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La Chèvre d'Or

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XL
LA MESSE

C'est précisément ce matin que l'abbé Sèbe doit dire sa messe annuelle pour l'âme «des deux qui sont morts».

J'y assisterai, l'ayant promis.

La cloche tinte, nous partons. M. Honnorat et Saladine vont devant. Je les suis, curieusement regardé par les gens debout sur le seuil des portes, ayant eu cette audace, avec un sourire accueillie, d'offrir le bras à Mlle Norette.

Ganteaume est absent. Depuis quelques jours on ne sait jamais où trouver Ganteaume.

Église blanche et froide, sans tableaux aux murs, ni boiseries, nue comme une mosquée de village arabe. Deux rangées de bancs qu'un vide sépare. Et, de chaque côté, échangeant, malgré la sainteté du lieu, des regards farouches, les deux familles avec ceux qui tiennent pour elles. Car, si Galfar a ses partisans, M. Honnorat aussi a les siens. Moi je suis l'ennemi de tous. La Chèvre d'Or a réveillé les haines; à cause de la Chèvre d'Or, les partisans de M. Honnorat ne m'en veulent pas moins que ceux de Galfar.

Galfar, avec son père, Christophe Galfar, vieux paysan à figure de gentilhomme, et sa mère, jadis Madame, aujourd'hui simplement la Christole, grande femme maigre, révoltée et fière, occupent le premier rang à droite.

Nous occupons parallèlement, les Gazan et moi, le premier banc de gauche; Galfar, me voyant paraître sain et sauf, s'étonne et dissimule mal une grimace de désappointement.

Je souris, songeant à la pierre; Mlle Norette, également, ne peut s'empêcher de sourire.

Le vieux Peu-Parle, lui-même, est là, en costume de cérémonie, portant tricorne, culottes courtes et l'habit de cadis blanc, taillé à la française.

Cérémonieux et discret, il a tenu à venir par politesse et savoir-vivre. Peu-Parle connaît le secret de la Chèvre, nos agitations ne l'intéressent point.

Après la messe que, rasé de frais pour la circonstance, il a fort dignement célébrée, l'abbé, devant l'autel, prononce une courte allocution, conseillant à tous la douceur et le mépris des biens de la terre.

Ses paroles sont touchantes. M. Honnorat, qui ne demande que la paix, se mouche bruyamment au plus beau passage. Galfar, lui-même, semble ému. Mais Mlle Norette ne bronche point. Impassible, obstinée, son profil droit et calme, son regard fixe, résolu, me font songer à la statuette impérieuse et mignonne de sainte Sare.

Elle avait raison, Mlle Norette.

Au sortir de l'église, nous voyons arriver Ganteaume, soutenant, caressant Misé Jano blessée, qui trotte douloureusement sur trois pattes.

– «Un coup de couteau piémontais, caché dans la manche et lancé de loin! nous dit Ganteaume. Si au moins j'avais pu me trouver là? Mais l'assassin était déjà parti, et Misé Jano semblait vouloir se laisser mourir, perdant son sang, couchée dans l'herbe.

– Voilà pourtant, Norette, à quoi tes imprudences, tes folles bravades nous exposent!» s'écriait M. Honnorat, pourpre d'égoïste colère. Et, comme s'il eût senti, dans sa propre chair à lui, Mitre Honnorat Gazan, le froid du couteau piémontais: – «Voilà ce que c'est que de laisser courir Misé Jano avec la clochette!

– Mais Misé Jano, père, n'avait pas la clochette.

– On a dû croire qu'elle l'avait.

– Bon! et quand il s'emparerait de la clochette, pensez-vous que Galfar, bel héritier, ma foi, pour le roi de Majorque! s'en trouverait plus avancé?..» conclut Norette, essuyant de son mouchoir les yeux effrayés de Misé Jano.

C'est la première fois que Norette, et certes! sans me soupçonner, faisait devant moi allusion à la Chèvre d'Or.

XLI
LE VOL

Tous ces événements, le dernier surtout, ne doivent pas être étrangers à la résolution, subitement prise par M. Honnorat, d'aller voir des parents qu'il a quelque part, dans un village de la montagne.

Mlle Norette me propose de faire partie du voyage. M. Honnorat insiste.

Une partie charmante à travers un pays pittoresque et frais, où sont des ruisseaux épais de truites. Saladine garderait la maison.

Je résiste, quoique tenté. Je ne me juge pas de reste, en présence de Galfar et de ses Piémontais, pour garder la maison de compte à demi avec Saladine.

Un travail pressé, que j'invente, me sert d'excuse. Pourquoi, d'ailleurs, l'occasion est bonne, n'emploierais-je pas ces trois jours à mettre un peu d'ordre dans les notes, assez confusément ramassées, au hasard des lectures et des promenades, pour l'ouvrage que je rêvais en m'installant, il y a trois mois, au Puget-Maure?

Mais les allées et venues de Galfar, ses airs de conspiration et de mystère ne me laisseront pas, j'en ai grand'crainte, ce loisir.

Galfar prépare un coup. Je le sais par Ganteaume qui, lui-même, le tient de Peu-Parle.

Quel coup? Un vol, sans doute! et la chose lui sera facile, puisque, grâce à son ingénieuse idée du repavage, le voilà dans la place avec trois sacripants.

Heureusement, je veille; Ganteaume fait tout ce qu'il faut pour veiller; nous pouvons en outre compter sur le courage plus que masculin et les longs bras de Saladine.

Pendant deux jours, ce qui est assez naturel, et pendant deux nuits, ce qui m'humilie un peu, rien n'arrive. Mais à la troisième nuit, sur les onze heures, le village étant endormi, j'entends tout à coup, dans l'écurie, au fond du couloir, l'âne braire.

Puis une porte grince, des pas sourds montent l'escalier; et, de ma fenêtre ouverte sur le jardin, j'aperçois Galfar qui, faisant un geste de la main, comme pour arrêter des gens qui le suivent, applique son oreille aux volets du rez-de-chaussée où dort Saladine.

– «Allez, murmure-t-il, et pas de bruit! je reste ici en sentinelle, pour le cas où elle se réveillerait.»

Évidemment, les Piémontais ont mission de dévaliser la chambre de Norette; c'est eux qui forceront la porte. Galfar se contente d'ordonner, étant de trop bonne famille pour s'abaisser à ces métiers.

Si je lui envoyais une balle, comme remerciement de son double coup?

Soudain, d'en bas, un cri s'élève:

– «Oh! Saladine… oh! des Gazan…

– Oh! du four…» répond Saladine, d'une voix encore ensommeillée.

C'est le fournier en train de parcourir le village, annonçant l'heure des levains aux gens qui, demain, doivent cuire, et s'arrêtant sous les fenêtres, au lieu de cogner et de monter, moins par paresse que par besoin décoratif de remplir du bruit de sa voix le grand silence de la nuit.

Galfar a disparu. Une vitre luit, Saladine se lève.

Après quoi, la vitre de nouveau s'obscurcit: et, sur les briques de l'escalier, sur les galets du passage d'âne, j'écoute un instant les pas traînants de Saladine qui s'en va; tandis que, s'éloignant pour d'autres fournées, le fournier jette son appel: «Oh! Myon… oh! Nore… oh! Madon…» de plus en plus indistinct et vague.

Je m'étais cru débarrassé de mes voleurs. Terrés un instant, ils ont reparu aussitôt Saladine définitivement partie.

Que faire, seul contre quatre! Réveiller Ganteaume qui dort là-haut, au-dessus de ma tête, dans le grenier? Ganteaume, certes, a l'âme héroïque. Mais il doit rêver de Norette; mieux vaut le laisser à ses songes.

Cependant j'entends comme un bruit de vis qui crient, de bois qui grince. Les voleurs enfoncent. Une idée me vient.

La porte du passage d'âne, qui donne sur la placette, est ouverte; et, suivant les patriarcales coutumes du pays, sa clef, une clef énorme, capable d'assommer un bœuf, reste à demeure dans la serrure.

Je sortirai, je fermerai la porte en dehors, et j'irai, par le bas du village, monter la garde sous le jardin, devant la seule issue que Galfar et ses estafiers puissent prendre, c'est-à-dire au bas de la fente par où je grimpais à mes rendez-vous.

Galfar certainement connaît cette issue.

Leur coup fait, et trouvant la porte fermée, ils essaieront de se sauver par là.

XLII
«GUEITO!»

Ma clef à la main, pourquoi l'avoir gardée? je traverse précipitamment la placette toute noire, sans un fanal; j'enfile des voûtes, des ruelles, une manière d'escalier taillé en zigzag dans la pierre vive; je franchis la poterne à mâchicoulis où se balancent, au gré d'un perpétuel courant d'air, d'énormes touffes de capillaires; et me voici embusqué, bien dans l'ombre, précisément devant la pierre que mon imprudente escalade a fait s'ébouler l'autre jour.

En levant la tête, j'aperçois, au-dessus de moi, le village, le château Gazan, sa tour carrée, de vieux murs revêtus de lierre, et, pour piédestal, portant tout cela, une pyramide en gradins d'étroits jardins superposés.

Mais un seul jardin m'intéresse, celui là-haut, où, se détachant sur le ciel clair, passent et repassent des ombres inquiètes.

J'ai bien fait, d'ailleurs, de me hâter.

A peine arrivé, trois des ombres enjambent le mur, et prudemment se laissent couler le long du roc; une quatrième suit portant, celle-là, quelque chose comme un fusil en bandoulière.

– «Ecco, signor!»

Aussitôt rejoints, les trois Piémontais, car c'était eux, remettent je ne sais quoi à Galfar et s'empressent de détaler, le dos tourné au village, sans regarder derrière eux, roulant du talon dans les cailloux, s'embarrassant les jambes dans les genêts et dans les myrtes.

Ils disparaissent. Galfar, rassuré et désormais certain que c'est eux qu'on soupçonnera, s'assied sur le bord du chemin, tire de l'énorme poche transversale formant sac dans le dos de sa veste, l'objet mystérieux que les fuyards lui ont remis, et le regarde avec complaisance, car une vague lueur d'aube se mêle, depuis quelques instants, à celle, pâlissante déjà, des étoiles.

Je devine, je reconnais la clochette de Misé Jano, la clochette de la Chèvre d'Or.

Je bondis. Galfar hurle. La clochette roule à terre, en même temps que la massive clef de fer dont j'ai frappé, et que je lâche instinctivement pour m'armer de mon pistolet.

 

Galfar s'est retourné, mon pistolet l'arrête… Il recule, vaincu, mâchant des paroles de menace, soutenant, de la main gauche, son poignet sanglant et meurtri.

Je le croyais loin, et déjà ramassais la précieuse clochette enfin conquise. Un appel me fait redresser.

– «Gueito!» crie Galfar, ce qui, en langage du Puget-Maure, signifie, paraît-il: «Garde-toi!»

Et, à quelque quarante mètres, j'aperçois, dans la clarté du jour levant, mon enragé qui, de sa seule main valide, tient un fusil en joue et vise.

J'ai un pistolet. Visons aussi à tout hasard.

– «Gueito!» crie encore Galfar. Sans m'attendre, il tire, je tombe. Galfar a peut-être tiré trop tôt? mais après m'avoir averti; et, en somme, l'honneur est sauf.

XLIII
LE BON GENDARME

Où suis-je? Mon œil s'étonne et ne reconnaît pas l'étage de tour froid et nu qu'il avait coutume de voir à l'heure ordinaire de mes réveils.

Des yatagans, des narghilés en terre rouge incrustée de filigrane, des guéridons et des miroirs fleuris de corail et de nacre, partout des tapis, des tentures… Eh! parbleu! c'est la chambre de M. Honnorat, celle qu'il appelle, en exagérant un peu, la chambre aux merveilles, et Mlle Norette, plus simplement: la chambre aux pipes.

Il paraît que je dois la vie à Peu-Parle, toujours en chemin, dès l'aurore, et dont la subite arrivée, sur le coup de fusil, a fait fuir mon meurtrier inconnu.

Je m'étais évanoui. Des gens, par Peu-Parle appelés, m'ont mis en travers sur des branches. On m'a porté chez les Gazan; et, comme l'escalier de la tour se trouvait trop étroit pour le transport d'un blessé, Saladine a pris sur elle, bonne Saladine! de transformer en infirmerie la propre chambre de M. Honnorat.

Tant pis si M. Honnorat se fâche! Il n'aura qu'à changer ses habitudes et fumer ses pipes ailleurs.

Car M. Honnorat n'est pas encore revenu, non plus que Norette. Il n'y a de présents que Peu-Parle et Saladine. Ganteaume, après avoir aidé à un premier pansement sommaire, est parti, je ne sais où, chercher le médecin.

Cependant, quelqu'un s'incline sur mon lit, me parlant comme à un enfant, murmurant des paroles douces. Si c'était Norette, ou seulement M. Honnorat? le fin profil oriental de la fille ou la grosse figure du père, d'un si réconfortant égoïsme?

Malédiction! C'est un gendarme. Un bon vieux gendarme à moustache couleur de cirage, avec le baudrier, le tricorne, en costume de procès-verbal.

– «Voilà bien la quatrième fois, me dit Saladine, que, depuis l'accident de ce matin, il vient demander de vos nouvelles.»

Tant de sollicitude me touche. Affaibli, léger de pensées, je me sens prêt à ouvrir mon cœur au représentant de l'autorité.

Cependant, sans insister, sans avoir l'air, le bon gendarme m'interroge. Il met, certes, des gants pour m'interroger, mais ce sont des gants d'ordonnance; et je n'ai pas de peine, malgré mon état, à déjouer sa diplomatie, tout ensemble grossière et ingénue.

Ce gendarme, désireux de se faire honneur, étant relativement lettré, d'un procès-verbal «rédigé sur place», voudrait savoir quand et comment, et par qui j'ai été blessé.

– «Mais, mon Dieu, lui dis-je, monsieur le gendarme, je vous crois assez perspicace pour l'avoir tout de suite deviné. J'ai été blessé ce matin par un, j'ignore lequel! des trois Piémontais employés à paver le passage d'âne, et que j'avais surpris en train de piller la maison. L'ont-ils pillée, au moins?

– Hélas! répondit Saladine.

– On ne les a plus vus?

– Et on ne les reverra jamais!

– Donc, leur absence les dénonce. Ils avaient, d'ailleurs, monsieur le gendarme, autant que la nuit me permettait de voir, de fortes bottes non cirées, et se parlaient en italien.»

L'air fâché, bonhomme et méfiant, le gendarme m'écoutait dire. Il ajouta:

– «Nous avons constaté le vol, et vos dépositions concordent. Nonobstant, le coup de fusil m'étonne. Ce n'est pas du fusil que se servent généralement les Piémontais.

– J'ai pourtant reçu une balle.

– Sans doute!.. Mais venant ainsi de simples Piémontais, une balle n'est pas dans l'ordre, reprit le gendarme qui, évidemment, avait ses soupçons et son idée. Ne vous connaîtriez-vous pas, par hasard, quelque rival, quelque ennemi?

– Eh! par l'amour du ciel, interrompit Saladine, laissez ce pauvre Monsieur tranquille! Il va retomber en faiblesse et j'ai eu bien tort de vous laisser entrer avant le médecin.»

Le gendarme s'inclina, sourit; et son sourire signifiait:

«Ce sont là histoires du Puget-Maure. Vous ne désirez pas que le gouvernement s'en mêle, à votre aise!»

Puis il sortit, d'un pas militaire, tandis que Saladine, jalouse avant tout de l'honneur des Gazan, heureuse du scandale évité, me jetait le seul regard aimable que je lui ai connu de sa vie, et que Peu-Parle, desserrant les dents, murmurait:

– «Vous avez raison! Querelles d'honnêtes gens ne regardent pas les gendarmes. Ce matin pourtant, nul autre que nous ne le saura, il m'a bien semblé reconnaître la voix du fusil de Galfar.»

XLIV
LES SONGES

Que de choses en ces quelques jours! Que d'événements, de surprises. Quelle quantité de bonheur! J'en ai le cœur doucement réjoui, et la tête comme brisée.

Toutes mes prévisions se réalisent.

L'heureux succès de l'aventure dépasse même ce que j'espérais.

Pauvre Galfar qui s'imaginait, en s'emparant de la clochette, être maître de la Chèvre d'Or.

Galfar doit le comprendre maintenant: la Chèvre d'Or ne cède pas ainsi aux menaces. Fière, elle hait les violents; il faut savoir lui plaire, la charmer, le reste n'est que peine inutile.

Certes, la clochette de Misé Jano m'a servi. J'en ai déchiffré, avec un peu d'étude, les mots gravés, et j'ai obtenu de cette façon l'indication nécessaire.

Mais qu'aurais-je fait sans Norette? C'est elle qui m'a soutenu, encouragé. C'est grâce à elle, c'est pour elle, que j'ai eu le courage de persévérer dans l'entreprise malgré Galfar, les gens du Puget, leur colère au grand jour et leurs sourdes embûches. C'est en sa présence qu'au moment du solstice, à l'heure prescrite, et l'ombre du roc marquant la place, nous est apparu, sous un peu de terre et de gazon, le mystérieux coffret de fer, dépositaire du secret.

Nous sommes allés dans un vallon sauvage, la nuit. De hauts rochers se découpaient sur un ciel pailleté d'étoiles, et Misé Jano, sa clochette au cou, nous suivait. Ensemble, d'un commun effort, Norette m'aidant de ses petites mains brunes, nous avons fait tourner la pierre mouvante. Oh! l'éblouissement tout au fond de la grotte sombre, dont nous suivions les étroits couloirs, lentement, les doigts enlacés!

Ils étaient là, innombrables et jetant des feux sous les reflets de notre torche, les trésors du roi de Majorque. Je les ai vus, mes yeux en brûlent, vus cette seule fois, pendant un instant. Je ne les reverrai que dans un mois, au lendemain de notre mariage. Car Norette le veut ainsi, et je dois obéir à Norette.

XLV
TOUJOURS LES SONGES

Oh! j'ai obéi, j'ai attendu. Maintenant très riches, très heureux, grâce à la Chèvre fantastique et à ses inépuisables monceaux d'or, nous réalisons, Norette et moi, des choses extraordinaires.

D'abord le Puget-Maure a été passé, de fond en comble, au lait de chaux, et reluit, quand le soleil donne, comme un diamant sur son pic. Comblés des libéralités de Norette, les habitants sont devenus autant de petits seigneurs et ne braconnent plus que pour leur agrément. M. Honnorat, toujours maire, mais qui désormais fume ses pipes en costume turc, a eu l'idée ingénieuse de placer à l'entrée du village un écriteau portant ceci:

ARRÊTÉ MUNICIPAL
La pauvreté est interdite sur le territoire
DE LA COMMUNE

C'est Peu-Parle, aidé du bon gendarme, qui ont charge de traquer les délinquants. Ils les appréhendent sans pitié et ne leur permettent le séjour qu'à la condition d'accepter des habits neufs et une bourse abondamment garnie. Ceux qui font les méchants et refusent sont illico reconduits à la frontière.

Pour le quart d'heure, un certain égoïsme me tient, et je m'occupe surtout de Norette, c'est-à-dire de moi-même.

J'ai relevé pour elle, en élégant style mauresque, au milieu des précipices et des rocs, le château dans les débris duquel nous cueillîmes les fleurs de la Reine. Norette est reine, reine des Bohémiens; elle a des robes brodées de perles et de rubis, elle se pare de bijoux étranges. Saladine la sert; seulement Saladine est négresse et s'appelle Sara, ce qui, d'ailleurs, n'a l'air d'étonner personne.

J'oubliais de dire que Misé Jano – entre nous, c'était bien elle la Chèvre d'Or, et l'autre matin, l'ayant arrêtée par les cornes, je me suis étonné de la lourdeur et du froid métallique de sa toison, – oui! j'oubliais de dire que Misé Jano habite, au fond d'un jardin égayé de jets d'eau chantant dans des bassins de marbre et planté d'arbres d'Orient, un délicieux pavillon à jour; et que chaque dimanche l'abbé Sèbe nous dit la messe, dans une chapelle coiffée d'une calotte en briques peintes et qui a ses cloches dans un minaret.

Au surplus, je compte mettre la fortune dont le destin m'a fait comptable, au service de la France et de l'Humanité. Je médite de grands projets. Mais j'attends, avant l'exécution, la présence de Ganteaume qui a des idées là-dessus.

Car seul Ganteaume manque au Puget. Ganteaume est parti sur Arlatan pour aller retrouver, là-bas, en Petite-Camargue, patron Ruf et Tardive. Mais ils doivent revenir tous les trois, bientôt. Un signal annoncera que leur galère est mouillée à la calanque d'Aygues-Sèches. Nous la chargerons de pierreries, je m'embarquerai avec Norette et nous ferons le tour du monde…

Au milieu de mes rêves, c'étaient là, je m'en rends compte maintenant, des rêves causés par la fièvre, parfois une angoisse se mêlait, comme la douleur lancinante de quelque blessure mal fermée. Alors m'apparaissait Galfar, un Galfar méchant, ironique, dont le sourire me glaçait.

Puis l'angoisse, la douleur cessaient pour faire place de nouveau à la féerie des visions, visions de puissance, de vie noble et libre généreusement promenée, avec l'amour pour compagnon, à travers les océans bleus, le long de côtes fortunées, où des groupes de villes blanches, des palais aux vives couleurs se cachent parmi les palmiers.

XLVI
CONVALESCENCE

Un matin, les rêves s'envolent et je me trouve de nouveau couché dans la chambre aux merveilles.

Le souvenir me revient du Piémontais, de la clochette, du coup de fusil de Galfar. On a pu extraire la balle; mais je suis resté près de deux semaines, délirant, entre la vie et la mort. Galfar avait bien fait les choses.

Que de braves cœurs s'empressent autour de moi!

Ganteaume ressent une telle joie d'être reconnu et appelé de son nom: «Ganteaume?» qu'il s'en va pleurer dans un coin.

Saladine, maintenant que me voilà hors de danger, médit du médecin et, pour me guérir tout à fait, invente chaque jour quelque potion nouvelle, composée d'herbes par ses mains cueillies, inoffensives en tout cas.

M. Honnorat, sacrifice énorme! s'abstient quelquefois de fumer et, pendant des demi-heures, il s'installe à mon chevet, contant pour la cinquantième fois ses voyages.

L'abbé ne m'en veut pas trop, quoique déçu! Il comptait en effet envoyer au ciel, avec viatique de première classe, mon âme, une âme de savant qui devait là-haut lui faire honneur.

– «Que diantre voulez-vous, avoue-t-il avec son ingénuité paysanne, chacun a son amour-propre, et des occasions pareilles ne se rencontrent pas souvent au Puget.»

Tout le monde s'est mis à m'aimer. Les pires ennemis que m'avait faits la Chèvre d'Or, s'inquiètent et demandent de mes nouvelles au four, chez le barbier, à la fontaine, et notre rancunière Saladine prend plaisir à les rudoyer.

Ce revirement est dû sans doute au caractère chevaleresque de mon attitude à l'endroit de Galfar devant le bon gendarme.

Que dis-je? Galfar lui-même semble me savoir gré de n'être pas mort et de lui éviter ainsi un dérangement toujours désagréable en Cour d'assises. Galfar, s'imaginant que l'appétit m'est déjà revenu, a, pas plus tard qu'hier, daigné envoyer à mon intention, par l'intermédiaire de Peu-Parle, toute sa chasse de la veille.

Et Norette? Et la Chèvre d'Or?

Quant à la Chèvre d'Or en qui, plus que jamais, je crois, un point me suffit, c'est que la clochette est sauvée. Je la tenais au poing, Peu-Parle me l'a dit, lorsqu'il me releva, mouillé de sang, dans les cailloux.

 

Mais les façons de Mlle Norette ne sont pas sans m'inquiéter un peu. Je revois, à travers certaines éclaircies de mon délire, une Norette inquiète, passionnée, penchant sur moi un front pâle, des yeux attendris.

Maintenant Norette n'est plus la même. Norette s'est comme fermée. Elle paraît ne se rappeler rien. Et quelquefois je me demande si je n'aurais pas rêvé nos soirs d'amour au jardin, sous le regard complice des étoiles, comme j'ai rêvé notre visite à la grotte de la Chèvre d'Or.

Ceci me torture affreusement, et m'empêche de savourer, dans leur pénétrante douceur, les joies de la convalescence. A se sentir vivre quand on croyait mourir, l'âme éprouve les émotions d'un retour. Mais quoi? un ciel si bleu, un si clair soleil, des fleurs, des parfums, des chants d'oiseau, et pas le sourire de Norette.

J'ai le désir enfantin de ce sourire, plus que le désir: un besoin! je l'attendais en ouvrant les yeux, il faisait partie de ma guérison.

Norette, hélas! ne me sourira plus. Son regard me l'a dit, regard de mépris et de pitié, hier, dans le jardin, car j'y fais parfois quelques pas, soutenu par elle, dans le jardin, près des lauriers dont l'ombre épaisse nous cachait, à côté du banc où si souvent nous nous assîmes.

J'avais voulu baiser sa main, lui parler des choses anciennes, mais ce clair regard m'arrêta.

Qu'ai-je donc fait qui puisse mériter la haine de Norette?

Rien! Seulement Norette est femme; et, je ne sais pourquoi, peut-être par caprice ou par simple besoin de torturer qui l'aime, elle emploie contre moi, sans trop penser à mal, cette effrayante faculté d'oubli dont savent si cruellement, depuis Ève, se servir les plus ingénues.