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Le portrait de Dorian Gray

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XIII

Il sortit de la chambre, et commença à monter, Basil Hallward le suivant de près. Ils marchaient doucement, comme on fait instinctivement la nuit. La lampe projetait des ombres fantastiques sur le mur et sur l'escalier. Un vent qui s'élevait fit claquer les fenêtres.

Lorsqu'ils atteignirent le palier supérieur, Dorian posa la lampe sur le plancher, et prenant sa clef, la tourna dans la serrure.

– Vous insistez pour savoir, Basil? demanda-t-il d'une voix basse.

– Oui!

– J'en suis heureux, répondit-il souriant. Puis il ajouta un peu rudement:

– Vous êtes le seul homme au monde qui ayez le droit de savoir tout ce qui me concerne. Vous avez tenu plus de place dans ma vie que vous ne le pensez.

Et prenant la lampe il ouvrit la porte et entra. Un courant d'air froid les enveloppa et la flamme vacillant un instant prit une teinte orange foncé. Il tressaillit…

– Fermez la porte derrière vous, souffla-t-il en posant la lampe sur la table. Hallward regarda autour de lui, profondément étonné. La chambre paraissait n'avoir pas été habitée depuis des années. Une tapisserie flamande fanée, un tableau couvert d'un voile, une vieille cassone italienne et une grande bibliothèque vide en étaient tout l'ameublement avec une chaise et une table. Comme Dorian allumait une bougie à demi consumée posée sur la cheminée, il vit que tout était couvert de poussière dans la pièce et que le tapis était en lambeaux. Une souris s'enfuit effarée derrière les lambris. Il y avait une odeur humide de moisissure.

– Ainsi, vous croyez que Dieu seul peut voir l'âme, Basil? Ecartez ce rideau, vous allez voir la mienne!..

Sa voix était froide et cruelle…

– Vous êtes fou, Dorian, ou bien vous jouez une comédie? murmura le peintre en fronçant le sourcil.

– Vous n'osez pas? Je l'ôterai moi-même, dit le jeune homme, arrachant le rideau de sa tringle et le jetant sur le parquet…

Un cri d'épouvante jaillit des lèvres du peintre, lorsqu'il vit à la faible lueur de la lampe, la hideuse figure qui semblait grimacer sur la toile. Il y avait dans cette expression quelque chose qui le remplit de dégoût et d'effroi. Ciel! Cela pouvait-il être la face, la propre face de Dorian Gray? L'horreur, quelle qu'elle fut cependant, n'avait pas entièrement gâté cette beauté merveilleuse. De l'or demeurait dans la chevelure éclaircie et la bouche sensuelle avait encore de son écarlate. Les yeux boursouflés avaient gardé quelque chose de la pureté de leur azur, et les courbes élégantes des narines finement ciselées et du cou puissamment modelé n'avaient pas entièrement disparu. Oui, c'était bien Dorian lui-même. Mais qui avait fait cela? Il lui sembla reconnaître sa peinture, et le cadre était bien celui qu'il avait dessiné. L'idée était monstrueuse, il s'en effraya!.. Il saisit la bougie et l'approcha de la toile. Dans le coin gauche son nom était tracé en hautes lettres de vermillon pur…

C'était une odieuse parodie, une infâme, ignoble satire! Jamais il n'avait fait cela… Cependant, c'était bien là son propre tableau. Il le savait, et il lui sembla que son sang, tout à l'heure brûlant, se gelait tout à coup. Son propre tableau!.. Qu'est-ce que cela voulait dire? Pourquoi cette transformation? Il se retourna, regardant Dorian avec les yeux d'un fou. Ses lèvres tremblaient et sa langue desséchée ne pouvait articuler un seul mot. Il passa sa main sur son front; il était tout humide d'une sueur froide.

Le jeune homme était appuyé contre le manteau de la cheminée, le regardant avec cette étrange expression qu'on voit sur la figure de ceux qui sont absorbés dans le spectacle, lorsque joue un grand artiste. Ce n'était ni un vrai chagrin, ni une joie véritable. C'était l'expression d'un spectateur avec, peut-être, une lueur de triomphe dans ses yeux. Il avait ôté la fleur de sa boutonnière et la respirait avec affectation.

– Que veut dire tout cela? s'écria enfin Hallward. Sa propre voix résonna avec un éclat inaccoutumé à ses oreilles.

– Il y a des années, lorsque j'étais un enfant, dit Dorian Gray, froissant la fleur dans sa main, vous m'avez rencontré, vous m'avez flatté et appris à être vain de ma beauté. Un jour, vous m'avez présenté à un de vos amis, qui m'expliqua le miracle de la jeunesse, et vous avez fait ce portrait qui me révéla le miracle de la beauté. Dans un moment de folie que, même maintenant, je ne sais si je regrette ou non, je fis un voeu, que vous appellerez peut-être une prière…

– Je m'en souviens! Oh! comme je m'en souviens! Non! C'est une chose impossible… Cette chambre est humide, la moisissure s'est mise sur la toile. Les couleurs que j'ai employées étaient de quelque mauvaise composition… Je vous dis que cette chose est impossible!

– Ah! qu'y a-t-il d'impossible? murmura le jeune homme, allant à la fenêtre et appuyant son front aux vitraux glacés.

– Vous m'aviez dit que vous l'aviez détruit?

– J'avais tort, c'est lui qui m'a détruit!

– Je ne puis croire que c'est là mon tableau.

– Ne pouvez-vous y voir votre idéal? dit Dorian amèrement.

– Mon idéal, comme vous l'appelez…

– Comme vous l'appeliez!..

– Il n'y avait rien de mauvais en lui, rien de honteux; vous étiez pour moi un idéal comme je n'en rencontrerai plus jamais… Et ceci est la face d'un satyre.

– C'est la face de mon âme!

– Seigneur! Quelle chose j'ai idolâtrée! Ce sont là les yeux d'un démon!..

– Chacun de nous porte en lui le ciel et l'enfer, Basil, s'écria Dorian, avec un geste farouche de désespoir.

Hallward se retourna vers le portrait et le considéra.

– Mon Dieu! si c'est vrai, dit-il, et si c'est là ce que vous avez fait de votre vie, vous devez être encore plus corrompu que ne l'imaginent ceux qui parlent contre vous!

Il approcha de nouveau la bougie pour mieux examiner la toile. La surface semblait n'avoir subi aucun changement, elle était telle qu'il l'avait laissée. C'était du dedans, apparemment, que la honte et l'horreur étaient venues. Par le moyen de quelque étrange vie intérieure, la lèpre du péché semblait ronger cette face. La pourriture d'un corps au fond d'un tombeau humide était moins effrayante!..

Sa main eut un tremblement et la bougie tomba du chandelier sur le tapis où elle s'écrasa. Il posa le pied dessus la repoussant. Puis il se laissa tomber dans le fauteuil près de la table et ensevelit sa face dans ses mains.

– Bonté divine! Dorian, quelle leçon! quelle terrible leçon!

Il n'y eut pas de réponse, mais il put entendre le jeune homme qui sanglotait à la fenêtre.

– Prions! Dorian, prions! murmura t-il… Que nous a-t-on appris à dire dans notre enfance? «Ne nous laissez pas tomber dans la tentation. Pardonnez-nous nos péchés, purifiez-nous de nos iniquités!» Redisons-le ensemble. La prière de votre orgueil a été entendue; la prière de votre repentir sera aussi entendue! Je vous ai trop adoré! J'en suis puni. Vous vous êtes trop aimé… Nous sommes tous deux punis!

Dorian Gray se retourna lentement et le regardant avec des yeux obscurcis de larmes.

– Il est trop tard, Basil, balbutia-t-il.

– Il n'est jamais trop tard, Dorian! Agenouillons-nous et essayons de nous rappeler une prière. N'y a-t-il pas un verset qui dit: «Quoique vos péchés soient comme l'écarlate, je les rendrai blancs comme la neige?»

– Ces mots n'ont plus de sens pour moi, maintenant!

– Ah! ne dites pas cela. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Mon Dieu! Ne voyez-vous pas cette maudite face qui nous regarde?

Dorian Gray regarda le portrait, et soudain, un indéfinissable sentiment de haine contre Basil Hallward s'empara de lui, comme s'il lui était suggéré par cette figure peinte sur la toile, soufflé dans son oreille par ces lèvres grimaçantes… Les sauvages instincts d'une bête traquée s'éveillaient en lui et il détesta cet homme assis à cette table plus qu'aucune chose dans sa vie!..

Il regarda farouchement autour de lui… Un objet brillait sur le coffre peint en face de lui. Son oeil s'y arrêta. Il se rappela ce que c'était: un couteau qu'il avait monté, quelques jours avant pour couper une corde et qu'il avait oublié de remporter. Il s'avança doucement, passant près d'Hallward. Arrivé derrière celui-ci, il prit le couteau et se retourna… Hallward fit un mouvement comme pour se lever de son fauteuil… Dorian bondit sur lui, lui enfonça le couteau derrière l'oreille, tranchant la carotide, écrasant la tête contre la table et frappant à coups furieux…

Il y eut un gémissement étouffé et l'horrible bruit du sang dans la gorge. Trois fois les deux bras s'élevèrent convulsivement, agitant grotesquement dans le vide deux mains aux doigts crispés… Il frappa deux fois encore, mais l'homme ne bougea plus. Quelque chose commença à ruisseler par terre. Il s'arrêta un instant appuyant toujours sur la tête… Puis il jeta le couteau sur la table et écouta.

Il n'entendit rien qu'un bruit de gouttelettes tombant doucement sur le tapis usé. Il ouvrit la porte et sortit sur le palier. La maison était absolument tranquille. Il n'y avait personne. Quelques instants, il resta penché sur la rampe cherchant à percer l'obscurité profonde et silencieuse du vide. Puis il ôta la clef de la serrure, rentra et s'enferma dans la chambre…

L'homme était toujours assis dans le fauteuil, gisant contre la table, la tête penchée, le dos courbé, avec ses bras longs et fantastiques. N'eût été le trou rouge et béant du cou, et la petite mare de caillots noirs qui s'élargissait sur la table, on aurait pu croire que cet homme était simplement endormi.

Comme cela avait été vite fait!.. Il se sentait étrangement calme, et allant vers la fenêtre, il l'ouvrit et s'avança sur le balcon. Le vent avait balayé le brouillard et le ciel était comme la queue monstrueuse d'un paon, étoilé de myriades d'yeux d'or. Il regarda dans la rue et vit un policeman qui faisait sa ronde, dardant les longs rais de lumière de sa lanterne sur les portes des maisons silencieuses. La lueur cramoisie d'un coupé qui rôdait éclaira le coin de la rue, puis disparut. Une femme enveloppée d'un châle flottant se glissa lentement le long des grilles du square; elle avançait en chancelant. De temps en temps, elle s'arrêtait pour regarder derrière elle; puis, elle entonna une chanson d'une voix éraillée. Le policeman courut à elle et lui parla. Elle s'en alla en trébuchant et en éclatant de rire… Une bise âpre passa sur le square. Les lumières des gaz vacillèrent, blêmissantes, et les arbres dénudés entrechoquèrent leurs branches rouillées. Il frissonna et rentra en fermant la fenêtre…

 

Arrivé à la porte, il tourna la clef dans la serrure et ouvrit. Il n'avait pas jeté les yeux sur l'homme assassiné. Il sentit que le secret de tout cela ne changerait pas sa situation. L'ami qui avait peint le fatal portrait auquel toute sa misère était due était sorti de sa vie. C'était assez…

Alors il se rappela la lampe. Elle était d'un curieux travail mauresque, faite d'argent massif incrustée d'arabesques d'acier bruni et ornée de grosses turquoises. Peut-être son domestique remarquerait-il son absence et des questions seraient posées… Il hésita un instant, puis rentra et la prit sur la table. Il ne put s'empêcher de regarder le mort. Comme il était tranquille! Comme ses longues mains étaient horriblement blanches! C'était une effrayante figure de cire…

Ayant fermé la porte derrière lui, il descendit l'escalier tranquillement. Les marches craquaient sous ses pieds comme si elles eussent poussé des gémissements.

Il s'arrêta plusieurs fois et attendit… Non, tout était tranquille… Ce n'était que le bruit de ses pas…

Lorsqu'il fut dans la bibliothèque, il aperçut la valise et le pardessus dans un coin. Il fallait les cacher quelque part. Il ouvrit un placard secret dissimulé dans les boiseries où il gardait ses étranges déguisements; il y enferma les objets. Il pourrait facilement les brûler plus tard. Alors il tira sa montre. Il était deux heures moins vingt.

Il s'assit et se mit à réfléchir… Tous les ans, tous les mois presque, des hommes étaient pendus en Angleterre pour ce qu'il venait de faire… Il y avait comme une folie de meurtre dans l'air. Quelque rouge étoile s'était approchée trop près de la terre… Et puis, quelles preuves y aurait-il contre lui? Basil Hallward avait quitté sa maison à onze heures. Personne ne l'avait vu rentrer. La plupart des domestiques étaient à Selby Royal. Son valet était couché… Paris! Oui. C'était à Paris que Basil était parti et par le train de minuit, comme il en avait l'intention. Avec ses habitudes particulières de réserve, il se passerait des mois avant que des soupçons pussent naître. Des mois! Tout pouvait être détruit bien avant…

Une idée subite lui traversa l'esprit. Il mit sa pelisse et son chapeau et sortit dans le vestibule. Là, il s'arrêta, écoutant le pas lourd et ralenti du policeman sur le trottoir en face et regardant la lumière de sa lanterne sourde qui se reflétait dans une fenêtre. Il attendit, retenant sa respiration…

Après quelques instants, il tira le loquet et se glissa dehors, fermant la porte tout doucement derrière lui. Puis il sonna… Au bout de cinq minutes environ, son domestique apparut, à moitié habillé, paraissant tout endormi.

– Je suis fâché de vous avoir réveillé, Francis, dit-il en entrant, mais j'avais oublié mon passe-partout. Quelle heure est-il?..

– Deux heures dix, monsieur, répondit l'homme regardant la pendule et clignotant des yeux.

– Deux heures dix! Je suis horriblement en retard! Il faudra m'éveiller demain à neuf heures, j'ai quelque chose à faire.

– Très bien, monsieur.

– Personne n'est venu ce soir?

– M. Hallward, monsieur. Il est resté ici jusqu'à onze heures, et il est parti pour prendre le train.

– Oh! je suis fâché de ne pas l'avoir vu. A-t-il laissé un mot?

– Non, monsieur, il a dit qu'il vous écrirait de Paris, s'il ne vous retrouvait pas au club.

– Très bien, Francis. N'oubliez pas de m'appeler demain à neuf heures.

– Non, monsieur.

L'homme disparut dans le couloir, en traînant ses savates.

Dorian Gray jeta son pardessus et son chapeau sur une table et entra dans la bibliothèque. Il marcha de long on large pendant un quart d'heure, se mordant les lèvres, et réfléchissant. Puis il prit sur un rayon le Blue Book et commença à tourner les pages… «Alan Campbell, 152, Hertford Street, Mayfair». Oui, c'était là l'homme qu'il lui fallait…

XIV

Le lendemain matin à neuf heures, son domestique entra avec une tasse de chocolat sur un plateau et tira les jalousies. Dorian dormait paisiblement sur le côté droit, la joue appuyée sur une main. On eût dit un adolescent fatigué par le jeu ou l'étude.

Le valet dut lui toucher deux fois l'épaule avant qu'il ne s'éveillât, et quand il ouvrit les yeux, un faible sourire parut sur ses lèvres, comme s'il sortait de quelque rêve délicieux. Cependant il n'avait nullement rêvé. Sa nuit n'avait été troublée par aucune image de plaisir ou de peine; mais la jeunesse sourit sans raisons: c'est le plus charmant de ses privilèges.

Il se retourna, et s'appuyant sur son coude, se mit à boire à petits coups son chocolat. Le pâle soleil de novembre inondait la chambre. Le ciel était pur et il y avait une douce chaleur dans l'air. C'était presque une matinée de mai. Peu à peu les événements de la nuit précédente envahirent sa mémoire, marchant sans bruit de leurs pas ensanglantés!.. Ils se reconstituèrent d'eux-mêmes avec une terrible précision. Il tressaillit au souvenir de tout ce qu'il avait souffert et un instant, le même étrange sentiment de haine contre Basil Hallward qui l'avait poussé à le tuer lorsqu'il était assis dans le fauteuil, l'envahit et le glaça d'un frisson. Le mort était encore là-haut lui aussi, et dans la pleine lumière du soleil, maintenant. Cela était horrible! D'aussi hideuses choses sont faites pour les ténèbres, non pour le grand jour…

Il sentit que s'il poursuivait cette songerie, il en deviendrait malade ou fou. Il y avait des péchés dont le charme était plus grand par le souvenir que par l'acte lui-même, d'étranges triomphes qui récompensaient l'orgueil bien plus que les passions et donnaient à l'esprit un raffinement de joie bien plus grand que le plaisir qu'ils apportaient ou pouvaient jamais apporter aux sens. Mais celui-ci n'était pas de ceux-là. C'était un souvenir à chasser de son esprit; il fallait l'endormir de pavots, l'étrangler enfin de peur qu'il ne l'étranglât lui-même…

Quand la demie sonna, il passa sa main sur son front, et se leva en hâte; il s'habilla avec plus de soin encore que d'habitude, choisissant longuement sa cravate et son épingle et changeant plusieurs fois de bagues. Il mit aussi beaucoup de temps à déjeûner, goûtant aux divers plats, parlant à son domestique d'une nouvelle livrée qu'il voulait faire faire pour ses serviteurs à Selby, tout en décachetant son courrier. Une des lettres le fit sourire, trois autres l'ennuyèrent. Il relut plusieurs fois la même, puis la déchira avec une légère expression de lassitude: «Quelle terrible chose, qu'une mémoire de femme! comme dit lord Henry…» murmura-t-il…

Après qu'il eut bu sa tasse de café noir, il s'essuya les lèvres avec une serviette, fit signe à son domestique d'attendre et s'assit à sa table pour écrire deux lettres. Il en mit une dans sa poche et tendit l'autre au valet:

– Portez ceci 152, Hertford Street, Francis, et si M. Campbell est absent de Londres, demandez son adresse.

Dès qu'il fut seul, il alluma une cigarette et se mit à faire des croquis sur une feuille de papier, dessinant des fleurs, des motifs d'architecture, puis des figures humaines. Il remarqua tout à coup que chaque figure qu'il avait tracée avait une fantastique ressemblance avec Basil Hallward. Il tressaillit et se levant, alla à sa bibliothèque où il prit un volume au hasard. Il était déterminé à ne pas penser aux derniers événements tant que cela ne deviendrait pas absolument nécessaire.

Une fois allongé sur le divan, il regarda le titre du livre. C'était une édition Charpentier sur Japon des «Emaux et Camées» de Gautier, ornée d'une eau-forte de Jacquemart. La reliure était de cuir jaune citron, estampée d'un treillis d'or et d'un semis de grenades; ce livre lui avait été offert par Adrien Singleton. Comme il tournait les pages, ses yeux tombèrent sur le poëme de la main de Lacenaire, la main froide et jaune «du supplice encore mal lavée» aux poils roux et aux «doigts de faune». Il regarda ses propres doigts blancs et fuselés et frissonna légèrement malgré lui… Il continua à feuilleter le volume et s'arrêta à ces délicieuses stances sur Venise:

 
Sur une gamme chromatique.
Le sein de perles ruisselant,
La Vénus de l'Adriatique
Sort de l'eau son corps rose et blanc.
Les dômes, sur l'azur des ondes,
Suivant la phrase au pur contour,
S'enflent comme des gorges rondes
Que soulève un soupir d'amour.
L'esquif aborde et me dépose,
Jetant son amarre au pilier,
Devant une façade rose,
Sur le marbre d'un escalier.
 

Comme cela était exquis! Il semblait en le lisant qu'on descendait les vertes lagunes de la cité couleur de rose et de perle, assis dans une gondole noire à la proue d'argent et aux rideaux traînants. Ces simples vers lui rappelaient ces longues bandes bleu turquoise se succèdant lentement à l'horizon du Lido. L'éclat soudain des couleurs évoquait ces oiseaux à la gorge d'iris et d'opale qui voltigent autour du haut campanile fouillé comme un rayon de miel, ou se promènent avec tant de grâce sous les sombres et poussiéreuses arcades. Il se renversa les yeux mi-clos, se répétant à lui même:

 
Devant une façade rose,
Sur le marbre d'un escalier…
 

Toute Venise était dans ces doux vers… Il se remémora l'automne qu'il y avait vécu et le prestigieux amour qui l'avait poussé à de délicieuses et délirantes folies. Il y a des romans partout. Mais Venise, comme Oxford, était demeuré le véritable cadre de tout roman, et pour le vrai romantique, le cadre est tout ou presque tout. Basil l'avait accompagné une partie du temps et s'était féru du Tintoret. Pauvre Basil! quelle horrible mort!..

Il frissonna de nouveau et reprit le volume s'efforçant d'oublier. Il lut ces vers délicieux sur les hirondelles du petit café de Smyrne entrant et sortant, tandis que les Hadjis assis tout autour comptent les grains d'ambre de leurs chapelets et que les marchands enturbannés fument leurs longues pipes à glands, et se parlent gravement; ceux sur l'Obélisque de la place de la Concorde qui pleure des larmes de granit sur son exil sans soleil, languissant de ne pouvoir retourner près du Nil brûlant et couvert de lotus où sont des sphinx, et des ibis roses et rouges, des vautours blancs aux griffes d'or, des crocodiles aux petits yeux de béryl qui rampent dans la boue verte et fumeuse; il se mit à rêver sur ces vers, qui chantent un marbre souillé de baisers et nous parlent de cette curieuse statue que Gautier compare à une voix de contralto, le «monstre charmant» couché dans la salle de porphyre du Louvre. Bientôt le livre lui tomba des mains… Il s'énervait, une terreur l'envahissait. Si Alan Campbell allait être absent d'Angleterre? Des jours passeraient avant son retour. Peut-être refuserait-il de venir. Que faire alors? Chaque moment avait une importance vitale. Ils avaient été grands amis, cinq ans auparavant, presque inséparables, en vérité. Puis leur intimité s'était tout à coup interrompue. Quand ils se rencontraient maintenant dans le monde, Dorian Gray seul soudait, mais jamais Alan Campbell.

C'était un jeune homme très intelligent, quoiqu'il n'appréciât guère les arts plastiques malgré une certaine compréhension de la beauté poétique qu'il tenait entièrement de Dorian. Sa passion dominante était la science. A Cambridge, il avait dépensé la plus grande partie de son temps à travailler au Laboratoire, et conquis un bon rang de sortie pour les sciences naturelles. Il était encore très adonné à l'étude de la chimie et avait un laboratoire à lui, dans lequel il s'enfermait tout le jour, au grand désespoir de sa mère qui avait rêvé pour lui un siège au Parlement et conservait une vague idée qu'un chimiste était un homme qui faisait des ordonnances. Il était très bon musicien, en outre, et jouait du violon et du piano, mieux que la plupart des amateurs. En fait, c'était la musique qui les avait rapprochés, Dorian et lui; la musique, et aussi cette indéfinissable attraction fine Dorian semblait pouvoir exercer chaque fois qu'il le voulait et qu'il exerçait souvent même inconsciemment. Ils s'étaient rencontrés chez lady Berkshire le soir où Rubinstein y avait joué et depuis on les avait toujours vus ensemble à l'Opéra et partout où l'on faisait de bonne musique. Cette intimité se continua pendant dix-huit mois. Campbell était constamment ou à Selby Royal ou à Grosvenor Square. Pour lui, comme pour bien d'autres, Dorian Gray était le parangon de tout ce qui est merveilleux et séduisant dans la vie. Une querelle était-elle survenue entre eux, nul ne le savait… Mais on remarqua tout à coup qu'ils se parlaient à peine lorsqu'ils se rencontraient et que Campbell partait toujours de bonne heure des réunions où Dorian Gray était présent. De plus, il avait changé; il avait d'étranges mélancolies, semblait presque détester la musique, ne voulait plus jouer lui-même, alléguant pour excuse, quand on l'en priait, que ses études scientifiques l'absorbaient tellement qu'il ne lui restait plus le temps de s'exercer. Et cela était vrai. Chaque jour la biologie l'intéressait davantage et son nom fut prononcé plusieurs fois dans des revues de science à propos de curieuses expériences.

 

C'était là l'homme que Dorian Gray attendait. A tout moment il regardait la pendule. A mesure que les minutes s'écoulaient, il devenait horriblement agité. Enfin il se leva, arpenta la chambre comme un oiseau prisonnier; sa marche était saccadée, ses mains étrangement froides.

L'attente devenait intolérable. Le temps lui semblait marcher avec des pieds de plomb, et lui, il se sentait emporter par une monstrueuse rafale au-dessus des bords de quelque précipice béant. Il savait ce qui l'attendait, il le voyait, et frémissant, il pressait de ses mains moites ses paupières brûlantes comme pour anéantir sa vue, ou renfoncer à jamais dans leurs orbites les globes de ses yeux. C'était en vain… Son cerveau avait sa propre nourriture dont il se sustentait et la vision, rendue grotesque par la terreur, se déroulait en contorsions, défigurée douloureusement, dansant devant lui comme un mannequin immonde et grimaçant sous des masques changeants. Alors, soudain, le temps s'arrêta pour lui, et cette force aveugle, à la respiration lente, cessa son grouillement… D'horribles pensées, dans cette mort du temps, coururent devant lui, lui montrant un hideux avenir… L'ayant contemplé, l'horreur le pétrifia…

Enfin la porte s'ouvrit, et son domestique entra. Il tourna vers lui ses yeux effarés…

– M. Campbell, monsieur, dit l'homme.

Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres desséchées et la couleur revint à ses joues.

– Dites-lui d'entrer, Francis.

Il sentit qu'il se ressaisissait. Son accès de lâcheté avait disparu.

L'homme s'inclina et sortit… Un instant après, Alan Campbell entra, pâle et sévère, sa pâleur augmentée par le noir accusé de ses cheveux et de ses sourcils.

– Alan! que c'est aimable à vous!.. je vous remercie d'être venu.

– J'étais résolu à ne plus jamais mettre les pieds chez vous, Gray. Mais comme vous disiez que c'était une question de vie ou de mort…

Sa voix était dure et froide. Il parlait lentement. Il y avait une nuance de mépris dans son regard assuré et scrutateur posé sur Dorian. Il gardait ses mains dans les poches de son pardessus d'astrakan et paraissait ne pas remarquer l'accueil qui lui était fait…

– Oui, c'est une question de vie ou de mort, Alan, et pour plus d'une personne. Asseyez-vous.

Campbell prit une chaise près de la table et Dorian s'assit en face de lui. Les yeux des deux hommes se rencontrèrent. Une infinie compassion se lisait dans ceux de Dorian. Il savait que ce qu'il allait faire était affreux!..

Après un pénible silence, il se pencha sur la table et dit tranquillement, épiant l'effet de chaque mot sur le visage de celui qu'il avait fait demander:

– Alan, dans une chambre fermée à clef, tout en haut de cette maison, une chambre où nul autre que moi ne pénétra, un homme mort est assis près d'une table. Il est mort, il y a maintenant dix heures. Ne bronchez pas et ne me regardez pas ainsi… Qui est cet homme, pourquoi et comment il est mort, sont des choses qui ne vous concernent pas. Ce que vous avez à faire est ceci…

– Arrêtez, Gray!.. Je ne veux rien savoir de plus… Que ce que vous venez de me dire soit vrai ou non, cela ne me regarde pas… Je refuse absolument d'être mêlé a votre vie. Gardez pour vous vos horribles secrets. Ils ne m'intéressent plus désormais…

– Alan, ils auront à vous intéresser… Celui-ci vous intéressera. J'en suis cruellement fâché pour vous, Alan. Mais je n'y puis rien moi-même. Vous êtes le seul homme qui puisse me sauver. Je suis forcé de vous mettre dans cette affaire; je n'ai pas à choisir… Alan, vous êtes un savant. Vous connaissez la chimie et tout ce qui s'y rapporte. Vous avez fait des expériences. Ce que vous avez à faire maintenant, c'est de détruire ce corps qui est là-haut, de le détruire pour qu'il n'en demeure aucun vestige. Personne n'a vu cet homme entrer dans ma maison. On le croit en ce moment à Paris. On ne remarquera pas son absence avant des mois. Lorsqu'on la remarquera, aucune trace ne restera de sa présence ici. Quant à vous, Alan, il faut que vous le transformiez, avec tout ce qui est à lui, en une poignée de cendres que je pourrai jeter au vent.

– Vous êtes fou, Dorian!

– Ah! j'attendais que vous m'appeliez Dorian!

– Vous êtes fou, vous dis-je, fou d'imaginer que je puisse lever un doigt pour vous aider, fou de me faire une pareille confession!.. Je ne veux rien avoir à démêler avec cette histoire quelle qu'elle soit. Croyez-vous que je veuille risquer ma réputation pour vous?.. Que m'importe cette oeuvre diabolique que vous faites?..

– Il s'est suicidé, Alan…

– J'aime mieux cela!.. Mais qui l'a conduit là? Vous, j'imagine?

– Refusez-vous encore de faire cela pour moi?

– Certes, je refuse. Je ne veux absolument pas m'en occuper. Je ne me soucie guère de la honte qui vous attend. Vous les méritez toutes. Je ne serai pas fâché de vous voir compromis, publiquement compromis. Comment osez-vous me demander à moi, parmi tous les hommes, de me mêler à cette horreur? J'aurais cru que vous connaissiez mieux les caractères. Votre ami lord Henry Wotton aurait pu vous mieux instruire en psychologie, entre autre choses qu'il vous enseigna… Rien ne pourra me décider à faire un pas pour vous sauver. Vous vous êtes mal adressé. Voyez quelqu'autre de vos amis; ne vous adressez pas à moi…

– Alan, c'est un meurtre!.. Je l'ai tué… Vous ne savez pas tout ce qu'il m'avait fait souffrir. Quelle qu'ait été mon existence, il a plus contribué à la faire ce qu'elle fut et à la perdre que ce pauvre Harry. Il se peut qu'il ne l'ait pas voulu, le résultat est le même.

– Un meurtre, juste ciel! Dorian, c'est à cela que vous en êtes venu? Je ne vous dénoncerai pas, ça n'est pas mon affaire… Cependant, même sans mon intervention, vous serez sûrement arrêté. Nul ne commet un crime sans y joindre quelque maladresse. Mais je ne veux rien avoir à faire avec ceci…

– Il faut que vous ayez quelque chose à faire avec ceci… Attendez, attendez un moment, écoutez-moi… Ecoutez seulement, Alan… Tout ce que je vous demande, c'est de faire une expérience scientifique. Vous allez dans les hôpitaux et dans les morgues et les horreurs que vous y faites ne vous émeuvent point. Si dans un de ces laboratoires fétides ou une de ces salles de dissection, vous trouviez cet homme couché sur une table de plomb sillonnée de gouttières qui laissent couler le sang, vous le regarderiez simplement comme un admirable sujet. Pas un cheveu ne se dresserait sur votre tête. Vous ne croiriez pas faire quelque chose de mal. Au contraire, vous penseriez probablement travailler pour le bien de l'humanité, ou augmenter le trésor scientifique du monde, satisfaire une curiosité intellectuelle ou quelque chose de ce genre… Ce que je vous demande, c'est ce que vous avez déjà fait souvent. En vérité, détruire un cadavre doit être beaucoup moins horrible que ce que vous êtes habitué à faire. Et, songez-y, ce cadavre est l'unique preuve qu'il y ait contre moi. S'il est découvert, je suis perdu; et il sera sûrement découvert si vous ne m'aidez pas!..