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Aline et Valcour, tome 2

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Il y a long-tems, reprit Sarmiento, que les Portugais désirent d'être maîtres de ce royaume, afin que leurs colonies puissent se donner la main d'une cote à l'autre, et que rien, du Mosa Imbique à Binguelle, ne puisse arrêter leur commerce. Mais ces peuples-ci n'ont jamais voulu s'y prêter.—Pourquoi ne t'a-t-on pas chargé de la négociation, dis-je au Portugais.—Moi? Apprends à me connaître; ne devines-tu pas à mes principes, que je n'ai jamais travaillé que pour moi: lorsque j'ai été conduit comme toi dans cet empire, j'étais exilé sur les côtes d'Afrique pour des malversations dans les mines de diamans de Rio-Janeïro, dont j'étais intendant; j'avais, comme cela se pratique en Europe, préféré ma fortune à celle du Roi; j'étais devenu riche de plusieurs millions, je les dépensais dans le luxe et dans l'abondance: on m'a découvert; je ne volais pas assez, un peu plus de hardiesse, tout fût resté dans le silence; il n'y a jamais que les malfaiteurs en sous-ordre qui se cassent le cou, il est rare que les autres ne réussissent pas; je devais d'ailleurs user de politique, je devais feindre la réforme, au lieu d'éblouir par mon faste; je devais comme font quelque fois vos ministres en France, vendre mes meubles et me dire ruiné12, je ne l'ai pas fait, je me suis perdu. Depuis que j'étudie les hommes, je vois qu'avec leurs sages loix et leurs superbes maximes, ils n'ont réussi qu'à nous faire voir que le plus coupable était toujours le plus heureux; il n'y a d'infortuné que celui qui s'imagine faussement devoir compenser par un peu de bien le mal où son étoile l'entraîne. Quoi qu'il en soit, si j'étais resté dans mon exil, j'aurais été plus malheureux, ici du moins, j'ai encore quelqu'autorité: j'y joue un espèce de rôle; j'ai pris la parti d'être intrigant bas et flatteur, c'est celui de tous les coquins ruinés; il m'a réussi: j'ai promptement appris la langue de ces peuples, et quelques affreuses que soient leurs moeurs, je m'y suis conformé; je te l'ai déjà dit, mon cher, la véritable sagesse de l'homme est d'adopter la coutume du pays où il vit. Destiné à me remplacer, puisse-tu penser de même, c'est le voeu le plus sincère que je puisse faire pour ton repos.—Crois-tu donc que j'aie le dessein de passer comme toi mes jours ici?—N'en dis mot, si ce n'est pas ton projet; ils ne souffriraient pas que tu les quittasses après les avoir connus, ils craindraient que tu n'instruisisse les Portugais de leur faiblesse; ils te mangeraient plutôt que de te laisser partir.—Achève de m'instruire, ami, quel besoin tes compatriotes ont-ils de s'emparer de ces malheureuses contrées?—Ignores-tu donc que nous sommes les courtiers de l'Europe, que c'est nous qui fournissons de nègres tous les peuples commerçans de la terre.—Exécrable métier, sans doute, puisqu'il ne place votre richesse et votre félicité que dans le désespoir et l'asservissement de vos frères.—O Sainville! je ne te verrai donc jamais philosophe; où prends-tu que les hommes soient égaux? La différence de la force et de la faiblesse établie par la nature, prouve évidemment qu'elle a soumis une espèce d'homme à l'autre, aussi essentiellement qu'elle a soumis les animaux à tous. Il n'est aucune nation qui n'ait des castes méprisées: les nègres sont à l'Europe ce qu'étaient les Ilotes aux Lacédémoniens, ce que sont les Parias aux peuples du Gange. La chaîne des devoirs universels est une chimère, mon ami, elle peut s'étendre d'égal à égal, jamais du supérieur à l'inférieur; la diversité d'intérêt détruit nécessairement la ressemblance des rapports. Que veux-tu qu'il y ait de commun entre celui qui peut tout, et celui qui n'ose rien? Il ne s'agit pas de savoir lequel des deux a raison; il n'est question que d'être persuadé que le plus faible a toujours tort: tant que l'or, en un mot, sera regardé comme la richesse d'un État, et que la nature l'enfouira dans les entrailles de la terre, il faudra des bras pour l'en tirer; ceci posé, voilà la nécessité de l'esclavage établie; il n'y en avait pas, sans doute, à ce que les blancs subjuguassent les noirs, ceux-ci pouvaient également asservir les autres; mais il était indispensable qu'une des deux nations fût sous le joug, il était dans la nature que ce fût le plus faible, et les noirs devenaient tels, et par leurs moeurs, et par leur climat. Quelque objection que tu puisses faire, enfin, il n'est pas plus étonnant de voir l'Europe enchaîner l'Afrique, qu'il ne l'est de voir un bouclier assommer le boeuf qui sert à te nourrir; c'est par-tout la raison du plus fort; en connais-tu de plus éloquente?—Il en est sans doute de plus sages: formés par la même main, tous les hommes sont frères, tous se doivent à ce titre des secours mutuels, et si la nature en a créé de plus faibles, c'est pour préparer aux autres le charme délicieux de la bienfaisance et de l'humanité.... Mais revenons au fond de la question, tu rends un continent malheureux pour fournir de l'or aux trois autres; est-il bien vrai que cet or soit la vraie richesse d'un État? Ne jetons les yeux que sur ta Patrie: dis-moi Sarmiento, crois-tu le Portugal, plus florissant depuis qu'il exploite des mines? Partons d'un point: en 1754, il avait été apporté dans ton Royaume plus de deux milliards des mines du Brésil depuis leur ouverture, et cependant à cette époque ta Nation ne possédait pas cinq millions d'écus: vous deviez aux Anglais cinquante millions, et par conséquent rien qu'à un seul de vos créanciers trente-cinq fois plus que vous ne possédiez; si votre or vous appauvrit à ce point, pourquoi sacrifiez-vous tant au désir de l'arracher du sein de la terre? Mais si je me trompe, s'il vous enrichit, pourquoi dans ce cas l'Angleterre vous tient-elle sous sa dépendance?—C'est l'agrandissement de votre monarchie qui nous a précépité dans les bras de l'Angleterre, d'autres causes nous y retiennent peut-être; mais voilà la seule qui nous y a placé. La maison de Bourbon ne fut pas plutôt sur le trône d'Espagne, qu'au lieu de voir dans vous un appui comme autrefois, nous y redoutâmes un ennemi puissant; nous crûmes trouver dans les Anglais ce que les Espagnols avaient en vous, et nous ne rencontrâmes en eux que des tuteurs despotes, qui abusèrent bientôt de notre faiblesse; nous nous forgeâmes des fers sans nous en douter. Nous permîmes l'entrée des draps d'Angleterre sans réfléchir au tort que nous faisions à nos manufactures par cette tolérance, sans voir que les Anglais ne nous accordaient en retour d'un tel gain pour eux, et d'une si grande perte pour nous, que ce qu'avait déjà établi leur intérêt particulier, telle fut l'époque de notre ruine, non-seulement nos manufactures tombèrent, non-seulement celles des Anglais anéantirent les nôtres, mais les comestibles que nous leur fournissions n'équivalant pas à beaucoup près les draps que nous recevions d'eux, il fallut enfin les payer de l'or que nous arrachions du Brésil; il fallut que les galions passassent dans leurs ports sans presque mouiller dans les nôtres.—Et voilà comme l'Angleterre s'empara de votre commerce, vous trouvâtes plus doux d'être menés, que de conduire; elle s'éleva sur vos raines, et le ressort de votre ancienne industrie entièrement rouillé dans vos mains, ne fut plus manié que par elle. Cependant le luxe continuait de vous miner: vous aviez de l'or, mais vous le vouliez manufacturé; vous l'envoyiez à Londres pour le travailler, il vous en coûtait le double, puisque vous ôtiez d'une part dans la masse de l'or monnoyé celui que vous faisiez façonner pour votre luxe, et celui dont vous étiez encore obligé de payer la main-d'oeuvre. Il n'y avait pas jusqu'à vos crucifix, vos reliquaires, vos chapelets, vos ciboires, tous ces instrumens idolâtres dont la superstition dégrade le culte pur de l'Éternel, que vous ne fissiez faire aux Anglais; ils surent enfin vous subjuguer au point de se charger de votre navigation de l'ancien monde, de vous vendre des vaisseaux et des munitions pour vos établissemens du nouveau; vous enchaînant toujours de plus en plus, ils vous ravirent jusqu'à votre propre commerce intérieur: on ne voyait plus que des magasins anglais à Lisbonne, et cela sans que vous y fissiez le plus léger profit; il allait tout à leurs commettans; vous n'aviez dans tout cela que le vain honneur de prêter vos noms; ils furent plus loin: non-seulement ils ruinèrent votre commerce, mais ils vous firent perdre votre crédit, en vous contraignant à n'en avoir plus d'autre que le leur, et ils vous rendirent par ce honteux asservissement les jouets de toute l'Europe. Une nation tellement avilie doit bientôt s'anéantir: vous l'avez vu, les arts, la littérature, les sciences se sont ensevelis sous les ruines de votre commerce, tout s'altère dans un État quand le commerce languit; il est à la Nation ce qu'est le suc nourricier aux différentes parties du corps, il ne se dissout pas que l'entière organisation ne s'en ressente. Vous tirer de cet engourdissement serait l'ouvrage d'un siècle, dont rien n'annonce l'aurore; vous auriez besoin d'un Czar Pierre, et ces génies-là ne naissent pas chez le peuple que dégrade la superstition: Il faudrait commencer par secouer le joug de cette tyrannie religieuse, qui vous affaiblit et vous déshonore; peu-à-peu l'activité renaîtrait, les marchands étrangers reparaîtraient dans vos ports, vous leur vendriez les productions de vos colonies, dont les Anglais n'enlèvent que l'or; par ce moyen, vous ne vous apercevriez pas de ce qu'ils vous ôtent, il vous en resterait autant qu'ils vous en prennent, votre crédit se rétablirait, et vous vous affranchiriez du joug en dépit d'eux.—C'est pour arriver là que nous ranimons nos manufactures.—Il faudrait avant cultiver vos terres, vos manufactures ne seront pour vous des sources de richesses réelles, que quand vous aurez dans votre propre sol la première matière qui s'y emploie; quel profit ferez-vous sur vos draps; si vous êtes obligés d'acheter vos laines? Quel gain retirerez-vous de vos soies, quand vous ne saurez conduire ni vos mûriers, ni vos cocons? Que vous rapporteront vos huiles, quand vous ne soignerez pas vos oliviers? A qui débiterez-vous vos vins, quand d'imbéciles réglemens vous feront arracher vos seps, sous prétexte de semer du bled à leur place, et que vous pousserez l'imbécillité au point de ne pas savoir que le bled ne vient jamais bien dans le terrain propre à la vigne.—L'inquisition nous enlève les bras auxquels nous avons confié la plus grande partie de ces détails; ces braves agriculteurs qu'elle condamne et qu'elle exile, nous avaient appris en cultivant le sol des terres dont nous nous contentions de fouiller les entrailles, ou pouvait rendre une colonie plus utile à sa métropole, que par tout l'or que cette colonie pouvait offrir; la rigueur de ce tribunal de sang est une des premières causes de notre décadence.—Qui vous empêche de l'anéantir? Pourquoi n'osez-vous envers lui ce que vous avez osé envers les Jésuites, qui ne vous avaient jamais fait autant de mal? Détruisez, anéantissez sans pitié ce ver rongeur qui vous mine insensiblement; enchaînez de leurs propres fers ces dangereux ennemis de la liberté et du commerce; qu'on ne voie plus qu'un auto-da-fè à Lisbonne, et que les victimes consumées soient les corps de ces scélérats; mais si vous aviez jamais ce courage, il arriverait alors quelque chose de fort plaisant, c'est que les Anglais, ennemis avec raison de ce tribunal affreux, en deviendraient pourtant les défenseurs; ils le protégeraient, parce qu'il sert leurs vues; ils le soutiendraient, parce qu'ils vous tient dans l'asservissement où ils vous veulent: ce serait l'histoire des Turcs protégeant autrefois le Pape contre les Vénitiens, tant il est vrai que la superstition est d'un secours puissant dans les mains du despotisme, et que notre propre intérêt nous engage souvent à faire respecter aux autres ce que nous méprisons nous-mêmes. Croyez-moi; qu'aucune considération secondaire, qu'aucun respect puéril ne vous fasse négliger votre agriculture; une nation n'est vraiment riche que du superflu de son entretien, et vous n'avez pas même le nécessaire; ne vous rejetez pas sur la faiblesse de votre population, elle est assez nombreuse pour donner à votre sol toute la vigueur dont il est susceptible; ce ne sont point vos bras qui sont faibles, c'est le génie de votre administration; sortez de cette inertie qui vous dessèche. Appauvri, végétant sur votre monceau d'or, vous me donnez l'idée de ces plantes qui ne s'élèvent un instant au-dessus du sol que pour retomber l'instant d'après faute de substance; rétablissez sur-tout cette marine, dont vous tiriez tant de lustre autrefois; rappelez ces tems glorieux où le pavillon portugais s'ouvrait les portes dorées de l'Orient; où, doublant le premier avec courage, (le Cap inconnu de l'Afrique) il enseignait aux Nations de la terre la route de ces Indes précieuses, dont elles ont tiré tant de richesses.... Aviez-vous besoin des Anglais alors?… Servaient-ils de pilotes à vos navires? Sont-ce leurs armes qui chassèrent les Maures du Portugal? Sont-ce eux qui vous aidèrent jadis dans vos démêlés particuliers? Vous ont-ils établis en Afrique? En un mot, jusqu'à l'époque de votre faiblesse, sont-ce eux qui vous ont fait vivre, et n'êtes-vous pas le même peuple? Ayez des alliés enfin; mais n'ayez jamais de protecteurs.—Pour en venir à ce point, ce n'est pas seulement à l'inquisition qu'il faudrait s'en prendre, ce devrait être à la masse entière du clergé: il faudrait retrancher ses membres des conseils et des délibérations; uniquement occupé de faire des bigots de nous, il nous empêchera toujours d'être négocians, guerriers ou cultivateurs, et comment anéantir cette puissance dont notre faiblesse a nourri l'empire?—Par les moyens qu'Henri VIII prit en Angleterre: il rejeta le frein qui gênait son peuple; faites de même. Cette inquisition qui vous fait aujourd'hui frémir, la redoutiez-vous autant lorsque vous condamnâtes à mort le grand inquisiteur de Lisbonne, pour avoir trempé dans la conjuration qui se forma contre la maison de Bragance? Ce que vous avez pu dans un tems, pourquoi ne l'osez-vous pas dans un autre? Ceux qui conspirent contre l'État ne méritent-ils pas un sort plus affreux que ceux qui cabalent contre des rois?—N'espérez point un pareil changement, ce serait risquer de soulever la Nation, que de lui enlever les hochets religieux dont elle s'amuse depuis tant de siècles. Elle aime trop les fers dont on l'accable, pour les lui voir briser jamais; disons mieux, la puissance des Anglais a trop d'activité, sur nous, pour que rien de tout, cela nous devienne possible. Notre premier tort est d'avoir plié sous le joug.... Nous n'en sortirons jamais. Nous sommes comme ces enfans trop accoutumés aux lisières, ils tombent dès qu'on les leur ôte; peut-être vaut-il mieux pour nous que nous restions comme nous sommes: toute variation est nuisible dans l'épuisement.

 

Nous en étions là de notre conversation, quand nous vîmes arriver à nous dix ou douze sauvages, conduisant une vingtaine de femmes noires, et s'avançant vers le palais du Prince.—Ah! dit Sarmiento, voilà le tribut d'une des provinces, retournons promptement, le Roi voudra sans doute te faire commencer tout de suite les fonctions de ta charge.—Mais instruis-moi du moins; comment puis-je deviner le genre de beauté qu'il désire trouver dans ses femmes, et ne le sachant pas, comment réussirai-je dans le choix dont il me charge?—D'abord, tu ne les verras jamais au visage, cette partie sera toujours cachée; je te l'ai dit, deux nègres, la massue haute, seront près de toi pendant ton examen, et pour t'ôter l'envie de les voir, et pour prévenir les tentatives. Cependant, tu reverras après sans difficultés une partie de ces femmes; une fois reçues, il ne soustrait à nos yeux que celles dont il est le plus jaloux, mais comme il ignore quand elles arrivent, s'il n'y en a pas dans le nombre qu'il aura le désir de soustraire, on les voile toutes. A l'égard de leurs corps, tes yeux n'étant point faits aux appas de ces négresses, je conçois ta peine à discerner dans elles ceux qui peuvent les rendre dignes de plaire; mais la couleur ne fait pourtant rien à la beauté des formes … que ces formes soient bien régulières, belles et bien prises; rejette absolument tout défaut qui pourrait atténuer leur délicatesse … que les chairs soient fermes et fraîches; réalise la virginité, c'est un des points les plus essentiels … de la sublimité, sur-tout, dans ces masses voluptueuses, qui rendirent la Venus de Grèce un chef-d'oeuvre, et qui lui valurent un temple chez le peuple le plus sensible et le plus éclairé de la terre.... D'ailleurs, je serai là, je guiderai tes premières opérations … tu chercheras mes yeux; ton choix y sera toujours peint.

Nous rentrâmes: le monarque s'était déjà informé de nous: on lui annonça le détachement qui paraissait; il ordonna, comme l'avait prévu Sarmiento, que je fusses mis sur-le-champ en possession de mon emploi. Les femmes arrivèrent, et après quelques heures de repos et de rafraîchissement, entre deux nègres, la massue élevée sur ma tête et Sarmiento près de moi, dans un appartement reculé du palais, je commençai mes respectables fonctions. Les plus jeunes m'embarrassèrent. Il y en avait la moitié sur le total, qui n'avait pas douze ans; comment trouver le beau dans des formes qui ne sont encore qu'indiquées. Mais sur un signe de Sarmiento, j'admis sans difficultés ces enfans, dès que je ne leur trouvai pas de défauts essentiels. L'autre moitié m'offrit des attraits mieux développés; j'eus moins de peine à fixer mon choix: j'en réformai, dont la taille et les proportions étaient si grossières, que je m'étonnai qu'on osât les présenter au monarque. Sarmiento lui conduisit le résultat de mes premières opérations; il l'attendait avec impatience. Il fit aussitôt passer ces femmes dans ses appartemens secrets, et les émissaires furent congédiés avec celles dont je n'avais pas voulu.

L'ordre venait d'être donné, de me mettre en possession d'un logis voisin de celui du Portugais.—Allons-y, me dit mon prédécesseur; le monarque absorbé dans l'examen de ces nouvelles possessions, ne sera plus visible du jour.

Mais conçois tu, dis-je, en marchant, à Sarmiento; conçois-tu qu'il y ait des êtres à qui la débauche rende sept ou huit cents femmes nécessaires?—Il n'y a rien dans ces choses-là, que je ne trouve simple, me répondit Sarmiento.—Homme dissolu!—Tu m'invectives à tort; n'est-il pas naturel de chercher à multiplier ses jouissances? Quelque belle que soit une femme, quelque passionné que l'on en soit, il est impossible de ne pas être fait, au bout de quinze jours, à la monotonie de ses traits, et comment ce qu'on sait par coeur, peut-il enflammer les désirs?… Leur irritation n'est-elle pas bien plus sûre, quand les objets qui les excitent, varient sans-cesse autour de vous? Où vous n'avez qu'une sensation, l'homme qui change ou qui multiplie, en éprouve mille. Dès que le désir n'est que l'effet de l'irritation causée par le choc des atomes de la beauté, sur les esprits animaux13, que la vibration de ceux-ci ne peut naître que de la force ou de la multitude de ces chocs. N'est-il pas clair que plus vous multiplierez la cause de ces chocs, et plus l'irritation sera violente. Or, qui doute que dix femmes à la fois sous nos yeux, ne produisent, par l'émanation de la multitude, des chocs de leurs atomes, sur les esprits animaux, une inflammation plus violente, que ne pourrait faire une seule? Il n'y a ni principe, ni délicatesse dans cette débauche; elle n'offre à mes yeux qu'un abrutissement qui révolte.—Mais faut-il chercher des principes dans un genre de plaisir qui n'est sûr qu'autant qu'on brise des freins, à l'égard de la délicatesse, défais-toi de l'idée où tu es, qu'elle ajoute aux plaisirs des sens. Elle peut être bonne à l'amour, utile à tout ce qui tient à son métaphysique; mais elle n'apporte rien au reste. Crois-tu que les Turcs, et en général, tous les Asiatiques, qui jouissent communément seuls, ne se rendent pas aussi heureux que toi, et leur vois-tu de la délicatesse? Un sultan commande ses plaisirs, sans se soucier qu'on les partage14. Qui sait même si de certains individus capricieusement organisés, ne verraient pas cette délicatesse si vantée, comme nuisible aux plaisirs qu'ils attendent. Toutes ces maximes qui te paraissent erronées, peuvent être fondées en raison; demande à Ben Mâacoro, pourquoi il punit si sévèrement les femmes qui s'avisent de partager sa jouissance; il te répondra avec les habitans mal organisés (selon toi), avec les habitans, dis-je, de trois parties de la terre, que la femme qui jouit autant que l'homme, s'occupe d'autre chose que des plaisirs de cet homme, et que cette distraction qui la force de s'occuper d'elle, nuit au devoir où elle est, de ne songer qu'à l'homme; que celui qui veut jouir complètement, doit tout attirer à lui; que ce que la femme distrait de la somme des voluptés, est toujours aux dépens de celle de l'homme; que l'objet, dans ces momens-là, n'est pas de donner, mais de recevoir; que le sentiment qu'on tire du bienfait accordé, n'est que moral, et ne peut dès-lors convenir qu'à une certaine sorte de gens, au lieu que la sensation ressentie du bienfait reçu, est physique et convient nécessairement à tous les individus, qualité qui la rend préférable à ce qui ne peut être aperçu que de quelques-uns; qu'en un mot, le plaisir goûté avec l'être inerte ne peut point ne pas être entier, puisqu'il n'y a que l'agent qui l'éprouve, et de ce moment, il est donc bien plus vif.—En ce cas, il faut établir que la jouissance d'une statue sera plus douce que celle d'une femme?—Tu ne m'entends point; la volupté imaginée par ces gens-là, consiste en ce que le succube puisse et ne fasse pas, en ce que les facultés qu'il a et qu'il est nécessaire qu'il ait, ne s'employent qu'à doubler la sensation de l'incube, sans songer à la ressentir.—Ma foi, mon ami, je ne vois là que de la tyrannie et des sophismes.—Point de sophismes; de la tyrannie, soit; mais qui te dit qu'elle n'ajoute pas à la volupté? Toutes les sensations se prêtent mutuellement des forces: l'orgueil, qui est celle de l'esprit, ajoute à celle des sens; or, le despotisme, fils de l'orgueil, peut donc, comme lui, rendre une jouissance plus vive. Jette les yeux sur les animaux; regarde s'ils ne conservent pas cette supériorité si flatteuse, ce despotisme si sensuel, que tu cèdes imbécilement. Vois la manière impérieuse dont ils jouissent de leurs femelles. Le peu de désir qu'ils ont de faire partager ce qu'ils sentent, l'indifférence qu'ils éprouvent, quand le besoin n'existe plus, et n'est-ce pas toujours chez eux, que la nature nous donne des leçons? Mais réglons nos idées sur ses opérations: si elle eût voulu de l'égalité dans le sentiment de ces plaisirs-là, elle en eût mis dans la construction des créatures qui doivent le ressentir; nous voyons pourtant le contraire. Or, s'il y a une supériorité établie, décidée de l'un des deux sexes, sur l'autre, comment ne pas se convaincre qu'elle est une preuve de l'intention qu'a la nature, que cette force, que cette autorité, toujours manifestée par celui qui la possède, le soit également dans l'acte du plaisir, comme dans tous les autres?—Je vois cela bien différemment, et ces voluptés doivent être bien tristes, toutes les fois qu'elles ne sont point partagées; l'isolisme m'effraye; je le regarde comme un fléau; je le vois, comme la punition de l'être cruel ou méchant, abandonné de toute la terre; il doit l'être de sa compagne, il n'a pas su répandre le bonheur; il n'est plus fait pour le sentir.—C'est avec cette pusillanimité de principes, que l'on reste toujours dans l'enfance, et qu'on ne s'élève jamais à rien; voilà comme on vit et meurt dans le nuage de ses préjugés, faute de force et d'énergie, pour en dissiper l'épaisseur.—Qu'a de nécessaire cette opération, dès qu'elle outrage la vertu?—Mais la vertu, toujours plus utile aux autres qu'à nous, n'est pas la chose essentielle; c'est la vérité seule qui nous sert; et s'il est malheureusement vrai qu'on ne la trouve qu'en s'écartant de la vertu, ne vaut-il pas mieux s'en détourner un peu, pour arriver à la lumière, que d'être toujours dupe et bon dans les ténèbres?—J'aime mieux être faible et vertueux, que téméraire et corrompu. Ton âme s'est dégradée à la dangereuse école du monstre affreux dont tu habites la cour.—Non, c'est la faute de la Nature; elle m'a donné une sorte d'organisation vigoureuse, qui semble s'accroître avec l'âge, et qui ne saurait s'arranger aux préjugés vulgaires; ce que tu nommais en moi dépravation, n'est qu'une suite de mon existence; j'ai trouvé le bonheur dans mes systèmes, et n'y ai jamais connu le remord. C'est de cette tranquillité, dans la route du mal, que je me suis convaincu de l'indifférence des actions de l'homme. Allumant le flambeau de la philosophie à l'ardent foyer des passions, j'ai distingué à sa lueur, qu'une des premières loix de la nature, était de varier toutes ses oeuvres, et que dans leur seule opposition, se trouvait l'équilibre qui maintenait l'ordre général; quelle nécessité d'être vertueux, me suis-je dit, dès que le mal sert autant que le bien? Tout ce que crée la nature, n'est pas utile, en ne considérant que nous; cependant tout est nécessaire; il est donc tout simple que je sois méchant, relativement à mes semblables, sans cesser d'être bon à ses yeux: pourquoi m'inquiéterai-je alors?—Eh! n'as-tu pas toujours les hommes, qui te puniront de les outrager.—Qui les craint, ne jouit pas.—Qui les brave, est sur de les irriter, et comme l'intérêt général combat toujours l'intérêt particulier, celui qui sacrifie tout à soi, celui qui manque à ce qu'il doit aux autres, pour n'écouter que ce qui le flatte, doit nécessairement succomber, il ne doit trouver que des écueils.—Le politique les évite, le sage apprend à ne les pas craindre. Mets la main sur ce coeur, mon ami; il y a cinquante ans que le vice y règne, et vois pourtant comme il est calme.—Ce calme pervers est le fruit de l'habitude de tes faux principes, ne le mets pas sur le compte de la nature; elle te punira tôt ou tard de l'outrager.—Soit, ma tête n'est élevée vers le ciel que pour attendre la foudre; je ne tiens point le bras qui la lance; mais j'ai la gloire de le braver.—Et nous entrâmes dans le logis, qui m'était destiné.

 

C'était une cabane très-simple, partagée par des clayes, en trois ou quatre pièces, où je trouvai quelques nègres, que le roi me donnait, pour me servir. Ils avaient ordre de me demander si je voulais des femmes, je répondis que non, et les congédiai, ainsi que le Portugais, en les assurant que je n'avais besoin que d'un peu de repos.

A peine fus-je seul, que je fis de sérieuses réflexions sur le malheureux sort dans lequel je me trouvais. La scélératesse de l'âme du seul Européen, dont j'eus la société, me paraissait aussi dangereuse que la dent meurtrière des cannibales, dont je dépendais. Et ce rôle affreux,… ce métier infâme, qu'il me fallait faire, ou mourir, non qu'il portât la moindre atteinte à mes sentimens pour Léonore,… je le faisais avec tant de dégoût … je ressentais une telle horreur, qu'assurément ce que je devais à cette charmante fille, ne pouvait s'y trouver compromis. Mais n'importe, je l'exerçais, et ce funeste devoir versait une telle amertume sur ma situation, que je serais parti, dès l'instant, si, comme je vous l'ai dit, l'espoir que Léonore tomberait peut-être sur cette côte, où je pouvais la supposer, et qu'alors elle n'arriverait qu'à moi, si, dis-je, cet espoir n'avait adouci mes malheurs. Je n'avais point perdu son portrait; les précautions que j'avais prises de le placer dans mon porte-feuille, avec mes lettres de change, l'avait entièrement garanti. On n'imagine pas ce qu'est un portrait, pour une âme sensible; il faut aimer, pour comprendre ce qu'il adoucit, ce qu'il fait naître. Le charme de contempler à son aise, les traits divins qui nous enchantent, de fixer ces yeux, qui nous suivent, d'adresser à cette image adorée, les mêmes mots que si nous serrions dans nos bras l'objet touchant qu'elle nous peint; de la mouiller quelquefois de nos larmes, de l'échauffer de nos soupirs, de l'animer sous nos baisers.... Art sublime et délicieux, c'est l'amour seul qui te fit naître; le premier pinceau ne fut conduit que par ta main. Je pris donc ce gage intéressant de l'amour de ma Léonore, et l'invoquant à genoux: «ô toi que j'idolâtre! m'écriai-je, reçois le serment sincère, qu'au milieu des horreurs où je me trouve, mon coeur restera toujours pur; ne crains pas que le temple où tu règnes, soit jamais souillé par des crimes. Femme adorée, console-moi dans mes tourmens; fortifie-moi dans mes revers; ah! si jamais l'erreur approchait de mon âme, un seul des baisers que je cueilles sur tes lèvres de roses, saurait bientôt l'en éloigner».

Il était tard, je m'endormis, et je ne me réveillai le lendemain, qu'aux invitations de Sarmiento, de venir faire avec lui une seconde promenade vers une partie que je n'avais pas encore vue.—Sais-tu, lui dis-je, si le roi a été content de mes opérations?—Oui; il m'a chargé de te l'apprendre, me dit le Portugais en nous mettant en marche; te voilà maintenant aussi savant que moi; tu n'auras plus besoin de mes leçons. Il a passé, m'a-t-on dit, toute la nuit en débauche, il va s'en purifier ce matin, par un sacrifice, où s'immoleront six victimes.... Veux-tu en être témoin?—Oh! juste ciel, répondis-je alarmé, garantis-moi tant que tu pourras, de cet effrayant spectacle.—J'ai bien compris que cela te déplairait, d'autant plus que tu verrais souvent, sous le glaive, les objets même de ton choix.—Et voilà mon malheur: j'y ai pensé toute la nuit.... voilà ce qui va me rendre insupportable le métier que l'on me condamne à faire; quand la victime sera de mon choix, je mourrai du remord cruel que fera naître en mon esprit, l'affreuse idée de l'avoir pu sauver, en lui trouvant quelques défauts, et de ne l'avoir pas fait.—Voilà encore une chimère infantine dont il faudrait te détacher; si le sort ne fut pas tombé sur celle-là, il serait tombé sur une autre; il est nécessaire à la tranquillité de se consoler de tous ces petits malheurs; le général d'armée qui foudroye l'aile gauche de l'ennemi, a-t-il des remords de ce qu'en écrasant la droite, il eût pu sauver la première? Dès qu'il faut que le fruit tombe, qu'importe de secouer l'arbre.—Cesse tes cruelles consolations et reprends les détails qui doivent achever de m'instruire de tout ce qui concerne l'infâme pays dans lequel j'ai le malheur d'être obligé de vivre.

12Le pauvre Sarmiento ignorait combien cette imbécile politique avait mal réussi en France à quelques-uns des gens dont il parle: on congédia le sieur Sartine quand il voulut employer ce plat moyen. Il est vrai que peu de gens en place avaient aussi impunément et mal-adroitement volé. Arrivé d'Espagne, clerc de Procureur à Paris, s'y trouver six cent mille livres de rente au bout de trente ans, et oser dire qu'on ne peut plus être utile au Roi, parce qu'on se ruine à son service, est une effronterie rare et bien digne du méprisable aventurier dont il s'agit ici; mais que ces insolens fripons-là n'avoient pas été privés de leur liberté, ou de leurs biens, et même de leurs jours, tandis qu'on pendait un malheureux valet pour cinq sols: voilà de ces contradictions bien faites pour faire mépriser le gouvernement qui les tolérait.
13On appelle Esprits animaux, ce fluide électrique, qui circule dans lés cavités de nos nerfs; il n'est aucune de nos sensations, qui ne naissent de l'ébranlement causé à ce fluide; il est le sujet de la douleur et du plaisir; c'est, en un mot, la seule âme admise par les philosophes modernes. Lucrèce eut bien mieux raisonné, s'il eût connu ce fluide, lui dont tous les principes tournaient autour de cette vérité, sans venir à bout de la saisir.
14«Rien de plus aisé à concevoir, dit Fontenelle, (le plus délicat de nos poëtes, pourtant,) qu'on puisse être heureux en amour, par une personne que l'on ne rend point heureuse; il y a des plaisirs solitaires, qui n'ont nul besoin de se communiquer, et dont on jouit très-délicieusement, quoi qu'on ne les donne pas; ce n'est qu'un pur effet de l'amour-propre ou de la vanité, que le désir de faire le bonheur des autres; c'est une fierté insupportable, de ne consentir â être heureux, qu'à condition de rendre la pareille.... Un sultan, dans son sérail, n'est-il pas mille fois plus modeste; il reçoit des plaisirs sans nombre, et ne se pique d'en rendre aucun.... Que l'on étudie bien le coeur de l'homme, on y trouvera que cette délicatesse tant estimée, n'est qu'une dette que l'on paye à l'orgueil; on ne veut rien devoir». Dialogue des morts, Soliman et Juliette de Gonzagues, page 183 et suiv. Ce sentiment se trouve dans Montesquieu, dans Helvétius, dans la Mettrie, & c. et sera toujours celui des vrais philosophes.