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Le portrait de Dorian Gray

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Au bout de quelques années, il ne put rester longtemps hors d'Angleterre et vendit la villa qu'il partageait à Trouville avec lord Henry, de même que la petite maison aux murs blancs qu'il possédait à Alger où ils avaient demeuré plus d'un hiver. Il ne pouvait se faire à l'idée d'être séparé du tableau qui avait une telle part dans sa vie, et s'effrayait à penser que pendant son absence quelqu'un pût entrer dans la chambre, malgré les barres qu'il avait fait mettre à la porte.

Il sentait cependant que le portrait ne dirait rien à personne, bien qu'il concervât, sous la turpitude et la laideur des traits, une ressemblance marquée avec lui; mais que pourrait-il apprendre à celui qui le verrait? Il rirait à ceux qui tenteraient de le railler. Ce n'était pas lui qui l'avait peint, que pouvait lui faire cette vilenie et cette honte? Le croirait-on même s'il l'avouait?

Il craignait quelque chose, malgré tout… Parfois quand il était dans sa maison de Nottinghamshire, entouré des élégants jeunes gens de sa classe dont il était le chef reconnu, étonnant le comté par son luxe déréglé et l'incroyable splendeur de son mode d'existence, il quittait soudainement ses hôtes, et courait subitement à la ville s'assurer que la porte n'avait été forcée et que le tableau s'y trouvait encore… S'il avait été volé? Cette pensée le remplissait d'horreur!.. Le monde connaîtrait alors son secret… Ne le connaissait-il point déjà?

Car bien qu'il fascinât la plupart des gens, beaucoup le méprisaient. Il fut presque blackboulé dans un club de West-End dont sa naissance et sa position sociale lui permettaient de plein droit d'être membre, et l'on racontait qu'une fois, introduit dans un salon du Churchill, le duc de Berwick et un autre gentilhomme se levèrent et sortirent aussitôt d'une façon qui fut remarquée. De singulières histoires coururent sur son compte alors qu'il eût passé sa vingt-cinquième année. Il fut colporté qu'on l'avait vu se disputer avec des matelots étrangers dans une taverne louche des environs de Whitechapel, qu'il fréquentait des voleurs et des faux monnayeurs et connaissait les mystères de leur art.

Notoires devinrent ses absences extraordinaires, et quand il reparaissait dans le monde, les hommes se parlaient l'un à l'autre dans les coins, ou passaient devant lui en ricanant, ou le regardaient avec des yeux quêteurs et froids comme s'ils étaient déterminés à connaître son secret.

Il ne porta aucune attention à ces insolences et à ces manques d'égards; d'ailleurs, dans l'opinion de la plupart des gens, ses manières franches et débonnaires, son charmant sourire d'enfant, et l'infinie grâce de sa merveilleuse jeunesse, semblaient une réponse suffisante aux calomnies, comme ils disaient, qui circulaient sur lui… Il fut remarqué, toutefois, que ceux qui avaient paru ses plus intimes amis, semblaient le fuir maintenant. Les femmes qui l'avait farouchement adoré, et, pour lui, avaient bravé la censure sociale et défié les convenances, devenaient pâles de honte ou d'horreur quand il entrait dans la salle où elles se trouvaient.

Mais ces scandales soufflés à l'oreille accrurent pour certains, au contraire, son charme étrange et dangereux. Sa grande fortune lui fut un élément de sécurité. La société, la société civilisée tout au moins, croit difficilement du mal de ceux qui sont riches et beaux. Elle sent instinctivement que les manières sont de plus grande importance que la morale, et, à ses yeux, la plus haute respectabilité est de moindre valeur que la possession d'un bon chef.

C'est vraiment une piètre consolation que de se dire d'un homme qui vous a fait mal dîner, ou boire un vin discutable, que sa vie privée est irréprochable. Même l'exercice des vertus cardinales ne peuvent racheter des entrées servies demi-froides, comme lord Henry, parlant un jour sur ce sujet, le fit remarquer, et il y a vraiment beaucoup à dire à ce propos, car les règles de la bonne société sont, ou pourraient être, les mêmes que celles de l'art. La forme y est absolument essentielle. Cela pourrait avoir la dignité d'un cérémonial, aussi bien que son irréalité, et pourrait combiner le caractère insincère d'une pièce romantique avec l'esprit et la beauté qui nous font délicieuses de semblables pièces. L'insincérité est-elle une si terrible chose? Je ne le pense pas. C'est simplement une méthode à l'aide de laquelle nous pouvons multiplier nos personnalités.

C'était du moins, l'opinion de Dorian Gray.

Il s'étonnait de la psychologie superficielle qui consiste à concevoir le Moi dans l'homme comme une chose simple, permanente, digne de confiance, et d'une certaine essence. Pour lui, l'homme était un être composé de myriades de vies et de myriades de sensations, une complexe et multiforme créature qui portait en elle d'étranges héritages de doutes et de passions, et dont la chair même était infectée des monstrueuses maladies de la mort.

Il aimait à flâner dans la froide et nue galerie de peinture de sa maison de campagne, contemplant les divers portraits de ceux dont le sang coulait en ses veines.

Ici était Philip Herbert, dont Francis Osborne dit dans ses «Memoires on the Reigns of Queen Elizabeth and King James» qu'«il fut choyé par la cour pour sa belle figure qu'il ne conserva pas longtemgs…» Etait-ce la vie du jeune Herbert qu'il continuait quelquefois?.. Quelque étrange germe empoisonné ne s'était-il communiqué de génération en génération jusqu'à lui? N'était-ce pas quelque reste obscur de cette grâce flétrie qui l'avait fait si subitement et presque sans cause, proférer dans l'atelier de Basil Hallward cette prière folle qui avait changé sa vie?..

Là, en pourpoint rouge brodé d'or, dans un manteau couvert de pierreries, la fraise et les poignets piqués d'or, s'érigeait sir Anthony Sherard, avec, à ses pieds, son armure d'argent et de sable. Quel avait été le legs de cet homme? Lui avait-il laissé, cet amant de Giovanna de Naples, un héritage de péché et de honte? N'étaient-elles simplement, ses propres actions, les rêves que ce mort n'avait osé réaliser?

Sur une toile éteinte, souriait lady Elizabeth Devereux, à la coiffe de gaze, au corsage de perles lacé, portant les manches aux crevés de satin rose. Une fleur était dans sa main droite, et sa gauche étreignait un collier émaillé de blanches roses de Damas. Sur la table à côté d'elle, une pomme et une mandoline… Il y avait de larges rosettes vertes sur ses petits souliers pointus. Il connaissait sa vie et les étranges histoires que l'on savait de ses amants. Quelque chose de son tempérament était-il en lui? Ses yeux ovales aux lourdes paupières semblaient curieusement le regarder.

Et ce George Willoughby, avec ses cheveux poudrés et ses mouches fantastiques!.. Quel mauvais air il avait! Sa face était hâlée et saturnienne, et ses lèvres sensuelles se retroussaient avec dédain. Sur ses mains jaunes et décharnées chargées de bagues, retombaient des manchettes de dentelle précieuse. Il avait été un des dandies du dix-huitième siècle et, dans sa jeunesse, l'ami de lord Ferrars.

Que penser de ce second lord Beckenham, compagnon du Prince Régent dans ses plus fâcheux jours et l'un des témoins de son mariage secret avec madame Fitz-Herbert?.. Comme il paraissait fier et beau, avec ses cheveux châtains et sa pose insolente! Quelles passions lui avait-il transmises? Le monde l'avait jugé infâme; il était des orgies de Carlton House. L'étoile de la Jarretière brillait à sa poitrine…

A côté de lui était pendu le portrait de sa femme, pâle créature aux lèvres minces, vêtue de noir. Son sang, aussi, coulait en lui. Comme tout cela lui parut curieux!

Et sa mère, qui ressemblait à lady Hamilton, sa mère aux lèvres humides, rouges comme vin!.. Il savait ce qu'il tenait d'elle! Elle lui avait légué sa beauté, et sa passion pour la beauté des autres. Elle riait à lui dans une robe lâche de Bacchante; il y avait des feuilles de vigne dans sa chevelure, un flot de pourpre coulait de la coupe qu'elle tenait. Les carnations de la peinture étaient éteintes, mais les yeux restaient quand même merveilleux par leur profondeur et le brillant du coloris. Ils semblaient le suivre dans sa marche.

On a des ancêtres en littérature, aussi bien que dans sa propre race, plus proches peut-être encore comme type et tempérament, et beaucoup ont sur vous une influence dont vous êtes conscient. Il semblait parfois à Dorian Gray que l'histoire du monde n'était que celle de sa vie, non comme s'il l'avait vécue en actions et en faits, mais comme son imagination la lui avait créée, comme elle avait été dans son cerveau, dans ses passions. Il s'imaginait qu'il les avait connues toutes, ces étranges et terribles figures qui avaient passé sur la scène du monde, qui avalent fait si séduisant le péché, et le mal si subtil; il lui semblait que par de mystérieuses voies, leurs vies avaient été la sienne.

Le héros du merveilleux roman qui avait tant influencé sa vie, avait lui-même connu ces rêves étranges; il raconte dans le septième chapitre, comment, de lauriers couronné, pour que la foudre ne le frappât, il s'était assis comme Tibère, dans un jardin à Caprée, lisant les livres obscènes d'Eléphantine ce pendant que des nains et des paons se pavanaient autour de lui, et que le joueur de flûte raillait le balanceur d'encens… Comme Caligula, il avait riboté dans les écuries avec les palefreniers aux chemises vertes, et soupé dans une mangeoire d'ivoire avec un cheval au frontal de pierreries… Comme Domitien, il avait erré à travers des corridors bordés de miroirs de marbre, les yeux hagards à la pensée du couteau qui devait finir ses jours, malade de cet ennui, de ce terrible tedium vitae, qui vient à ceux auxquels la vie n'a rien refusé. Il avait lorgné, à travers une claire émeraude, les rouges boucheries du Cirque, et, dans une litières de perles et de pourpre, que tiraient des mules ferrées d'argent, il avait été porté par la Via Pomegranates à la Maison-d'Or, et entendu, pendant qu'il passait, des hommes crier: Nero Caesar!..

 

Comme Héliogabale, il s'était fardé la face, et parmi des femmes, avait filé la quenouille, et fait venir la Lune de Carthage, pour l'unir au Soleil dans un mariage mystique.

Encore et encore, Dorian relisait ce chapitre fantastique, et les deux chapitres suivants, dans lesquels, comme en une curieuse tapisserie ou par des émaux adroitement incrustés, étaient peintes les figures terribles et belles de ceux que le Vice et le Sang et la Lassitude ont fait monstrueux et déments: Filippo, duc de Milan, qui tua sa femme et teignit ses lèvres d'un poison écarlate, de façon à ce que son amant suçât la mort en baisant la chose morte qu'il idolâtrait; Pietro Barbi, le Vénitien, que l'on nomme Paul II, qui voulut vaniteusement prendre le titre de Formosus, et dont la tiare, évaluée à deux cent mille florins, fut le prix d'un péché terrible; Gian Maria Visconti, qui se servait de lévriers pour chasser les hommes, et dont le cadavre meurtri fut couvert de roses par une prostituée qui l'avait aimé!..

Et le Borgia sur son blanc cheval, le Fratricide galopant à côté de lui, son manteau teint du sang de Pérot; Pietro Ratio, le jeune cardinal-archivêque de Florence, enfant et mignon de Sixte IV, dont la beauté ne fut égalée que par la débauche, et qui reçut L'honora d'argon sous un pavillon de soie blanche et cramoisie, rempli de nymphes et de centaures, en caressant un jeune garçon dont il se servait dans les fêtes comme de Gammée ou de Halas; Zeppelin, dont la mélancolie ne pouvait être guérie que par le spectacle de la mort, ayant une passion pour le sang, comme d'autres en ont pour le vin, – Ezzelin, fils du démon, fut-il dit, qui trompa son père aux dés, alors qu'il lui jouait son âme!..

Et L'abattissent Ciao, qui prit par moquerie le nom d'innocent, dans les torpides veines duquel fut infusé, par un docteur juif, le sang de trois adolescents; Sigismondo Malatesta, l'amant dansotta, et le seigneur de Ri mini, dont l'effigie fut brûlée à Rome, comme ennemi de Dieu et des hommes, qui étrangla Polissonna avec une serviette, fit boire du poison à Givra d'ester dans une coupe d'émeraude, et bâtit une église païenne pour l'adoration du Christ, en l'honneur d'une passion honteuse!..

Et ce Charles VI, qui aima si sauvagement la femme de son frère qu'un lépreux avertit du crime qu'il allait commettre, ce Charles VI dont la passion démentielle ne put seulement être guérie que par des cartes sarrasines où étaient peintes les images de l'Amour, de la Mort et de la Folie!

Et s'évoquait encore, dans son pourpoint orné, coiffé de son chapeau garni de joyaux, ses cheveux bouclés comme des acanthes, Griffonnait Baguions, qui tua Astre et sa fiancée, Simplette et son page, mais dont la grâce était telle, que, lorsqu'on le trouva mourant sur la place jaune de Perlouse, ceux qui le haïssaient ne purent que pleurer, et qu'avalant qui l'avait maudit, le bénit!..

Une horrible fascination s'émanait d'eux tous! Il les vit la nuit, et le jour ils troublèrent son imagination. La Renaissance connut d'étranges façons d'empoisonner: par un casque ou une torche allumée, par un gant brodé ou un éventail en diamanté, par une boule de senteur dorée, ou par une chaîne d'ambre…

Dorian Gray, lui, avait été empoisonné par un livre!..

Il y avait des moments où il regardait simplement le Mal comme un mode nécessaire à la réalisation de son concept de la Beauté.

XII

C'était le neuf novembre, la veille de son trente-huitième anniversaire, comme il se le rappela souvent plus tard.

Il sortait vers onze heures de chez lord Henry où il avait dîné, et était enveloppé d'épaisses fourrures, la nuit étant très froide et brumeuse. Au coin de Grosvenor Square et de South Audley Street, un homme passa tout près de lui dans le brouillard, marchant très vite, le col de son lustre gris relevé. Il avait une valise à la main. Dorian le reconnut. C'était Basil Hallward. Un étrange sentiment de peur qu'il ne put s'expliquer l'envahit. Il ne fit aucun signe de reconnaissance et continua rapidement son chemin dans la direction de sa maison…

Mais Hallward l'avait vu. Dorian l'aperçut s'arrêtant sur le trottoir et l'appelant. Quelques instants après, sa main s'appuyait sur son bras.

– Dorian! quelle chance extraordinaire! Je vous ai attendu dans votre bibliothèque jusqu'à neuf heures. Finalement j'eus pitié de votre domestique fatigué et lui dit en partant d'aller se coucher. Je vois à Paris par le train de minuit et j'avais particulièrement besoin de vous voir avant mon départ. Il me semblait que c'était vous, ou du moins votre fourrure, lorsque nous nous sommes croisés. Mais je n'en étais pas sûr. Ne m'aviez-vous pas reconnu?

– Il y a du brouillard, mon cher Basil, je pouvais à peine reconnaître Grosvenor Square, je crois bien que ma maison est ici quelque part, mais je n'en suis pas certain du tout. Je regrette que vous partiez, car il y a des éternités que je ne vous ai vu. Mais je suppose que vous reviendrez bientôt.

– Non, je serai absent d'Angleterre pendant six mois; j'ai l'intention de prendre un atelier à Paris et de m'y retirer jusqu'à ce que j'aie achevé un grand tableau que j'ai dans la tête. Toutefois, ce n'était pas de moi que je voulais vous parler. Nous voici à votre porte. Laissez-moi entrer un moment; j'ai quelque chose à vous dire.

– J'en suis charmé. Mais ne manquerez-vous pas votre train? dit nonchalamment Dorian Gray en montant les marches et ouvrant sa porte avec son passe-partout.

La lumière du réverbère luttait contre le brouillard; Hallward tira sa montre.

– J'ai tout le temps, répondit-il. Le train ne part qu'à minuit quinze et il est à peine onze heures. D'ailleurs j'allais au club pour vous chercher quand je vous ai rencontré. Vous voyez, je n'attendrai pas pour mon bagage; je l'ai envoyé d'avance; je n'ai avec moi que cette valise et je peux aller aisément à Victoria en vingt minutes.

Dorian le regarda et sourit.

– Quelle tenue de voyage pour un peintre élégant! Une valise gladstone et un lustre! Entrez, car le brouillard va envahir le vestibule. Et songez qu'il ne faut pas parler de choses sérieuses. Il n'y a plus rien de sérieux aujourd'hui, au moins rien ne peut plus l'être.

Hallward secoua la tête en entrant et suivit Dorian dans la bibliothèque. Un clair feu de bois brillait dans la grande cheminée. Les lampes étaient allumées et une cave à liqueurs hollandaise en argent tout ouverte, des siphons de soda et de grands verres de cristal taillé étaient disposés sur une petite table de marqueterie.

– Vous voyez que votre domestique m'avait installé comme chez moi, Dorian. Il m'a donné tout ce qu'il me fallait, y compris vos meilleures cigarettes à bouts dorés. C'est un être très hospitalier, que j'aime mieux que ce Français que vous aviez. Qu'est-il donc devenu ce Français, à propos?

Dorian haussa les épaules.

– Je crois qu'il a épousé la femme de chambre de lady Radley et l'a établie à Paris comme couturière anglaise. L'anglomanie est très à la mode là-bas, parait-il. C'est bien idiot de la part des Français, n'est-ce pas? Mais, après tout, ce n'était pas un mauvais domestique. Il ne m'a jamais plu, mais je n'ai jamais eu à m'en plaindre. On imagine souvent des choses absurdes. Il m'était très dévoué et sembla très peiné quand il partit. Encore un brandy-and-soda? Préférez-vous du vin du Rhin à l'eau de seltz? J'en prends toujours. Il y en a certainement dans la chambre à côté.

– Merci, je ne veux plus rien, dit le peintre ôtant son chapeau et son manteau et les jetant sur la valise qu'il avait déposée dans un coin. Et maintenant, cher ami, je veux vous parler sérieusement. Ne vous renfrognez pas ainsi, vous me rendez la tâche plus difficile…

– Qu'y a-t-il donc? cria Dorian avec sa vivacité ordinaire, en se jetant sur le sofa. J'espère qu'il ne s'agit pas de moi. Je suis fatigué de moi-même ce soir. Je voudrais être dans la peau d'un autre.

– C'est à propos de vous-même, répondit Hallward d'une voix grave et pénétrée, il faut que je vous le dise. Je vous tiendrai seulement une demi-heure.

Dorian soupira, alluma une cigarette et murmura:

– Une demi-heure!

– Ce n'est pas trop pour vous questionner, Dorian, et c'est absolument dans votre propre intérêt que je parle. Je pense qu'il est bon que vous sachiez les choses horribles que l'on dit dans Londres sur votre compte.

– Je ne désire pas les connaître. J'aime les scandales sur les autres, mais ceux qui me concernent ne m'intéressent point. Ils n'ont pas le mérite de la nouveauté.

–Ils doivent vous intéresser, Dorian. Tout gentleman est intéressé à son bon renom. Vous ne voulez pas qu'on parle de vous comme de quelqu'un de vil et de dégradé. Certes, vous avez votre situation, votre fortune et le reste. Mais la position et la fortune ne sont pas tout. Vous pensez bien que je ne crois pas à ces rumeurs. Et puis, je ne puis y croire lorsque je vous vois. Le vice s'inscrit lui-même sur la figure d'un homme. Il ne peut être caché. On parle quelquefois de vices secrets; il n'y a pas de vices secrets. Si un homme corrompu a un vice, il se montre de lui-même dans les lignes de sa bouche, l'affaissement de ses paupières, ou même dans la forme de ses mains. Quelqu'un – je ne dirai pas son nom, mais vous le connaissez – vint l'année dernière me demander de faire son portrait. Je ne l'avais jamais vu et je n'avais rien entendu dire encore sur lui; j'en ai entendu parler depuis. Il m'offrit un prix extravagant, je refusai. Il y avait quelque chose dans le dessin de ses doigts que je haïssais. Je sais maintenant que j'avais parfaitement raison dans mes suppositions: sa vie est une horreur. Mais vous, Dorian, avec votre visage pur, éclatant, innocent, avec votre merveilleuse et inaltérée jeunesse, je ne puis rien croire contre vous. Et cependant je vous vois très rarement; vous ne venez plus jamais à mon atelier et quand je suis loin de vous, que j'entends ces hideux propos qu'on se murmure sur votre compte, je ne sais plus que dire. Comment se fait-il Dorian, qu'un homme comme le duc de Berwick quitte le salon du club dès que vous y entrez? Pourquoi tant de personnes dans Londres ne veulent ni aller chez vous ni vous inviter chez elles? Vous étiez un ami de lord Tavelé. Je l'ai rencontré à dîner la semaine dernière. Votre nom fut prononcé au cours de la conversation à propos de ces miniatures que vous avez prêtées à l'exposition du Duale. Tavelé eût une moue dédaigneuse et dit que vous pouviez peut-être avoir beaucoup de goût artistique, mais que vous étiez un homme qu'on ne pouvait permettre à aucune jeune fille pure de connaître et qu'on ne pouvait mettre en présence d'aucune femme chaste. Je lui rappelais que j'étais un de vos amis et lui demandai ce qu'il voulait dire. Il me le dit. Il me le dit en face devant tout le monde. C'était horrible! Pourquoi votre amitié est-elle si fatale aux jeunes gens? Tenez… Ce pauvre garçon qui servait dans les Gardes et qui se suicida, vous étiez son grand ami. Et sir Henry Ashton qui dût quitter l'Angleterre avec un nom terni; vous et lui étiez inséparables. Que dire d'Adrien Singleton et de sa triste fin? Que dire du fils unique de lord Kent et de sa carrière compromise? J'ai rencontré son père hier dans St-James Street. Il me parut brisé de honte et de chagrin. Que dire encore du jeune duo de Perth? Quelle existence m'eut-il à présent? Quel gentleman en voudrait pour ami?..

– Arrêtez, Basil, vous parlez de choses auxquelles vous ne connaissez rien, dit Dorian Gray se mordant les lèvres.

Et avec une nuance d'infini mépris dans la voix:

– Vous me demandez pourquoi Berwick quitte un endroit où j'arrive? C'est parce que je connais toute sa vie et non parce qu'il connaît quelque chose de la mienne. Avec un sang comme celui qu'il a dans les veines, comment son récit pourrait-il être sincère? Vous me questionnez sur Henry Ashton et sur le jeune Perd. Ai-je appris à l'un ses vices et à l'autre ses débauches! Si le fils imbécile de Kent prend sa femme sur le trottoir, y suis-je pour quelque chose? Si Arien Single ton signe du nom de ses amis ses billets, suis-je son gardien? Je sais comment on bavarde en Angleterre. Les bourgeois font au dessert un étalage de leurs préjugés moraux, et se communiquent tout bas, ce qu'ils appellent le libertinage de leurs supérieurs, afin de laisser croire qu'ils sont du beau monde et dans les meilleurs termes avec ceux qu'ils calomnient. Dans ce pays, il suffit qu'un homme ait de la distinction et un cerveau, pour que n'importe quelle mauvaise langue s'acharne après lui. Et quelles sortes d'existences mènent ces gens qui posent pour la moralité? Mon cher ami, vous oubliez que nous sommes dans le pays natal de l'hypocrisie.

 

– Dorian, s'écria Hallward, là n'est pas la question. L'Angleterre est assez vilaine, je le sais, et la société anglaise a tous les torts. C'est justement pour cette raison que j'ai besoin de vous savoir pur. Et vous ne l'avez pas été. Ou a le droit de juger un homme d'après l'influence qu'il a sur ses amis: les vôtres semblent perdre tout sentiment d'honneur, de bonté, de pureté. Vous les avez remplis d'une folie de plaisir. Ils ont roulé dans des abîmes; vous les y avez laissés. Oui, vous les y avez abandonnés et vous pouvez encore sourire, comme vous souriez en ce moment. Et il y a pire. Je sais que vous et Harry êtes inséparables; et pour cette raison, sinon pour une autre, vous n'auriez pas dû faire du nom de sa soeur une risée.

– Prenez garde, Basil, vous allez trop loin!..

– Il faut que je parle et il faut que vous écoutiez! Vous écouterez!.. Lorsque vous rencontrâtes lady Gwendoline, aucun souffle de scandale ne l'avait effleurée. Y a-t-il aujourd'hui une seule femme respectable dans Londres qui voudrait se montrer en voiture avec elle dans le Parc? Quoi, ses enfants eux-mêmes ne peuvent vivre avec elle! Puis, il y a d'autres histoires: on raconte qu'on vous a vu à l'aube, vous glisser hors d'infâmes demeures et pénétrer furtivement, déguisé, dans les plus immondes repaires de Londres. Sont-elles vraies, peuvent-elles être vraies, ces histoires?..

«Quand je les entendis la première fois, j'éclatai de rire. Je les entends maintenant et cela me fait frémir. Qu'est-ce que c'est que votre maison de campagne et la vie qu'on y mène?.. Dorian, vous ne savez pas ce que l'on dit de vous. Je n'ai nul besoin de vous dire que je ne veux pas vous sermonner. Je me souviens d'Harry disant une fois, que tout homme qui s'improvisait prédicateur, commençait toujours par dire cela et s'empressait aussitôt de manquer à sa parole. Moi je veux vous sermonner. Je voudrais vous voir mener une existence qui vous ferait respecter du monde. Je voudrais que vous ayez un nom sans tache et une réputation pure. Je voudrais que vous vous débarrassiez de ces gens horribles dont vous faites votre société. Ne haussez pas ainsi les épaules… Ne restez pas si indifférent… Votre influence est grande; employez-la au bien, non au mal. On dit que vous corrompez tous ceux qui deviennent vos intimes et qu'il suffit que vous entriez dans une maison, pour que toutes les hontes vous y suivent. Je ne sais si c'est vrai ou non. Comment le saurais-je? Mais on le dit. On m'a donné des détails dont il semble impossible de douter. Lord Gloucester était un de mes plus grands amis à Oxford. Il me montra une lettre que sa femme lui avait écrite, mourante et isolée dans sa villa de Menton. Votre nom était mêlé à la plus terrible confession que je lus jamais. Je lui dis que c'était absurde, que je vous connaissais à fond et que vous étiez incapable de pareilles choses. Vous connaître! Je voudrais vous connaître! Mais avant de répondre cela, il aurait fallu que je voie votre âme.

– Voir mon âme! murmura Dorian Gray se dressant devant le sofa et pâlissant de terreur…

– Oui, répondit Hallward, gravement, avec une profonde émotion dans la voix, voir votre âme… Mais Dieu seul peut la voir!

Un rire d'amère raillerie tomba des lèvres du plus jeune des deux hommes.

– Vous la verrez vous-même ce soir! cria-t-il, saisissant la lampe, venez, c'est l'oeuvre propre de vos mains. Pourquoi ne la regarderiez-vous pas? Vous pourrez le raconter ensuite à tout le monde, si cela vous plaît. Personne ne vous croira. Et si on vous croit, on ne m'en aimera que plus. Je connais notre époque mieux que vous, quoique vous en bavardiez si fastidieusement. Venez, vous dis-je! Vous avez assez péroré sur la corruption. Maintenant, vous allez la voir face à face!.. Il y avait comme une folie d'orgueil dans chaque mot qu'il proférait. Il frappait le sol du pied selon son habituelle et puérile insolence. Il ressentit une effroyable joie à la pensée qu'un autre partagerait son secret et que l'homme qui avait peint le tableau, origine de sa honte, serait toute sa vie accablé du hideux souvenir de ce qu'il avait fait.

– Oui, continua-t-il, s'approchant de lui, et le regardant fixement dans ses yeux sévères. Je vais vous montrer mon âme! Vous allez voir cette chose qu'il est donné à Dieu seul de voir, selon vous!..

Hallward recula…

– Ceci est un blasphème, Dorian, s'écria-t-il. Il ne faut pas dire de telles choses! Elles sont horribles et ne signifient rien…

– Vous croyez?.. Il rit de nouveau.

– J'en suis sûr. Quant à ce que je vous ai dit ce soir, c'est pour votre bien. Vous savez que j'ai toujours été pour vous un ami dévoué.

– Ne m'approchez pas!.. Achevez ce que vous avez à dire…

Une contraction douloureuse altéra les traits du peintre. Il s'arrêta un instant, et une ardente compassion l'envahit. Quel droit avait-il, après tout, de s'immiscer dans la vie de Dorian Gray? S'il avait fait la dixième partie de ce qu'on disait de lui, comme il avait dû souffrir!.. Alors il se redressa, marcha vers la cheminée, et se plaçant devant le feu, considéra les bûches embrasées aux cendres blanches comme givre et la palpitation des flammes.

– J'attends, Basil, dit le jeune homme d'une voix dure et haute.

Il se retourna…

– Ce que j'ai à dire est ceci, s'écria-t-il. Il faut que vous me donniez une réponse aux horribles accusations portées contre vous. Si vous me dites qu'elles sont entièrement fausses du commencement à la fin, je vous croirai. Démentez-les, Dorian, démentez-les! Ne voyez-vous pas ce que je vais devenir? Mon Dieu! ne me dites pas que vous êtes méchant, et corrompu, et couvert de honte!..

Dorian Gray sourit; ses lèvres se plissaient dans un rictus de satisfaction.

– Montez avec moi, Basil, dit-il tranquillement; je tiens un journal de ma vie jour par jour, et il ne sort jamais de la chambre où il est écrit; je vous le montrerai si vous venez avec moi.

– J'irai avec vous si vous le désirez, Dorian… Je m'aperçois que j'ai manqué mon train… Cela n'a pas d'importance, je partirai demain. Mais ne me demandez pas de lire quelque chose ce soir. Tout ce qu'il me faut, c'est une réponse à ma question.

– Elle vous sera donnée là-haut; je ne puis vous la donner ici. Ce n'est pas long à lire…