Une Mer De Boucliers

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Z serii: L'anneau Du Sorcier #10
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CHAPITRE TROIS

Reece marchait aux côtés de Stara, épaule contre épaule. Leurs mains se frôlaient à chaque pas entre leurs deux corps. Ils parcouraient un interminable champ de fleurs aux couleurs éclatantes, en haut de la montagne. Le panorama était splendide. Ils marchaient en silence. Un million d’émotions contradictoires submergeaient le cœur de Reece. Tant et si bien qu’il ne savait plus quoi dire…

Il pensait encore à cet instant, quand son regard avait trouvé celui de Stara, de l’autre côté du lac de montagne. Il avait renvoyé tous ces gens pour se retrouver seul avec elle. Beaucoup s’étaient montrés réticents, surtout Matus qui connaissait bien leur histoire, mais Reece avait insisté. L’attrait de Stara était presque magnétique : elle attirait Reece. Il voulait lui parler seul à seul, comprendre pourquoi elle le regardait avec tant d’amour, le même amour qu’il ressentait encore pour elle... Comprendre si tout cela était réel. Comprendre ce qui leur arrivait.

Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Par où commencer ? Que faire ? Sa raison lui criait de tourner les talons et de partir en courant, aussi loin d’elle que possible, et de prendre le bateau pour l’oublier à tout jamais. Retrouver sa fiancée qui l’attendait. Après tout, Selese l’aimait et il aimait Selese. Leur mariage aurait bientôt lieu.

C’était ce qu’il y avait de plus sage à faire. La bonne chose à faire.

Cependant, les émotions submergeaient sa raison. Sa passion refusait de se soumettre à la logique. Elle le forçait à demeurer aux côtés de Stara et à marcher avec elle à travers ces champs. Il n’avait jamais vraiment compris cette partie incontrôlable de lui-même qui l’avait poussé toute sa vie à suivre son cœur. Motivé par elle, il n’avait pas toujours pris les bonnes décisions… Mais, quand un éclair de passion si puissant le traversait, Reece était incapable d’y résister.

Comme il marchait aux côtés de Stara, il se demanda si elle ressentait la même chose. Sa main effleurait la sienne à chacun de leurs pas et il devinait l’ombre d’un sourire à la commissure de ses lèvres. Il était difficile de connaître ses pensées. Reece se souvenait qu’il était resté pétrifié devant elle le jour de leur première rencontre. Il n’avait pensé à rien d’autre qu’elle pendant des jours. Quelque chose dans son regard translucide, dans sa posture fière et noble, celle d’une louve qui le fixait du regard, émerveillait Reece.

Malgré leur jeune âge, ils avaient toujours su qu’une relation entre cousins était interdite, mais cela ne les avait jamais arrêtés. Il y avait quelque chose entre eux, quelque chose de fort qui les poussait l’un vers l’autre et peu importait l’opinion des autres. Enfants, ils étaient immédiatement devenus les meilleurs amis du monde, l’un recherchant toujours la compagnie de l’autre plutôt que celle de ses cousins ou de ses amis. Quand la famille se rendait aux Isles Boréales, Reece passait tout son temps avec elle. Elle faisait de même et l’attendait longuement, perchée sur la falaise, dans l’attente de son arrivée.

Au début, ils n’avaient été que des amis… Une nuit fatidique, sous un ciel tapissé d’étoiles, enfin, tout avait changé. Malgré l’interdiction et le tabou, leur lien s’était renforcé. Il était devenu plus fort, plus grand, irrésistible.

Quant il quittait les Isles, Reece rêvait d’elle, jusqu’à broyer du noir au cours de nombreuses nuits blanches. Allongé sur son lit, il se représentait en pensée son visage et priait pour que disparaissent l’océan et la loi qui les séparaient.

Elle ressentait la même chose que lui et lui envoyait d’innombrables lettres, emportées par une armée de faucons, chacun de ses mots confessant son amour. Il lui répondait toujours, mais sans jamais égaler son éloquence.

Le jour qui avait sonné la fin de l’entente entre les MacGils avait été la pire journée de toute la vie de Reece. Le poison destiné au père de Reece avait tué le fils aîné de Tirus. Cela n’avait pas empêché Tirus de jeter le blâme sur son frère aîné, achevant de briser le lien entre leurs deux familles. Reece et Stara avaient tous deux reçus l’interdiction de communiquer avec leurs cousins ou de leur rendre visite. Ce jour-là, leurs deux cœurs étaient morts un peu, à l’intérieur. Longtemps, Reece s’était demandé s’il la reverrait un jour. Il savait qu’elle avait ressenti la même chose.

Un jour, elle avait cessé de lui écrire. Sans doute, quelqu’un avait intercepté ses lettres, mais Reece ne pouvait en être sûr. Il suspectait que ses courriers, eux aussi, ne parvenaient plus à leur destinataire. Un jour, il s’était obligé à bannir tout souvenir d’elle de ses pensées. Cela n’empêchait pas son image de surgir de temps à autre. Il n’avait jamais vraiment cessé de se demander ce qu’elle était devenue. Pensait-elle à lui, de temps en temps ? S’était-elle mariée ?

La revoir aujourd’hui avait fait ressurgir son tourment. Il semblait encore frais dans le cœur de Reece, brûlant, comme s’ils n’avaient jamais été séparés. Elle était plus âgée, plus ronde, plus belle, si c’était possible. Elle était devenue une femme. Son regard était aussi perçant que dans ses souvenirs. Reece y devinait son amour et se sentait transporté à l’idée qu’elle ressentait la même chose que lui.

Reece voulut penser à Selese. Il lui devait au moins ça, mais cela semblait impossible.

Il s’avança jusqu’au bord de la montagne, aux côtés de Stara, sans savoir que dire. Comment combler le vide laissé par des années d’éloignement ?

— J’ai appris que tu allais bientôt te marier, dit enfin Stara.

Reece sentit son estomac se nouer. Penser à ses noces le faisait toujours frétiller d’impatience mais ces mots sortis de la bouche de Stara le heurtaient comme un coup de poignard. Il avait l’impression de l’avoir trahie.

— Je suis désolée, répondit-il.

Que dire de plus ? Il voulait ajouter : Je ne l’aime pas. C’était une erreur. Je veux tout recommencer. C’est toi que je veux épouser.

Mais il aimait vraiment Selese. Il ne pouvait se le cacher. Il éprouvait pour elle un amour différent, peut-être pas aussi intense que la passion qu’il ressentait pour Stara. Reece ne savait plus que penser… Lequel de ses sentiments était le plus fort ? Pouvait-on comparer deux amours ? L’amour ne se suffisait-il pas à lui-même ? Pouvait-il être plus ou moins fort ?

— Tu l’aimes ? demanda Stara.

Reece prit une grande inspiration, noyé dans une tempête d’émotions. Que répondre ? Ils marchèrent encore un instant, le temps que Reece rassemble ses pensées. Enfin, il dit d’une voix angoissée :

— Oui. Je ne peux le nier.

Pour la première fois, il prit la main de Stara. Elle se tourna vers lui.

— Mais je t’aime aussi, ajouta-t-il.

Les yeux de Stara s’emplirent d’espoir.

— Tu m’aimes plus qu’elle ? demanda-t-elle.

Reece y réfléchit longuement.

— Je t’ai aimée toute ma vie, dit-il enfin. Tu es le seul visage de l’amour que je connaisse. Tu es ce que représente l’amour à mes yeux. J’aime Selese mais, avec toi… Tu fais comme partie de moi. La moitié de mon âme. Quelque chose dont je ne peux me séparer.

Stara sourit. Elle prit sa main et poursuivit sa promenade à ses côtés, un petit sourire aux lèvres.

— Tu n’imagines pas combien de nuits j’ai passé à me languir de toi, avoua-t-elle en détournant le regard. Mes mots emportés sur les ailes des faucons subtilisés par mon père. Après la dispute, je n’ai pas pu t’écrire. J’ai essayé de m’embarquer sur un bateau une fois ou deux, mais en vain.

Ses propos bouleversaient Reece. Il n’aurait jamais cru que… Il s’était toujours demandé ce que Stara avait bien pu penser de lui, après la dispute de leurs deux familles. En entendant ces mots, il sentait une nouvelle vague d’amour le pousser vers elle. Il n’avait donc pas été la seule âme déchirée par cette terrible nuit. Il n’était pas fou. Le lien qui les unissait était bien réel.

— Et je n’ai jamais cessé de rêver de toi, répondit Reece.

Ils atteignirent enfin le sommet du pic et s’arrêtèrent, le regard tourné vers les Isles Boréales. De ce point de vue, ils pouvaient voir au-delà de l’archipel, au-delà de la brume s’élevant des vagues, jusqu’à la flotte de Gwendolyn entre les récifs.

Ils restèrent silencieux longtemps, leurs mains nouées entre leurs deux corps, savourant l’instant. Savourant le fait d’être ensemble, enfin, après toutes ses années, après que la vie et les gens aient tout tenté pour les séparer.

— Enfin, nous voilà… Et pourtant, nous nous retrouvons le jour où tu es le plus loin de moi, prêt à te marier. Il faut croire que ce n’est pas notre destin d’être ensemble.

— Mais je suis là, répondit Reece. Peut-être que le destin essaye de nous dire quelque chose ?

Elle serra sa main et Reece serra la sienne. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Il se sentait perdu, comme jamais auparavant. Était-ce sa destinée ? Était-il écrit qu’il rencontrerait Stara juste avant son mariage, pour l’empêcher de commettre une terrible erreur ? Le destin essayait-il de les rapprocher à nouveau, après tout ce temps ?

Il ne pouvait s’empêcher de le croire. Leur rencontre ressemblait à un signe du destin. Peut-être sa dernière chance avant de se marier…

— Ceux que le destin réunit, l’homme ne peut les séparer, dit Stara.

Ses mots trouvèrent un écho dans le cœur de Reece, qui plongea son regard dans le sien, comme hypnotisé.

— Tant d’événements ont essayé de nous éloigner l’un de l’autre, dit Stara. Nos clans. Nos pays. Un océan. Le temps… Mais rien de tout cela n’a pu nous séparer. Les années ont passé, mais notre amour brûle toujours. Est-ce une coïncidence que tu m’aperçoives avant ton mariage ? Le destin veut nous dire quelque chose. Il n’est pas trop tard.

 

Reece se tourna vers elle, le cœur battant. Les yeux translucides de Stara réfléchissaient la couleur du ciel et de l’océan, remplis d’amour. Il ne savait plus que faire… Il n’arrivait plus à penser.

— Peut-être que je devrais annuler mes noces, dit-il.

— Ce n’est pas à moi de te le dire, répondit-elle. Tu dois trouver la réponse dans ton cœur.

— Ici et maintenant, mon cœur me dire que tu es la seule femme que j’aime. La seule que j’ai jamais aimée.

Elle plongea son regard sincère dans le sien.

— Je n’en ai jamais aimé un autre, dit-elle.

Reece ne put se retenir : il pencha la tête et ses lèvres trouvèrent celles de Stara. Le monde disparut autour d’eux, remplacé par l’amour, quand elle répondit à son baiser.

Ils s’embrassèrent jusqu’à en avoir le souffle coupé. Reece comprit alors, malgré toutes les protestations de sa raison, qu’il ne pourrait jamais épouser une autre femme que Stara.

CHAPITRE QUATRE

Gwendolyn se tenait sur un pont doré. Agrippée à la rambarde, elle se penchait par-dessus bord pour apercevoir les bouillons furieux de la rivière sous ses pieds. Les rapides grondaient et les vagues s’élevaient de plus en plus haut. Elle sentait déjà les gouttes mouiller ses jambes.

— Gwendolyn, mon amour.

Gwen se retourna et vit Thorgrin debout sur la rive, environ six mètres plus loin. Il souriait et tendait la main vers elle.

— Viens à moi, supplia-t-il. Traverse la rivière.

Soulagée de le voir, Gwen commença à marcher vers lui, mais une petite voix douce l’arrêta :

— Mère…

Gwen fit volte-face. De l’autre côté, sur l’autre rive, se trouvait un petit garçon d’environ dix ans, aux yeux gris, grand pour son âge, fier, large d’épaules, la mâchoire volontaire. À l’image de son père. Il portait une magnifique armure dorée, faite d’un métal qu’elle ne reconnut pas, et des armes de guerrier à la ceinture. Une aura de pouvoir émanait de lui. Un pouvoir que rien ne pourrait arrêter.

— Mère, j’ai besoin de toi, dit-il.

Le garçon tendit la main vers elle et Gwen fit instinctivement un pas vers lui, avant de s’arrêter net. Elle fit courir son regard entre Thor et son fils, comme tous deux tendaient les bras vers elle, déchirée par le choix. Où aller ?

Soudain, le pont s’écroula sous elle.

Elle poussa un cri strident en plongeant dans les rapides.

La température glacée de l’eau la transperça comme un coup de couteau et elle se débattit pour échapper au courant, la bouche ouverte à la recherche de l’air. Elle leva les yeux vers son fils et son mari, chacun debout sur une rive de la rivière. Ils lui tendaient la main. Ils avaient besoin d’elle.

— Thorgrin ! hurla-t-elle avant d’ajouter : Mon fils !

Elle tenta d’agripper leurs deux mains mais, bientôt, le courant la fit basculer dans une cascade.

Elle poussa un cri en perdant de vue ses êtres chers et en dégringolant vers les récifs acérés.

Gwen s’éveilla en hurlant.

Couverte d’une pellicule de sueur froide, elle balaya la pièce du regard, en se demandant où elle se trouvait.

Elle était étendue dans un lit, au milieu d’une chambre de château faiblement éclairée par des torches. Elle cligna des yeux plusieurs fois, en tâchant de comprendre, le souffle court. Lentement, elle réalisait que tout ceci n’avait été qu’un rêve. Un horrible cauchemar.

Ses yeux s’ajustèrent à l’obscurité et elle remarqua les domestiques. Illepra et Selese étaient à son chevet et faisaient courir des compresses froides sur ses bras et ses jambes. Selese épongeait tendrement son front.

— Chut…, souffla-t-elle. Ce n’était qu’un rêve, Madame.

Gwendolyn sentit une main serrer la sienne et son cœur déborda de joie quand elle aperçut Thorgrin à genoux près d’elle, visiblement heureux de la voir réveillée.

— Mon amour, dit-il. Tu vas bien.

Gwendolyn cligna des yeux. Que faisait-elle ici ? Pourquoi était-elle alitée ? Que faisaient tous ces gens ici ? Soudain, quand elle essaya de bouger, une douleur terrible transperça son ventre et elle se souvint.

— Mon bébé ! s’écria-t-elle d’une voix enfiévrée. Où est-il ? Il est en vie ?

Désespérée, Gwen fouilla du regard les visages. Thor serra sa main pour la réconforter et lui adressa un large sourire. Elle sut alors que tout allait bien, comme si toute sa vie se réchauffait devant la chaleur de son sourire.

— Il est en vie, répondit Thor. Grâce à Dieu. Et grâce à Ralibar. Il vous a ramenés jusqu’ici en volant, juste à temps.

— Il va très bien, ajouta Selese.

Soudain, un cri retentit et Gwendolyn leva les yeux vers Illepra qui s’avançait en tenant un bébé emmailloté dans les bras.

Une vague de soulagement la submergea et elle éclata en sanglots hystériques. Des chaudes larmes de joie se mirent à couler le long de ses joues. Le bébé était en vie. Elle était en vie. Ils avaient tous les deux survécu. D’une manière ou d’une autre, ils étaient sortis de ce cauchemar.

Elle n’avait jamais ressenti une telle gratitude de toute sa vie.

Illepra se pencha et plaça le bébé sur la poitrine de Gwen.

Celle-ci s’assit sur son séant pour l’examiner. En le touchant, elle eut l’impression de renaître. Son poids entre ses bras, son odeur, son visage… Elle le berça, tout en le serrant contre elle, tout emmailloté dans ses couvertures. Des vagues d’amour et de reconnaissance la traversaient. Elle pouvait à peine y croire : elle avait un enfant.

Déposé entre ses bras, le bébé cessa soudain de pleurer et demeura silencieux. Lentement, il ouvrit ses paupières et leva les yeux vers sa mère.

Un éclair d’émotion transperça Gwen quand leurs regards se croisèrent. Le bébé avait les yeux de Thor : des yeux gris brillants qui semblaient venir d’un autre monde. Ils se plantèrent au plus profond d’elle. Gwendolyn eut soudain l’impression qu’elle le connaissait depuis longtemps. Depuis toujours.

Elle sentit un lien puissant se nouer entre eux, plus puissant que tout ce qu’elle connaissait. Elle le serra fort et se promit de ne jamais l’abandonner. Pour lui, elle marcherait sur des charbons ardents s’il le fallait.

— Il te ressemble, mon amour, lui dit Thor en souriant et en se penchant vers son fils.

Gwen sourit à son tour, le visage mouillé de larmes d’émotion. Elle n’avait jamais été aussi heureuse. Voilà tout ce qu’elle avait toujours voulu : Thorgrin, leur enfant et elle-même, tous trois réunis.

— Il a tes yeux, répondit-elle.

— Mais il n’a pas encore de nom…, dit Thor.

— Peut-être que nous devrions lui donner le tien, proposa Gwen.

Thor secoua la tête, inflexible.

— Non. C’est le fils de sa mère. Il a tes traits. Un véritable guerrier devrait toujours garder avec lui l’esprit de sa mère et le talent de son père. Il a besoin des deux. Il aura mon talent militaire, mais il devrait avoir un nom semblable au tien.

— Que proposes-tu ?

Thor y réfléchit.

— Un nom qui sonne comme le tien. Le fils de Gwendolyn devrait s’appeler… Guwayne.

Gwen sourit. Le nom lui plut immédiatement.

— Guwayne, répéta-t-il. Cela me plait.

Elle adressa un large sourire au bébé qu’elle serrait contre elle.

— Guwayne, lui souffla-t-elle.

Guwayne ouvrit à nouveau les yeux et planta son regard dans le sien. Gwen aurait pu jurer qu’elle l’avait vu sourire. Il était bien trop jeune pour cela, mais il lui semblait bien avoir vu une lueur de quelque chose… Elle fut soudain convaincue qu’il aimait son nom.

Selese appliqua un baume sur les lèvres de Gwen et lui donna à boire un liquide épais et sombre. La souveraine se redressa immédiatement, comme régénérée.

— Combien de temps suis-je restée là ? demanda-t-elle.

— Vous dormez depuis presque deux jours, Madame, dit Illepra. Depuis la grande éclipse.

Gwen ferma les yeux et tous ses souvenirs lui revinrent. L’éclipse, la grêle, le tremblement de terre… Elle n’avait jamais rien vu de pareil.

— Des présages puissants se sont fait entendre pendant la naissance de notre enfant, dit Thor. Le royaume tout entier en est témoin. On parle déjà de lui partout.

Gwen serra un peu plus fort le bébé contre elle et sentit une vague de chaleur la recouvrir. Il était vraiment unique… Tout son corps chantait quand elle le tenait dans ses bras. Ce n’était pas un enfant ordinaire. Quels pouvoirs couraient dans ses veines ?

Elle leva des yeux interrogateurs vers Thor. L’enfant était-il un druide, lui aussi ?

— Es-tu resté là pendant tout ce temps ? lui demanda-t-elle.

Elle ressentit un élan de gratitude à son égard.

— Bien sûr, Madame. Je suis venu dès que j’ai su. Sauf la nuit dernière : je suis allé au Lac des Chagrins. J’ai prié pour que tu recouvres la santé.

Gwen éclata encore une fois en sanglots, incapable de contrôler ses émotions. Elle n’avait jamais été si heureuse : son enfant dans ses bras, elle se sentait plus entière que jamais auparavant.

Bien malgré elle, elle pensa à ce moment fatidique, dans les Limbes, et au choix qu’elle avait été forcée de faire. Elle serra la main de Thor et le bébé. Elle aurait voulu les garder tous les deux près d’elle jusqu’à la fin des temps.

Cependant, l’un d’eux serait un jour contraint de mourir. Elle le savait et cette pensée la fit pleurer.

— Qu’y a-t-il, mon amour ? demanda enfin Thor.

Gwen secoua la tête, incapable de lui avouer la vérité.

— Ne t’inquiète pas, dit-il. Ta mère vit encore. Si c’est bien pour cela que tu pleures.

Gwen se rappela soudain l’état de sa mère.

— Elle est très malade, ajouta Thor, mais tu as encore le temps de la voir.

Gwen sut alors ce qu’elle devait faire.

— Je dois la voir, dit-elle. Emmène-moi tout de suite.

— Vous êtes sûre, Madame ? demanda Selese.

— Dans votre état, vous ne devriez pas bouger, ajouta Illepra. Votre accouchement n’était pas facile et vous devriez vous reposer. Vous avez de la chance d’être en vie.

Gwen secoua la tête, inflexible.

— Je verrai ma mère avant sa mort. Conduisez-moi à elle. Tout de suite.

CHAPITRE CINQ

Godfrey était attablé au milieu d’une longue table, dans le hall des fêtes, une chope de bière dans chaque main, et chantait en compagnie d’un groupe de MacGils et de McClouds qui frappaient la cadence avec leurs verres. Ensemble, ils se balançaient de gauche à droite, tout en ponctuant chaque vers d’un coup de chope sur la table. La mousse dégoulinait sur leurs avant-bras, mais Godfrey n’en avait cure. Il était occupé à boire, comme chaque soir depuis une semaine. Il se sentait bien.

Fulton et Akorth étaient assis à ses côtés et, quand il balayait du regard les buveurs sur la gauche et sur la droite, il avait la satisfaction de voir les anciens ennemis, les MacGils et les McClouds, boire tous ensemble. Pour arriver à ce résultat, Godfrey avait longuement parcouru les campagnes. Au début, les hommes s’étaient méfiés de lui et de son projet mais, quand Godfrey avait dégainé les tonneaux de bière, puis les filles faciles, ils avaient commencé à venir.

Quelques hommes, méfiants d’abord, s’étaient assis d’une part et d’autre des longues tables… Godfrey avait ensuite réussi à remplir le hall des fêtes perché au sommet des Highlands et ces hommes méfiants avaient commencé à communiquer. Rien n’était plus efficace que l’attrait de la boisson pour rassembler les hommes.

Ce qui avait achevé de sceller l’amitié de tous, c’était l’arrivée des femmes. Godfrey avait utilisé son réseau des deux côtés des Highlands pour vider les bordels et payer généreusement les filles. Elles emplissaient maintenant le hall, la plupart d’entre elles sur les genoux d’un soldat. Les hommes étaient satisfaits. Les filles généreusement payées étaient satisfaites. Tout le hall était satisfait et résonnait des cris de joie des anciens ennemis qui préféraient la boisson et les femmes à la querelle.

Au cours de la soirée, Godfrey surprit même des bavardages entre MacGils et McClouds qui prévoyaient de faire les patrouilles ensemble. C’était ce lien d’amitié que Gwendolyn souhaitait voir naître entre les anciens ennemis. C’était la mission qu’elle avait confiée à Godfrey et il était fier de l’avoir accomplie. Sans compter qu’il s’amusait bien, lui aussi. Il avait tant bu que ses joues commençaient à rougir. Cette bière McCloud était décidément très forte… Elle montait à la tête en un rien de temps.

 

Godfrey savait qu’il y avait bien des façons de renforcer une armée, de rassembler les soldats et de régner : la politique, le gouvernement et l’application des lois, par exemple. Cependant, aucun de ces outils ne permettait de toucher le cœur des hommes. Godfrey avait peut-être des défauts, mais il savait toucher le cœur de n’importe quel homme. Il était n’importe quel homme. Il avait peut-être le sang bleu de la famille royale, mais son cœur battait au milieu du peuple. Sa vision de la vie était née dans la rue, celle que les chevaliers en armures rutilantes ne fréquentaient pas. Godfrey admiraient leur élégance… mais il considérait également que vivre sans cette qualité présentait certains avantages. Il avait un certain regard sur l’humanité. Parfois, il en avait besoin pour comprendre le peuple. Après tout, c’était au moment où les souverains perdaient le contact avec le peuple qu’ils commettaient leurs plus grandes erreurs.

— Pas de doute : ces McClouds savent boire ! dit Akorth.

— Ils ne me déçoivent pas, ajouta Fulton en attrapant les deux chopes de bière qui glissaient vers eux.

— Cette bière est très forte ! commenta Akorth en laissant échapper un rot sonore.

— Notre ville natale ne me manque pas du tout ! ajouta Fulton.

Godfrey reçut alors quelques coups de coude et se retourna vers un groupe de soldats McClouds visiblement très éméchés qui titubaient et riaient trop fort en lutinant des filles. Godfrey commençait à comprendre que ces McClouds étaient un peu plus rustiques que les MacGils. Les MacGils étaient de féroces guerriers, mais les McClouds… Parfois, ils semblaient moins civilisés. En balayant la pièce de son regard observateur, Godfrey remarqua qu’ils serraient les femmes ou frappaient la cadence avec leurs chopes un peu trop fort et se poussaient les uns les autres avec violence. Il y avait quelque chose chez eux qui maintenait Godfrey en alerte, même après tout ce temps passé en leur compagnie. Pour dire la vérité, il ne leur faisait pas entièrement confiance. Plus il les fréquentait, plus il comprenait pourquoi ces deux clans avaient vécu si longtemps séparément. Seraient-ils un jour capables de s’unir ?

La fête battait son plein et des chopes supplémentaires passaient de main en main, deux fois plus qu’auparavant. Les McClouds ne ralentissaient pas, comme auraient pu le faire d’autres soldats. Au contraire, ils buvaient davantage. Beaucoup trop. La nervosité commençait à gagner Godfrey…

— Tu penses qu’un homme peut boire trop ? demanda-t-il à Akorth.

Akorth s’étouffa presque.

— Une question sacrilège ! éructa-t-il.

— Qu’est-ce qui te prend ? demanda Fulton.

Mais Godfrey regardait maintenant un McCloud tituber au milieu d’un groupe de soldats et les bousculer. Il y eu un court silence, comme toute la pièce se tournait vers eux… Toutefois, les soldats se contentèrent de se relever en riant bruyamment, au grand soulagement de Godfrey, et la fête reprit son cours.

— Vous ne pensez pas qu’ils ont assez bu ? demanda encore Godfrey qui commençait à penser que tout ceci n’était pas une si bonne idée que ça.

Akorth lui jeta un regard vide.

— Assez ? répéta-t-il. C’est possible de boire assez ?

Godfrey, lui aussi, commençait à avaler ses mots. Il n’avait plus les idées aussi claires qu’il l’aurait souhaité. Cela ne l’empêchait pas de sentir que la situation venait de s’inverser sensiblement, comme si quelque chose n’était plus à sa place… Comme si les convives venaient de perdre tout savoir-vivre.

— Ne la touche pas ! hurla soudain une voix. Elle est à moi !

Le ton de cette voix était sombre et dangereux, tranchante au milieu des rires, et Godfrey se retourna brusquement.

De l’autre côté du hall, un soldat MacGil se disputait avec un McCloud. Celui-ci saisit par le poignet la fille qui se trouvait sur les genoux de son vis-à-vis et l’attira violemment vers lui.

— Elle était à toi. Maintenant, elle est à moi ! Trouve-toi une autre femme !

L’expression du MacGil s’assombrit et il tira son épée. Le chuintement caractéristique de la lame quittant le fourreau retentit, attirant tous les regards.

— J’ai dit : elle est à moi ! cria-t-il.

Son visage était écarlate et ses cheveux mouillés de sueur. Toute la salle resta suspendue à ses lèvres, car une lueur mortelle brillait dans son regard. Un silence tomba sur l’assemblée et les deux clans se regardèrent et s’observèrent, comme pétrifiés.

Le McCloud, un homme large et costaud, fit la grimace et repoussa violemment la femme sur le côté. Elle tituba à travers la foule, avant de tomber.

Il était évident que le McCloud ne se souciait pas vraiment d’elle. Ce qu’il voulait, c’était un bain de sang.

Il tira à son tour son épée et fit face à son adversaire.

— J’aurai ta vie à sa place ! s’écria-t-il.

Les soldats reculèrent autour d’eux, formant une sorte d’arène de combat. Godfrey sentait que l’ambiance était maintenant beaucoup plus tendue. S’il ne les arrêtait pas, cette rixe se transformerait en guerre ouverte.

Il sauta par-dessus la table en renversant les chopes de bière, courut à travers le hall jusqu’à l’attroupement et se glissa entre les deux hommes, les bras tendus pour les séparer.

— Messieurs ! s’écria-t-il en tâchant d’articuler.

Il fallait qu’il se concentre, qu’il s’éclaircisse l’esprit. Comme il regrettait maintenant d’avoir bu tout ce vin !

— Nous sommes tous des hommes, ici ! cria-t-il. Nous ne sommes qu’un peuple ! Une armée ! Nul besoin de se battre ! Il y a assez de femmes pour tout le monde. Vous ne pensiez pas ce que vous disiez, ni l’un, ni l’autre !

Godfrey se tourna vers le MacGil qui fronça les sourcils, l’épée toujours au poing.

— S’il présente ses excuses, je les accepterai, dit l’homme.

Le McCloud resta hagard un instant, puis son expression s’adoucit et il esquissa un sourire.

— Eh bien, je te présente mes excuses ! s’écria-t-il en tendant la main droite.

Godfrey fit un pas en arrière pour laisser le MacGil accepter cette main tendue d’un air circonspect.

Soudain, le McCloud attira brusquement son vis-à-vis contre lui, leva son épée et le poignarda en pleine poitrine.

— Je m’excuse, ajouta-t-il, de ne pas t’avoir tué plus tôt ! Ordure MacGil !

Sa victime s’écroula, inondant le parquet de son sang.

Mort.

Godfrey resta bouche bée. Il ne se trouvait qu’à quelque pas des deux hommes. Il ne put s’empêcher de penser que tout était de sa faute. Il avait encouragé le MacGil à baisser sa garde. Il lui avait offert de faire la paix. Ce McCloud les avait trahis et l’avait ridiculisé devant ses hommes.

Godfrey n’avait plus les idées claires. Échauffé par la boisson, il eut le réflexe de ramasser l’épée du MacGil mort. Vif comme l’éclair, il fit un pas en avant et plongea sa lame dans le cœur du McCloud.

Celui-ci écarquilla les yeux, choqué par son geste, puis il tomba lentement à genoux, mort, l’épée plantée jusqu’à la garde dans sa poitrine.

Godfrey baissa les yeux vers sa main ensanglantée, comme s’il ne pouvait y croire. Il venait de tuer un homme, pour la première fois. Il n’aurait jamais cru cela possible.

Il n’avait jamais eu l’intention de le tuer. Il n’y avait même pas réfléchi. Quelque chose d’enfoui au plus profond de son être avait crié vengeance.

Le chaos tomba soudain sur le hall. De tous côtés, les hommes se jetèrent les uns sur les autres, enragés. Le chuintement des épées quittant les fourreaux emplit la pièce. Godfrey sentit Akorth le pousser brusquement sur le côté juste avant qu’une lame ne lui traverse la tête.

Un autre soldat, qu’il ne reconnaissait même pas, le jeta à travers la table et la tête de Godfrey heurta un nombre incalculable de chopes de bière avant d’atterrir lourdement sur le sol, assommé. Il eut tout juste le temps de penser qu’il aurait préféré se trouver ailleurs.