avait dit à sa mère et au comte Scilly, prévenu depuis le dîner: «C'est Hubert.» Quand Firmin eut rapporté la phrase du jeune homme: «Il faut que je lui parle,» s'était écriée la malade. Et elle s'était redressée sur son séant, comme ne se souvenant pas qu'elle ne pouvait plus marcher.

– «Le comte va se rendre auprès de lui, fit Mme Castel, et nous le ramener.»

Au bout de dix minutes, Scilly revint, mais seul. Il avait frappé à la porte, puis essayé de l'ouvrir. Elle était fermée à double tour. Il avait appelé Hubert plusieurs fois; ce dernier l'avait enfin supplié de le laisser.

– «Et pas un mot pour nous? demanda Mme Liauran.

– «Pas un mot, répondit le général.

– «Qu'avons-nous fait? reprit la mère. A quoi cela m'aurait-il servi de le détacher de cette femme, si j'ai perdu son cœur?

– «Demain, répliqua Scilly, vous le verrez revenir à vous plus tendre que jamais. Au premier moment, cela vous terrasse. Il a cherché des preuves de ce que nous lui avions dit, et il en a trouvé: voilà l'explication de son absence et de sa conduite.

– «Et il n'est pas venu souffrir auprès de moi! fit la mère. Mon Dieu! est-ce qu'en croyant l'aimer pour lui, je ne l'aurais aimé que pour moi? Voulez-vous sonner, général, qu'on me porte dans ma chambre?» Et lorsqu'on eut roulé dans l'autre pièce le fauteuil qu'elle ne quittait plus maintenant, et qu'elle fut couchée dans son lit: «Maman, dit-elle à Mme Castel, écarte le rideau, que je regarde ses fenêtres.» Puis, comme Hubert n'avait pas fermé ses volets et qu'on voyait passer et repasser son ombre: «Ah! maman, dit-elle encore, pourquoi les enfants grandissent-ils? Autrefois, il n'aurait pas eu une peine sans venir la pleurer sur mon épaule, comme je fais sur la vôtre, et maintenant…

– «Maintenant, il n'est pas plus raisonnable que sa mère, dit la vieille dame qui n'avait presque point parlé de la soirée et qui, mettant un baiser sur les cheveux de sa fille, la fit se taire en laissant tomber cette phrase où se révélait son propre martyre: «J'ai mal à vos deux cœurs.»

X

Quand, au matin, Mme Liauran fit prendre des nouvelles de son fils, ce dernier répondit qu'il descendrait pour déjeuner. A midi, en effet, il parut. Sa mère et lui n'échangèrent qu'un regard, et, aussitôt elle comprit l'étendue de la souffrance qu'il avait ressentie, rien qu'à la sorte de frisson dont il fut saisi en la revoyant. Elle était associée comme occasion, sinon comme cause, à cette souffrance, et il ne devait jamais l'oublier. Ses yeux avaient un je ne sais quoi de si particulièrement distant, sa bouche un pli de lèvres si fermé, tout son visage exprimait si bien la volonté de n'admettre aucune explication d'aucune sorte, que ni Mme Liauran ni Mme Castel n'osèrent l'interroger. Ces trois êtres avaient eu, depuis une année, bien des repas silencieux dans la salle à manger toute revêtue d'anciennes boiseries, vaste salle qui faisait paraître petite la table ronde placée au milieu. Mais tous les trois n'avaient jamais ressenti, comme ce jour-là, l'impression qu'il y aurait entre eux dorénavant, même s'ils se parlaient, un silence impossible à briser, quelque chose qui ne se formulerait pas et qui mettrait, pour bien longtemps, un arrière-fonds de mutisme, même sous leurs plus cordiales expansions. Quand, après le déjeuner, Hubert, qui n'avait fait que toucher aux plats, prit le bouton de la porte pour sortir du petit salon où il s'était à peine tenu cinq minutes, sa mère éprouva un désir timide et presque repentant de lui demander pardon pour la peine qu'elle lisait sur son visage taciturne.

– «Hubert? dit-elle.

– «Maman? répondit-il en se retournant.

– «Tu vas tout à fait bien aujourd'hui? interrogea-t-elle.

– «Tout à fait bien,» répondit-il d'une voix blanche, – une de ces voix qui suppriment du coup toute possibilité de conversation; – et il ajouta: «Je serai exact à l'heure du dîner, ce soir.»

Une préoccupation singulière s'était emparée du jeune homme. Après une nuit d'une torture si continuement aiguë qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais rien subi de pareil, il était redevenu maître de lui. Il avait traversé la première crise de son chagrin, celle après quoi on ne meurt plus de désespoir, parce qu'on a réellement touché le fond du fond de la douleur. Puis il avait repris ce calme momentané qui succède aux prodigieuses déperditions de force nerveuse, et il avait pu penser. C'est alors qu'une inquiétude l'avait saisi à l'endroit de Mme de Sauve, – inquiétude dépourvue de tendresse, car à cette minute, après l'assaut de chagrin qu'il venait de soutenir, il avait l'âme tarie, sa léthargie intérieure était absolue, il ne lui restait plus de quoi sentir. Mais il s'était souvenu tout d'un coup d'avoir laissé Thérèse dans le petit rez-de-chaussée de l'avenue Friedland, et son imagination n'osait pas former de conjectures sur ce qui s'était passé après son départ. C'est précisément à la fin du déjeuner que cette idée l'avait assailli; elle lui avait aussitôt donné, par-dessus sa douleur fondamentale, la seule émotion dont il fût capable, un frisson de terreur nerveuse. Il alla directement de la rue Vaneau à l'avenue, et quand il se trouva devant la maison, il n'osa pas entrer, bien qu'il eût la clef dans sa main. Il appela le concierge, vilain personnage auquel il ne parlait jamais sans répulsion, tant il haïssait sa face effrontée et glabre, son œil servile à la fois et insolent, et son ton de complice grassement payé:

– «Je fais toutes mes excuses à Monsieur, dit cet homme avant même qu'Hubert ne l'eût interrogé. Je ne savais pas que Madame fût encore là. J'avais vu sortir Monsieur; je suis entré, dans l'après-midi, pour donner un coup d'œil au ménage, comme je fais tous les jours. J'ai trouvé Madame assise sur le canapé. Elle semblait bien souffrante. Est-ce qu'elle va mieux aujourd'hui, Monsieur? ajouta-t-il.

– «Elle va très bien, répondit Hubert», et comme il éprouvait subitement une invincible répugnance à entrer dans l'appartement, et que d'autre part il voulait à tout prix ne pas mettre cet homme, pour lui si antipathique, à même de rien soupçonner du drame de sa vie, il reprit: «Je suis venu régler votre note. Je pars en voyage…

– «Mais Monsieur m'a déjà payé au commencement du mois, dit l'autre.

– «Je serai peut-être absent longtemps, fit Hubert, qui tira un billet de banque de son portefeuille. Vous mettrez cela en compte.

– «Monsieur n'entre pas? reprit le concierge.

– «Non», dit Hubert qui s'éloigna en se disant: «Je suis un innocent. Est-ce que ces femmes-là se tuent?»

Ces femmes-là! – Cette formule, qui lui était venue naturellement à l'esprit, à lui l'enfant jusque-là si naïf, si doux, si délicat, traduisait bien la sorte de sensation qui le dominait à cette heure, et qui dura plusieurs jours. C'était un immense dégoût, une nausée intime; mais si entière, si profonde, qu'elle ne laissait la place à rien d'autre dans son cœur. Il n'aurait même pas su dire s'il souffrait, tant le mépris absorbait toutes les forces vives de son être. Il apercevait cette femme, qu'il avait si religieusement idolâtrée et avec une ferveur si noble, comme plongée, comme vautrée dans un tel abîme de malpropreté, qu'il se faisait à lui-même l'impression de s'être, en l'aimant, roulé dans de la boue. C'était la vision physique dont il était la victime maintenant, d'un bout à l'autre du jour; à ce point qu'il ne pouvait l'interpréter et former quelque hypothèse sur le caractère de Thérèse. Cette vision s'infligeait à lui avec une précision matérielle qui touchait à l'hallucination. Oui, il voyait l'acte, et l'acte seul, sans avoir la force de secouer cette hideuse, cette obsédante hantise. Cela le paralysait d'horreur, et il ne pouvait penser qu'à cela. Une sorte de mirage ininterrompu lui montrait la prostitution de sa maîtresse, l'exécrable souillure, et, comme un homme atteint de la jaunisse regarde tous les objets à travers la bile qui lui injecte les yeux, c'est à travers ce dégoût que toute la vie lui apparaissait. Son âme était comme saturée d'amertume et cependant affreusement sèche. Il n'était pas une impression qui ne se transformât pour lui dans ce sentiment du sale et du triste. Il se levait, passait la matinée parmi ses livres, les ouvrait, ne les lisait pas. Il déjeunait, et la vue de sa mère, au lieu de l'attendrir, le crispait. Il rentrait dans sa chambre et reprenait son oisiveté morne de la matinée. Il dînait, puis, aussitôt après le dîner, quittait le salon, pour ne rencontrer ni le général ni son cousin, de qui la présence lui était insupportable. La nuit, s'il s'éveillait, il continuait de voir la scène maudite, avec la même impossibilité de parvenir à la douleur détendue. S'il s'endormait, il lui fallait, une fois sur deux, supporter le cauchemar de cette même vision. Comme il n'avait aucune idée sur la physionomie de l'homme avec lequel sa maîtresse l'avait trompé, ce qui surgissait devant son sommeil morbide, c'était d'horribles songes où toutes sortes de visages différents étaient mêlés. Le mal que lui faisait cette imagination le réveillait. La sueur inondait son corps, il éprouvait un déchirement au sein, comme si son cœur qui battait si vite allait se décrocher, et, à travers cette souffrance, c'était la même prostration de ses puissances affectueuses, si complète qu'il ne s'inquiétait même plus de savoir ce que Thérèse était devenue.

 

– «Après tout, se disait-il un matin en se levant, je vivais bien avant de la connaître! Je n'ai qu'à me remettre en pensée dans l'état où je me trouvais avant ce 12 octobre…» – Il se rappelait exactement la date. – «Il n'y a pas beaucoup plus d'un an; j'étais si paisible alors! J'aurai fait un mauvais rêve, voilà tout. Mais il faut détruire tout ce qui pourrait me rappeler ce souvenir.»

Il s'assit devant son bureau, après avoir mis de nouveau du bois dans le feu afin d'activer la flambée et fermé la porte à double tour. Il se rappela involontairement qu'il agissait ainsi autrefois, lorsqu'il voulait revoir le cher trésor de ses reliques d'amour. Il ouvrit le tiroir où ce trésor était caché: il consistait en un coffret de maroquin noir sur lequel étaient entrelacées deux initiales, un T et une H. Thérèse et lui avaient échangé deux de ces coffrets pour y conserver leurs lettres. Sur celui qu'il avait donné à son amie, il avait fait, à défaut des deux initiales, autographier le nom de Thérèse en entier. «Ai-je été enfant!» songea-t-il à l'idée des mille petites délicatesses de cet ordre auxquelles il s'était livré. Il y a toujours de la puérilité en effet dans les extrêmes délicatesses; mais c'est du jour où l'on est sur le chemin de la dureté de cœur que l'on pense ainsi. A côté de ce coffret gisaient deux objets qu'Hubert avait jetés là, le soir même du jour où il avait appris la trahison de sa maîtresse: l'un était sa bague, l'autre une fine chaîne d'or à laquelle était suspendue une clef toute mince. Il prit dans sa main le petit anneau, et regarda malgré lui sur la surface intérieure. Thérèse y avait fait graver une étoile et la date de leur séjour à Folkestone. Ce simple signe évoqua soudain devant Hubert une perspective indéfinie de réminiscences; il revit la porte de l'hôtel, l'escalier et son tapis rouge, le salon où ils avaient dîné, le garçon qui les servait avec son visage d'une respectabilité britannique, sa lèvre rasée, son menton trop long. Il l'entendit qui disait: I beg your pardon, et le sourire de Thérèse lui apparut. Quelle langueur flottait dans ses yeux alors, ces yeux dont la nuance d'un gris vert était en ces moments-là toute fondue, toute noyée d'un complet abandonnement de l'être intime, ces yeux où dormait un sommeil qui semblait l'inviter à en être le rêve! Hubert passa la bague à son doigt machinalement, puis la lança presque avec colère dans le tiroir, contre le bois duquel le métal rebondit. Pour ouvrir le coffret, il dut manier la chaîne. C'était un jaseron ancien qui lui venait de Thérèse. Il lui avait donné, lui, le bracelet auquel était attachée la clef de l'appartement, et elle lui avait, elle, donné cette chaînette pour qu'il pût porter à son cou la clef du coffret. Il avait gardé ce scapulaire d'amour des mois et des mois, et bien souvent il lui était arrivé de chercher avec la main le petit bijou sous sa chemise, pour se faire un peu de mal en se l'enfonçant contre la poitrine et se rappeler ainsi le tendre mystère de son cher bonheur. Que toute cette ivresse était loin aujourd'hui, ah! combien loin, combien perdue dans l'abîme du passé d'où il s'échappe une si affreuse odeur de mort! Quand il eut soulevé le couvercle du coffret, il s'accouda, et, le front dans sa main, il contempla ce qui restait de son bonheur, les quelques riens si parfaitement insignifiants pour tout autre, pour lui si pénétrés d'âme: un mouchoir brodé, un gant, une voilette, un paquet de lettres, un paquet de petites dépêches bleues, mises les unes dans les autres et formant comme un menu livre de tendresse. Et les enveloppes des lettres avaient été ouvertes avec tant de soin, le papier des dépêches déchiré si exactement. Les moindres détails remémoraient à Hubert les scrupules de piété amoureuse qu'il avait ressentis pour tout ce qui venait de sa maîtresse. Il y avait encore par-dessous les lettres et les dépêches un portrait d'elle, où elle était représentée dans le costume qu'elle portait à Folkestone: une simple jaquette ajustée en drap et un chapeau avancé dont l'ombre tombait un peu sur le haut du visage. Elle avait fait faire ce portrait pour le seul Hubert, et, en le lui donnant, elle lui avait dit: «Je pensais tant à nous, pendant que je posais… Si tu savais comme ce portrait t'aime!..» Et Hubert se sentait réellement aimé par ce portrait. Il lui semblait que de cet ovale du visage, que de cette bouche fine, que de ces yeux baignés de rêve, un effluve tendre se détachait et l'enveloppait; et c'est alors qu'à côté de la vision de la perfidie commença de nouveau à se dresser la vision de l'amour de Thérèse. Aussi évidemment qu'il savait, par son aveu, que cette femme l'avait trompé, il savait par ses souvenirs qu'elle l'avait aimé, qu'elle l'aimait encore. Il la revit telle qu'il l'avait laissée sur le canapé de leur cher asile, avec sa face convulsée et ses larmes surtout, ah! quelles larmes! Pour la première fois depuis cette heure fatale, il se rendit compte de la noblesse avec laquelle elle s'était confessée de sa faute, quand il lui était si aisé de mentir, et il laissa soudain échapper ce cri qui ne lui était pas encore venu à travers ses journées de douleur desséchée et déchirante: «Mais pourquoi? pourquoi?»