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Le portrait de Dorian Gray

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– Je sèmerai des pavots dans mon jardin, soupira Dorian.

– Je n'en vois pas la nécessité, répliqua son compagnon. La vie a toujours des pavots dans les mains. Certes, de temps à autre, les choses durent. Une fois, je ne portais que des violettes toute une saison, comme manière artistique de porter le deuil d'une passion qui ne voulait mourir. Enfin, elle mourut, je ne sais ce qui la tua. Je pense que ce fut la proposition de sacrifier le monde entier pour moi; c'est toujours un moment ennuyeux: cela vous remplit de la terreur de l'éternité. Eh bien! le croyez-vous, il y a une semaine, je me trouvai chez lady Hampshire, assis au dîner près de la dame en question et elle insista pour recommencer de nouveau, en déblayant le passé et ratissant le futur. J'avais enterré mon roman dans un lit d'asphodèles; elle prétendait l'exhumer et m'assurait que je n'avais pas gâté sa vie. Je suis autorisé à croire qu'elle mangea énormément; aussi ne ressentis-je aucune anxiété… Mais quel manque de goût elle montra!

«Le seul charme du passé est que c'est le passé, et les femmes ne savent jamais quand la toile est tombée; elles réclament toujours un sixième acte, et proposent de continuer le spectacle quand l'intérêt s'en est allé… Si on leur permettait d'en faire à leur gré, toute comédie aurait une fin tragique, et toute tragédie finirait en farce. Elles sont délicieusement artificielles, mais elles n'ont aucun sens de l'art.

«Vous êtes plus heureux que moi. Je vous assure Dorian, qu'aucune des femmes que j'ai connues n'aurait fait pour moi ce que Sibyl Vane a fait pour vous. Les femmes ordinaires se consolent toujours, quelques-unes en portant des couleurs sentimentales. Ne placez jamais votre confiance en une femme qui porte du mauve, quelque soit son âge, ou dans une femme de trente-cinq ans affectionnant les rubans roses; cela veut toujours dire qu'elles ont eu des histoires. D'autres trouvent une grande consolation à la découverte inopinée des bonnes qualités de leurs maris. Elles font parade de leur félicité conjugale, comme si c'était le plus fascinant des péchés. La religion en console d'autres encore. Ses mystères ont tout le charme d'un flirt, me dit un jour une femme, et je puis le comprendre. En plus, rien ne vous fait si vain que de vous dire que vous êtes un pécheur. La conscience fait de nous des égoïstes… Oui, il n'y a réellement pas de fin aux consolations que les femmes trouvent dans la vie moderne, et je n'ai point encore mentionné la plus importante.

– Quelle est-elle, Harry? demanda indifféremment le jeune homme.

– La consolation évidente: prendre un nouvel adorateur quand on en perd un. Dans la bonne société, cela vous rajeunit toujours une femme… Mais réellement, Dorian, combien Sibyl Vane devait être dissemblable des femmes que nous rencontrons. Il y a quelque chose d'absolument beau dans sa mort.

«Je suis heureux de vivre dans un siècle où de pareils miracles se produisent. Ils nous font croire à la réalité des choses avec lesquelles nous jouons, comme le roman, la passion, l'amour…»

– Je fus bien cruel envers elle, vous l'oubliez…

– Je suis certain que les femmes apprécient la cruauté, la vraie cruauté, plus que n'importe quoi. Elles ont d'admirables instincts primitifs. Nous les avons émancipées, mais elles n'en sont pas moins restées des esclaves cherchant leurs maîtres; elles aiment être dominées. Je suis sûr que vous fûtes splendide! Je ne vous ai jamais vu dans une véritable colère, mais je m'imagine combien vous devez être charmant. Et d'ailleurs, vous m'avez dit quelque chose avant-hier, qui me parut alors quelque peu fantaisiste, mais que je sens maintenant parfaitement vrai, et qui me donne la clef de tout…

– Qu'était-ce, Harry?

– Vous m'avez dit que Sibyl Vane vous représentait toutes les héroïnes de roman, qu'elle était un soir Desdemone, et un autre, Ophélie, qu'elle mourait comme Juliette, et ressuscitait comme Imogéne!

– Elle ne ressuscitera plus jamais, maintenant, dit le jeune homme, la face dans ses mains.

– Non, elle ne ressuscitera plus; elle a joué son dernier rôle… Mais il vous faut penser à cette mort solitaire dans cette loge clinquante comme si c'était un étrange fragment lugubre de quelque tragédie jacobine, comme à une scène surprenante de Webster, de Ford ou de Cyril Tourneur. Cette jeune fille n'a jamais vécu, à la réalité, et elle n'est jamais morte… Elle vous fut toujours comme un songe… comme ce fantôme qui apparaît dans les drames de Shakespeare, les rendant plus adorables par sa présence, comme un roseau à travers lequel passe la musique de Shakespeare, enrichie de joie et de sonorité.

«Elle gâta sa vie au moment où elle y entra, et la vie la gâta; elle en mourut… Pleurez pour Ophélie, si vous voulez; couvrez-vous le front de cendres parce que Cordélié a été étranglée; invectivez le ciel parce que la fille de Brabantio est trépassée, mais ne gaspillez pas vos larmes sur le cadavre de Sibyl Vane; celle-ci était moins réelle que celles-là…»

Un silence suivit. Le crépuscule assombrissait la chambre; sans bruit, à pas de velours, les ombres se glissaient dans le jardin. Les couleurs des objets s'évanouissaient paresseusement.

Après quelques minutes, Dorian Gray releva la tête…

– Vous m'avez expliqué à moi-même, Harry, murmura-t-il avec un soupir de soulagement. Je sentais tout ce que vous m'avez dit, mais en quelque sorte, j'en étais effrayé et je n'osais me l'exprimer à moi-même. Comme vous me connaissez bien!.. Mais nous ne parlerons plus de ce qui est arrivé; ce fut une merveilleuse expérience, c'est tout. Je ne crois pas que la vie me réserve encore quelque chose d'aussi merveilleux.

– La vie a tout en réserve pour vous, Dorian. Il n'est rien, avec votre extraordinaire beauté, que vous ne soyez capable de faire.

– Mais songez, Harry, que je deviendrai grotesque, vieux, ridé!.. Alors?..

– Alors, reprit lord Henry en se levant, alors, mon cher Dorian, vous aurez à combattre pour vos victoires; actuellement, elles vous sont apportées. Il faut que vous gardiez votre beauté. Nous vivons dans un siècle qui lit trop pour être sage et qui pense trop pour être beau. Nous ne pouvons nous passer de vous… Maintenant, ce que vous avez de mieux à faire, c'est d'aller vous habiller et de descendre au club. Nous sommes plutôt en retard comme vous le voyez.

– Je pense que je vous rejoindrai à l'Opéra, Harry. Je suis trop fatigué pour manger quoi que ce soit. Quel est le numéro de la loge de votre soeur?

– Vingt-sept, je crois. C'est au premier rang; vous verrez son nom sur la porte? Je suis désolé que vous ne veniez dîner.

– Ça ne m'est point possible, dit Dorian nonchalamment… Je vous suis bien obligé pour tout ce que vous m'avez dit; vous êtes certainement mon meilleur ami; personne ne m'a compris comme vous.

– Nous sommes seulement au commencement de notre amitié, Dorian, répondit lord Henry, en lui serrant la main. Adieu. Je vous verrai avant neuf heures et demie, j'espère. Souvenez-vous que la Patti chante…

Comme il fermait la porte derrière lui, Dorian Gray sonna, et au bout d'un instant, Victor apparut avec les lampes et tira les jalousies. Dorian s'impatientait, voulant déjà être parti, et il lui semblait que Victor n'en finissait pas…

Aussitôt qu'il fut sorti, il se précipita vers le paravent et découvrit la peinture.

Non! Rien n'était changé de nouveau dans le portrait; il avait su la mort de Sibyl Vane avant lui; il savait les événements de la vie alors qu'ils arrivaient. La cruauté méchante qui gâtait les fines lignes de la bouche, avait apparu, sans doute, au moment même où la jeune fille avait bu le poison… Ou bien était-il indifférent aux événements? Connaissait-il simplement ce qui se passait dans l'âme. Il s'étonnait, espérant que quelque jour, il verrait le changement se produire devant ses yeux et cette pensée le fit frémir.

Pauvre Sibyl! Quel roman cela avait été! Elle avait souvent mimé la mort au théâtre. La mort l'avait touchée et prise avec elle. Comment avait-elle joué cette ultime scène terrifiante? L'avait-elle maudit en mourant? Non! elle était morte par amour pour lui, et l'amour, désormais, lui serait un sacrement. Elle avait tout racheté par le sacrifice qu'elle avait fait de sa vie. Il ne voulait plus songer à ce qu'elle lui avait fait éprouver pendant cette terrible soirée, au théâtre… Quand il penserait à elle, ce serait comme à une prestigieuse figure tragique envoyée sur la scène du monde pour y montrer la réalité suprême de l'Amour. Une prestigieuse figure tragique! Des larmes lui montèrent aux yeux, en se souvenant de son air enfantin, de ses manières douces et capricieuses, de sa farouche et tremblante grâce. Il les refoula en hâte, et regarda de nouveau le portrait.

Il sentit que le temps était venu, cette fois, de faire son choix. Son choix n'avait-il été déjà fait? Oui, la vie avait décidé pour lui…la vie, et aussi l'âpre curiosité qu'il en avait… L'éternelle jeunesse, l'infinie passion, les plaisirs subtils et secrets, les joies ardentes et les péchés plus ardents encore – toutes ces choses il devait les connaître. Le portrait assumerait le poids de sa honte, voilà tout!..

Une sensation de douleur le poignit on pensant à la désagrégation que subirait sa belle face peinte sur la toile. Une fois, moquerie gamine de Narcisse, il avait baisé, ou feint de baiser ces lèvres peintes, qui, maintenant, lui souriaient si cruellement. Des jours et des jours, il s'était assis devant son portrait, s'émerveillant de sa beauté, presque énamouré d'elle comme il lui sembla maintes fois… Devait-elle s'altérer, à présent, à chaque péché auquel il céderait? Cela deviendrait-il un monstrueux et dégoûtant objet à cacher dans quelque chambre cadenassée, loin de la lumière du soleil qui avait si souvent léché l'or éclatant de sa chevelure ondée? Quelle dérision sans mesure!

 

Un instant, il songea à prier pour que cessât l'horrible sympathie existant entre lui et le portrait. Une prière l'avait faite; peut-être une prière la pouvait-elle détruire?..

Cependant, qui, connaissant la vie, hésiterait pour garder la chance de rester toujours jeune, quelque fantastique que cette chance pût paraître, à tenter les conséquences que ce choix pouvait entraîner?.. D'ailleurs cela dépendait-il de sa volonté?..

Etait-ce vraiment la prière qui avait produit cette substitution? Quelque raison scientifique ne pouvait-elle l'expliquer? Si la pensée pouvait exercer une influence sur un organisme vivant, cette influence ne pouvait-elle s'exercer sur les choses mortes ou inorganiques? Ne pouvaient-elles, les choses extérieures à nous-mêmes, sans pensée ou désir conscients, vibrer à l'unisson de nos humeurs ou de nos passions, l'atome appelant l'atome dans un amour secret ou une étrange affinité. Mais la raison était sans importance. Il ne tenterait plus par la prière un si terrible pouvoir. Si la peinture devait s'altérer, rien ne pouvait l'empêcher. C'était clair. Pourquoi approfondir cela? Car il y aurait un véritable plaisir à guetter ce changement? Il pourrait suivre son esprit dans ses pensées secrètes; ce portrait lui serait le plus magique des miroirs. Comme il lui avait révélé son propre corps, il lui révélerait sa propre âme. Et quand l'hiver de la vie viendrait, sur le portrait, lui, resterait sur la lisière frissonnante du printemps et de l'été. Quand le sang lui viendrait à la face, laissant derrière un masque pallide de craie aux yeux plombés, il garderait la splendeur de l'adolescence. Aucune floraison de sa jeunesse ne se flétrirait; le pouls de sa vie ne s'affaiblirait point. Comme les dieux de la Grèce, il serait fort, et léger et joyeux. Que pouvait lui faire ce qui arriverait à l'image peinte sur la toile? Il serait sauf: tout était là!..

Souriant, il replaça le paravent dans la position qu'il occupait devant le portrait, et passa dans la chambre où l'attendait son valet. Une heure plus tard, il était à l'Opéra, et lord Henry s'appuyait sur le dos de son fauteuil.

IX

Le lendemain matin, tandis qu'il déjeunait, Basil Hallward entra.

– Je suis bien heureux de vous trouver, Dorian, dit-il gravement. Je suis venu hier soir et on m'a dit que vous étiez à l'Opéra. Je savais que c'était impossible. Mais j'aurais voulu que vous m'eussiez laissé un mot, me disant où vous étiez allé. J'ai passé une bien triste soirée, craignant qu'une première tragédie soit suivie d'une autre. Vous auriez dû me télégraphier dès que vous en avez entendu parler. Je l'ai lu par hasard dans la dernière édition du Globe au club. Je vins aussitôt ici et je fus vraiment désolé de ne pas vous trouver. Je ne saurais vous dire combien j'ai eu le coeur brisé par tout cela. Je sais ce que vous devez souffrir. Mais où étiez-vous? Êtes-vous allé voir la mère de la pauvre fille? Un instant. J'avais songé à vous y chercher. On avait mis l'adresse dans le journal. Quelque part dans Euston Road, n'est-ce pas? Mais j'eus peur d'importuner une douleur que je ne pouvais consoler. Pauvre femme! Dans quel état elle devait être! Son unique enfant!.. Que disait-elle?

– Mon cher Basil, que sais-je? murmura Dorian Gray en buvant à petits coups d'un vin jaune pâle dans un verre de Venise, délicatement contourné et doré, en paraissant profondément ennuyé. J'étais à l'Opéra, vous auriez dû y venir. J'ai rencontré pour la première lois lady Gwendoline, la soeur d'Harry. Nous étions dans sa loge. Elle est tout à fait charmante et la Patti a chanté divinement. Ne parlez pas de choses horribles. Si l'on ne parlait jamais d'une chose, ce serait comme si elle n'était jamais arrivée. C'est seulement l'expression, comme dit Harry, qui donne une réalité aux choses. Je dois dire que ce n'était pas l'unique enfant de la pauvre femme. Il y a un fils, un charmant garçon je crois. Mais il n'est pas au théâtre. C'est un marin, ou quelque chose comme cela. Et maintenant parlez-moi de vous et de ce que vous êtes en train de peindre?

– Vous avez été à l'Opéra? dit lentement Hallward avec une vibration de tristesse dans la voix. Vous avez été à l'Opéra pendant que Sibyl Vane reposait dans la mort en un sordide logis? Vous pouvez me parler d'autres femmes charmantes et de la Patti qui chantait divinement, avant que la jeune fille que vous aimiez ait même la quiétude d'un tombeau pour y dormir?.. Vous ne songez donc pas aux horreurs réservées a ce petit corps lilial!

– Arrêtez-vous, Basil, je ne veux pas les entendre! s'écria Dorian en se levant. Ne me parlez pas de ces choses. Ce qui est fait est fait. Le passé est le passé.

– Vous appelez hier le passé?

– Ce qui se passe dans l'instant actuel va lui appartenir. Il n'y a que les gens superficiels qui veulent des années pour s'affranchir d'une émotion. Un homme maître de lui-même, peut mettre fin à un chagrin aussi facilement qu'il peut inventer un plaisir. Je ne veux pas être à la merci de mes émotions. Je veux en user, les rendre agréable et les dominer.

– Dorian, ceci est horrible!.. Quelque chose vous a changé complètement. Vous avez toujours les apparences de ce merveilleux jeune homme qui venait chaque jour à mon atelier poser pour son portrait. Mais alors vous étiez simple, naturel et tendre. Vous étiez la moins souillée des créatures. Maintenant je ne sais ce qui a passé sur vous. Vous parlez comme si vous n'aviez ni coeur ni pitié. C'est l'influence d'Harry qui a fait cela, je le vois bien…

Le jeune homme rougit et allant à la fenêtre, resta quelques instants à considérer la pelouse fleurie et ensoleillée.

– Je dois beaucoup à Harry, Basil, dit-il enfin, plus que je ne vous dois. Vous ne m'avez appris qu'à être vain.

– Parfait?.. aussi en suis-je puni, Dorian, ou le serai-je quelque jour.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, Basil, s'écria-t-il en se retournant. Je ne sais ce que vous voulez! Que voulez-vous?

– Je voudrais retrouver le Dorian Gray que j'ai peint, dit l'artiste, tristement.

– Basil, fit l'adolescent, allant à lui et lui mettant la main sur l'épaule, vous êtes venu trop tard. Hier lorsque j'appris que Sibyl Vane s'était suicidée…

– Suicidée, mon Dieu! est-ce bien certain? s'écria Hallward le regardant avec une expression d'horreur…

– Mon cher Basil! Vous ne pensiez sûrement pas que ce fut un vulgaire accident. Certainement, elle s'est suicidée.

L'autre enfonça sa tête dans ses mains.

– C'est effrayant, murmura-t-il, tandis qu'un frisson le parcourait.

– Non, dit Dorian Gray, cela n'a rien d'effrayant. C'est une des plus grandes tragédies romantiques de notre temps. A l'ordinaire, les acteurs ont l'existence la plus banale. Ils sont bons maris, femmes fidèles, quelque chose d'ennuyeux; vous comprenez, une vertu moyenne et tout ce qui s'en suit. Comme Sibyl était différente! Elle a vécu sa plus belle tragédie. Elle fut constamment une héroïne. La dernière nuit qu'elle joua, la nuit où vous la vites, elle joua mal parce qu'elle avait compris la réalité de l'amour. Quand elle connut ses déceptions, elle mourut comme Juliette eût pu mourir. Elle appartint encore en cela au domaine d'art. Elle a quelque chose d'une martyre. Sa mort a toute l'inutilité pathétique du martyre, toute une beauté de désolation. Mais comme je vous le disais, ne croyez pas que je n'aie pas souffert. Si vous étiez venu hier, à un certain moment – vers cinq heures et demie peut-être ou six heures moins le quart – , vous m'auriez trouvé en larmes… Même Harry qui était ici et qui, au fait, m'apporta la nouvelle, se demandait où j'allais en venir. Je souffris intensément. Puis cela passa. Je ne puis répéter une émotion. Personne d'ailleurs ne le peut, excepté les sentimentaux. Et vous êtes cruellement injuste, Basil: vous venez ici pour me consoler, ce qui est charmant de votre part; vous me trouvez tout consolé et vous êtes furieux!.. Tout comme une personne sympathique! Vous me rappelez une histoire qu'Harry m'a racontée à propos d'un certain philanthrope qui dépensa vingt ans de sa vie à essayer de redresser quelque tort, ou de modifier une loi injuste, je ne sais plus exactement. Enfin il y réussit, et rien ne put surpasser son désespoir. Il n'avait absolument plus rien à faire, sinon à mourir d'ennui et il devint un misanthrope résolu. Maintenant, mon cher Basil, si vraiment vous voulez me consoler, apprenez-moi à oublier ce qui est arrivé ou à le considérer à un point de vue assez artistique. N'est-ce pas Gautier qui écrivait sur la «Consolation des arts»? Je me rappelle avoir trouvé un jour dans votre atelier un petit volume relié en vélin, où je cueillis ce mot délicieux. Encore ne suis-je pas comme ce jeune homme dont vous me parliez lorsque nous fûmes ensemble à Marlow, ce jeune homme qui disait que le satin jaune pouvait nous consoler de toutes les misères de l'existence. J'aime les belles choses que l'on peut toucher et tenir: les vieux brocarts, les bronzes verts, les laques, les ivoires, exquisément travaillés, ornés, parés; il y a beaucoup à tirer de ces choses. Mais le tempérament artistique qu'elles créent ou du moins révèlent est plus encore pour moi. Devenir le spectateur de sa propre vie, comme dit Harry, c'est échapper aux souffrances terrestres. Je sais bien que je vous étonne en vous parlant ainsi. Vous n'avez pas compris comment je me suis développé. J'étais un écolier lorsque vous me connûtes. Je suis un homme maintenant, j'ai de nouvelles passions, de nouvelles pensées, des idées nouvelles. Je suis différent, mais vous ne devez pas m'en aimer moins. Je suis changé, mais vous serez toujours mon ami. Certes, j'aime beaucoup Harry; je sais bien que vous êtes meilleur que lui… Vous n'êtes pas plus fort, vous avez trop peur de la vie, mais vous êtes meilleur. Comme nous étions heureux ensemble! Ne m'abandonnez pas, Basil, et ne me querellez pas, je suis ce que je suis. Il n'y a rien de plus à dire!

Le peintre semblait singulièrement ému. Le jeune homme lui était très cher, et sa personnalité avait marqué le tournant de son art. Il ne put supporter l'idée de lui faire plus longtemps des reproches. Après tout, son indifférence pouvait n'être qu'une humeur passagère; il y avait en lui tant de bonté et tant de noblesse.

– Bien, Dorian, dit-il enfin, avec un sourire attristé; je ne vous parlerai plus de cette horrible affaire désormais. J'espère seulement que votre nom n'y sera pas mêlé. L'enquête doit avoir lieu cette après-midi. Vous a-t-on convoqué?

Dorian secoua la tète et une expression d'ennui passa sur ses traits à ce mot d'«enquête.» Il y avait dans ce mot quelque chose de si brutal et de si vulgaire!

– Ils ne connaissent pas son nom, répondit-il.

– Mais elle, le connaissait certainement?

– Mon prénom seulement et je suis certain qu'elle ne l'a jamais dit à personne. Elle m'a dit une fois qu'ils étaient tous très curieux de savoir qui j'étais et qu'elle leur répondait invariablement que je m'appelais le «Prince Charmant.» C'était gentil de sa part. Il faudra que vous me fassiez un croquis de Sibyl, Basil. Je voudrais avoir d'elle quelque chose de plus que le souvenir de quelques baisers et de quelques lambeaux de phrases pathétiques.

– J'essaierai de faire quelque chose, Dorian, si cela vous fait plaisir. Mais il faudra que vous veniez encore me poser. Je ne puis me passer de vous.

– Je ne peux plus poser pour vous, Basil. C'est tout à fait impossible! s'écria-t-il en se reculant.

Le peintre le regarda en face…

– Mon cher enfant, quelle bêtise! Voudriez-vous dire que ce que j'ai fait de vous ne vous plaît pas? Où est-ce, à propos?.. Pourquoi avez-vous poussé le paravent devant votre portrait? Laissez-moi le regarder. C'est la meilleure chose que j'aie jamais faite. Otez ce paravent, Dorian. C'est vraiment désobligeant de la part de votre domestique de cacher ainsi mon oeuvre. Il me semblait que quelque chose était changé ici quand je suis entré.

– Mon domestique n'y est pour rien, Basil. Vous n'imaginez pas que je lui laisse arranger mon appartement. Il dispose mes fleurs, quelquefois, et c'est tout. Non, j'ai fait cela moi-même. La lumière tombait trop crûment sur le portrait.

– Trop crûment, mais pas du tout, cher ami. L'exposition est admirable. Laissez-moi voir…

Et Hallward se dirigea vers le coin de la pièce.

Un cri de terreur s'échappa des lèvres de Dorian Gray. Il s'élança entre le peintre et le paravent.

– Basil, dit-il, en pâlissant vous ne regarderez pas cela, je ne le veux pas.

– Ne pas regarder ma propre oeuvre! Vous n'êtes pas sérieux. Pourquoi ne la regarderais-je pas? s'exclama Hallward en riant.

– Si vous essayez de la voir, Basil, je vous donne ma parole d'honneur que je ne vous parlerai plus de toute ma vie!.. Je suis tout à fait sérieux, je ne vous offre aucune explication et il ne faut pas m'en demander. Mais, songez-y, si vous touchez au paravent, tout est fini entre nous!..

 

Hallward était comme foudroyé. Il regardait Dorian avec une profonde stupéfaction. Il ne l'avait jamais vu ainsi. Le jeune homme était blême de colère. Ses mains se crispaient et les pupilles de ses yeux semblaient deux flammes bleues. Un tremblement le parcourait…

– Dorian!

– Ne parlez pas!

– Mais qu'y-a-t-il? Certainement je ne le regarderai pas si vous ne le voulez pas, dit-il un peu froidement, tournant sur ses talons et allant vers la fenêtre, mais il me semble plutôt absurde que je ne puisse voir mon oeuvre, surtout lorsque je vais l'exposer à Paris cet automne. Il faudra sans doute que je lui donne une nouvelle couche de vernis d'ici-là; ainsi, devrai-je l'avoir quelque jour; pourquoi pas maintenant?

– L'exposer!.. Vous voulez l'exposer? s'exclama Dorian Gray envahi d'un étrange effroi.

Le monde verrait donc son secret? On viendrait bâiller devant le mystère de sa vie? Cela était impossible! Quelque chose – il ne savait quoi – se passerait avant…

– Oui, je ne suppose pas que vous ayez quelque chose à objecter. Georges Petit va réunir mes meilleures toiles pour une exposition spéciale qui ouvrira rue de Sèze dans la première semaine d'octobre. Le portrait ne sera hors d'ici que pour un mois; je pense que vous pouvez facilement vous en séparer ce laps de temps. D'ailleurs vous serez sûrement absent de la ville. Et si vous le laissez toujours derrière un paravent, vous n'avez guère à vous en soucier.

Dorian passa sa main sur son front emperlé de sueur. Il lui semblait qu'il courait un horrible danger.

– Vous m'avez dit, il y a un mois, que vous ne l'exposeriez jamais, s'écria-t-il. Pourquoi avez-vous changé d'avis? Vous autres qui passez pour constants vous avez autant de caprices que les autres. La seule différence, c'est que vos caprices sont sans aucune signification. Vous ne pouvez avoir oublié que vous m'avez solennellement assuré que rien au monde ne pourrait vous amener à l'exposer. Vous avez dit exactement la même chose à Harry.

Il s'arrêta soudain; un éclair passa dans ses yeux. Il se souvint que lord Henry lui avait dit un jour à moitié sérieusement, à moitié en riant: «Si vous voulez passer un curieux quart d'heure, demandez à Basil pourquoi il ne veut pas exposer votre portrait. Il me l'a dit, et cela a été pour moi une révélation.» Oui, Basil aussi, peut-être, avait son secret. Il essaierait de le connaître…

– Basil, dit-il en se rapprochant tout contre lui et le regardant droit dans les yeux, nous avons chacun un secret. Faites-moi connaître le vôtre, je vous dirai le mien. Pour quelle raison refusiez-vous d'exposer mon portrait?

Le peintre frissonna malgré lui.

– Dorian, si je vous le disais, vous pourriez m'en aimer moins et vous ririez sûrement de moi; je ne pourrai supporter ni l'une ni l'autre de ces choses. Si vous voulez que je ne regarde plus votre portrait, c'est bien… Je pourrai, du moins, toujours vous regarder, vous… Si vous voulez que la meilleure de mes oeuvres soit à jamais cachée au monde, j'accepte… Votre amitié m'est plus chère que toute gloire ou toute renommée.

– Non, Basil, il faut me le dire, insista Dorian Gray, je crois avoir le droit de le savoir.

Son impression de terreur avait disparu et la curiosité l'avait remplacée. Il était résolu à connaître le secret de Basil Hallward.

– Asseyons-nous, Dorian, dit le peintre troublé, asseyons-nous; et répondez à ma question. Avez-vous remarqué dans le portrait une chose curieuse? Une chose qui probablement ne vous a pas frappé tout d'abord, mais qui s'est révélée à vous soudainement?

– Basil! s'écria le jeune homme étreignant les bras de son fauteuil de ses mains tremblantes et le regardant avec des yeux ardents et effrayés.

– Je vois que vous l'avez remarqué… Ne parlez pas! Attendez d'avoir entendu ce que j'ai à dire. Dorian, du jour où je vous rencontrai, votre personnalité eut sur moi une influence extraordinaire. Je fus dominé, âme, cerveau et talent, par vous. Vous deveniez pour moi la visible incarnation de cet idéal jamais vu, dont la pensée nous hante, nous autres artistes, comme un rêve exquis. Je vous aimai; je devins jaloux de tous ceux à qui vous parliez, je voulais vous avoir à moi seul, je n'étais heureux que lorsque j'étais avec vous. Quant vous étiez loin de moi, vous étiez encore présent dans mon art…

«Certes, je ne vous laissai jamais rien connaître de tout cela. C'eût été impossible. Vous n'auriez pas compris; je le comprends à peine moi-même. Je connus seulement que j'avais vu la perfection face à face et le monde devint merveilleux à mes yeux, trop merveilleux peut-être, car il y a un péril dans de telles adorations, le péril de les perdre, non moindre que celui de les conserver… Les semaines passaient et je m'absorbais en vous de plus en plus. Alors commença une phase nouvelle. Je vous avais dessiné en berger Paris, revêtu d'une délicate armure, en Adonis armé d'un épieu poli et en costume de chasseur. Couronné de lourdes fleurs de lotus, vous aviez posé sur la proue de la trirème d'Adrien, regardant au-delà du Nil vert et bourbeux. Vous vous étiez penché sur l'étang limpide d'un paysage grec, mirant dans l'argent des eaux silencieuses, la merveille de votre propre visage. Et tout cela avait été ce que l'art pouvait être, de l'inconscience, de l'idéal, de l'à-peu prés. Un jour, jour fatal, auquel je pense quelquefois, je résolus de peindre un splendide portrait de vous tel que vous êtes maintenant, non dans les costumes des temps révolus, mais dans vos propres vêtements et dans votre époque. Fût-ce le réalisme du sujet ou la simple idée de votre propre personnalité, se présentant ainsi à moi sans entours et sans voile, je ne puis le dire. Mais je sais que pendant que j'y travaillais, chaque coup de pinceau, chaque touche de couleur me semblaient révéler mon secret. Je m'effrayais que chacun pût connaître mon idolâtrie. Je sentis, Dorian, que j'avais trop dit, mis trop de moi-même dans cette oeuvre. C'est alors que je résolus de ne jamais permettre que ce portrait fut exposé. Vous en fûtes un peu ennuyé. Mais alors vous ne vous rendiez pas compte de ce que tout cela signifiait pour moi. Harry, à qui j'en parlai, se moqua de moi, je ne m'en souciais pas. Quand le tableau fut terminé et que je m'assis tout seul en face de lui, je sentis que j'avais raison… Mais quelques jours après qu'il eût quitté mon atelier, dès que je fus débarrassé de l'intolérable fascination de sa présence, il me sembla que j'avais été fou en imaginant y avoir vu autre chose que votre beauté et plus de choses que je n'en pouvais peindre. Et même maintenant je ne puis m'empêcher de sentir l'erreur qu'il y a à croire que la passion éprouvée dans la création puisse jamais se montrer dans l'oeuvre créée. L'art est toujours plus abstrait que nous ne l'imaginons. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, voilà tout. Il me semble souvent que l'oeuvre cache l'artiste bien plus qu'il ne le révèle. Aussi lorsque je reçus cette offre de Paris, je résolus de faire de votre portrait le clou de mon exposition. Je ne soupçonnais jamais que vous pourriez me le refuser. Je vois maintenant que vous aviez raison. Ce portrait ne peut être montré. Il ne faut pas m'en vouloir, Dorian, de tout ce que je viens de vous dire. Comme je le disais une fois à Harry, vous êtes fait pour être aimé…

Dorian Gray poussa un long soupir. Ses joues se colorèrent de nouveau et un sourire se joua sur ses lèvres. Le péril était passé. Il était sauvé pour l'instant. Il ne pouvait toutefois se défendre d'une infinie pitié pour le peintre qui venait de lui faire une si étrange confession, et il se demandait si lui-même pourrait jamais être ainsi dominé par la personnalité d'un ami. Lord Henry avait ce charme d'être très dangereux, mais c'était tout. Il était trop habile et trop cynique pour qu'on put vraiment l'aimer. Pourrait-il jamais exister quelqu'un qui le remplirait d'une aussi étrange idolâtrie? Etait-ce là une de ces choses que la vie lui réservait?..