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4 LE CHEMIN DE LA GUÉRISON

Les enfants avaient couché Heng dans son lit et lui avaient retiré ses lunettes. Il avait fermé les yeux, prétendant dormir jusqu’à avoir entendu la porte être fermée derrière eux, puis il les avait réouverts et s’était assis dans le lit. Il était encore loin d’être fatigué.

Ils avaient laissé une petite bougie allumée près du seuil de la porte, comme ils le faisaient d’habitude juste avant que la lumière du jour ne se retirât, mais elle n’était pas assez puissante pour illuminer les confins de la large pièce. Malgré tout, Heng fut capable de tout voir aussi clairement que s’il avait fait plein jour.

Il savait que cela était inhabituel, mais il l’accepta sans problème, car cela était une amélioration par rapport à l’incapacité de voir dans le noir. Il avait bien conscience qu’il avait changé, mais il n’arrivait pas à exactement se souvenir de comment il avait été avant. Il savait juste que quelque chose avait changé et qu’il était désormais différent.

Son épouse lui avait soutenu qu’il avait « toujours aimé la salade verte », mais il n’arrivait pas à s’en souvenir, et il trouvait l’idée de manger des légumes répugnante. Il n’arrivait pas à comprendre comment quiconque aurait pu préférer les légumes à la viande ou au milkshake.

Heng devinait également que le terme « milkshake » n’était pas le bon dans ce contexte, mais il n’arrivait pas à définir ce que la boisson contenait en dehors du lait, ce qui était évident. Des cochenilles ? Des scarabées ? Une sorte de chair, en tout cas. Des fraises ? Des carottes ? Cette idée ne lui plaisait pas, mais il n’en avait aucune autre.

Heng ne s’en rendait pas compte, mais sa capacité à rester concentré sur une chose avait considérablement diminué et, en conséquence, les problèmes ne s’accumulaient pas et ne l’inquiétaient plus longtemps.

Il pensa à sa famille et se demanda s’il les aimait ou avait aimés, et il en conclut que cela avait dû être le cas et devait continuer de la sorte, car ils semblaient s’inquiéter pour lui et l’aimer. Il se souvenait vaguement de cette autre femme qu’ils appelaient Tante Da. Il pouvait penser assez clairement pour en conclure que, s’ils l’appelaient tous ainsi, c’était qu’elle était sa tante aussi, mais il ne parvint pas à se souvenir de plus de détails que cela, même si son visage lui était effectivement familier dans une certaine mesure.

Il essaya de se rappeler son métier mais, à l’instar d’une personne en convalescence après un traumatisme crânien ou victime d’amnésie, ce souvenir lui était inaccessible, se trouvant juste au-delà des limites de sa conscience. Il lutta pour l’atteindre durant quelques minutes, puis son esprit finit par se tourner vers quelque chose d’autre.

Pourquoi ces gens avaient-ils semblé si inquiets en le regardant ? Ils parlaient de lui comme s’il était ou avait été malade, mais il ne se souvenait pas être tombé malade, et le fait qu’il était peut-être amnésique ne lui traversa même pas l’esprit.

Il tenta de se remémorer les noms des membres de sa famille, mais cela lui fut difficile, et il savait que cela était également étrange, car il aurait dû le pouvoir. Il pensait que Wan était son épouse, et il s’estima heureux que ce ne fût pas plutôt la vieille femme, qui était… Ah oui, sa tante, Da. Donc, Wan était sa femme et il l’aimait – ou du moins, sans doute ; il ne l’aurait autrement pas épousée et eu deux enfants avec elle… Un garçon et une fille nommés… Dam et Dim ? Non, Den et Din ? Cela sonnait vaguement familier, aussi décida-t-il qu’il devait avoir raison. Den et Din, et Wan, et Da, qui était sa tante…

Puis, soudainement, cela ne lui parut plus important, et il se remit à penser à de la nourriture, alors même qu’il n’avait pas faim. Son esprit s’assurait juste qu’il n’avait pas envie de manger et s’inquiétait de savoir d’où viendrait son prochain repas lorsqu’il en aurait envie. Il n’arrivait pas à se souvenir d’où ses réserves se trouvaient ou s’il en possédait même. Il se souvenait que les femmes lui avaient donné à manger et se demandait si elles le feraient à nouveau lorsqu’il aurait à nouveau faim… Mais pouvait-il, et surtout était-il sage qu’il se fiât à elles ?

Il eut à nouveau du mal à se rappeler leurs prénoms… Ah oui, Wan et Din. Ça devait être ça. Wan et Din lui donnaient à manger, mais que faisait le garçon… Euh, Den ? Il n’en avait aucune idée.

Les femmes s’occupaient-elles des hommes ? Den attendait-il simplement aussi que de la nourriture lui fût donnée ? Heng n’en savait rien, mais ce moment de réflexion passa et il se mit à se demander pourquoi il était seul dans cette grande pièce alors que les autres – sa famille ? – étaient assis ensemble dehors. Était-il leur prisonnier ? Il ne parvenait pas à se souvenir. Les deux jeunes l’avaient mis ici et fermé la porte. Était-ce dans le but de le garder ici ? Il n’avait pas l’impression d’être captif, mais il ne pouvait pas en être certain. Quelle sensation cela laissait-il d’être prisonnier ? L’avait-il déjà été un jour ? Il ne le pensait pas, mais il se souvint qu’il avait été incapacité durant un long moment quelque part. Il n’arrivait juste pas à se remémorer où… Quelqu’un lui avait tiré dessus ! C’était ça, n’est-ce pas ? Mais pourquoi cette personne avait-elle fait cela ?

Ce n’était nonobstant pas la même situation qu’il vivait à présent et cet endroit n’était pas une prison. C’était son foyer. Il vivait ici… Du moins l’endroit lui paraissait-il vaguement familier.

Ses pensées se recentrèrent sur la nourriture, mais il n’avait toujours pas faim. Il s’inquiétait cependant toujours de savoir d’où viendrait son prochain repas et s’il le recevrait avant ou après avoir recommencé à avoir faim. Heng examina la pièce. Sa vue était si perçante qu’il fut capable de voir précisément les quelques moustiques qui virevoltaient autour de sa moustiquaire. Il les observa avec intérêt mais les abhorra pour oser voler dans son espace personnel. Il eut le sentiment étrange de vouloir les manger pour leur donner une leçon, mais il ne pensait pas que les humains mangeaient habituellement des moustiques. Il avait envie de les tuer et de les engloutir pour avoir osé… Quoi ? Voler ? Pourquoi ça ? Il n’en avait aucune idée, mais c’était ce qu’il ressentait. Cela ne faisait aucun sens à ses yeux. Il voulait les tuer pour avoir osé voler ? Pourquoi ? Voulait-il les tuer pour pouvoir les manger ? Peut-être. Il commençait à avoir faim, mais cette pensée ne semblait pas avoir sa place dans sa tête… Il les détestait et voulait les voir périr pour avoir volé dans son espace. Un adage qui lui sembla ancien lui vint à l’esprit : « les aigles ne mangent pas de mouches. » Il ne réussit pas à se souvenir d’où il l’avait entendu.

« Les aigles peut-être pas, se dit-il à lui-même, mais moi si ».

Il s’arrêta cependant à nouveau.

« Mais les humains ne mangent pas de moustiques non plus, non ? … Non, bien sûr que non ! »

Ses pensées étaient comme un manège tournant rapidement dans son esprit. Certaines se présentaient régulièrement toutes les une ou deux minutes ; celles concernant un potentiel danger ou de la nourriture. D’autres lui venaient par flashs très brefs, avant de complètement disparaître, éjectées par les plus récurrentes. Danger, nourriture, nourriture, et danger.

Il voulut savoir avec certitude s’il était prisonnier ou non, aussi s’extirpa-t-il de sous la moustiquaire et se dirigea-t-il vers la porte. Son envie de liberté était irrésistible. Il tenta avec précaution d’ouvrir la porte. Elle s’ouvrit sans difficulté et il sortit de la pièce. Le palier où il se trouvait n’était éclairé que par la lumière lunaire, et il resta planté là un moment, se sentant aussi libre qu’un oiseau.

Il observa ses alentours et constata qu’il pouvait voir très loin dans toutes les directions. Il put également entendre des gens parler au rez-de-chaussée et reconnut l’endroit d’où émanaient les voix comme étant la table sur laquelle il avait été assis quelques heures plus tôt. Il écouta les voix familières et devina qu’elles appartenaient aux personnes avec lesquelles il s’était trouvé plus tôt – sa famille. Oui, sa famille. Il pouvait entendre et comprendre clairement ce qu’ils disaient, mais cela ne l’intéressait guère. Il se mit à observer le ciel et l’horizon, et son esprit s’envola. Il se sentit extatique de s’être élevé si haut et d’être si libre.

Soudainement, ses yeux d’aigle repérèrent du mouvement au sol et ses pensées redevinrent « danger ou nourriture ? ». Il baissa les yeux et identifia que le mouvement provenait d’une jeune femme… Sa fille, Wan ? Non, Din ? Oui, cela lui sembla correct. Pas de danger, donc, mais pas de nourriture non plus.

Din arrêta ce qu’elle faisait et leva les yeux, pointa Heng du doigt, et cria pour attirer l’attention de sa mère, qui arriva rapidement, suivie de près par les autres. Peut-être était-il vraiment un prisonnier, sans possibilité de s’échapper.

« Heng, qu’est-ce que tu fais hors de ton lit et cul nu ? Tu aurais au moins pu te couvrir !

— Pourquoi, femme ? Quel est le problème ? Je ne suis pas beau à voir, ou un prisonnier ?

— Bien sûr que tu es beau, mais ta fille n’a pas spécialement envie de voir tes bijoux de famille. Et non, tu n’es pas un prisonnier. D’où diable te vient cette idée ? Écoute, retourne à l’intérieur ; ce n’est pas correct de ta part d’être planté là tout nu. Tu es encore malade. Laisse-moi te reconduire au lit… Ou est-ce que tu préférerais nous rejoindre en bas pour discuter ? »

Heng ne sut pas quoi répondre. En vérité, il appréciait la vue où il se trouvait et était content de se trouver là, aussi ne dit-il rien. Wan commença à s’approcher de lui précautionneusement, à pas lents, comme si elle essayait d’attraper un poulet qu’elle ne voulait pas l’effrayer. Heng semblait agité mais n’avait nulle part où fuir. Il n’avait pas envie de retourner à l’intérieur, et le palier ne faisait qu’un peu plus d’un mètre de long pour un peu moins d’un mètre de large, aussi monta-t-il sur la balustrade avec l’intention de grimper sur le toit. Lorsque Wan ne fut plus qu’à trois pas de lui, il sauta pour atteindre sa cible, manqua sa prise, et tomba en direction du sol.

 

Il vit le palier passer devant ses yeux et entendit son épouse hurler. Peut-être avait-il lui-même crié ; il n’aurait su le dire. Il fut trop choqué de ne jamais avoir atteint le sol et perdu la vie pour cela.

À la place, il était devenu un oiseau – non, une chauve-souris, et personne n’aurait pu en être plus surpris que lui-même.

Wan se précipita en haut des quelques marches restantes et regarda par-dessus la balustrade pour ne voir que ses enfants, cherchant Heng là où il aurait dû être étendu, le cou brisé.

« Vous le voyez ? Comment est-ce qu’il va ? Est-ce qu’il est vivant ? Parlez-moi !

— Je ne le vois nulle part, Maman. Il n’est pas là ! lui répondit Den. Je ne comprends pas. C’est là où il est tombé. Peut-être qu’il a rampé ailleurs pour mourir…

— Idiot ! Bien sûr que non ! Cherche mieux ! Je descends. Il doit souffrir ou être mort… Il n’a pas pu aller se promener après une chute de presque dix mètres, non ? Din, tu as plus de jugeote ; donne-lui un coup de main, d’accord ? Avant que je le fasse moi-même, sur l’arrière de sa tête ! Heng, mon chéri, où es-tu ? Désolée de t’avoir effrayé. Viens chez Maman ! Allez, bon garçon, reviens chez ta Meuh ! »

Heng pouvait les entendre et les voir, mais il n’en avait cure. Il n’arrivait pas à croire qu’il n’avait pas trépassé. Ou peut-être que cela était arrivé, se dit-il. Peut-être les chauves-souris étaient-elles des anges ? Il parcourut les cieux, s’élevant, plongeant, et tournoyant à des vitesses incroyables.

Il essaya d’appeler sa famille pour qu’ils levassent les yeux vers lui et vissent qu’il allait bien, mais il ne pouvait pas parler. Tout ce qui sortit de sa bouche fut « pip, pip, pip », et produire ces sons lui permit de « voir » autour de lui comme sur un écran de radar. Il put percevoir la maison, la grange, la table, et des petits points volants, le tout dans un vert luminescent. Il vola en direction d’un des petits points et l’attrapa dans sa bouche. C’était un de ces insolents moustiques, et il y en avait des milliers d’autres tout autour de lui. Heng en mangea quelques-uns de plus et fut surpris d’en trouver certains sucrés et d’autres amers. Il apprécia les deux saveurs mais préféra les sucrés, dont il supposa qu’ils avaient dû sucer du sang car ils étaient très mous au centre. Après en avoir mangé quelques douzaines, il nota encore d’autres saveurs en plus du sucré et supposa que ce sang devait venir de différents animaux, voire d’humains, ou encore même de sa propre famille. Ses instincts et préjugés lui soufflèrent que, s’ils avaient effectivement bu du sang humain, alors il venait forcément des gens qui se trouvaient au sol en dessous de lui, car des moustiques auraient été trop bêtes pour revenir ici après s’être éloignés de plus de six mètres de sa maison.

Il rit légèrement, d’une manière propre aux chauves-souris, à sa propre blague aux dépens des moustiques, puis en dégusta encore quelques-uns. C’était comme manger du chocolat pris dans un de ces mélanges que l’on pouvait acheter en confiserie. Il choisit ses victimes au hasard, sans savoir à quelle saveur s’attendre à chaque nouvelle bouchée, mais elles lui plurent toutes, aussi cela eut-il peu d’importance au bout du compte.

Il finit par à nouveau penser à sa famille, puis au danger, puis à nouveau à sa famille. Il voulait leur faire savoir qu’il allait bien, mais il ne savait pas comment s’y prendre. Il vola près du visage de Wan et elle tenta de le chasser d’une main.

« Pip, pip, pip », lui adressa-t-il, mais elle ne pouvait pas l’entendre, et il ne pensait pas qu’elle aurait compris de toute manière.

Elle ne réalisait manifestement pas qu’il s’agissait de lui, et il n’avait pas d’autres idées. Son épouse pleurait, aussi accosta-t-il sa fille par derrière, espérant qu’elle ne tenterait pas de le chasser, et se posa sur son épaule. Cependant, dès qu’il fut posé, il reprit forme humaine, et tous deux chutèrent au sol. Din fut horriblement embarrassée de se retrouver avec son père nu sur sa poitrine, et Heng en fut tout aussi horrifié. Il bondit sur ses pieds, ses mains protégeant ses parties génitales.

« Oups. Désolé, Din. Vraiment désolé. Ce n’était pas ce que j’avais prévu…

— Mais d’où est-ce que tu sors, Paw ? Maman, Paw va bien. Il est là, cria sa fille en s’époussetant et en évitant de regarder son père.

— Oh, Paw. Dieu merci, tu vas bien. Où étais-tu donc ? On t’a vu tomber et on t’a cherché partout.

— Je vous raconterai plus tard. Une chute mais, euh, une petite. Pas trop loin…

— Mais enfin, tu es tombé de dix mètres, Paw, et on l’a tous vu, remarqua Den.

— Pas un problème maintenant, d’accord ? Toujours vivant, ici. Aucun souci. »

Les réponses de Heng furent si étranges qu’ils restèrent tous à le dévisager, y compris Din, alors qu’elle s’était évertuée à éviter de le faire encore quelques moments plus tôt.

« Heng, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Pourquoi tu ne veux pas nous l’expliquer ? Que s’est-il passé ? On a tous pensé que tu nous avais quittés pour de bon.

— Je ne sais pas », répondit-il sans mentir.

Son esprit semblait cependant progressivement regagner de la clarté maintenant qu’il était devenu une chauve-souris pour la toute première fois. Il n’était plus l’ancien Heng et ne le redeviendrait jamais, mais il était désormais à nouveau plus humain, ou au moins tenait à nouveau plus du mammifère. C’était comme si son cerveau avait été embrumé mais que le brouillard commençait à se dissiper.

« Euh, Heng. Tu ne crois pas que tu devrais t’habiller ? Tu es toujours à poil devant ta fille et ta tante. »

Le concerné plaça une main sur son derrière et se précipita en direction de la chambre à coucher. Ils se remirent à parler de lui autour de la table familiale tandis qu’il était absent, mais Heng se sentait désormais comme un être supérieur ; un roi, hautain et fier tandis qu’il s’enveloppait d’un sarong et envisageait d’à nouveau descendre.

Il avait volé et savait qu’aucun d’entre eux ne pourrait avoir la moindre idée de ce qu’il avait pu ressentir. Il avait mangé des moustiques dans les airs comme les vieilles dames mangeaient des chocolats fourrés à l’alcool le jour de Noël et s’était élevé dans les cieux. Plus rien ne représentait un danger pour lui. Il ne craindrait plus jamais la famine, ni qu’on lui fît du mal. Il se sentait libre, réellement libre pour la première fois de sa vie, même s’il était toujours incertain de quel genre de vie allait être la sienne à partir de cet instant.

Il savait cependant qu’il valait mieux qu’il gardât cela secret pour le moment, au moins jusqu’à avoir pu évaluer l’opinion des locaux à ce sujet, car il était désormais un Pee Pob, le terme thaï et laotien pour un vampire, et les gens de ces pays craignaient cette créature, comme lui-même l’avait auparavant crainte.

Il contrôla ses dents par curiosité, mais ses canines n’avaient pas grandi, ou du moins pas encore, même s’il était pâle comme la mort et que ses yeux étaient toujours rouges sur rose. Il décida finalement de descendre et le fit comme un roi. Lorsqu’il fut visible pour les occupants de table, tous perçurent sa majesté. Le changement était incroyable. Il était impressionnant et sa présence brillait comme un phare à des mètres autour de lui. Tandis qu’il prenait place à la table, Wan lui demanda :

« Est-ce que ça va, Heng ? Tu es sûr de ne pas t’être cogné la tête en tombant ?

— Je vais bien. Même mieux que ça, Meuh, ma chère épouse ; Wan. Je suis tel que j’étais destiné à être. Tout est comme cela est censé être. Puis-je avoir l’autre côtelette maintenant ?

— Bien entendu. Tu veux que je la réchauffe pour toi ?

— Non. Elle me convient comme elle est. »

Heng en mordit un petit morceau, mais il ne l’apprécia pas. Il essaya de ne pas leur laisser le voir, mais il trouva la viande répugnante, aussi la replaça-t-il sur l’assiette et l’ignora-t-il.

Da l’étudia attentivement, comme elle l’avait fait depuis sa chute du palier. Elle avait tout vu, mais elle avait à peine parlé depuis cet instant. Elle n’avait jamais vu un cas comme celui de Heng, mais cela ne signifiait pas qu’elle était totalement ignorante à ce sujet. Tout ce qu’elle « savait » n’était cependant que de la connaissance « de seconde main » et des ouï-dire. Elle n’avait jamais eu l’opportunité de mettre ce savoir en pratique, aussi préféra-t-elle se contenter d’observer pour le moment.

Da ne voyageait désormais plus, mais elle l’avait beaucoup fait jusqu’à environ trente années en arrière et avait par ce biais rencontré d’autres chamanes, dont certains lui avaient parlé de cas similaires à celui de Heng. Elle avait un fort intérêt personnel à aider son neveu, mais, d’un point de vue clinique, son état la fascinait.

Son instinct primaire, si le Pee Pob avait été quelqu’un d’extérieur à sa famille, aurait été de le tuer, car il n’était plus humain, mais elle ne pouvait se résoudre à suggérer cela maintenant, et il s’agissait d’une occasion en or pour elle d’étudier ce phénomène directement.

Elle aurait aimé pouvoir parler avec Heng seule à seul, car elle ne voulait pas faire peur aux enfants. Elle voulait également disposer de faits certains avec de discuter de quoi faire avec Wan, et cette conversation devait avoir lieu aussi tôt que possible – mieux, à cet instant même, mais elle pouvait difficilement les envoyer se coucher, et elle resta donc assise là à observer et à faire preuve de patience.

« Comment vont tes yeux, Heng ? finit-elle par demander.

— Ils sont un peu sensibles, Tante Da, mais, autrement, ils vont bien, merci. Je pense que j’aurais du mal à supporter une lumière solaire directe et intense, ceci dit. C’est bizarre, mais je peux sentir la lumière sur ma peau aussi. Elle est devenue tellement sensible. Les lunettes que Den m’a données aident mes yeux, mais j’aurai sans doute besoin d’une sorte de crème pour mon visage. Qu’est-ce que tu recommandes ?

Elle décida d’entrer dans le jeu de Heng, car elle n’était pas certaine qu’il eût déjà conscience de ce qu’il était devenu.

— Ton insuffisance rénale a l’air d’avoir laissé sa marque sur ton corps, dit-elle, alors même que la pensée lui venait que c’était la transformation en Pee Pob qui avait dû causer l’insuffisance en question. Tu présentes des symptômes de l’albinisme. Leur peau et leurs yeux sont aussi extrêmement photosensibles. Tu sais ce qu’est un albinos, Heng ?

— J’ai déjà entendu le mot, mais je n’en sais pas grand-chose…

— C’est ce que tu sembles être devenu, et c’est une maladie incurable. Il existe quand même quelques baumes pour la peau et des gouttes pour les yeux. Tu n’en trouveras pas dans les environs, mais je peux t’en concocter si tu veux.

— Ça serait très gentil de ta part, Tante Da.

— Tu ne seras pas en mesure de retourner travailler pour encore quelques jours, même si tu te sens plus fort maintenant. Je te ferai de la crème pour la peau et des gouttes pour les yeux demain matin et tu pourras peut-être les récupérer dans l’après-midi. On verra à quel point elles seront efficaces face au soleil de l’après-midi… Ça devrait être un bon test pour savoir si elles seront assez fortes pour t’aider. Si tu sors sans en avoir sur toi, je te recommande de t’habiller comme un ninja – T-shirt sur la tête comme si tu travaillais dans les champs, les lunettes de soleil de Den, et un chapeau ou un chiffon sur la tête à la manière d’un turban. Tu pourrais aussi porter des gants, si tu en as. Montre-moi tes mains. Mmm… Tes ongles sont blancs comme neige. Il n’y a pas de sang dessous, mais tes mains ont une texture rigide comme le cuir après tes nombreuses années de travail, alors peut-être que les gants ne seront pas nécessaires. Il faudra que tu voies par toi-même comment tu le supportes.

— Merci pour tes conseils, Tante Da. Une heure de l’après-midi, juste après le déjeuner, ça irait ?

— Oui, parfait. Heng, je dois dire que la transformation entre le toi du début de la soirée et de maintenant est assez étonnante. Tu peux l’expliquer ? Je n’ai jamais constaté une amélioration aussi remarquable de la vitalité d’une personne durant un laps de temps aussi bref. »

 

Heng se demanda s’il devait dire qu’un miracle s’était produit au moment où il s’était envolé, mais il en décida autrement pour le moment.

« Désolé, je n’ai aucune vraie explication. Tu es la sage ici. Si tu ne sais pas ce qui s’est passé, je ne pense pas que quiconque le saura. Tu es la Chamane, après tout, non ?

— En effet, mais je dois dire que j’ai aucune idée et j’espérais que tu me dirais que tu as pris quelque chose ; un remède miracle duquel tu aurais pu me parler.

— J’ai bien peur que non… Les seuls remèdes miracles que j’ai pris de ma vie ont été tes propres préparations, ainsi que l’excellente cuisine de ma femme.

Il inclina légèrement la tête en direction de Wan, qui lui adressa un grand sourire, fière comme un paon.

— Je dois cette amélioration à ma famille, alors merci à chacun et chacune d’entre vous, du fond de mon cœur. Je serais mort maintenant sans vous, mais je me sens désormais bien engagé sur le chemin de la guérison. »

Les quatre autres se jetèrent des regards entre eux. Ils étaient sidérés. Cela ne sonnait pas du tout comme Heng. Il avait toujours été une personne réservée, stoïque, et philosophe. Pas morne, mais peu encline aux effusions de compliments ; tendant plus au silence qu’aux discours.

Da choisit bien son moment. Tandis que les enfants bavardaient, elle fit comprendre via des expressions faciales à Wan qu’il fallait qu’ils allassent se coucher. Heng le remarqua mais fit comme s’il n’avait rien vu.

« Bon, vous deux. Il est temps d’aller se coucher. Votre père ne pourra pas sortir les chèvres demain et je resterai avec lui, donc c’est vous qui devrez à nouveau vous occuper de nos corvées. Bonne nuit. »

Les concernés réciproquèrent le vœu de bonne nuit et obtempérèrent sans protester, car ils étaient de bons enfants et savaient qu’elle avait raison. Ils se douchèrent rapidement l’un après l’autre et gagnèrent leurs lits.

« Alors, Tante Da. Qu’est-ce que tu voulais dire que les enfants ne devaient pas entendre ? la questionna Heng.

— Oh, je voulais juste que nous ayons une conversation entre adultes sans courir le risque de faire peur aux enfants ou que nos paroles soient rapportées à leurs amis, car ils n’ont pas conscience d’à quel point cette situation pourrait se révéler explosive.

— Je vois. C’est sage de ta part… Mais pourquoi est-ce que tu penses que leurs commérages pourraient causer un problème ? »

Wan se contenta de les observer sans rien dire, car elle n’avait aucune idée de quoi ils étaient en train de discuter.

Heng et Da étaient quant à eux engagés dans une lutte psychologique.

« Je pense que tu sais très bien ce que je veux dire, Heng. Écoute, de mon point de vue, tu étais et es toujours mon neveu préféré et, si je peux t’aider, je le ferai toujours, inconditionnellement, mais tu dois être honnête avec Wan et avec moi, au minimum.

— Tu as raison. Tu m’as maintenu en vie jusqu’à maintenant, et je te la dois donc, de même que mon honnêteté. »

Heng n’ajouta rien de plus. Wan continuait à les regarder, la bouche ouverte, ne comprenant absolument rien.

« Merci, Heng. Est-ce que je peux te poser quelques questions ? » demanda Da, incapable de demeurer silencieuse jusqu’à ce qu’une meilleure occasion se présentât. Heng opina du chef gracieusement et impérieusement.

« Est-ce que tu es toujours Heng, époux de Wan, ici présente ?

— Je suis toujours le même homme, mais il y a bien eu un moment aujourd’hui où je ne savais plus qui ou ce que j’étais.

— Qu’est-ce que tu veux dire par qui ou ce que tu étais ?

— Je n’en suis pas sûr, donc je ne peux pas te répondre. Je ne me sentais que partiellement… humain, ai-je envie de dire, mais ce n’est pas vrai, car je savais que j’étais humain. Je me sentais quand même… euh, différent. C’est tout ce que je peux en dire.

— Est-ce que tu te sens toujours seulement partiellement humain ?

— Non, pas pour le moment, mais je ne me sens pas comme il y a quelques heures. Je me sens plus humain qu’à ce moment, mais je ne suis pas certain de me souvenir de comment c’est de se sentir totalement humain, donc comment est-ce que je pourrais le dire ?

— Oui, je vois ce que tu veux dire. Ce soir, tu as apprécié ta côtelette – à vrai dire, je crois que je n’ai jamais vu quelqu’un autant apprécier sa nourriture de ma vie –, mais on t’en a présenté une autre qui était identique et tu l’as à peine touchée. Pourquoi ?

— Une fois encore, je ne sais pas. Je ne me souviens pas de grand-chose de cette journée jusqu’à il y a peu, quand je me suis retrouvé assis tout nu sur Din. La viande est dure et difficile à mâcher. Je n’aime pas la texture. Désolé, Wan. Je ne dis pas que c’est la faute de ta cuisine ; loin de là. C’est moi qui ai changé. C’est tout ce dont j’ai conscience.

— Si je voulais t’offrir à manger, Heng, continua Da, qu’est-ce que je devrais te donner ?

— Je me souviens que ton milkshake m’a beaucoup plu et que sa texture me convenait bien, mais ça, c’était aussi avant… Maintenant, je ne sais pas. Il m’est impossible de te répondre.

— Est-ce que c’est impossible car tu te transformes et que tu aimes une sorte de nourriture dans une forme et une autre sous forme humaine ? Est-ce que tu as volé ce soir ?

Wan laissa échapper un son choqué et horrifié.

— Qu’est-ce que tu es en train de dire, Tante Da ? demanda-t-elle.

— Wan, s’il te plaît, essaye de suivre, même s’il serait bien que tu attendes pour parler. Commence par essayer de tout assimiler pour le moment. As-tu volé ce soir, Heng ?

— Oui.

Cette fois-ci, les deux femmes émirent le même son choqué à l’annonce de cette vérité.

— Tu es devenu une chauve-souris ?

— Oui.

— Est-ce que tu savais que tu pouvais voler ?

— Non, je ne savais pas. Quand je suis tombé de la balustrade, je ne le savais pas encore. J’ai eu peur, mais mon corps a alors pris la forme d’une chauve-souris, et j’ai volé dans les environs.

— Tu es passé près de mon visage, non ? demanda Wan.

— Oui. Je voulais te dire de ne pas t’inquiéter, mais tu m’as chassé.

— Mon mari est une chauve-souris et je suis censée ne pas m’inquiéter ?! Mais désolée d’avoir essayé de te taper, Heng.

— Ne t’inquiète pas. Je ne l’ai pas pris personnellement. Tu ne pouvais pas savoir. J’ai essayé de parler, mais je ne pouvais que faire « pip, pip, pip ».

— J’ai cru reconnaître ta voix, mais je n’ai rien compris.

— Est-ce qu’on pourrait se reconcentrer, s’il vous plaît ? Vous pourrez continuer cette conversation plus tard si vous voulez, les interrompit Da sur un ton exaspéré. Donc, tu as volé dans les environs. Et ensuite ? l’invita-t-elle à poursuivre.

— J’ai volé près de la maison et je me suis habitué aux nouvelles sensations. Ça m’a vraiment plu, mais je pouvais aussi voir à quel point vous étiez tous inquiets, alors j’ai voulu dire à Wan que j’allais bien, elle m’a chassé, je me suis approché de Din par derrière, et je me suis posé sur son épaule. Cependant, dès que mes pieds l’ont touchée, je suis redevenu humain, et elle a chuté sous mon poids.

— Tu n’avais pas l’intention de lui sucer le sang ? demanda Da.

— Absolument pas, non ! s’indigna Heng.

— Bon, c’est déjà bien ! souligna la Chamane. Mais est-ce que tu avais envie de sang ?

— Je n’en ai encore jamais eu envie, mais je n’ai aussi pas eu faim pour le moment. J’aime les milkshakes, et je suspecte maintenant qu’ils sont roses car vous les avez faits avec du sang. Tu as dit que je devais boire du sang à cause de mon état, donc je dois de toute façon en ingérer, et ce que j’en aie envie ou non. Est-ce que je me trompe ?

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