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Aline et Valcour, tome 2

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Il faut être né comme moi, dans un climat chaud, reprit le Portugais, pour s'accoutumer aux brûlantes ardeurs de ce ciel-ci; l'air n'y est supportable que d'Avril en Septembre; le reste de l'année est d'une si cruelle ardeur, qu'il n'est pas rare de trouver des animaux dans la campagne expirer sous les rayons qui les brûlent; c'est à l'extrême chaleur de ce climat qu'il faut attribuer, sans doute, la corruption morale de ces peuples; on ne se doute pas du point auquel les influences de l'air agissent sur le physique de l'homme, combien il peut être honnête ou vicieux, en raison du plus ou moins d'air qui pèse sur ses poumons15, et de la qualité plus ou moins saine, plus ou moins brûlante de cet air. O vous qui croyez devoir assujettir tous les hommes aux mêmes loix, quelques soient les variations de l'atmosphère, osez-le donc après la vérité de ces principes.... Mais ici il faut avouer que cette corruption est extrême; elle ne saurait être portée plus loin. Tous les désordres y sont communs, et tous y sont impunis; un père ne met aucune espèce de différence entre ses filles, ses garçons, ses esclaves, ou ses femmes; tous servent indistinctement ses débauches lascives. Le despotisme dont il jouit dans sa maison; le droit absolu de mort, dont il est revêtu, rendrait fort dure la condition de ceux dont il éprouverait des refus. Quelque besoin pourtant, que le peuple ait de femmes, il ne traite pas mieux celles qu'il possède; je t'ai déjà peint une partie de leur sort; il n'est pas plus doux dans l'intérieur. Jamais l'épouse ne parle à son mari, qu'à genoux; jamais elle n'est admise à sa table; elle ne reçoit pour nourriture, que quelques restes qu'il veut bien lui jeter dans un coin de la maison, comme nous faisons aux animaux, dans les nôtres. Parvient-elle à lui donner un héritier; arrive-t-elle à ce point de gloire, qui les rend si intéressantes dans nos climats, je te l'ai dit, le mépris le plus outré, l'abandon, le dégoût deviennent ici les récompenses qu'elle reçoit de son cruel mari. Souvent bien plus féroce encore, il ne la laisse pas venir au terme, sans détruire son ouvrage, dans le sein même de sa compagne; malgré tant d'opposition, ce malheureux fruit vient-il à voir le jour, s'il déplaît au père, il le fait périr à l'instant; mais la mère n'a nul droit sur lui: elle n'en acquiert pas davantage, quand il atteint l'âge raisonnable; il arrive souvent alors qu'il se joint à son père, pour maltraiter celle dont il a reçu la vie16. Les femmes du peuple ne sont pas les seules qui soient ainsi traitées; celles des grands partagent cette ignominie. On a peine à croire à quel degré d'abaissement et d'humiliation ceux-ci réduisent leurs épouses, toujours tremblantes, toujours prêtes à perdre la vie, au plus léger caprice de ces tyrans; le sort des bêtes féroces est sans doute préférable au leur.

L'ancien gouvernement féodal de Pologne peut seul donner l'idée de celui-ci; le royaume est divisé en dix-huit petites provinces, représentant nos grandes terres seigneuriales, en Europe; chaque gouvernement a un chef qui habite le district, et qui y jouit à-peu-près de là même autorité que le roi. Ses sujets lui sont immédiatement soumis; il peut en disposer à son gré. Ce n'est pas qu'il n'y ait des loix dans ce royaume: peut-être même y sont-elles trop abondantes; mais elles ne tendent, toutes, qu'à soumettre le faible au fort, et qu'à maintenir le despotisme, ce qui rend le peuple d'autant plus malheureux, que, quoiqu'il puisse réversiblement exercer le même despotisme dans sa maison, il n'est pourtant dans le fait, absolument le maître de rien. Il n'a que sa nourriture et celle de sa famille, sur la terre qu'il herse à la sueur de son corps. Tout le reste appartient à son chef, qui le possède, en sure et pleine jouissance, aux seules conditions d'une redevance annuelle en filles, garçons, et comestibles, exactement payée quatre fois l'an au roi. Mais ces vassaux fournissent ce tribut au chef; il n'a que la peine de le présenter, et comme il est imposé à proportion de ce qu'il peut payer, il n'en est jamais surchargé.

Les crimes du vol et du meurtre, absolument nuls parmi les grands, sont punis avec la plus extrême rigueur, chez l'homme du peuple, s'il a commis ces crimes, hors de l'intérieur de sa maison; car s'il est le chef de sa famille, et que le délit n'ait porté que sur les membres de cette famille, qui lui sont subordonnés, il est dans le cas de la plus entière impunité; hors cette circonstance, il est puni de mort. Le coupable arrêté, est à l'instant conduit chez son chef, qui l'exécute de sa propre main; ce sont pour ces chefs, des parties de plaisir, semblables à nos chasses d'Europe; ils gardent communément leurs criminels jusqu'à ce qu'ils en ayent un certain nombre; ils se réunissent alors sept ou huit ensemble, et passent plusieurs jours à maltraiter ces individus, jusqu'à ce qu'enfin ils les achèvent. Leur chasse alors sert au festin, et la débauche se termine avec leurs femmes, qu'ils ont de même réunies, et dont ils jouissent en commun. Le roi agit également dans son apanage, et comme son district est plus étendu, il a plus d'occasions de multiplier ces horreurs.

Tous les chefs, malgré leur autorité, relèvent immédiatement de la couronne; le monarque peut les condamner à mort, et les faire exécuter sur-le-champ, sans aucune instruction de procès, pour les crimes de rébellion ou de lèse-majesté; mais il faut que le délit soit authentique, sans quoi, tous se révolteraient, tous prendraient le parti de celui qu'on aurait condamné, et travailleraient, de concert, à détrôner un roi mal affermi par ce despotisme.

Ce qui rend au monarque de Butua sa postérité indifférente, c'est qu'elle ne règne point après lui. Il n'en est pas de même de ses dix-huit grands vassaux; les enfans succèdent au père dans leurs fiefs. Dès que le chef est mort, le fils aîné s'empare du gouvernement, du logis, et réduit sa mère et ses soeurs dans la dernière servitude; elles n'ont plus rang, dans sa maison, qu'après les esclaves de sa femme, à moins qu'il ne veuille épouser une d'elles; dans ce cas, elle est hors de cette abjection; mais celle où l'usage la fait retomber, comme épouse, n'est-elle pas aussi dure? Si la mère est grosse, quand le père meurt, il faut qu'elle fasse périr son fruit, autrement l'héritier la tuerait elle-même.

A l'égard du roi, dès qu'il meurt, les chefs s'assemblent, et les barbares confondant, à l'exemple des Jagas, leurs voisins, la cruauté avec la bravoure17, n'élisent pour leur chef, que le plus féroce d'entre eux. Pendant neuf jours entiers, ils font des exploits dans ce genre, soit sur des prisonniers de guerre, soit sur des criminels, soit sur eux-mêmes, en se battant corps-à-corps, à outrance, et celui qui a fait paraître le plus de valeur ou d'atrocité, regardé dès-lors comme le plus grand de la nation, est choisi pour la commander; on le porte en triomphe dans son palais, où de nouveaux excès succèdent à l'élection, pendant neuf autres jours. Là, l'intempérance et la débauche se poussent quelquefois si loin, que le nouveau roi lui-même y succombe, et la cérémonie recommence. Rarement ces fêtes ne se célèbrent, sans qu'il n'en coûte la vie à beaucoup de monde.

Lorsque cette nation est en guerre avec ses voisins, les chefs fournissent au roi un contingent d'hommes armés de flèches et de piques, et ce nombre est proportionné aux besoins de l'état. Si les ennemis sont puissans, les secours envoyés sont considérables; ils le sont moins, quand il s'agit de légères discussions. La cause de ces discussions est toujours, ou quelques ravages dans les terres, ou quelques enlevemens de femmes ou d'esclaves; quelques jours d'hostilités préliminaires et un combat terminent tout; puis chacun retourne chez soi.

Malgré le peu de morale de ces peuples; malgré les crimes multipliés où ils se livrent, il est dévot, crédule, et superstitieux; l'empire de la religion, sur son esprit, est presqu'aussi violent qu'en Espagne et en Portugal. Le gouvernement théocratique suit le plan du gouvernement féodal. Il y a un chef de religion dans chaque province, subordonné au chef principal, habitant la même ville que le roi. Ce chef, dans chaque district, est à la tête d'un collège de prêtres secondaires, et habite avec eux un vaste bâtiment contigu au temple; l'idole est par-tout la même que celle du palais du roi, qui, seul, a le privilège d'avoir, indépendamment du temple de sa capitale, une chapelle particulière où il sacrifie. Le serpent qu'on révère ici, est le reptile le plus anciennement adoré; il eut des temples en Egypte, en Phénicie, en Grèce , et son culte passa de-là en Asie et en Afrique, où il fut presque général18. Quant à ces peuples, ils disent que cette idole est l'image de celui qui a créé le monde; et pour justifier l'usage où ils sont de le représenter, moitié figure humaine, et moitié figure d'animal, ils disent que c'est pour montrer qu'il a créé également les hommes et les animaux.

 

Chaque gouverneur de province est obligé d'envoyer seize victimes par an, de l'un et de l'autre sexe, au chef de la religion qui les immole avec ses prêtres, à de certains jours prescrits par leur rituel. Cette idée, que l'immolation de l'homme était le sacrifice le plus pur qu'on put offrir à la divinité, était le fruit de l'orgueil; l'homme se croyant l'être le plus parfait qu'il y eût au monde, imagina que rien ne pouvait mieux apaiser les dieux, que le sacrifice de son semblable; voilà ce qui multiplia tellement cette coutume, qu'il n'est aucun peuple de la terre, qui ne l'ait adoptée; les Celtes et les Germains immolaient des vieillards et des prisonniers de guerre; les Phéniciens, les Cartaginois, les Perses et les Illiriens, sacrifiaient leurs propres enfans; les Thraces et les Egyptiens, des vierges, etc.

Les prêtres, à Butua, sont, chargés de l'éducation entière de la jeunesse; ils élèvent, à-la-fois, les deux sexes, dans des écoles séparées, mais toujours dirigées par eux seuls. La vertu principale, et presque l'unique, qu'ils inspirent aux femmes, est la plus entière résignation, la soumission la plus profonde aux volontés des hommes; ils leur persuadent qu'elles sont uniquement créées pour en dépendre, et, à l'exemple de Mahomet, les damnent impitoyablement à leur mort.—A l'exemple de Mahomet, dis-je, en interrompant Sarmiento, tu te trompes, mon ami, et ton injustice envers les femmes, te fait évidemment adopter une opinion fausse, et que jamais rien n'autorisa. Mahomet ne damne point les femmes; je suis étonné qu'avec l'érudition que tu nous étales, tu ne saches pas mieux l'alcoran. Quiconque croira, et fera de bonnes moeurs, soit homme, soit femme, il entrera dans le paradis, dit expressément le prophète, dans son soixantième chapitre; et dans plusieurs autres, il établit positivement que l'on trouvera dans le paradis, non-seulement celles de ses femmes que l'on aura le mieux aimées sur la terre, mais même de belles filles vierges, ce qui prouve qu'indépendamment de celles-ci, qui sont les femmes célestes, il en admettait de terrestres, et qu'il ne lui est jamais venu dans l'esprit de les exclure des béatitudes éternelles. Pardonne-moi cette digression en faveur d'un sexe que tu méprises, et que j'idolâtre; et continue tes intéressans récits.—Que Mahomet damne ou sauve les femmes, dit le Portugais, ce qu'il y a de bien sûr, c'est que ce ne seraient pas elles qui me feraient désirer le paradis, si je croyais à cette fable-là, et fussent-elles toutes anéanties sur le globe, que Lucifer m'écorche tout vif, si je m'en trouvais plus à plaindre. Malheur à qui ne peut se passer, dans ses plaisirs ou dans sa société, d'un sexe bas, trompeur et faux, toujours occupé de nuire ou de teindre, toujours rampant, toujours perfide, et qui, comme la couleuvre, n'élève un instant la tête au-dessus du sol, que pour y carder son venin. Mais ne m'interromps plus, frère, si tu veux que je poursuive.

A l'égard des hommes, reprit mon instituteur, ils leur inspirent d'être soumis, d'abord aux prêtres, puis au roi, et définitivement à leurs chefs particuliers; ils leur recommandent d'être toujours prêts à verser leur sang pour l'une ou l'autre de ces causes.

Le danger des écoles, en Europe, est souvent le libertinage; ici, il en devient une loi. Un époux mépriserait sa femme, si elle lui donnait ses prémices19; ils appartiennent de droit aux prêtres; eux-seuls doivent flétrir cette fleur imaginaire, où nous avons la folie d'attacher tant de prix; de cette règle sont pourtant exceptés les sujets qui doivent être conduits au roi. Resserrés avec soin dans les maisons des gouverneurs de chaque province, ils n'entrent point dans les écoles; c'est un droit que les prêtres n'ont jamais osé disputer à leur souverain qui le possède, comme chef du temporel et du spirituel Toutes ces roses se cueillent à certains jours de fêtes, prescrits dans leur calendrier. Alors les temples se ferment; il n'est plus permis qu'aux seuls prêtres, d'y entrer, le plus grand silence règne aux environs; ou immolerait impitoyablement quiconque oserait le troubler. La défloration se fait aux pieds de l'idole. Le chef commence, il est suivi du collège entier. Les filles sont présentées deux fois, les garçons, une. Des sacrifices, suivent la cérémonie; à treize ou quatorze ans, les élèves retournent dans leurs familles; on leur demande s'ils ont été sanctifiés: s'ils ne l'avaient pas été, les garçons seraient horriblement méprisés, et les filles ne trouveraient aucun époux. Ce qui s'opère dans les provinces, se pratique de même dans la capitale; la seule différence qu'il y ait, lors de ces initiations, consiste dans le droit qu'a le monarque d'opérer, s'il veut, avant les prêtres. Ici, comme dans le royaume de Juida, si quelqu'un refusait de placer ses enfans dans ces écoles, les prêtres pourraient les faire enlever.—Que d'infamies, m'écriai-je; toutes ces turpitudes me choquent au dernier point. Mais je ne tiens pas, je l'avoue, a voir la pédérastie érigée en initiation religieuse; à quel point de corruption doit être parvenu un peuple, pour instituer ainsi en coutume, le vice le plus affreux, le plus destructeur de l'humanité, le plus scandaleux, le plus contraire aux loix de la nature, et le plus dégoûtant de la terre.—Que d'invectives, me répondit le Portugais, (trop malheureux partisan de cette intolérable dépravation!) Écoute, ami, je veux bien m'interrompre un moment, pour te convaincre de tes torts, .au risque de contrarier quelques uns de mes principes, pour mieux te prouver l'injustice des tiens. N'imagine pas que cette erreur à laquelle on attache une si grande importance en Europe, soit aussi conséquente qu'on le croit. De quelque manière qu'on veuille l'envisager, on ne la trouvera dangereuse, que dans un seul point. Le tort qu'elle fait à la population. Mais ce tort est-il bien réel? c'est ce qu'il s'agit d'examiner. Qu'arrive-t-il, en tolérant cet écart? qu'il naît, je le suppose, dans l'état, un petit nombre d'enfans de moins; est-ce donc un si grand mal, que cette diminution, et quel est le gouvernement assez faible, pour pouvoir s'en douter? Faut-il à l'État, un plus grand nombre de citoyens, que celui qu'il peut nourrir? Au-delà de cette quantité, tous les hommes, dans l'exacte justice, ne devraient-ils pas être maîtres de produire, ou de ne pas produire; je ne connais rien de si risible, que d'entendre crier sans-cesse pour la population. Vos compatriotes, sur-tout, vos chers Français, qui ne s'aperçoivent pas que si leur gouvernement les traite avec tant d'indifférence, que si leur fuite, leur mort le touche si peu, que si leurs loix les sacrifient chaque jour si inhumainement, ce n'est qu'à cause de leur trop grande population; que si cette population était moindre, ils deviendraient bien autrement chers à cet État qui se moque d'eux, et seraient bien autrement épargnés par le glaive atroce de Thémis; mais laissons ces imbéciles crier tout à leur aise, laissons-les remplir leurs dégoûtantes compilations de projets fastueux, pour augmenter des hommes, dont l'excès forme déjà un des plus grands vices de leur État, et voyons seulement si ce qu'ils désirent est un bien. J'ose dire que non: j'ose assurer que par-tout où la population et le luxe seront médiocres, l'égalité, dont tu parais si partisan, sera plus entière, et par conséquent, le bonheur de l'individu, plus certain. C'est l'abondance du peuple, et l'accroissement du luxe, qui produit l'inégalité des conditions, et tous les malheurs qui en résultent. Les hommes sont tous frères, chez le peuple médiocre et frugal; ils ne se connaissent plus, quand le luxe les déguise et que la population les avilit; à mesure qu'augmentent l'un et l'autre de ces choses, les droits du plus fort naissent insensiblement; ils asservissent le plus faible, le despotisme s'établit, le peuple se dégrade, et se trouve bientôt écrasé sous le poids des fers, que sa propre abondance lui forge20; ce qui diminue la population dans un État, sert donc cet État, au lieu de lui nuire; politiquement considéré, voilà donc ce vice si abominable, dans la classe des vertus, plutôt que dans celle des crimes, chez toutes les nations philosophes. L'examinerons-nous du côté de la nature? Ah! si l'intention de la nature eût été que tous les grains de bleds germassent, elle eût donné une meilleure constitution à la terre. Cette terre ne se trouverait pas si long-tems hors d'état de rapporter; toujours féconde, n'attendant jamais que la semence, on ne lui donnerait jamais, qu'elle ne rendît. Un coup-d'oeil sur le physique des femmes, et voyons si cela est. Une femme qui vit 70 ans, je suppose, en passe d'abord 14 sans pouvoir encore être utile; puis 20, où elle ne peut plus l'être: reste à 36, sur lesquelles il faut prélever 3 mois par an, où ses infirmités doivent encore l'empêcher de travailler aux vues de la nature, si elle est sage, et qu'elle veuille que le fruit produit soit bon. Reste donc 27 ans, au plus, sur 70, où la nature lui permet de la servir. Je le demande, est-il raisonnable de penser que si les vues de la nature tendaient à ce que rien ne fût perdu, elle consentirait à perdre autant21, et si cette perte est indiquée par ses propres loix, pouvons-nous légitimement contraindre les nôtres à punir ce qu'elle exige elle-même? La propagation n'est certainement pas une loi de la nature, elle n'en est qu'une tolérance: a-t-elle eu besoin de nous, pour produire les premières espèces? N'imaginons pas que nous lui soyons plus nécessaires pour les conserver, si l'existence de ces espèces était essentielle à ses plans; ce que nous adoptons de contraire à cette opinion, n'est que le fruit de notre orgueil.

 

Quand il n'y aurait pas un seul homme sur la terre, tout n'en irait pas moins comme il va; nous jouissons de ce que nous trouvons; mais, rien n'est créé pour nous; misérables créatures que nous sommes, sujets aux mêmes accidens que les autres animaux, naissant comme eux, mourant comme eux, ne pouvant vivre, nous conserver et nous multiplier que comme eux, nous nous avisons d'avoir de l'orgueil, nous nous avisons de croire que c'est en faveur de notre précieuse espèce que le soleil luit, et que les plantes croissent. O déplorable aveuglement! convainquons-nous donc que la nature se passerait aussi bien de nous, que de la classe des fourmis ou de celle des mouches; et que d'après cela, nous ne sommes nullement obligés à la servir dans la multiplication d'une espèce qui lui est indifférente, et dont l'extinction totale n'altérerait aucune de ses loix. On peut donc perdre, sans l'offenser en quoi que ce soit. Que dis-je? nous la servons, en n'augmentant pas une sorte de créature, dont la ruine entière, en lui rendant l'honneur de ses premières créations, lui ferait reprendre des droits, que sa tolérance nous cède. Le voilà donc, ce vice dangereux, ce vice épouvantable contre lequel s'arme imbécilement les loix et la société, le voilà donc démontré utile à l'État et à la nature, puisqu'il rend à l'un son énergie, en lui ôtant ce qu'il a de trop, et à l'autre sa puissance, en lui laissant l'exercice de ces premières opérations. Eh! si ce penchant n'était pas naturel, en recevrait-on les impressions, dès l'enfance? ne cèderait-il pas aux efforts de ceux qui dirigent ce premier âge de l'homme. Qu'on examine pourtant, les êtres qui en son empreints; il se développe; malgré toutes les digues qu'on lui oppose, il se fortifie avec les années; il résiste aux avis, aux sollicitations, aux terreurs d'une vie à venir, aux punitions, aux mépris, aux plus piquans attraits de l'autre sexe; est-ce donc l'ouvrage de la dépravation, qu'un goût qui s'annonce ainsi, et que veut-on qu'il soit, si ce n'est l'inspiration la plus certaine de la nature? Or, si cela est, l'offense-t-il? Inspirerait-elle ce qui l'outragerait? Permettrait-elle ce qui gênerait ses loix? Favoriserait-elle des mêmes dons, et ceux qui la servent, et ceux qui la dégradent? Etudions-la mieux, cette indulgente nature, avant d'oser lui fixer des limites. Analisons ses loix, scrutons ses intentions, et ne hasardons jamais de la faire parler sans l'entendre.

Osons n'en point douter enfin, il n'est pas dans les intentions de cette mère sage que ce goût s'éteigne jamais; il entre au contraire dans ses plans qu'il y ait, et des hommes qui ne procréent point, et plus de quarante ans dans la vie des femmes où elles ne le puissent pas, afin de nous bien convaincre que la propagation n'est pas dans ses loix, qu'elle ne l'estime point, qu'elle ne lui sert point, et que nous sommes les maîtres d'en user sur cet article comme bon nous semble, sans lui déplaire en quoi que ce soit, sans atténuer en rien sa puissance.

Cesse donc de te récrier contre le plus simple des travers, contre une fantaisie où l'homme est entraîné par mille causes physiques que rien ne peut changer ni détruire, contre une habitude enfin, que l'on tient de la nature, qui la sert, qui sert à l'État, qui ne fait aucun tort à la société, qui ne trouve d'antagonistes que parmi le sexe, dont elle abjure le culte, raison trop faible, sans doute, pour lui dresser des échafauds. Si tu ne veux pas imiter les philosophes de la Grèce, respecte au moins leurs opinions: Licurgue et Solon armèrent-ils Thémis contre ces infortunés? Bien plus adroits, sans doute, ils tournèrent au bien et à la gloire de la patrie le vice qu'ils y trouvèrent régnant. Ils en profitèrent pour allumer le patriotisme dans l'âme de leurs compatriotes: c'était dans le fameux bataillon des amans et des aimés22 que résidait la valeur de l'État. N'imagine donc pas que ce qui fit fleurir un peuple, puisse jamais en dégrader un autre. Que le soin de la cure de ces infidèles regarde uniquement le sexe qu'ils dépriment; que ce soit avec des chaînes de fleurs que l'amour les ramène en son temple; mais s'ils les brisent, s'ils résistent au joug de ce Dieu, ne crois pas que des invectives ou des sarcasmes, que des fers ou des bourreaux les convertissent plus sûrement: on fait avec les uns des stupides, et des lâches, des fanatiques avec les autres; on s'est rendu coupable de bêtises et de cruautés, et on n'a pas un vice de moins23.

Mais reprenons: quel fruit recueilleras-tu de la description que tu me demandes, si tu en interromps sans cesse le récit?

Les crimes contre la religion, continue le Portugais, existent ici comme dans notre Europe, et y sont même plus sévèrement punis24; le premier prêtre en devient le souverain juge et l'exécuteur: un mot contre le clergé ou contre l'idole, quelques négligences au service public du temple, l'inobservance de quelques fêtes, le refus de placer ses enfans dans les écoles, tout cela est puni de mort: on dirait que ce malheureux peuple, pressé de voir sa fin, imagine avec soin tout ce qui peut l'accélérer.

Ignorant absolument l'art de transmettre les faits, soit par l'écriture, soit par les signes hiérogliphiques, ce peuple n'a conservé aucuns mémoriaux qui puissent servir à la connaissance de sa généalogie ou de son histoire; il ne s'en croit pas moins le peuple le plus ancien de la terre: il dominait autrefois, assure-t-il, tout le continent, et principalement la mer, qu'il ne connaît pourtant plus aujourd'hui; sa position dans le milieu des terres, ses perpétuelles dissentions avec les peuples de l'Orient et de l'Occident, qui l'empêchent de s'étendre jusques-là, le privera vraisemblablement encore long-tems de connaître les côtes qui l'avoisinent. Son seul commerce consiste à exporter son riz, son manioc et son maïs aux Jagas, qui habitant un pays sablonneux, se trouvent manquer souvent de ces précieuses denrées; ils en importent des poissons qu'il aime beaucoup et qu'il mange presqu'avec la même avidité que la chair humaine; les querelles survenues dans ces échanges sont un de ses fréquens motifs de guerre, et alors il se bat au lieu de commercer, les comptoirs deviennent des champs de bataille.

La politique, qui apprend à tromper ses semblables en évitant de l'être soi-même, cette science née de la fausseté et de l'ambition, dont l'homme c'était fait une vertu, l'homme social un devoir, et l'honnête homme un vice.... La politique, dis-je, est entièrement ignorée de ce peuple; ce n'est pas qu'il ne soit ambitieux et faux, mais il l'est sans art, et comme ceux auxquels il a affaire ne sont pas plus fins, il en résulte qu'ils se trompent gauchement les uns et les autres; mais tout autant que s'ils le faisaient avec plus d'industrie. Le peuple de Butua tâche d'être le plus fort dans les combats, de gagner le plus qu'il peut dans ses échanges, voilà où se bornent toutes ses ruses. Il vit d'ailleurs avec insouciance et sans s'inquiéter du lendemain, jouit du présent le mieux qu'il peut, ne se rappelle point le passé, et ne prévoit jamais l'avenir; il ne sait pas mieux l'âge qu'il a; il sait celui de ses enfans jusqu'à quinze ou vingt ans, puis il l'oublie et n'en parle plus.

Ces Africains ont quelques légères connaissances d'astronomie, mais elles sont mêlées d'une si grande foule d'erreurs et de superstition, qu'il est difficile d'y rien comprendre; ils connaissent le cours des astres, prédisent assez bien les variations de l'atmosphère, et divisent leurs tems par les différentes phases de la lune: quand on leur demande quelle est la main qui meut les astres dans l'espace, quel est enfin le plus puissant des êtres, ils répondent que c'est leur idole, que c'est elle qui a créé tout ce que nous voyons, qui peut le détruire à son gré, et que c'est pour prévenir cette destruction qu'ils arrosent sans cesse ses autels de sang.

Leur nourriture ordinaire est le maïs, quelques poissons quand le commerce le leur en apporte, et de la chair humaine; ils en ont des boucheries publiques où l'on s'en fournit en tous tems; quelquefois ils joignent à cela de la chair de singe, qu'on estime fort dans ces contrées. Ils tirent du maïs une liqueur très-enivrante, et préférable à notre eau-de-vie; quelquefois ils la boivent pure, souvent ils la mêlent avec de l'eau communément mauvaise et saumâtre; ils ont une manière de confire et de garder l'igname25, qui le rend délicat et bon.

Ils n'ont point de monnaie entr'eux, ni signe qui la représente: chacun vit de ce qu'il a; ceux qui veulent des productions étrangères rapportées par les commerçans, se les procurent par échange, ou en prêt d'esclaves, de femmes et d'enfans pour les travaux ou pour les plaisirs. La table du Roi est servie des prémices de tout ce qui croit dans le pays, et de tout ce qui s'y apporte; il y a des gens chargés d'aller retirer ces différens tributs, et sans s'incommoder en rien, la nation le nourrit ainsi en détail. Il en est de même de la table des chefs et des prêtes. Rien ne se vend au peuple que ces premières maisons ne soient fournies. Ce sont les tributs imposés sur le commerce, une fois acquittés, le marchand tire ce qu'il peut de sa denrée, et s'en fait payer comme je viens de le dire.

Les établissemens de ce peuple, aussi médiocres que sa population, ne se voient guères qu'aux endroits les plus cultivés: on compte là une douzaine de maisons ensemble, sous l'autorité du plus ancien chef de famille, et sept ou huit de ces bourgades composent un district, au Gouverneur duquel les chefs particuliers rendent compte, comme ceux-ci le font au Roi. Les besoins, les volontés, les caprices des Gouverneurs sont expliqués aux Lieutenans des bourgades, qui exécutent à l'instant les ordres de ces petits despotes, autrement, et cela sans que le Roi pût le blâmer, le Gouverneur ferait brûler la bourgade et exterminer ceux qui l'habitent. Ce Lieutenant de bourgade ou chef particulier n'a nulle autorité dans son district, il n'en n'a que dans sa famille comme tous les autres individus; il n'est en quelque façon que le premier agent du despote; il n'est point étonnant de voir un de ces petits souverains faire passer l'ordre à une bourgade de son département de lui envoyer telle ou telle denrée, telle fille ou tel garçon, et le refus de cette sommation coûter l'existence entière de la bourgade; moins rare encore de voir deux ou trois principaux chefs se réunir, pour aller, par seul principe d'amusement, saccager, détruire, incendier une bourgade, et en massacrer tous les habitans sans aucune distinction d'âge ou de sexe; vous voyez alors ces malheureux sortir de leur hutte avec leurs femmes et leurs enfans, présenter à genoux la tête aux coups qui les menacent, comme des victimes dévouées, et sans qu'il leur vienne seulement à l'esprit de se venger ou de se défendre … puissant effet, d'un côté, de l'abaissement et de l'humiliation de ces peuples, et de l'autre, preuve bien singulière de l'excès du despotisme et de l'autorité des grands.... Que de réflexions fait naître cet exemple! serait-il réellement, comme je le suppose, une partie de l'humanité subordonnée à l'autre par les décrets de la main qui nous meut? Ne doit-on pas le croire en voyant ces usages dans l'enfance de toutes nos sociétés, comme chez ce peuple encore dans le sein de la nature, si cette nature incompréhensible a soumis à l'homme des animaux bien plus forts que lui, ne peut-elle pas lui avoir également donné des droits sur une portion affaiblie de ses semblables? et si cela est, que deviennent alors les systèmes d'humanité et de bienfaisance de nos associations policées?—Dusses-tu me gronder de l'interrompre encore, dis-je au Portugais, je ne te pardonne pas ces principes; ne tire jamais aucune conséquence, en faveur de la tyrannie, de toutes les horreurs que nous montre ce peuple; l'homme se corrompt dans le sein même de la nature, parce qu'il naît avec des passions dont les effets font frémir toutes les fois que la civilisation ne les enchaîne pas. Mais conclure de là que c'est chez l'homme sauvage et agreste qu'il faut se choisir des modèles, ou reconnaître les véritables inspirations de la nature, serait avancer une opinion fausse: la distance de l'homme à la nature est égale, puisqu'il peut être aussi-tôt corrompu par ses passions dès le berceau de cette nature, que dans son plus grand éloignement. C'est donc dans le calme qu'il faut juger l'homme, ou dans l'état tranquille où le mettent à la longue les digues de ses passions élevées par le législateur qui le civilise.—Je poursuivrai, reprit Sarmiento, car il faudrait, sans cela, discuter si cette main qui élève des digues, a réellement le droit de les édifier, si c'est un bonheur qu'elle l'entreprenne, si les passions qu'elle veut subjuguer sont bonnes ou mauvaises, si, de quelqu'espèce qu'elles puissent être, leurs effets contrariés les uns par les autres, ne contribueraient pas plus au bonheur de l'homme que cette civilisation qui le dégrade; or, nous perdrions un tems énorme dans cette dissertation, et nous aurions beaucoup parlé tous deux sans nous convaincre.... Je reprends donc.

15Cette différence est portée jusqu'à 3.982 livres d'air, desquels nous sommes plus ou moins pressés dans les variations du temps. Est-il étonnant, d'après cela, que nous éprouvions une différence aussi sensible dans notre organisation d'une saison à l'autre.
16Il est vraisemblable que ce peuple tient cette exécrable coutume, de ses voisins les Hottentots, où elle est générale; une chose plus singulière est que le capitaine Cook l'ait trouvée dans plusieurs de ses découvertes, et particulièrement à la nouvelle Zélande.
17La bravoure et la férocité ont un sens où elles peuvent se confondre. En quoi consiste la bravoure? à étouffer les sentimens naturels, qui nous portent à notre conservation; dans la férocité, il s'agit de la conservation des autres; mais le mouvement est toujours d'étouffer la loi naturelle, on a donc eu tort de dire, qu'un homme féroce n'était jamais brave; le courage, à le bien prendre, n'est qu'une sorte de férocité, et ne peut être compris, philosophiquement parlant, que dans la classe des vices; nos seuls préjugés en font une vertu; mais nos préjugés sont toujours bien loin de la nature.
18Le rival de Dieu est peint sous l'emblème du serpent: nous savons l'histoire du serpent d'airain, chez les juifs; le culte du serpent, en un mot, est universel; l'instrument que nous employons dans nos églises, sous cette forme, est un reste de cette idolâtrie.
19Ce peuple n'est pas le seul dominé par cette opinion; un des personnages de la scène entrera bientôt dans un plus grand détail sur ces usages. Nous y renvoyons le lecteur.
20Voici sans doute l'endroit où Sarmiento doit, suivant ce qu'il a dit, contrarier ses principes; car nous avons vu et nous verrons encore qu'il est bien loin d'être le partisan de l'égalité, il arrive souvent que pour étayer un système, quand on le discute avec un homme prévenu, on est obligé de donner entorse à quelqu'un de ses principes, pour mieux convaincre l'adversaire en parlant de ses moeurs ou des opinions qu'il a. Il est clair que c'est ici l'histoire du Portugais.
21A combien peu d'années seroit réduit le temps de cette fertilité, si l'on avoit, en supposant la femme grosse tous les ans, retranché les neuf mois, où quelque semence que le champ reçoive, il ne peut plus cependant rapporter; la fertilité de la femme qu'on suppose, ne s'entendroit plus qu'à 80 mois sur 70 ans. Quelle preuve de plus pour l'assertion.
22Voyez Plutarque, vie de Solon et de Licurgue.
23«Quant aux peines infligées contre l'ennemi des plaisirs purs et chastes de la nature, elles doivent dépendre du caractère de la nation que gouverne le législateur; sans cela, la loi qui protège les moeurs peut devenir aussi dangereuse que leur infraction.» Philosophie de la Nature, tome I, page 267.
24Les rigueurs théocratiques étayent toujours l'aristocratie; la religion n'est que le moyen de la tyrannie, elle la soutient, elle lui prête des forces. Le premier devoir d'un Gouvernement libre, ou qui recouvre sa liberté, doit être incontestablement le brisement total de tous les freins religieux; bannir les Rois, sans détruire le culte religieux, c'est ne couper qu'une des têtes de l'hydre; la retraite du despotisme est le parvis des temples; persécuté dans un État, c'est-là qu'il se réfugie, et c'est de là qu'il reparaît pour renchaîner les hommes quand on a été assez mal-adroit pour ne pas l'y poursuivre en détruisant et son perfide asyle et les scélérats qui le lui donnent.
25La racine de l'igname est longue d'un pied et demi dans les bonnes terres; elle se plante en Décembre: on connaît sa maturité lorsque ses feuilles se flétrissent: on la coupe en morceaux, on la mange rôtie sur la braise; ou bien on la fait bouillir avec de la chair salée; elle sert quelque fois de pain: on en fait aussi des bouillies agréables; les nègres en font du langou et du pain.