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Aline et Valcour, tome 2

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Lorsque les prêtres veulent une victime; ils annoncent que leur Dieu leur est apparu, qu'il a désiré tel ou telle, et dans l'instant il faut que l'être requis soit remis au temple, loi cruelle sans doute, loi dictée par les seules passions, puisqu'elle les favorise toutes.

Sans l'intime union des chefs spirituels et temporels, peut-être ce peuple serait-il moins foulé; mais l'égalité de leur pouvoir leur a prouvé la nécessité d'être unis pour se mieux satisfaire, d'où il résulte que la masse de ces deux autorités despotiques pressant également de par-tout ce peuple infortuné, le dissout et l'écrase à-la-fois26.

Les habitans du Royaume de Butua ont un souverain mépris pour tous ceux qui ne savent pas gagner leur vie; ils disent que chaque individu tenant à un district quelconque, et devant être nourri par ce district s'il y remplit sa tâche, ne doit manquer que par sa faute; de ce moment ils l'abandonnent, ne lui fournissent aucune sorte de secours, et en cet état de délaissement et d'inaction, il devient bientôt la victime du riche, qui l'immole, en disant que l'homme mort est moins malheureux que l'homme souffrant.

Ici la médecine s'exerce par les prêtres secondaires des temples;. ils ont quelques teintures de botanique qui les mettent à même d'ordonner certains remèdes quelque fois assez à propos. Ils n'exercent jamais ce ministère gratis, ils se font payer en prêt de femmes, de garçons ou d'esclaves, cela regarde la famille du malade; ils n'exigent aucuns comestibles, qu'en feraient-ils dans une maison plus que suffisamment entretenue par les revenus de l'idole qu'on y sert.

Chaque particulier prend en mariage autant de femmes qu'il en peut nourrir; le chef de chaque district, à l'instar du Roi, a un sérail plus eu moins considérable, et communément proportionne à l'étendue de son domaine. Ce sérail, composé comme je l'ai dit, des tributs qu'il retire, est dirigé par des esclaves qui ne sont point eunuques; mais dans une si grande dépendance, d'ailleurs, si prêts à tout moment à perdre la vie, que rien n'est plus rare que leur malversation. Il y a dans ce sérail une Sultane privilégiée et regardée comme la maîtresse de la maison: elle change fort souvent; cependant, tant qu'elle règne, les enfans qu'elle fait, ce qui est fort rare, sont regardés comme légitimes, et l'aîné de tous ceux que le père a eu pendant sa vie, n'importe de quelle femme, succède à tous les biens. Tant que cette première Sultane est regardée comme favorite, elle a une sorte d'inspection sur les autres, sans qu'elle soit pour cela elle-même dispensée de la subordination cruelle imposée à son sexe; dès qu'elle a eu des enfans, elle est communément reléguée dans quelque coin de la maison, où l'on n'entend plus parler d'elle: ce qui fait que la manière la plus sûre dont elle puisse conserver son rang, est de ne jamais être enceinte; aussi l'art de ces femmes est-il inouï sur cet article.

Indépendamment des lions et des tigres qui se tiennent vers le Nord du Royaume, dans la partie la plus couverte de bois, on voit ici quelques quadrupèdes absolument inconnus en Europe: il y a entr'autres un animal un peu moins gros que le boeuf, qui tient du cheval et du cerf; on rencontre aussi quelques girafes27. Il y a beaucoup d'oiseaux singuliers, mais qui s'arrêtant peu, et qui n'étant jamais chassés, deviennent très-difficiles à connaître.

La nature y est aussi très-variée dans les plantes et dans les reptiles: il y en a beaucoup de venimeux dans l'un et l'autre genre, et ce peuple, singulièrement raffiné dans toutes les manières d'être cruel, compose avec une de ces plantes, qui ne croît que dans ces climats, une sorte de poison si actif, qu'il donne la mort en une minute28; quelquefois ils en n'imbibent la pointe de leurs flèches, dont les plus légères blessures alors font tomber dans des convulsions qui entraînent bientôt la mort après elles; mais ils se gardent bien de manger la chair de ceux qui meurent de cette manière.

Essayons maintenant de rapprocher les traits qui caractérisent ce peuple, par des coups de pinceaux plus rapides: ils sont tous extrêmement noirs, courts, nerveux, les cheveux crépus, naturellement sains, bien pris dans leur taille, les dents belles, et vivant très-vieux, ils sont adonnés à toutes sortes de crimes, principalement à ceux de la luxure, de la cruauté, de la vengeance et de la superstition, et d'ailleurs, emportés, traîtres, colères et ignorans. Leurs femmes sont mieux faites qu'eux: elles ont les formes superbes; elles sont fraîches, et presque toutes ont de belles dents et de beaux yeux; mais elles sont si cruellement traitées, si abruties par le despotisme de leurs époux, que leurs attraits ne se soutiennent pas au-delà de 30 ans, et qu'elles ne vivent guères au-delà de 50.

Quant au luxe et aux arts de ces peuples, tu vois jusqu'où ils s'étendent; quelques poteries qu'ils vernissent assez bien avec le jus d'une plante indigène de ces climats; quelques claies, quelques paniers et des nattes délicatement travaillées, mais qui ne sont l'ouvrage que des femmes.

Le Roi, qui connaît l'espèce des femmes blanches, et qui en a eu quelques-unes échouées sur les côtes des Jagas, tient d'elles une petite quantité d'ouvrages plus précieux, que tu pourras voir dans son palais. Le peu qu'il a connu de ces femmes l'en a rendu très-friand, et il paierait d'une partie de son Royaume celles qu'on pourrait lui procurer.

Entièrement privé de sensibilité, et peut-être en cela plus heureux que nous, ces sauvages n'imaginent pas qu'on puisse s'affliger de la mort d'un parent ou d'un ami; ils voient expirer l'un ou l'autre sans la plus légère marque d'altération, souvent même ils les achèvent, quand ils les voient sans espérance de guérir, ou parvenus à un âge trop avancé, et cela sans penser faire le plus petit mal. Il vaut mille fois mieux, disent-ils, se défaire de gens qui souffrent, ou qui sont inutiles, que de les laisser dans un monde, dont ils ne connaissent plus que les horreurs.

Leur manière d'enterrer les morts, est de placer tout simplement le cadavre aux pieds d'un arbre, sans nul respect, sans aucune cérémonie, et sans plus de façon qu'on n'en ferait pour un animal. De quelle nécessité sont nos usages sur cela? Un homme non n'est plus bon à rien, il ne sent plus rien; c'est une folie que d'imaginer qu'on lui doive autre chose que de le placer dans un coin de terre, n'importe où; quelquefois ils le mangent, quand il n'est pas mort de maladie. Mais, quelque chose qu'il arrive, les prêtres n'ont rien à faire en cet instant, et quelque soient leurs vexations sur tout le reste, elle ne s'étend pas cependant jusqu'à se faire ridiculement payer du droit de rendre un cadavre aux élémens qui l'ont formé.

 

Leurs notions sur le sort des âmes après cette vie, sont fort confuses; d'abord, ils ne croient pas que l'âme soit une chose distincte du corps; ils disent qu'elle n'est que le résultat de la sorte d'organisation que nous avons reçue de la nature, que chaque genre d'organisation nécessite une âme différente, et que telle est la seule distance qu'il y ait entre les animaux et nous. Ce système m'a paru bien philosophique pour eux.

Mais cette étincelle de raison est bientôt étouffée par des extravagances pitoyables: ils disent que la mort n'est qu'un sommeil, au bout duquel ils se trouveront tout entiers et tels qu'ils étaient dans ce monde, sur les bords d'un fleuve charmant, où tout concourra à leurs désirs, où ils auront des femmes blanches et des poissons en abondance. Ils ouvrent ce séjour fabuleux également aux bons comme aux méchans, parce qu'il est égal, selon eux, d'être l'un ou l'autre; que rien ne dépend d'eux qu'ils ne se sont pas faits, et que l'Être qui a tout créé peut les punir d'avoir agi suivant ses vues.... Singulière manie des hommes, de ne pouvoir presque dans aucune de leurs associations se passer de l'idée absurde d'une vie à venir; il est bien singulier qu'il leur faille les plus puissans secours de l'étude et de la réflexion pour réussir à absorber en eux une chimère née de l'orgueil, aussi ridicule à admettre, et aussi cruellement destructive de toute félicité sur la terre.—Ami, dis-je à Sarmiento, il me paraît que tes systèmes....—Sont invariable sur ce point, répondit le Portugais; c'est vouloir s'aveugler à plaisir, que d'imaginer que quelque chose de nous survive; c'est se refuser à tous les argumens démonstratifs de la raison et du bon sens, c'est contrarier toutes les leçons que la nature nous offre, que de distinguer en nous quelque chose de la matière; c'est en méconnaître les propriétés, que de ne pas voir qu'elle est susceptible de toutes les opérations possibles par la seule différence de ses modifications.... Ah! Si cette âme sublime devait nous survivre, si elle était d'une substance immatérielle, s'altérerait-elle avec nos organes? croîtrait-elle avec nos forces, dégénérerait-elle au déclin de notre âge, serait-elle vigoureuse et saine, quand rien ne souffre en nous? Triste, abattue, languissante sitôt que se dérange notre santé; une âme qui suit aussi constamment toutes les variations du physique, ne peut guère appartenir au moral; mon ami, il faut être fou pour croire un instant que ce qui nous fait exister, soit autre chose que la combinaison particulière des élémens qui nous constituent: altérez ces élémens, vous altérez l'âme, séparez-les, tout s'anéantit; l'âme est donc dans ces élémens, elle n'en est donc que le résultat, mais n'en est point une chose distincte; elle est au corps ce que la flamme est à la matière qui le consume: ces deux choses agiraient-elles l'une sans l'autre? la flamme existerait-elle sans l'élément qui l'entretient? et réversiblement, celui-ci se consumerait-il sans la flamme? Ah! mon ami, sois bien en repos sur le sort de ton âme après cette vie,… elle ne sera pas plus malheureuse qu'elle l'était avant d'animer ton corps, et tu ne seras pas plus à plaindre pour avoir végété malgré toi quelques instans sur le globe, que tu ne l'étais avant d'y paraître.—Sans me donner le tems de détruire ou de réfuter une opinion si contraire à la raison et à la délicatesse de l'homme sensible, si injurieuse à la puissance de l'Être qui ne nous a donné cette âme immortelle que pour arriver par son moyen à la sublime idée de son existence, d'où découle naturellement la suite et la nécessité de nos devoirs, tant envers ce Dieu saint et puissant, que relativement aux autres créatures, au milieu desquelles il nous a placé; sans, dis-je, me permettre de lui répondre un mot, le Portugais, qui n'aimait point qu'on le contrariât, reprit ainsi le fil de sa description.

La connaissance que tu as des moeurs, des coutumes, des loix et de la religion des habitans du Royaume de Butua, te fait aisément deviner leur morale; aucuns de leurs actes de tyrannie et de cruauté, aucuns de leurs excès de débauche, aucunes de leurs hostilités ne passent pour des crimes chez eux. Pour légitimer les premiers articles, ils disent que la nature, en créant des individus inégaux, a prouvé qu'il y en avait quelques-uns qui devaient être soumis aux autres; elle n'eût mis sans cela aucune distance entr'eux: voilà l'argument d'après lequel ils partent pour molester leurs femmes, qui, selon leur manière de penser, ne sont que des animaux inférieurs à eux, et sur lesquels la nature leur donne toute espèce de droits; quant à leur égarement de débauche, l'homme, disent-ils, est conformé de manière à ce que telle chose peut plaire à l'un, et doit déplaire à l'autre: or, dès que la nature lui a soumis des êtres, qui, par leur faiblesse, doivent indifféremment satisfaire ou l'un ou l'autre de ces besoins, ils ne peuvent devenir des crimes; d'un côté, l'homme reçoit des goûts; de l'autre, il a ce qu'il faut pour se contenter: quelle apparence que la nature eût réuni ces deux moyens, si elle était offensée de la manière dont on en use.

Tout ce que je viens de dire, continua le Portugais en terminant son récit, va redoubler sans doute l'horreur que tu ressens déjà pour ce peuple, et d'après l'obligation où te voilà d'y vivre, j'ai peut-être eu tort de te donner autant de détails.—Sois bien certain, répondis-je, qu'il n'est aucun principe de ces monstres que je ne mette au rang des plus affreux écarts de la raison humaine; je ne suis pas plus scrupuleux qu'on ne doit l'être; tu dois, je crois, t'en être aperçu … mais favoriser, suivre ou croire des maximes aussi révoltantes, est au-dessus de mes forces et de mon coeur.... Sarmiento voulut répliquer, je ne lui répondis plus, bien persuadé que je ne convertirais pas cet homme endurci, et que c'était une de ces sortes d'âmes dont la perversité rend la cure d'autant plus impossible, que ne se trouvant point dans un état de souffrance par cette dépravation, elles ne désirent nullement une meilleure manière d'être. Je lui témoignai, pour rompre notre dialogue, l'envie d'entrer dans une cabane où notre course nous avait conduit: nous y pénétrâmes; c'était l'asyle d'un homme du peuple: nous le trouvâmes assis sur des nattes, mangeant du maïs bouilli, et sa femme à genoux devant lui, le servant avec toutes les marques possibles de respect. Comme le Portugais était connu pour le favori du Prince, le Paysan se leva et s'agenouilla dès qu'il parut, peu après il lui présenta sa fille, jeune enfant de 13 ou 14 ans.... Tu vois la politesse de ces cantons, me dit Sarmiento. Dis-moi, dans quel pays de ton Europe on recevrait ainsi un étranger?… Il résulte donc quelque chose de bon de ce despotisme qui t'effraie, et le voilà donc au moins, dans un cas, d'accord avec la nature.—Ne mets cette coutume qu'au rang des écarts et des désordres, m'écriai-je, et puisqu'elle ne m'inspire que de l'éloignement et du dégoût, elle ne peut être dans la nature.—Dis, dans les moeurs, et ne confonds pas l'usage, le pli donné par l'éducation avec les loix de la nature.... Et pendant ce tems-là Sarmiento ayant repoussé durement la jeune fille, demanda du feu, alluma sa pipe, sortit, et nous regagnâmes la Capitale.

Il y avait déjà trois mois que j'étais dans ce triste séjour, maudissant mon malheur et mon existence, désespérant qu'aucun hasard m'y fit jamais rencontrer Léonore, n'aimant qu'elle, ne pensant qu'à elle, lorsque le sort, pour calmer un instant mes maux, fit naître au moins pour moi, l'occasion d'une bonne oeuvre.

J'étais sorti seul un matin pour aller rêver plus à l'aise à l'objet de mon coeur; je préférais ces promenades solitaires à celles où Sarmiento m'empestait de sa morale erronée, et cherchait toujours à combattre ou à pervertir mes principes, lorsque je découvris un spectacle fait pour arracher les pleurs de tous autres individus que ceux de ce peuple féroce, peu faits pour le plaisir touchant de s'attendrir sur les douleurs d'un sexe délicat et doux, que le ciel forma pour partager nos maux, pour mêler de roses les épines de la vie, et non pour être méprisées et traitées comme des bêtes de somme.

Une de ces malheureuses hersait un champ où son mari voulait semer du maïs, attelée à une charrue lourde; elle la traînait de toutes ses forces sur une terre grasse et spongieuse qu'il s'agissait d'entr'ouvrir. Indépendamment de ce travail pénible où succombait cette infortunée, elle avait deux enfans attachés devant elle, que nourrissait chacun de ses seins, elle pliait sous le joug; des sanglots et des cris s'entendaient malgré elle, sa sueur et ses larmes coulaient à-la-fois sur le front de ses deux enfans.... Un faux pas la fait chanceler … elle tombe … je la crus morte … son barbare époux saute sur elle, armé d'un fouet, et l'accable de coups pour la faire relever.... Je n'écoute plus que la nature et mon coeur, je m'élance sur ce scélérat … je le renverse dans le sillon … je brise les liens qui attachent sa mourante compagne au timon de la charrue … je la relève … la presse sur ma poitrine, et l'assis sous un arbre à côté de moi … elle était évanouie, elle serait morte sans ce secours.... Je tenais sur mes genoux ses enfans froissés de la chute.... Cette malheureuse ouvre enfin les yeux … elle me regarde … elle ne peut concevoir qu'il existe dans la nature un être qui peut la secourir et la venger … elle me fixe avec étonnement; bientôt les larmes de sa reconnaissance arrosent les mains de son bienfaiteur … elle prend ses enfans, elle les baise … elle me les donne … elle a l'air de m'engager à leur sauver la vie comme à elle. Je jouissais délicieusement de cette scène, lorsque j'aperçois le mari revenir à moi avec un de ses camarades; je me lève, décidé à les recevoir tous deux comme ils le méritent.... Ma contenance les effraie: j'emmène la femme, j'emporte les enfans, j'établis chez moi cette malheureuse famille, et défends au mari d'y paraître. Je fis demander le soir cette femme au Roi, comme si j'avais eu le dessein de la destiner à mes plaisirs: le Monarque, qui m'avait déjà beaucoup reproché le célibat dans lequel je vivais, me l'accorda sans difficulté, et fît défendre à l'époux d'approcher de ma maison. Je lui proposai d'être mon esclave: on ne peut peindre la joie qu'elle eut de l'accepter; je la chargeai donc du soin de mon petit ménage, et je rendis sa vie si douce, qu'elle voulait se tuer de désespoir quand elle sut que je songeais à quitter le pays. Il a donc, là comme ailleurs, de l'âme, de la sensibilité, de la reconnaissance et de la délicatesse, ce sexe si cruellement outragé dans ces féroces climats; il a donc tout ce qu'il faut pour rendre ses maîtres heureux, si, renonçant à l'affreux droit de le maîtriser, ces tyrans préféraient celui bien plus doux de cultiver des vertus qui feraient aussi bien la douceur de leur vie.

Sarmiento n'eut pas plutôt appris cette action qu'il la blâma; non-seulement elle choquait ses indignes maximes, mais elle était même, prétendait-il, contre les loix du pays, puisqu'elle ravissait à un époux les droits qu'il avait sur sa femme, et comment, d'ailleurs, avec de l'esprit, poursuivait ce cruel sophiste, comment l'imaginer avoir fait une bonne oeuvre, quand de deux êtres qu'intéresse cette action, il en reste un de malheureux.—Celui qui souffre était criminel.—Non, puisqu'il agissait d'après les usages de son pays; mais le fût-il, qu'importe, son crime le rendait heureux; en t'y opposant, tu fais un infortuné.—Il est juste que le coupable souffre.—Ce qui est juste, c'est qu'il n'y ait dans l'état de souffrance que l'être faible, créé par la nature pour végéter dans l'asservissement, et tu déranges cet ordre en prêtant ton secours à cet être faible, contre le maître qui a tout droit sur lui; aveuglé par une fausse pitié, dont les mouvemens sont trompeurs et les principes égoïstes, tu troubles et pervertis les vues de la nature; mais allons plus loin: supposons les deux êtres égaux, je n'en soutiens pas moins que si dans l'action à laquelle se livre l'homme que tu appelles humain, il faut nécessairement que des deux que cette action touche, il y en ait un de malheureux; l'action n'est plus vertueuse, elle est indifférente; car une bonne action qui n'est qu'aux dépens du bonheur d'un homme, une bonne action d'où résulte une manière d'être désagréable pour un des deux individus qu'elle touche, en remettant les choses comme elles étaient, ne peut plus être regardée comme vertueuse, elle n'est plus qu'indifférente, puisqu'elle n'a fait que changer les situations.—Elle est bonne dès qu'elle venge le crime.—Elle ne peut être telle, dès qu'elle laisse un individu dans le malheur, et pour qu'elle pût avoir ce caractère de bonté que tu lui supposes, il faudrait qu'on fût mieux instruit sur ce qui est crime ou sur ce qui ne l'est pas; tant que les idées de vice ou de vertu ne seront pas plus développées, tant qu'on variera, tant qu'on flottera sur ce qui caractérise l'un ou l'autre, celui qui, pour venger ce qu'il croit mal, rendra un autre être à plaindre, n'aura sûrement rien fait de vertueux.—Eh! que m'importent tes raisonnemens, dis-je en colère à ce maudit homme, il est si doux de se livrer à de telles actions, que fussent-elles même équivoques, il nous reste toujours au fond du coeur la jouissance délicieuse de les avoir faites.—D'accord, reprit Sarmiento, dis que tu as fait cette action parce qu'elle te flattait, que tu t'es livré, en la faisant, à un genre de plaisir analogue à ton organisation; que tu as cédé à une sorte de faiblesse flatteuse pour ton âme sensible; mais ne dis pas que tu as fait une bonne action, et si tu m'en vois faire une contraire, ne dis pas que j'en fais une mauvaise, dis que j'ai voulu jouir comme toi, et que nous avons cherché chacun ce qui convenait le mieux à notre manière de voir et de sentir.

 

Enfin la vengeance du Ciel éclata sur ce malheureux Portugais: le fourbe, en me dévoilant une partie de sa conduite, dont les détails que je vous cache, vous feraient frémir sans doute, m'avait pourtant déguisé le crime affreux qu'il méditait pour lors. Cet homme, sans âme, sans reconnaissance, comme tous ceux que l'ambition dévore, oubliant qu'il devoit la vie à ce Monarque contre lequel il complotait, osait penser à le détrôner pour se mettre lui-même à sa place. Avec les seules troupes de la Couronne, il imaginait forcer les grands vassaux à le reconnaître, ou les réduire à la servitude. Je pensai être enveloppé dans l'orage: heureusement le Roi, sûr de mon innocence, et ayant besoin de mes services, distingua le coupable, le punit seul, et me rendit justice.

J'ignorais, et le complot de ce scélérat, et la découverte qu'on venait d'en faire, lorsque, sortis tous deux un jour pour une de nos courses ordinaires, six nègres embusqués tombèrent sur lui, et l'étendirent à mes pieds; il respirait encore....—Je meurs, me dit-il, je connais la main qui me frappe, elle fait bien, dans deux jours je lui en ravissais la puissance; puisse le traître périr un jour comme moi. Ami, je pars en paix; ni amendement, ni correction même à cette heure cruelle où le voile tombe et la vérité perce; et si j'emporte un remords au tombeau, c'est de n'avoir pas comblé la mesure; tu vois qu'on meurt tranquille quand on me ressemble. Il n'y a de malheureux que celui qui espère; celui qui frémit, est celui qui croit encore; celui dont la foi est éteinte ne peut plus rien avoir à redouter: meurs comme moi si tu le peux.... Ses yeux se fermèrent, et son âme atroce alla paraître aux pieds de son Juge, souillée de tous les crimes, et du plus grand sans doute, l'impénitence finale.

Je ne perdis pas un instant, pour me rendre chez le roi, et m'éclaircissant avec lui, il me raconta les odieux desseins du Portugais, m'assura que je ne devais rien craindre, que mon innocence lui était connue, et que je pouvais continuer de le servir tranquille. Je rentrai chez moi, moins agité. Là, tout entier à mes réflexions, je me convainquis combien il est vrai qu'aucun crime ne reste sans châtiment, et que la main équitable de la Providence sait tôt ou tard accabler celui qui la méconnaît ou l'outrage. Cependant je plaignis et regrettai ce malheureux; je le plaignis, parce que plus un homme est entraîné au mal, plus il y est porté par des circonstances ou des causes physiques, et plus, sans-doute, il est à plaindre: je le regrettai, parce que c'était le seul être avec qui je pus raisonner quelquefois; il me semblait qu'isolé au milieu de ces barbares, je devenais plus faible et plus infortuné.

Depuis que j'y étais, j'avais déjà exercé mon ministère sur cinq troupes de femmes, sans qu'aucune blanche eût encore paru. Ne me flattant plus de voir jamais arriver ma chère Léonore sur ces côtes, où l'espoir de la délivrer et de la ramener en Europe, fixait seul mes destins, je m'occupais sérieusement de mon secret départ, lorsque le roi me fit dire qu'il avait quelque chose à me communiquer. Il entendait fort bien le portugais: je l'avais appris avec Sarmiento, et j'étais, au moyen de cela, très en état, depuis quelque temps, de m'entretenir avec sa majesté; elle m'apprit donc qu'elle venait de recevoir des nouvelles d'une troupe de femmes blanches, actuellement dans un petit fort portugais, existant sur les frontières du Monomotapa, lesquelles seraient fort aisées à enlever; que pour parvenir à ce fort, il y avait à la vérité des montagnes presqu'inaccessibles à traverser, que les défilés de ces barrières étaient presque toujours gardés par les Bororès, peuple plus guerrier et plus cruel encore que le sien, mais que le moment était propice, parce que ces fiers et intraitables voisins se trouvaient alors très-occupés avec les Cimbas, leurs plus grands ennemis, et qu'il n'y avait aucun danger à entreprendre la conquête qu'il méditait. A l'égard des Portugais, je ne les crains pas, continua le monarque, ils sont d'ailleurs en très-petit nombre dans le fort dont je parle; ainsi rien ne peut troubler mon projet.

Il n'est pas besoin de vous dire avec quel empressement je le saisis moi-même; tout paraissait ici ranimer mon espoir; Léonore pouvait être au nombre de ces femmes blanches; obtenais-je la permission d'être de ce détachement, ou de le commander, une fois au fort portugais, j'emmenais Léonore en Europe, si j'étais assez heureux, pour l'y trouver. N'y était-elle pas, cette expédition m'ouvrait toujours la route des établissemens d'Europe, et je quittais ces barbares, dès que je me retrouvais avec des chrétiens.

Mais Ben Mâacoro avait autant de politique que moi; il redoutait ma désertion; il était attaché aux services que je lui rendais, et décidé à tout, pour me garder chez lui, à quelque prix que ce pût être, moyennant quoi, non-seulement je ne pus obtenir la conduite des troupes, mais il me fut même très-défendu d'être de l'expédition. Il ne me communiqua ce qu'il venait de me dire, que pour me faire part du plaisir qu'il en recevait, et me prévenir en même temps, d'être moins difficile sur le choix de ces femmes, parce que leur seule couleur suffisait pour lui plaire.

Mon triste espoir déçu aussi-tôt que formé, ma situation me sembla plus affreuse; je ne pouvais plus que craindre ce que je venais de désirer. Quel moyen me restait-il, pour ravir Léonore au roi, à supposer qu'elle fût parmi ces femmes? J'aurais la douleur de la lui livrer moi-même, sans la connaître. Un instant, je le sais, j'avais cru que le flambeau de l'amour m'empêcherait de m'égarer; mais cette idée n'était qu'un fruit de mon ivresse, que détruisait aussi-tôt la raison. De ce moment, je ne trouvai plus pour moi de tranquillité, qu'à me convaincre qu'il était impossible que Léonore fût au nombre de ces femmes; je regardai comme une chimère, ce qui venait de me rendre heureux, peu de temps avant.... Quelle apparence, me disais-je, que de la côte occidentale d'Afrique où on la supposait, lorsque je passai à Maroc, elle se trouve maintenant sur la côte orientale? Pour que cela pût être, il aurait fallu, ou qu'elle eût traversé les terres, ce qui était presque incroyable, ou qu'elle eût fait, par mer, le tour du continent, ce qui me paraissait encore plus difficile. Je chassai donc totalement cette pensée de mon esprit. Quand l'illusion qui nous a séduit, ne sert plus qu'à notre supplice, le plus court est de la détruire.

Je m'affermis si bien, d'après cela, dans l'impossibilité de mes craintes, que je ne m'occupai pas plus des femmes blanches qui allaient arriver, que je ne l'avais fait jusqu'alors des noires, et la ferme résolution de fuir, aussitôt que j'en trouverais le moyen, ne remplit que plus fortement mon esprit. Dès qu'il devenait impossible que Léonore parvint jamais dans le royaume, je devais mettre tout en usage pour aller la chercher ailleurs.

Le détachement se fit donc. Trente guerriers partirent mystérieusement, traversèrent les montagnes, sans risque, mirent en fuite les Portugais du fort de Tété, sur la frontière septentrionale du Monomotapa, prirent quatre femmes blanches, et les amenèrent voilées au roi, avec aussi peu de danger. On me fit avertir; je me plaçai, suivant l'usage, entre les deux nègres armés de massues, prêtes à fondre sur ma tête, au moindre mot, ou à la plus légère démarche qui pût s'éloigner de mon ministère.

Rien de moins effrayant pour moi que cette formalité, si j'eusse eu le moindre soupçon que ma chère Léonore dût être au nombre de ces femmes, mille morts ne m'eussent pas empêché de la saisir et de l'emporter au bout du monde. Mais je m'étais tellement affermi dans l'idée que cela ne pouvait être, que j'examinai ces femmes-ci avec la même indifférence que les autres; deux me parurent de vingt-cinq à trente ans; l'une desquelles me sembla mal faite, très-brune de peau, et très-éloignée d'être comme il les fallait au monarque; l'autre était joliment tournée, mais plus de prémices. La troisième fixa plus long-tems mes regards; je dus la soupçonner beaucoup plus jeune que les deux premières. Sa peau était éblouissante, et toutes les parties de son corps, formées comme par la main même des grâces. Elle répugnait beaucoup à l'examen, et quand il fallut constater sa vertu, elle se détendit horriblement. La manière dont ces femmes étaient voilées, quand on les présentait, ajoutait beaucoup à la terreur que cette cérémonie jetait dans l'âme de celles qui n'étaient pas du pays. Non-seulement il n'était pas possible de les voir; mais elles-mêmes, les yeux bandés sous leurs voiles, ne pouvaient discerner, ni avec qui elles étaient, ni ce qu'on allait leur faire.

Les défenses multipliées de celle-ci, m'embarrassèrent beaucoup, la force ou la contrainte ne s'arrangeant pas à ma délicatesse, cependant je devais rendre un compte exact; je me trouvai donc obligé de faire demander au roi ce qu'il prétendait que je fisse; il m'envoya deux femmes de sa garde, munies de l'ordre de contenir la jeune fille, et de l'empêcher de se soustraire aux opérations de mon devoir. Elle fut saisie, et je poursuivis mes recherches; elles devinrent très-embarrassantes. Pas assez bon anatomiste, pour décider en dernier ressort, sur une chose qui me parut douteuse, je me contentai d'établir sur celle-là, dans mon rapport, que je lui supposais absolument tout ce qu'il fallait pour plaire à son maître, et que si les choses n'étaient pas tout-à-fait dans l'entier qu'il leur désirait, il s'en fallait de si peu, que l'illusion lui serait encore permise. Quant à la quatrième, c'était une vieille femme, et je la réformai, ainsi que la première; mais le roi ne s'empara pas moins de toutes les quatre; il était si enthousiasmé des femmes blanches, qu'il n'en voulut soustraire aucune. Mon opération faite, les femmes entrèrent au sérail, et je me retirai.

26Je le répète, il en sera toujours de même dans tous les Gouvernemens despotiques, et jamais un peuple sage ne réussira à se défaire de l'un de ces jougs, s'il ne secoue l'autre. On a objecté que le peuple, qui vient d'être peint, n'avait qu'un bonheur illusoire; que foncièrement il était esclave, puisqu'il ne possédait rien en propre. Cette objection nous a parue fausse; il vaudrait alors autant dire que le père de famille, propriétaire d'un bien substitué, est esclave, parce qu'il n'est qu'usufruitier de son bien, et que le fonds appartient à ses enfans. On appelle esclave celui qui dépend d'un maître qui a tout, et qui ne fournit à cet homme servile que ce qu'il faut à peine pour sa subsistance; mais ici il n'y a point d'autre maître que l'État, le chef en dépend comme les autres; c'est à l'État que sont tous les biens, ce n'est pas au chef.—Mais le citoyen, continue-t-on, ne peut ni vendre, ni engager Eh! qu'a-t-il besoin de l'un ou de l'autre? C'est pour vivre ou pour changer, qu'on vend ou qu'on engage; si ces choses sont prouvées inutiles ici, quel regret peut avoir celui qui ne peut les faire? Ce n'est pas être esclave, que de ne pouvoir pas faire une chose inutile; on n'est tel, que quand on ne peut pas faire une chose utile ou agréable. A quoi servirait ici de vendre ou d'acheter, puisque chacun possède ce qu'il lui faut pour vivre, et que c'est tout ce qui est nécessaire au bonheur.—Mais on ne peut rien laisser à ses enfans.—Dès que l'État pourvoit à leur subsistance et leur donne un bien égal au vôtre, qu'avez-vous besoin de leur laisser? C'est assurément un grand bonheur pour les époux, d'être sûrs que leur postérité, destinée à être aussi riche qu'eux, ne peut jamais leur être à charge et ne désirera jamais leur mort pour devenir riche à son tour. Non, certes, ce peuple n'est point esclave; il est le plus heureux, le plus riche et le plus libre de la terre, puisqu'il est toujours sûr d'une subsistance égale, ce qui n'existe dans aucune nation. Il est donc plus heureux qu'aucune de celles qu'on puisse lui comparer. Il faudrait plutôt dire que c'est l'État qui se rend volontairement esclave, afin d'assurer la plus grande liberté à ses membres et c'est dans ce cas le plus beau modèle de gouvernement qu'il soit possible de méditer.
27Animal de 17 pieds de haut, qu'on trouve aussi chez les Hottentots, voisins de ces peuples. Voyez les Voyages Bougainville, p. 402, tome II.
28Paw parle de cette même plante comme indigène de l'Amérique.