Héroïne, Traîtresse, Fille

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CHAPITRE DEUX

Assis à la proue de son vaisseau amiral, Irrien ressentait à la fois satisfaction et anticipation, de la satisfaction parce que sa flotte avançait exactement comme il l'avait ordonné et de l'anticipation à cause de tout ce qui allait se passer par la suite.

Autour de lui, la flotte glissait dans un silence quasi-total, comme il l'avait ordonné quand ils avaient commencé à longer la côte. Elle était aussi silencieuse que des requins qui fonçaient vers leur proie, que le moment qui suivait la mort d'un homme. A ce moment-là, Irrien était l'éclat de lumière sur la pointe d'une lance et le reste de sa flotte le suivait comme sa pointe élargie.

Sa chaise n'était pas la chaise en pierre noire sur laquelle il s'asseyait à Felldust mais un objet plus léger fabriqué avec les os de créatures qu'il avait tuées. Les fémurs d'un rôdeur des ténèbres formaient le dossier et des os de doigts humains étaient intégrés aux accoudoirs. Il avait recouvert la chaise de la fourrure d'animaux qu'il avait chassés. C'était une autre leçon qu'il avait apprise : en temps de paix, un homme devait mettre en valeur sa courtoisie et, en temps de guerre, sa cruauté.

Pour prouver sa cruauté, Irrien tira sur une chaîne reliée à sa chaise. L'autre extrémité de la chaîne servait d'entrave à un des guerriers de cette soi-disant rébellion, qui avait préféré s'agenouiller que mourir à la guerre.

“On arrive bientôt”, dit-il.

“Ou-oui, mon seigneur”, répondit l'homme.

Irrien tira à nouveau sur la chaîne. “Ne parle que quand on te le demande.”

L'homme se mit à implorer maladroitement la clémence d'Irrien, qui l'ignora. Il préféra regarder devant lui, bien qu'il ait disposé son bouclier pour que sa surface en métal lui révèle l'approche d'éventuels assassins par derrière.

Un homme sage faisait toujours ces deux choses. Les autres pierres de Felldust pensaient probablement qu'Irrien était fou de partir pour ce pays sans poussière pendant qu'eux y restaient. Ils pensaient probablement qu'il n'était pas au courant de leurs intrigues et de leurs machinations.

Irrien sourit encore plus quand il pensa à la tête qu'ils feraient quand ils se rendraient compte de ce qui se passait vraiment. Il ressentit encore plus de plaisir quand il se tourna vers la côte et y vit les feux qui y naissaient subitement à mesure que ses bandes de pilleurs débarquaient. D'habitude, Irrien détestait le gaspillage que représentait l'incendie des bâtiments mais, en temps de guerre, ces incendies étaient une arme utile.

Non, l'arme véritable, c'était la peur. Le feu et la menace silencieuse n'étaient que les moyens de l'aiguiser. La peur était une arme aussi puissante qu'un poison lent, aussi dangereuse qu'une épée. La peur pouvait pousser un homme fort à s'enfuir ou à se rendre sans se battre. La peur pouvait pousser les ennemis à faire de mauvais choix, à charger par bravade irréfléchie ou à se recroqueviller sur eux-mêmes quand il aurait fallu qu'ils se battent. La peur transformait les hommes en esclaves, les figeait sur place même quand ils étaient plus nombreux.

Irrien n'était pas arrogant au point de croire qu'il n'aurait jamais peur mais sa première bataille ne lui avait pas fait ressentir la peur telle que les hommes en parlaient, et sa cinquantième bataille non plus. Il s'était battu contre des hommes sur des sables brûlants et sur les pavés des ruelles et, même s'il avait ressenti de la colère, de l'excitation, même du désespoir, il n'avait jamais ressenti la peur que ressentaient les autres hommes. C'était en partie grâce à cela qu'il prenait aussi facilement ce qu'il voulait.

Ce qu'il voulait se manifesta presque aussi brusquement que si la pensée d'Irrien l'avait invoqué : à force de coups de rames, le port de Delos lui apparut. Il avait attendu ce moment avec impatience mais ce n'était pas celui dont il avait rêvé. Son rêve ne deviendrait réalité que quand il aurait remporté la victoire et dérobé tout ce qui en valait la peine.

En dépit de sa renommée, la cité était basse et puante comme toutes les cités humaines. Elle n'avait ni la grandeur de la poussière infinie ni la beauté rude des choses fabriquées par les Anciens. Comme avec toutes les cités, quand on rassemblait assez de gens dans trop peu d'espace, cela mettait en valeur leur vraie bassesse, leur cruauté et leur laideur. Aucune belle maçonnerie quelle qu'elle soit ne pouvait le cacher.

Cependant, l'Empire dont elle formait le pilier valait la peine d'être conquis. Irrien se demanda brièvement si les autres pierres avaient compris l'erreur qu'ils avaient faite en ne se joignant pas à lui. Leur simple occupation des chaises de pierre montrait leur ambition et leur pouvoir, leur ruse et leur capacité à profiter des intrigues politiques.

Et pourtant, malgré ça, ils avaient quand même pensé que le jeu n'en valait pas la chandelle. Ils avaient pensé que ce n'était qu'un raid glorifié, alors que ce pouvait être tellement plus que ça. Une flotte de cette taille n'avait pas fait le voyage que pour ramener de l'or et des lignes d'esclaves, même si elle ramènerait les deux. Elle était venue prendre, tenir et s'installer. Qu'était l'or par rapport aux terres fertiles, libres de cette poussière sans fin ? Pourquoi ramener des esclaves dans un pays dévasté par les guerres des Anciens alors qu'on pouvait aussi prendre la terre sur laquelle ils vivaient ? Et qui serait sur place pour s'assurer d'obtenir la part la plus grande de cette nouvelle terre ?

Pourquoi piller et repartir quand on pouvait faire table rase de ce qu'il y avait et s’installer ?

Cela dit, il y avait d'abord des obstacles à surmonter. Devant la cité se tenait une flotte, en supposant qu'elle mérite le nom de flotte. Irrien se demanda si les vaisseaux éclaireurs que ces derniers avaient envoyés étaient déjà rentrés, s'ils avaient vu ce qui les attendait. Même s'il ne ressentait pas la peur de la bataille, Irrien savait comment l'encourager chez les hommes les plus faibles.

Il se leva pour mieux voir et pour que ceux qui le regardaient depuis la côte puissent voir qui avait ordonné cette attaque. Seul ceux qui avaient la meilleure vue parviendraient à le distinguer mais il voulait qu'ils comprennent que c'était sa guerre, sa flotte et que, bientôt, ce serait sa cité.

Il discerna les préparations que les défenseurs commençaient à entreprendre, les petits bateaux qui seraient bientôt et sans doute mis à feu, la façon dont la flotte formait des groupes, prête à les harceler, les armes sur les quais, qui serviraient à les attaquer quand ils se rapprocheraient.

“Ton commandant sait y faire”, dit Irrien en tirant sur les chaînes de son dernier prisonnier pour le faire se relever. “Qui est-ce ?”

“Akila est le meilleur général encore en vie”, dit l'ex-marin avant de croiser le regard d'Irrien. “Pardonnez-moi, mon seigneur.”

Akila. Irrien avait entendu ce nom, car Lucious lui en avait dit bien plus. Akila, qui avait aidé à libérer Haylon du joug de l'Empire et qui l'avait défendue contre leur flotte. On disait qu'il se battait avec toute la ruse d'un renard, frappait sans s'attarder là où les ennemis s'y attendaient le moins.

“J'ai toujours apprécié les adversaires forts”, dit Irrien. “Il faut du fer pour aiguiser une épée.”

Il sortit son épée de son fourreau en cuir noir comme pour illustrer son propos. La lame était tellement huilée qu'elle était bleu-noir et aussi tranchante qu'un rasoir. C'était le type d'objet qui, pour quelqu'un d'autre qu'Irrien, aurait pu être l'outil d'un bourreau, mais Irrien s'était familiarisé avec son équilibre et s'était entraîné pour avoir la force de bien la manier. Il avait d'autres armes : des couteaux et des fils à étrangler, une épée en forme de lune incurvée et une épée solaire aux nombreuses pointes. Cependant, c'était cette arme-ci que les gens connaissaient. Si elle n'avait aucun nom, c'était seulement parce qu'Irrien pensait que c'était idiot de nommer une épée.

Il vit que cette épée effrayait son nouvel esclave.

“Autrefois, les prêtres sacrifiaient un esclave avant de livrer bataille. Ils espéraient étancher la soif de la mort avant qu'elle ne puisse s'intéresser à un général. Plus tard, ils en vinrent à sacrifier l'esclave aux dieux de la guerre en espérant que ces derniers apporteraient leur soutien à leur camp. A genoux.”

Irrien vit l'homme le faire comme par réflexe, en dépit de sa terreur, ou peut-être à cause d'elle.

“Pitié”, supplia-t-il.

Irrien lui donna un coup de pied assez violent pour le faire tomber à plat ventre, la tête dépassant de la proue du navire. “Je t'ai dit de te taire. Reste ici et estime-toi heureux que je n'aie aucun intérêt pour les prêtres et leurs idioties. S'il existe des dieux de la mort, leur soif ne saurait être étanchée. S'il existe des dieux de la guerre, ils soutiennent l'homme qui a le plus de soldats.”

Il se retourna vers le reste de son navire. Il souleva son épée d'une main et les esclaves qui avaient attendu ses instructions se précipitèrent vers des cors et s'en saisirent. Quand il hocha la tête, les cors sonnèrent fortement une fois. Irrien vit ses soldats remonter les catapultes et les balistes et mettre le feu à leurs projectiles.

Irrien se tenait droit, noir contre la lumière du soleil. Sa peau bronzée et ses vêtements sombres faisaient de lui une ombre qui cachait la cité.

“Je vous avais dit que nous irions à Delos et nous y voici !” cria-t-il. “ Je vous avais dit que nous prendrions leur cité et nous allons le faire !”

Il attendit que les acclamations qui suivirent se calment.

“J'ai donné un message aux éclaireurs que nous leur avons renvoyés et je compte y être fidèle !” Cette fois-ci, Irrien n'attendit pas. “Tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants de l'Empire sont maintenant des esclaves. Tous ceux que vous croiserez là-bas et qui seront dépourvus de l'insigne des maîtres appartiendront à ceux qui les prendront et vous pourrez en faire ce que vous serez assez fort pour faire. Tous ceux qui prétendront détenir des biens seront des menteurs et vous pourrez les leur prendre. Tous ceux qui nous désobéiront devront être punis. Tous ceux qui nous résisteront seront des rebelles et seront traités sans pitié !”

 

Irrien avait découvert que la pitié était une autre de ces blagues en lesquelles les gens aimaient faire semblant de croire. Pourquoi un homme laisserait-il la vie à un ennemi si cela ne lui rapportait rien ? La poussière apprenait des choses simples : si on était faible, on mourait. Si on était fort, on prenait au monde ce qu'on pouvait lui prendre.

Or, Irrien comptait tout lui prendre.

Le plus important, c'était qu'il se sentait plus vivant que jamais à ce moment-là. Il s'était battu pour devenir Première Pierre puis s'était rendu compte qu'il ne lui restait nulle part où aller. A force de jouer aux jeux politiques de la cité et à s'immiscer dans les petites querelles des autres pierres pour s'amuser, il avait senti qu'il commençait à stagner. Cela dit, cette guerre … cette guerre allait sûrement se révéler bien plus intéressante.

“Préparez-vous !” cria-t-il à ses hommes. “Si vous obéissez à mes ordres, nous réussirons. Si vous échouez, vous serez moins que poussière à mes yeux.”

Il revint à l'endroit où l'ex-marin était encore allongé, la tête dépassant par-dessus le bord du navire. Il pensait probablement que ce serait tout. Irrien avait constaté que ces hommes-là espéraient que les choses n'empireraient pas au lieu de voir le danger et d'agir.

“Tu aurais pu mourir au combat”, dit-il, sa grande épée encore levée. “Tu aurais pu mourir en homme au lieu de finir piteusement sacrifié.”

L'homme se tourna et leva les yeux vers lui. “Vous avez dit … vous avez dit que vous ne croyiez pas à ça.”

Irrien haussa les épaules. “Les prêtres sont des idiots mais le peuple croit en leurs idioties. Si ça les pousse à se battre plus fort, pourquoi pas ?”

D'une botte, il plaqua l'esclave sur le pont en s'assurant que tous ceux qui étaient là puissent le voir. Il voulait que tout le monde voie le premier moment de sa conquête.

“Je t'offre à la mort”, cria-t-il. “Toi, et tous ceux qui s'élèvent contre nous !”

Il abattit son épée et la planta dans la poitrine du pauvre hère, lui transperçant le cœur. Irrien n'attendit pas. Il la souleva à nouveau et, pour une fois, sa lame de bourreau accomplit ce pour quoi elle avait été forgée. Elle trancha proprement le cou au marin esclave. Ce n'était pas de la pitié mais de la fierté, car la Première Pierre n'aurait jamais accepté jamais de garder une arme mal aiguisée.

Il leva l'épée, dont le tranchant était encore ensanglanté.

“Commencez !”

On sonna du cor. Les catapultes lancèrent leurs projectiles, les archers tirèrent leurs flèches vers leurs ennemis et le ciel se remplit de feu. Des navires plus petits se faufilèrent vers leurs cibles.

L'espace d'un instant, Irrien se surprit à penser à cet “Akila”, l'homme qui se tenait forcément là-bas en attendant de voir ce qui allait se passer. Il se demanda si, à ce moment-là, son ennemi potentiel avait peur.

Il aurait dû avoir peur.

CHAPITRE TROIS

Thanos s'agenouilla au-dessus du corps de son frère et, l'espace d'un instant, il eut l'impression que le monde avait cessé de tourner. A ce moment-là, il ne sut que penser ou ressentir. Il ne sut que faire.

Il s'était attendu, quand il tuerait Lucious, à avoir une sensation de triomphe, ou au moins à se sentir soulagé que ce soit enfin terminé. Il s'était attendu à avoir finalement la sensation que ses proches étaient en sécurité.

En fait, Thanos sentit le chagrin monter en lui et il offrit ses larmes à un frère qui ne les avait probablement jamais méritées. Cependant, cela n'avait plus d'importance. Ce qui comptait, c'était que Lucious était son demi-frère et qu'il était mort.

Il était mort le poignard de Thanos planté dans le cœur. Thanos sentait le sang de Lucious sur ses mains et il semblait y en avoir trop pour qu'il tienne dans un seul corps. Une petite partie de lui-même s'attendait à ce que ce sang ait quelque chose de différent, qu'il contienne un signe de la folie qui s'était emparée de Lucious ou de la rapacité maladive qui avait semblé l'habiter. Au lieu de ça, Lucious n'était qu'une coquille silencieuse et vide.

Alors, Thanos voulut faire quelque chose pour son frère, le faire enterrer ou au moins le confier à un prêtre. Cependant, alors même qu'il y pensait, il savait que c'était impossible. Les paroles de son propre frère signifiaient que c'était impossible.

Felldust allait envahir l'Empire et, si Thanos voulait pouvoir faire quelque chose pour aider ses proches, il fallait qu'il parte maintenant.

Il se leva et ramassa son épée, prêt à foncer vers la porte. Il prit aussi l'épée de Lucious. De toutes les choses que son frère avait chéries, les outils de violence avaient semblé être ses préférées. Thanos se tint les deux épées en main et s'étonna de voir qu'elles allaient très bien ensemble. Il fut presque aussi étonné de voir un groupe des clients de l'auberge lui bloquer le passage.

“Il a dit que vous étiez le Prince Thanos”, dit un homme à la barbe touffue en promenant le doigt sur le tranchant d'un couteau. “Est-ce vrai ?”

“Les pierres paieront une bonne somme pour un prisonnier comme vous”, dit un autre.

Un troisième hocha la tête. “Et s'ils ne paient pas, les esclavagistes paieront, eux.”

Ils avancèrent et Thanos n'attendit pas mais chargea. Il heurta de l'épaule l'homme le plus proche et le renvoya ainsi tomber sur une table. Thanos se battait déjà, tailladait le bras à un homme armé d'un poignard.

Thanos l'entendit crier quand la lame mordit dans son avant-bras, mais il était déjà en mouvement et donnait un coup de pied au troisième homme, qui retomba à un endroit où quatre hommes n'avaient pas cessé de jouer aux dés, même pendant son combat contre Lucious. Alors, l'un d'eux grogna, se retourna puis saisit le voyou.

En quelques moments, l'auberge réussit à faire ce qu'elle n'avait pas fait quand cela avait été Lucious qui se battait : elle devint le théâtre d'une bagarre généralisée. A présent, les hommes qui s'étaient contentés de ne rien faire pendant que Thanos et son frère échangeaient des coups d'épée donnaient des coups de poing et tiraient des couteaux. L'un d'eux saisit une chaise et l'envoya vers la tête de Thanos. Thanos l'évita puis la renvoya sur un autre des clients, tailladant le bois au passage.

Il aurait pu rester se battre mais s'enfuit en pensant au risque que Ceres courait peut-être. Il avait été entièrement sûr qu'il lui suffirait de retrouver Lucious pour empêcher l'invasion, puis qu'il lui resterait assez de temps pour trouver la vérité sur sa filiation, découvrir la preuve dont il avait besoin et repartir à Delos. A présent, il n'avait le temps de faire aucune de ces choses.

Thanos fonça vers la porte. Il se laissa tomber puis glissa sous les mains d'un homme qui essayait de le saisir pour l'arrêter, lui occasionnant une blessure superficielle à la cuisse. Il se précipita dans les rues …

… et y trouva immédiatement une des pires poussières qu'il ait jamais vues depuis son arrivée dans la cité. Il ne ralentit pas. Il se contenta de se remettre ses lames jumelles à la ceinture, de remonter son écharpe pour se protéger de la poussière puis d'avancer au mieux.

Derrière lui, Thanos entendait les sons que produisaient les hommes qui essayaient de le suivre, même s'il se demandait bien comment ils comptaient y voir assez clair dans ce temps-là pour le rattraper. Thanos avançait à l'aveuglette. Il passa devant un marchand qui remballait ses marchandises dans sa charrette puis deux soldats qui juraient tout en se réfugiant dans une embrasure de porte pour échapper à la poussière.

Thanos entendit l'un d'eux crier “Regarde ce fou !” dans la langue de Felldust.

“Il se précipite probablement vers le port pour se joindre à l'invasion. J'ai entendu dire que Vexa, la Quatrième Pierre, a commencé à envoyer une flotte plus grande, pendant que les trois autres sont encore en train de comploter. La Première Pierre a pris de l'avance sur eux.”

“Comme toujours”, répliqua le premier.

Cela dit, à ce stade, Thanos s'était déjà éloigné dans la poussière. Il cherchait sa route en observant la forme vague des bâtiments, en faisant attention aux panneaux qui étaient suspendus au-dessus des rues, éclairés par des lampes à huile. Il y avait aussi des sculptures en pierre, apparemment prévues pour que les gens du coin puissent trouver leur chemin de la rue de l'ours sculpté à celle des serpents entremêlés rien qu'en touchant les sculptures si nécessaire.

Thanos ne connaissait pas assez bien le système pouvoir s'en servir mais, même ainsi, il avançait dans la poussière.

Il y en avait d'autres que lui qui faisaient de même et, à plusieurs reprises, Thanos s'arrêta en essayant de déterminer si les bottes qu'il entendait étaient bien celles de ses poursuivants. Une fois, il se cacha derrière la masse en fer incurvé d'un coupe-vent, les épées aussitôt en main, certain que ses poursuivants de l'auberge l'avaient rattrapé.

En fait, ce fut un groupe d'esclaves qui passa devant lui, le visage emmitouflé contre la poussière, portant un palanquin de l'intérieur duquel Thanos entendit un marchand leur ordonner d'accélérer le pas.

“Plus vite, chiens ! Plus vite ou je vous fais empaler. Il faut qu'on arrive au port à temps ou on va rater le butin.”

Thanos les regarda et suivit le palanquin en se disant que ceux qui le portaient connaissaient probablement mieux le chemin que lui. Il ne pouvait pas les suivre de trop près parce que, dans une cité comme Port Leeward, tout le monde faisait attention aux voleurs ou aux tueurs en puissance, mais, même ainsi, il réussit à les suivre dans plusieurs rues avant que le palanquin ne disparaisse dans la poussière.

Thanos resta sur place une seconde ou deux pour reprendre son souffle et, aussi brusquement qu'elle était venue, la tempête de poussière s'interrompit et lui permit de voir le port.

Ce que Thanos y vit le figea sur place.

Avant, il avait cru qu'il y avait beaucoup de navires dans le port. Maintenant, on aurait dit que l'eau en débordait, à un tel point qu'il sembla à Thanos qu'il aurait pu rejoindre l'horizon rien qu'en passant d'un pont à l'autre.

Beaucoup d'entre eux étaient des navires de guerre mais, parmi les autres, il y avait maintenant des navires de commerce ou des vaisseaux plus petits. Comme la flotte principale avait déjà quitté Felldust, le port aurait dû être vide, mais il semblait à Thanos qu'on n'aurait pas pu loger un seul bateau de plus à cet endroit. Il semblait que toute la population de Felldust se soit rassemblée ici, prête à prendre sa part de ce qu'il y avait à voler à l'Empire.

Alors, Thanos commença à comprendre l'étendue de cette flotte et ce que cela signifiait. Ce n'était pas seulement une armée mais tout un pays qui partait conquérir l'Empire. Ils avaient vu là l'opportunité de prendre des terres qui leur avaient longtemps été inaccessibles et, maintenant, ils allaient les acquérir par la force.

Sans se soucier de ce que cela signifiait pour ceux qui s'y trouvaient déjà.

“Qui es-tu ?” demanda un soldat en avançant vers lui. “Quelle flotte, quel capitaine ?”

Thanos réfléchit rapidement. S'il disait la vérité, il devrait se battre à nouveau et, maintenant, il n'avait plus le voile accueillant de la poussière pour se cacher. Il ne doutait pas qu'il en était autant recouvert que tous les autochtones mais, si quelqu'un devinait qui il était, ou même seulement qu'il était de l'Empire, l'histoire se terminerait mal.

Il se demanda brièvement ce qu'ils faisaient aux espions, à Felldust. Quoi que ce soit, ce ne serait pas agréable.

“Avec quelle flotte es-tu ?” redemanda l'homme, d'une voix rude cette fois-ci.

“Avec celle de Vexa, la Quatrième Pierre”, répondit soudain Thanos d'une voix toute aussi rude. Il essaya de suggérer qu'il n'avait pas le temps qu'on l'interrompe de la sorte. Ce n'était pas difficile à faire à ce moment-là où il lui restait si peu de temps pour aller retrouver et aider Ceres. “Dites-moi que ce n'est pas vrai, que sa flotte n'est pas déjà partie.”

 

L'autre homme lui rit au nez. “On dirait que t'es à court de chance, là. Quoi, tu pensais que tu pouvais traîner, dire adieu à la putain préférée de ton équipage ? Tu perds ton temps, tu gaspilles ta chance.”

“Enfer !” dit Thanos en essayant de jouer son rôle. “Ils ne peuvent pas tous être partis. Et les autres navires ?”

Le soldat rit à nouveau. “Tu peux demander si tu veux, mais si tu penses que l'équipage n'est pas complet à l'heure qu'il est, tu devrais faire plus attention. Avec un butin comme ça, tout le monde veut sa place. La moitié d'entre eux sait tout juste se battre. Allez, écoute, peut-être que je vais pouvoir te trouver une place dans un des équipages du Vieux Forkbeard. La Troisième Pierre prend son temps. Je ne te demanderai que la moitié de tout ce que tu obtiendras.”

“Peut-être, si je n'arrive pas à retrouver les gars que je suis censé accompagner”, dit Thanos. Chaque seconde qu'il passait ici était une seconde qu'il n'employait pas à repartir vers Delos avec le seul équipage qui n'essaierait pas de le tuer dès qu'il trouverait qui il était.

Il vit l'autre homme hausser les épaules. “Tu ne trouveras pas de meilleure offre aussi tard que ça.”

“On verra”, dit Thanos, qui partit entre les bateaux.

Pour un observateur extérieur, il semblait sans doute qu'il cherchait un des rares bateaux de la flotte qu'il s'était réservés, alors que Thanos espérait qu'il n'allait en trouver aucun. Il ne voulait surtout pas se faire enrôler dans la marine de Felldust.

Cependant, s'il fallait le faire, il le ferait. Si cela signifiait qu'il pourrait rejoindre Ceres, si cela signifiait qu'il pourrait l'aider, il faudrait qu'il prenne le risque. Il jouerait le rôle d'un quelconque guerrier de Felldust qui était impatient de rattraper son retard. Si cette flotte avait été la flotte principale, il l'aurait même choisie en premier pour essayer de se rapprocher autant que possible de la Première Pierre et le tuer.

Cependant, s'il se laissait maintenant emmener par cette seconde flotte, il n'arriverait à destination que bien trop tard. Il ne pourrait certainement pas aider Ceres. Donc, il erra de passerelle en passerelle entre les nombreux navires en regardant les guerriers porter des tonneaux d'eau douce et des cageots de nourriture. Thanos fendilla au moins trois tonneaux mais un petit sabotage comme celui-ci n'aurait aucune chance d'arrêter une flotte de cette taille.

Il préféra continuer à observer. Il vit des hommes et des femmes affûter des armes et enchaîner des galériens à leur place. Il vit des prêtres recouverts de poussière entonner des prières pour souhaiter bonne chance aux équipages, sacrifier des animaux et transformer la poussière en boue couleur sang. Il vit deux groupes de soldats de bannières différentes se disputer pour savoir lequel des deux aurait le droit de parcourir un quai en premier.

Thanos vit beaucoup de choses qui le mirent en colère et d'autres qui lui firent peur pour Delos. Il n'y avait qu'une chose qu'il ne pouvait trouver dans le chaos des quais, et c'était la chose qu'il était venu y trouver. Dans ce port, il y avait des centaines de bateaux de toutes formes, de toutes tailles et pour tous les desseins. Il y avait des bateaux remplis à craquer de guerriers d'apparence coriace et des bateaux qui semblaient n'être guère mieux que des barges d'agrément glorifiées qui emmenaient autant les gens assister à l'invasion qu'y participer.

Ce qu'il ne voyait pas, c'était le bateau qui l'avait emmené ici. Il fallait qu'il aille retrouver Ceres et, à ce moment-là, Thanos ne savait pas comment il allait s'y prendre.