Roulette Russe

Helena les poussa. Son cerveau n'arrivait pas à accepter la vérité de ce qu'elle voyait. Ça devait être une erreur.

Sur le parquet usé, à côté d'une table entourée de chaises renversées, Andrew gisait dans une mare de sang. Il ne bougeait pas. Pourquoi ne bouge-t-il pas ? Du sang. La quantité de sang coulant de sa tête n’était pas normal. Le cœur d’Helena s’était presque arrêté de battre, aucun mot n’arrivait à sortir de sa bouche. Ses genoux tremblaient, luttant pour rester debout.

- Est-il…, le mot « mort » était resté coincé dans sa gorge.

- Il est vivant, dit Lucious, même si son rythme cardiaque ralentit.

Helena se mit à donner des coups de poings sur la poitrine de Lucious.

- Comment as-tu pu laisser cela arriver ?

Il ne répondait pas et elle continuait à l’agresser. Son corps l'avait trahi, emportant le peu de force dont elle disposait. Elle se laissa glisser au sol. Surpassant la douleur qui traversait ses rotules dû à l'impact, elle rampa jusqu'à son meilleur ami.

- Andrew, murmura-t-elle son nom comme une prière.

Ses doigts retirèrent une mèche de cheveux ensanglantés de son visage cendré et les paupières d'Andrew se soulevèrent lentement. Au début, il eut du mal à se concentrer. En croisant le regard d’Helena, il ressentit de l'amour dans ces yeux verts. Son cœur était prêt à exploser de joie.

Elle l’examina en glissant tendrement ses mains autour de sa tête, faisant attention de ne pas la bouger. Elle voulait savoir d'où venait tout ce sang.

- Helena… tu es… saine et sauve, dit-il d’un ton saccadé.

Ça lui faisait beaucoup de peine de le voir dans cet état. Andrew avait toujours été le mec plein d'énergie et de vie. Ses larmes chaudes lui picotaient les joues. C'était elle qui aurait dû être à sa place.

Lucious pourrait l'aider comme il m'a aidée. Elle se tourna vers l'homme qui l'avait guérie, les yeux écarquillés. Il était debout avec Alexander à regarder son tourment.

- Aide-le, s’il te plait ! le plaida-t-elle.

- Non, répondit Lucious.

Elle lui cria dessus. Je ne peux pas le laisser mourir.

- Tu dois l'aider, il va mourir !

Alexander hocha la tête.

- C’est trop tard ! Notre sang ne suffira pas à le guérir.

- Alors qu'est-ce…

Pour qu'Andrew vive, il n’y avait qu’une solution et elle savait qu’il pourrait ne jamais la pardonner. Je suis désolée, Andrew. Elle lança à Lucious un regard désespéré.

- Fais-le !

Lucious fut surpris.

- S'il-te-plait, je t'en prie. Sauve-le !

Lucious éclata de rire.

- Tu penses que vivre cette vie, le sauveras ?

Elle retint un sanglot.

- Je m'en fiche !

Lucious pencha sa tête sur le côté, ses yeux jugeurs fixés dans les siens. Il s'agenouilla à côté d’Andrew.

- Qu’est-ce que tu m’offres en retour ?

Helena serra des dents. Pour sauver Andrew, elle devait renoncer à une chose. Lucious ne l’avait pas sauvée par bonté.

- Que veux-tu de moi ?

Il plaça sa paume contre sa joue et elle sentit un picotement à son contact glacial.

- Toi, ma chérie !

Sa réponse la surprit. Pourquoi un vampire voudrait-il d'elle ? Helena jeta un coup d'œil à son ami. Il avait les yeux fermés, son teint bronzé était devenu gris pâle. Elle serra la main d'Andrew et la tira sur ses genoux.

- Il va mourir si tu ne te décides pas maintenant, exhorta Alexander.

Andrew doit rester en vie. Il était venu l'aider et c'était à son tour de lui rendre la pareille. Elle se redressa, puisant toutes ses forces pour répondre.

- Très bien, tout ce que tu veux tant qu'il ne meurt pas.

- Très bien ! dit Lucious.

Sans plus attendre, Lucious se mordit le poignet pour se faire saigner. Il ouvrit la bouche d'Andrew et fit couler le liquide dans sa gorge. En même temps, il mesurait sa réaction, ses iris illuminés d'une lumière bleue.

Helena s'en moquait. Tout ce qui lui importait était qu'Andrew vive. Même s’il venait à la détester pour ça, elle refusait de le laisser mourir.

Le poignet de Lucious s’était cicatrisé quatre fois de suite au cours du processus. Il souleva la tête d'Andrew et lui brisa le cou.

- Pourquoi t'as fait ça ? hurla Helena.

Elle tendit ses mains tremblantes vers Andrew.

- Je n’avais pas le choix. Une fois le sang avalé, il doit mourir pour ressusciter.

Lucious essaya de se relever. Son corps bascula et il s'écroula sur ses genoux.

Alexander s'approcha de lui pour lui venir en aide, mais Lucious l'arrêta.

- Est-ce que tu vas bien ? lui demanda Alexander.

- Je vivrai.

Lucious essaya à nouveau, mais sans résultat.

- Tu n'as pas l'air d'aller bien, dit Helena.

- Sans blague ! s’exclama Alexander. Il a perdu trop de sang.

Helena savait que si quelqu'un devait les sortir d’ici, ce ne pouvait être que Lucious. Elle ne faisait pas confiance à Alexander. Avec Lucious dans cet état, ils avaient peu de chance de sortir de cet endroit. Elle tendit son poignet vers sa bouche.

- Bois !

Les doigts de Lucious s'enroulèrent autour de sa chair exposée. Ils étaient encore plus froids et elle frissonna.

- Dans mon état, tu vas ressentir les douleurs…

À l’idée d’être mordue, elle se rappela du cran d’arrêt de Rick. Elle refoula sa peur.

- Je m'en fiche.

Ses lèvres s'étaient entrouvertes et ses crocs transpercèrent sa peau.

Helena fit une grimace. La douleur aiguë devint plus forte, longeant son bras. Son corps lui disait qu’une chose n'allait pas et qu'elle avait besoin de se retirer. Son cœur battait plus vite. La sensation n'était rien de moins que d'être mordu par un loup-garou, sauf que cette créature lui suçait son sang. Son esprit hurlant ses protestations, elle se força à rester immobile, essayant d'imaginer le sourire d'Andrew et la myriade de questions de Laura.

Les minutes s’écoulaient au ralenti. L'engourdissement s'était logé à l'endroit de la douleur. Plus il lui suçait le sang, plus elle se sentait étourdie. Elle essaya d'arracher sa main de son emprise, mais sans succès.

- Lucious, lâche-moi, supplia-t-elle.

Alexander lui donna un coup de coude sur l'épaule.

- On doit partir ! Le soleil va bientôt se lever.

Soudain, Lucious la lâcha et la serra dans ses bras. Elle frissonnait toujours. C'était comme si elle avait été submergée dans de l'eau glacée.

Il marmonna une chose à Alexander, qui retira sa veste et la lui tendit. Lucious l'enroula autour de ses épaules pour essayer de la réchauffer.

- Repose-toi, Helena, ordonna Lucious.

Elle regarda le fond de ses yeux qui étaient devenus normaux. C'était la première fois qu'il l'appelait par son nom et elle lui sourit.

Elle serra la veste autour d'elle, mais son corps n'arrivait toujours pas à se réchauffer. Ses paupières s'alourdissaient. La dernière chose dont elle se souvint était son corps soulevé et pressé contre une chose dégageant une puissance et une force apaisantes.

6
Cauchemars

Le ciel était gris et déchaîné. Une tempête allait bientôt s'abattre sur eux. Les gens se dispersaient dans toutes les directions, leurs yeux scintillants de peur. Certains avaient même laissé leurs affaires pour se mettre à l'abris.

L’estomac d’Helena se crispa. Le chemin boueux devant eux était presque désert. Une femme vêtue en lambeaux la bouscula et la dépassa sans s'excuser. Elle se précipita à l’intérieur de la maison en bois la plus proche et claqua la porte derrière elle.

Comme tout le monde, elle fuyait.

Qu’est-ce qui allait se passer ? Helena n'avait pas de réponse. Son corps et ses pensées ne lui appartenaient plus, ils étaient contrôlés par quelqu'un d'autre.

Est-ce que je rêve ? Sans avertissement, son corps se mit à avancer. Elle prit de la vitesse. Les mots « Je dois la retrouver ! » étaient chantés en russe, répétés dans sa tête comme un mantra. Ayant passé son enfance en Russie, elle comprenait les mots, mais sa question restait sans réponse.

Elle s'arrêta à la bâtisse la plus proche du village, une petite maison avec une porte en bois sur laquelle étaient sculptées les différentes fleurs de la forêt voisine. C’était vraiment étrange, elle n'avait jamais vu cet endroit auparavant.

Helena tendit les oreilles pour savoir si quelqu’un était à l’intérieur. Elle pourrait demander de l’aide. En un clin d'œil, elle nota que certaines des fenêtres étaient barricadées de meubles et d'autres étaient clouées.

- Les fenêtres ont été probablement brisées lors de la dernière attaque, dit la voix dans son esprit.

Ses poings cognèrent le bois dur et elle supplia qu'on lui ouvre la porte.

De faibles chuchotements l'informèrent que des personnes étaient à l'intérieur, mais on refusait de lui ouvrir.

Une main apparut et la saisit par l'épaule, la faisant sursauter.

- Tu dois te cacher, Eva ! Ils arrivent !

Elle se retourna. Une petite femme aux cheveux blonds tressés, tirés sur le côté, se tenait debout dans la rue déserte. Elle la connaissait. Elle pouvait lui faire confiance.

Non, Helena ne la connaissait pas, mais Eva la connaissait. Qui était Eva ?

Helena choisit de se laisser faire. Ce n’était définitivement pas elle qui avait le contrôle. C’était comme si elle regardait un film avec les yeux de quelqu'un d’autre. Peu importait ses efforts pour reprendre le contrôle de son corps, elle n’y arrivait pas.

Ses mains tremblèrent lorsqu'elle agrippa les épaules de la femme.

- Nous devons la retrouver, Marina, il le faut !

Les doigts d'Eva s'enfoncèrent dans le corps frêle de Marina.

- Je ne sais pas où elle est. Dominika est petite, elle n'a pas pu aller bien loin. Aide-moi ! Je-je ne sais pas quoi faire !

Les larmes se battaient pour se frayer un chemin, mais Eva était anéantie par la peur qui la consumait à chaque halètement. Elle devait rester calme pour sa fille.

Marina s’acharnait sur ses mains, les écorchant.

- Nous irons à sa recherche plus tard. Pour le moment, nous devons nous cacher le plus vite possible.

Eva soupira. Elle était profondément affectée par la disparition de sa fille. Où aurait-elle pu aller ? S'ils la trouvaient, elle serait pour ainsi dire morte.

Eva sentit une présence sombre dans l'air, planant près de ses boucliers, qui se nourrissait de sa peur. Au même instant, elle sût de qui il s'agissait. Elle était revenue - une créature qui ne voulait rien de plus que de lui proposer ce marché monstrueux. Elle ne prendrait pas de risque. L'assemblée de sorcières dépendait de ses choix et elle n’était pas encore prête à l’accepter.

Elle ferma les yeux et prit une inspiration, mais cela n’avait pas réussi à la calmer. Elle devait essayer. Ses lèvres bougeaient alors qu'elle lançait un sort de protection. Une barrière se forma autour d'elles et l'obscurité se retira. C'était une petite victoire, elle savait qu’elle n’abandonnerait pas aussi facilement.

La vision d’Helena s’assombrit et le rêve s’évanouit, lui permettant de reprendre conscience. Elle ouvrit ses lourdes paupières pour trouver une paire d'yeux bleu-marron qui la fixaient.

- Un cauchemar ? lui demanda Lucious.

Helena hurla. Elle avait toujours réussi à maîtriser ses émotions, mais, avec lui, la logique n'était pas de son monde.

Il lui couvrit la bouche de sa main pour la faire taire.

- Tu vas finir par m’assourdir, ma chérie.

Dès qu'il retira sa main, elle tira maladroitement les draps sur elle. Elle jeta un coup d’œil sous les draps, elle portait ses vêtements d'entretien. Dieu merci, j’ai encore mes habits.

- Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle.

Lucious s'assit sur le bord du lit comme si de rien n’était.

- Alexander a trouvé ton adresse et il a pensé que ce serait le meilleur endroit où nous pourrions passer la journée ensemble. Notre présence dans son club susciterait des interrogations.

Helena pensait que si elle ne lui répondait pas, il finirait par sortir de sa chambre. Mais elle sursauta lorsque son cerveau comprit la signification de ses paroles. Elle était dans son appartement.

- Laura !

- On n’a pas touché à ton amie, ne t'inquiète pas. On lui a dit que toi et Andrew étiez trop malades pour rentrer seuls et que nous, vos amis, vous avions raccompagnés.

- Tu veux dire que tu lui as lavé le cerveau.

Lucious haussa les épaules.

- Appelle ça comme tu veux. C'est dans ton intérêt de ne pas la mêler à cette histoire.

Helena étudia son expression vide.

- Quelle histoire ? Je veux que tu sortes d’ici.

Lucious se pencha, la faisant reculer jusqu'à ce que son dos touche la tête de lit. Il tendit la main vers elle. Elle le défia du regard.

Il éloigna sa main.

- Ça ne sert à rien de faire ta malheureuse. Tu dois remplir ta part du contrat. Tu m’appartiens, maintenant.

Lucious se leva et inclina la tête.

- Tu devrais prendre une douche.

Helena se sentit rougir. Elle ouvrit la bouche pour l'insulter, mais il était déjà sorti. Avec des mouvements saccadés, elle saisit l'oreiller et le jeta sur la porte qui se fermait.

- Connard !

Elle se glissa hors du lit en jetant sa couette sur le sol. Ses mains parcoururent son corps à la recherche de blessures. Même la morsure à son poignet avait disparu.

Helena se déshabilla et examina le reste de son corps. L'entaille avait également disparu, mais elle avait encore quelques taches brunes de sang sec. Était-ce son sang ou celui de Lucious ?

Elle ouvrit son armoire et fit une grimace. En se voyant dans le miroir, elle sut que Lucious avait raison. De grandes cernes très sombres soulignaient ses yeux noisette gonflés, entourés d'une peau terreuse. Des taches marron foncé étaient collées à ses cheveux. C'était sûrement dû à sa blessure à la tête.

- Comment ça va ?

La voix de Michael surgit derrière elle. Helena sursauta.

- Bon sang, Michael ! Est-ce que tu peux éviter d’apparaître comme ça sans prévenir ?

- Je m’en rappellerai la prochaine fois. Mais pour l’instant, veux-tu me répondre ? Est-ce que tu vas bien ?

- Oui, ça va, même si j’ai l’air terrible.

Elle fouilla dans sa garde-robe.

- Tu dois déguerpir d’ici le plus vite possible.

Helena jeta sur son lit un T-shirt noir et blanc et un jeans bleu délavé.

- Tu sais bien que je ne peux pas, j'ai donné ma parole.

Comment arrivait-elle à rester aussi calme ? N'importe qui à sa place aurait fait tout son possible pour fuir ou trouver une arme. Dommage qu'elle n'ait pas été fan de Donjons et de Dragons, elle aurait peut-être gardé une épée dans son placard. Elle fronça des sourcils. Peut-être que son calme était dû au choc. Ou peut-être qu’elle était devenue folle. Oui, une folle vivant avec deux vampires. Ah, c’est cool !

L’expression sombre de Michael la fit se ressaisir.

- Je ne peux pas laisser tomber Andrew. Au fait, où est-il ?

- Dans sa chambre, dit Michael avec dégoût.

Helena lui lança un regard cinglant.

- Il a essayé de me sauver !

- Ton sauveur se réveillera soit comme l'un d'eux - une horrible créature - ou il mourra. Nous le saurons bien assez tôt.

Ses mots la déstabilisèrent et ses genoux se mirent à trembler. La réalité des faits lui faisait peur.

Elle se passa la main dans ses cheveux et poussa un souffle lorsque ses doigts se coincèrent dans sa tignasse emmêlée.

- Il se réveillera, n’est-ce pas ? Je ne pourrais jamais le supporter s'il meurt par ma faute.

Elle ne voulait pas le perdre. Il devait être là pour elle, vivant, en bonne santé et surtout heureux.

Michael lui lança un regard compatissant.

- On ne peut pas faire confiance à ces créatures, Helena. Tu devrais le savoir, maintenant.

- Mais ils m'ont aidé et ils ont sauvé Andrew.

- Ils ne l'ont pas sauvé, c’est à cause d’eux qu’il est mort.

Elle se mordit la lèvre. Michael avait raison. Elle avait vu d'elle-même de quoi ces vampires étaient capables. Lucious avait tué des membres de son espèce sans hésiter. Cette pensée lui donna la chair de poule en revoyant l'image sordide gravée dans sa mémoire.

- Je dois partir, prends soin de toi.

Michael disparut. Helena prit ses vêtements et sortit de sa chambre. Elle se traîna jusqu'à la salle de bain et chercha l'interrupteur. Elle alluma la lumière. La lampe fluorescente lui fit cligner des yeux plusieurs fois avant qu’ils ne s’ajustent à son intensité.

Elle évita le miroir ne voulant pas voir à quel point elle était dans un piteux état.

Une bonne douche résoudra ce problème, se rassura-t-elle en se glissant à l’intérieur de la cabine.

L'eau courante froide avait fini par l’engourdir. Quelques secondes et la chaleur rejoignit le froid pour lui réchauffer le corps, la vapeur enveloppant petit à petit son corps. De l'eau rouge coulait le long de ses jambes. Elle la fixa jusqu'à ce que l'eau devienne beaucoup trop chaude. Elle diminua la température de l'eau et se frotta fort les endroits où le ravisseur l'avait touchée. La joie que Rick avait ressentie en la tourmentant, la hantait toujours.

Elle se sécha et enfila ses vêtements. En sortant de la salle de bain, la vérité s’abattit sur elle, tel un tsunami. Andrew était mort. Lucious l'avait nourri de son sang et il lui avait brisé le cou. Lucious était venu à son secours uniquement parce qu'il pensait qu'elle était une sainte. Non seulement elle ne comprenait pas ce que cela signifiait, mais elle devait prétendre en être une, jusqu'à ce qu'elle trouve une solution pour s'en sortir.

Helena se préparait à la rencontre inévitable des vampires. Elle sortit de la salle de bain en mettant un pied devant l'autre, tel un robot. Sans le réaliser, elle s’était arrêtée à la porte de la chambre d'Andrew. Une barrière en bois qui lui semblait se trouver à un million de kilomètres. Elle posa sa main sur la poignée et se figea. Elle sentit une douleur à la poitrine. En rentrant, elle se retrouverait face à la réalité. Pourrait-elle supporter de voir son corps sans vie ?

En descendant l’escalier, Helena entendit des voix dans son salon. Elle tendit les oreilles. Son pied glissa sur la marche en métal et elle se rattrapa à la balustrade. Elle avait failli perdre son équilibre.

La conversation s'interrompit. Lucious et Alexander, assis dans les canapés, la regardaient. Lucious, détendu, se comportait comme s’il était chez lui. Il portait une chemise en lin blanc. C'était la première fois qu'elle le voyait porter autre chose que du noir.

- T’as changé ta couleur préférée ? lui demanda-t-elle en essayant d’avoir un ton décontracté.

Lucious haussa les épaules.

- Je l'ai empruntée à ton copain.

Elle continua de descendre les marches, en serrant fort la balustrade pour éviter de perdre à nouveau son équilibre. Du coin de l'œil, elle vit le frigo. Son estomac grogna. Cachant son visage rouge derrière ses cheveux mouillés, elle se précipita vers le comptoir de la cuisine.

- Je serai à l'étage, lança Alexander.

Il n’avait pas utilisé la vitesse des vampires pour se retirer, comme elle l’avait anticipé. À la place, Alexander était monté en prenant les marches deux par deux.

Helena pria pour qu'il ne fouille pas dans ses affaires et elle fit un pas inconscient vers les escaliers.

- Je vais partir pour quelques jours, dit Lucious.

Elle repoussa quelques mèches de cheveux humides et les coinça derrière son oreille. Lucious n'avait pas bougé du canapé. Il était comme un prédateur guettant sa proie. Elle évita de croiser son regard. Depuis que Rick l'avait forcée à répondre à ses questions en utilisant ses étranges pouvoirs de contrôle de l'esprit, elle essayait toujours de mettre le plus de distance possible entre eux.

Elle cacha son soulagement en effaçant toute émotion de son visage. Ils allaient la laisser seule. Sa vie allait enfin redevenir normale. En fait, presque normale. Elle haussa les épaules, feignant son désintéressement et serra la poignée du réfrigérateur.

- Tu resteras ici avec Alexander jusqu'à mon retour.

Helena se retourna sur place oubliant sa faim et sa politesse.

- Attends une seconde, je refuse qu’il reste ici avec moi et Laura. Je veux que vous partiez tous deux d’ici.

Lucious étira ses lèvres charnues en un parfait sourire. Pour une raison quelconque, même après ses manigances rusées, elle continuait à le trouver insupportablement beau.

- Est-ce que cela inclut ton petit ami mort ?

Elle sentit des frissons. Michael avait raison. Faire confiance à ces vampires était sa première erreur. Helena avala une longue liste de mots obscènes qu'elle aurait voulu lui lancer.

- Très bien, il peut rester, grogna-t-elle dans sa barbe.

Lucious lissa sa chemise et, en un clin d'œil, se retrouva à ses côtés.

Elle pressa sa main contre sa poitrine. Son cœur sursauta face à sa soudaine proximité. Il tendit la main vers son visage, mais elle la repoussa.

- Ne me touche pas !

Ses yeux pétillaient d'amusement.

- Tu es redevenue normale. Ça fait plaisir !

Elle le fusilla du regard. À sa grande surprise, Lucious sourit et se dissipa en claquant la porte. L'énergie qu'elle avait gagnée dans son sommeil s’épuisa soudainement, elle se rattrapa au comptoir de la cuisine. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

*****

Une heure plus tard, Helena était assise sur son lit, les mains jointes entre ses cuisses en se tordant les doigts. Elle regardait le soleil se coucher à l'horizon par sa fenêtre, emportant la lumière et la sécurité. Elle donnerait n'importe quoi pour revenir en arrière et revivre les dernières vingt-quatre heures. Andrew serait alors vivant et pas un cadavre dans la chambre au bout du couloir.

Elle soupira et enfouit son visage dans ses mains.

- Qu'est-ce que je vais lui dire quand il se réveillera ?

- Tu ne pourras pas le voir pendant au moins un an, l'interrompit Alexander.

Helena lui lança un regard accusateur.

- Ça fait combien de temps que tu es là ? Et qu’est-ce que ça veut dire ?

- Beaucoup de questions, je ne sais pas si je veux y répondre.

Il ferma la porte derrière lui avec un bruit sourd.

- Est-ce que Lucious ne te l'a pas dit ? Une fois réveillé, ton ami sera une bête sauvage. Il attaquera n'importe quelle créature qui possède un cœur qui bat.

- Non ! s’exclama-t-elle en posant ses mains sur sa bouche. Je ne pensais pas que…

- Des mots si communs, réprimanda Alexander.

Il écarta sa réponse d'un geste de la main et s'éloigna de la porte.

- Bien ! J'ai du travail. Ne bouge pas d’ici et essaye de ne pas t’attirer des ennuis.

Alexander ressortit.

Elle se laissa tomber sur le matelas moelleux, se sentant brisée. Elle se tourna, se recroquevilla et renifla. Les larmes qu'elle avait refoulées plus tôt, refirent surface et se répandirent sur ses draps. Elle ne pouvait plus rien faire pour Andrew.

Est-ce qu’il m’en voudra ? Est-ce qu’il me haïra ?

Elle ne pouvait pas l’imaginer comme un vampire. Andrew - un gars qui n'avait jamais rien fait de mal à personne, ni blesser quiconque - était devenu un monstre.

- Ne te culpabilise pas pour ça, résonna la voix apaisante de Michael dans son esprit.

Elle ne sentait pas sa présence, elle savait qu’il n’était donc pas dans la pièce avec elle.

- Comment veux-tu que je ne me culpabilise pas pour ce que je lui ai fait ?

Michael fit une pause.

- Tu as fait ce que tu pensais être juste.

- Que va-t-il lui arriver ? Est-ce qu'Alexander a dit la vérité ? Est-ce qu'il va devenir un monstre, Dieu sait pendant combien de temps ?

- Tu ne devrais plus y penser.

- Réponds-moi, Michael !

Ses mains tremblaient, elle essayait de garder son sang-froid. Elle voulait avoir les idées claires, mais ça ne marchait pas. Son esprit n'arrêtait pas de penser à ce qu'Andrew pouvait devenir.

- Le vampire a dit la vérité. Il leur faut du temps pour retrouver leur humanité. Jusque-là, il doit rester avec eux. Pour le moment, tu…

Elle s'assit, sa détermination pleinement retrouvée.

- Quoi ? Tu veux que je m'enfuie et que je le laisse tomber ?

- Pour ta propre sécurité, tu dois le faire. Tu dois t’enfuir avant qu'il ne soit trop tard.

Helena se leva du lit.

- Assez ! Fous-moi la paix !

- Et, voilà ! Moi qui pensais venir soigner ma meilleure amie qui ne se sent pas bien, dit la voix agacée de Laura à la porte.

Les épaules d’Helena s'affaissèrent et elle repoussa sa colère. Sa vie était devenue un fouillis. Elle ne pouvait même pas rester seule dans sa chambre sans qu'on vienne la déranger toutes les deux minutes.

- Tu es rentrée… marmonna Helena.

Laura fit la moue.

- Je ne m'attendais pas à un grand accueil, mais il faut te ressaisir. Oh, comment tu te sens au fait ?

- Bien !

Laura haussa un sourcil.

- Et si tu me racontais ce qui s’est passé hier soir ? demanda-t-elle en s'asseyant sur le bord du lit. Lorsque j'ai donné à Andrew le nom du club où tu avais un entretien, il était sorti en trombe. Ensuite, vous êtes tous les deux rentrés avec ces deux gars... Je ne jugerais pas, alors dis-moi ce qui s’est passé.

Helena la rejoignit sur le lit. Il y avait beaucoup de choses qu'elle ne pouvait pas dire à Laura. En excluant tout ce qui s’était passé avec les vampires et Andrew, il ne lui restait plus grand-chose à dire. Elle feignit une toux.

- Tu sais ce… froid est contagieux. Tu devrais aller passer quelques jours chez tes parents.

Laura croisa les bras sur sa poitrine généreuse.

- Tu ne crois pas que je vais te laisser t’en sortir aussi facilement, Épine. Je ne connais peut-être pas toute l’histoire, mais je le sens quand on me cache des secrets. Alors qu’est-ce qui se passe ?

Helena ouvrit la bouche pour parler, mais aucun mot ne sortit. Elle se toucha la gorge, se demandant si quelque chose n'allait pas. Au fond de son esprit, elle entendit le murmure familier d'une femme de l'ancien temps. La pièce s'assombrit, elle jeta un coup d'œil sur Laura qui ne réagissait pas. Une douleur explosa dans sa poitrine, la faisant s'écraser au sol avec un bruit sourd, haletante tel un poisson échoué sur le rivage.

Elle entendait les inquiétudes de Laura quelque part au loin. Peu importe à quel point Helena essayait de s'accrocher à sa conscience, elle la sentait s'échapper.

*****

Helena se tenait dans l'ombre d'une grotte éclairée par des bougies. L'air sentait les herbes que sa grand-mère avait pour habitude de brûler lors des occasions spéciales : sauge, jasmin et calendula. L'odeur l’apaisa.

Des gens en capes noires, vertes et grises s'affairaient à allumer d’autres bougies. Certains marquaient le sol à la craie.

Est-ce des pentagrammes ? Elle baissa les yeux. Elle portait une cape bordeaux foncé. Des dessins de runes bizarres étaient clairsemés sur le tissu des manches, brodés en fil doré. Elle nota une ouverture circulaire naturelle dans la roche au plafond. Les étoiles dans le ciel étaient ternes à côté de la grande pleine lune.

- La lune sera bientôt à son point culminant. Nous devrions nous dépêcher de dresser le sort de protection.

Sa voix autoritaire résonna dans l'espace clos. Les mots sortis de la bouche d’Helena n’étaient pas les siens. Ils appartenaient à Eva.

Pour tout le monde, ici, elle représentait le calme et la sérénité. Son cœur battait comme celui d'un oiseau piégé à l’intérieur d’une cage en fer.

Marina, la femme qu'elle avait reconnue de son dernier rêve, avait ses longs cheveux blonds coiffés en une tresse épaisse. La robe de la femme recouvrait ses jambes et donnait l’illusion qu’elle flottait d’une personne à l’autre. Une fois les vérifications terminées, des lignes de fatigue se creusèrent sur son visage ridé.

- Nous avons presque fini les préparatifs, gazouilla Marina.

- Ce mois a été douloureux pour tout le monde, continua-t-elle à voix basse. Des chasseurs de sorcières sont venus pour nous éliminer. Espérons que cela nous protègera et que nous ne perdrons pas une autre âme.

- C'est une tragédie que trois de nos membres ont été attrapés la semaine dernière. On les avait avertis de ne pas porter de charmes avec eux. Dans des moments pareils, nous devons cacher qui nous sommes.

Les préoccupations d’Eva combattaient les pensées d’Helena. Elles devenaient de plus en plus fortes et proéminentes. Comme elle n'avait aucun contrôle sur ce qui se passait, Helena se détendit, laissant les choses se produire.

Un homme à capuche plaça la dernière rune pour compléter le cercle.

- C’est terminé !

Une luminosité émana de la poitrine d'Eva. Ses doigts tintaient d'anticipation. La magie était dans l'air et dans chaque être vivant autour d'elle. Ce soir, la nature était de leur côté.

Toutes les personnes présentes se rassemblèrent près des marques de craie et des runes disposées sur le sol. Elles lui avaient laissée un espace libre, son propre emplacement.

Les visages sous les capuches étaient familiers. Des personnes qu'Eva connaissait et qui lui faisaient confiance. Des personnes qu’elle aimait de tout son cœur. Elle devait les protéger.

Chaque personne du cercle avait établi un contact visuel, pour montrer leur respect.

Elle leva les mains, en récitant les mots qu'elle tenait tant à partager.

- Mes frères et mes sœurs, je vous souhaite la bienvenue. Nous sommes un clan. Nous sommes une famille. Suite à notre récente perte, nous devons nous protéger et protéger nos proches. Joignons nos mains et lançons le sort. Que Mère nous guide.

- Que Mère nous guide… répondirent-ils tous en écho.

Marina lui prit la main droite et la serra. Elle la pressa, comme d’habitude, pour lui donner l'assurance dont Eva avait besoin. Une autre main plus ridée lui serra la deuxième main. Elle croisa les yeux bleu pâle intelligents de la femme âgée et lui sourit.

Eva ferma les yeux. La magie lui chatouillait la peau. Le pouvoir émergeait de partout ce soir, des mouvements de minuscules grillons bourdonnaient autour du doux scintillement des flammes des bougies.