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Aline et Valcour, tome 2

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Mais, continuai-je d'objecter à Zamé, voilà, quoique vous en disiez, une seconde classe dans l'État; cet ouvrier n'est qu'un mercenaire, le voilà rabaissé dans l'opinion, le voilà différent du Citoyen qui ne travaille point.

Erreur, me dit Zamé, il n'y a aucune différence entre celui que vous allez voir à l'instant construire une maison, et celui qu'hier vous vites admis à ma table; leur condition est égale, leur fortune l'est, leur considération absolument la même; rien, en un mot, ne les distingue, et cette opinion qui élève l'un chez vous, et qui avilit l'autre, nous ne l'admettons nullement ici: Zilia, ma bru, Zilia que vous admirâtes, est la fille d'un de nos plus habiles manufacturiers; c'est pour récompenser son mérite que je me suis allié avec lui.

Les dispositions seules de nos jeunes gens établissent la différence de leurs occupations pendant leur vie: celui-ci n'a de talent que pour l'agriculture, tout autre ouvrage le dégoûte ou ne s'accorde pas à sa constitution, il se contente de cultiver la portion de terre que lui confie l'État, d'aider les autres dans la même partie, de leur donner des conseils sur ce qui y est relatif: celui-ci manie le rabot avec adresse, nous en faisons un menuisier; les outils ne nous manquent point, j'en ai rapporté plusieurs coffres d'Europe; quand le fer en sera usé, nous les réparerons avec l'or de nos mines; et ainsi ce vil métal aura une fois au moins servi à des choses utiles: tel autre élève montrera du goût pour l'architecture, le voilà maçon; mais, ni les uns, ni les autres, ne sont mercenaires, on les paie des services qu'ils rendent par d'autres services; c'est pour le bien de l'État qu'ils travaillent, quel infâme préjugé les avilirait donc? quel motif les rabaisserait aux yeux de leur compatriotes? Ils ont le même bien, la même naissance, ils doivent donc être égaux: si j'admettais les distinctions, assurément ils l'emporteraient sur ceux qui seraient oisifs; le Citoyen le plus estimé dans un État, ne doit pas être celui qui ne fait rien, la considération n'est due qu'à celui qui s'occupe le plus utilement.

Mais les récompenses que vous accordez au mérite, dis-je à Zamé, doivent, en distinguant celui qui les obtient, produire des jalousies, établir malgré vous des différences?—Autre erreur, ces distinctions excitent l'émulation; mais elles ne font point éclore de jalousies: nous prévenons ce vice dès l'enfance, en accoutumant nos élèves à désirer d'égaler ceux qui font bien, à faire mieux, s'il est possible; mais a ne point les envier, parce que l'envie ne les conduirait qu'à une situation d'âme affligeante et pénible, au lieu que les efforts qu'ils feront pour surpasser celui qui mérite des récompenses, les amèneront à cette jouissance intérieure que nous donne la louange. Ces principes, inculqués dès le berceau, détruisent toute semence de haine: on aime mieux imiter, ou surpasser, que haïr, et tous ainsi parviennent insensiblement à la vertu.—Et vos punitions?—Elles sont légères, proportionnées aux seuls délits possibles dans notre Nation; elles humilient, et ne flétrissent jamais, parce qu'on perd un homme en le flétrissant, et que du moment que la société le rejette, il ne lui reste plus d'autre parti que le désespoir, ou l'abandon de lui-même, excès funestes, qui ne produisent rien de bon, et qui conduisent incessamment ce malheureux au suicide ou à l'échafaud; tandis qu'avec plus de douceur et des préjugés moins atroces, on le ramènerait à la vertu, et peut-être un jour à l'héroïsme. Nos punitions ne consistent ici que dans l'opinion établie: j'ai bien étudié l'esprit de ce peuple; il est sensible et fier, il aime la gloire; je les humilie lorsqu'ils font mal: quand un Citoyen a commis une faute grave, il se promène dans toutes les rues entre deux crieurs publics, qui annoncent à haute voix le forfait dont il s'est souillé; il est inouï combien cette cérémonie les fâche, combien ils en sont pénétrés, aussi je la réserve pour les plus grandes fautes39; les légères sont moins châtiées: un ménage nonchalant, par exemple, qui entretient mal le bien que l'État lui confie, je le change de maison, je l'établis dans une terre inculte, où il lui faut le double de soins et de peines pour retirer sa nourriture de la terre; est-il devenu plus actif, je lui rends son premier domaine. A l'égard des crimes moraux, si les coupables habitent une autre ville que la mienne, ils sont punis par une marque dans les habillemens; s'ils habitent la Capitale, je les punis par la privation de paraître chez moi: je ne reçois jamais, ni un libertin, ni une femme adultère; ces avilissemens les mettent au désespoir, ils m'aiment, ils savent que ma maison n'est ouverte qu'à ceux qui chérissent la vertu; qu'il faut, ou la pratiquer, ou renoncer à me jamais voir; ils changent, ils se corrigent: vous n'imagineriez pas les conversions que j'ai faites avec ces petits moyens; l'honneur est le frein des hommes, on les mène où l'on veut en sachant les manier à propos: on les humilie, on les décourage, on les perd, quand on n'a jamais que la verge en main; nous reviendrons incessamment sur cet article: je vous l'ai dit, je veux vous communiquer mes idées sur les loix, et vous les approuverez d'autant plus, j'espère, que c'est par l'exécution de ces idées que je suis parvenu à rendre ce peuple heureux.

Quant aux récompenses que j'emploie, continua Zamé, elles consistent en des grades militaires; quoique tous soient nés soldats pour la défense de la Patrie, quoique tous soient égaux là comme chez eux, il leur faut pourtant des officiers pour les exercer, il leur en faut pour les conduire à l'ennemi: ces grades sont la récompense du mérite et des talens: je fais un bon maçon lieutenant des phalanges de l'État; un Citoyen unanimement reconnu pour intelligent et vertueux, deviendra capitaine; un agriculteur célèbre sera major,ainsi du reste: ce sont des chimères, mais elles flattent; il ne s'agit, ni de donner trop de rigueur aux punitions, ni de donner trop de valeur aux récompenses; il n'est question que de choisir, dans le premier cas, ce qui peut humilier le plus, et dans le second, ce qui a le plus d'empire sur l'amour-propre. La manière d'amener l'homme à tout ce qu'on veut, dépend de ces deux seuls moyens; mais il faut le connaître pour trouver ces moyens, et voilà pourquoi je ne cesse de dire que cette connaissance, que cette étude est le premier art du législateur; je sais bien qu'il est plus commode d'avoir, comme dans votre Europe, des peines et des récompenses égales, de ces espèces de pont aux ânes, où il faut que passent les petits infracteurs comme les grands, que cela leur soit convenable au non, sans doute cela est plus commode; mais ce qui est plus commode, est-il le meilleur? Qu'arrive-t-il chez vous de ces punitions qui ne corrigent point, et de ces récompenses qui flattent peu? Que vous avez toujours la même somme de vices, sans acquérir une seule vertu, et que depuis des siècles que vous opérez, vous n'avez encore rien changé à la perversité naturelle de l'homme.

Mais vous avez au moins des prisons, dis-je à Zamé, cette digue essentielle d'un Gouvernement ne doit pas avoir été oubliée par votre sagesse?—Jeune homme, répondit le législateur, je suis étonné qu'avec de l'esprit, vous puissiez une faire une telle demande: ignorez-vous que la prison, la plus mauvaise et la plus dangereuse des punitions, n'est qu'un ancien abus de la justice, qu'érigèrent ensuite en coutume le despotisme et la tyrannie? La nécessité d'avoir sous la main celui qu'il fallait juger, inventa naturellement, d'abord des fers, que la barbarie conserva, et cette atrocité, comme tous les actes de rigueur possibles, naquit au sein de l'ignorance et de l'aveuglement: des juges ineptes, n'osant ni condamner, ni absoudre dans de certains cas, préférèrent a laisser l'accusé garder la prison, et crurent par là leur conscience dégagée, puisqu'ils ne faisaient pas perdre la vie à cet homme, et qu'ils ne le rendaient pas à la société; le procédé en était-il moins absurde? Si un homme est coupable, il faut lui faire subir son jugement; s'il est innocent, il faut l'absoudre: toute opération faite entre ces deux points ne peut qu'être vicieuse et fausse. Une seule excuse resterait aux inventeurs de cette abominable institution, l'espoir de corriger; mais qu'il faut peu connaître l'homme pour imaginer que jamais la prison puisse produire cet effet sur lui: ce n'est pas en isolant un malfaiteur qu'on le corrige, c'est en le livrant à la société qu'il a outragé, c'est d'elle qu'il doit recevoir journellement sa punition, et ce n'est qu'à cette seule école qu'il peut redevenir meilleur; réduit à une solitude fatale, à une végétation dangereuse, à un abandon funeste, ses vices germent, son sang bouillonne, sa tête fermente; l'impossibilité de satisfaire ses désirs en fortifie la cause criminelle, et il ne sort de là que plus fourbe et plus dangereux: ce sont aux bêtes féroces que sont destinés les guichetiers et les chaînes; l'image du Dieu qui a créé l'univers n'est pas faite pour une telle abjection. Dès qu'un Citoyen fait une faute, n'ayez jamais qu'un objet; si vous voulez être juste, que sa punition soie utile à lui ou aux autres; toute punition qui s'écarte de là n'est plus qu'une infamie; or, la prison ne peut assurément être utile à celui qu'on y met, puisqu'il est démontré qu'on ne doit qu'empirer au milieu des dangers sans nombre de ce genre de vexation. La détention se trouvant secrète, comme le sont ordinairement celles de France, elle ne peut plus être bonne pour l'exemple puisque le public l'ignore. Ce n'est donc plus qu'un impardonnable abus que tout condamne et que rien ne légitime; une arme empoisonnée dans les mains du tyran ou du prévaricateur; un monopole indigne entre le distributeur de ces fers et l'indigne fripon qui, nourrissant ces infortunés, ne néglige ni le mensonge, ni la calomnie pour prolonger leurs maux; un moyen dangereux indiscrètement accordé aux familles, pour assouvir sur un de leur membre (coupable ou non) des haines, des Inimitiés, des jalousies et des vengeances, dans tous les cas enfin, une horreur gratuite, une action contraire aux constitutions de tout gouvernement, et que les rois n'ont usurpée que sur la faiblesse de leur nation. Quand, un homme a fait une faute, faites-la lui réparer en le rendant utile à la société qu'il osa troubler; qu'il dédommage cette société du tort qu'il lui a fait par tout ce qui peut être en son pouvoir; mais ne l'isolez pas, ne le séquestrez pas, parce qu'un homme enfermé, n'est plus bon ni à lui, ni aux autres, et qu'il n'y a qu'un pays où les malheureux sont comptés pour rien, et les fripons pour tout; qu'un pays où l'argent et les femmes sont les premiers motifs des opérations; qu'un pays où l'humanité, la justice sont foulées aux pieds par le despotisme et la prévarication, où l'on ose se permettre des indignités de ce genre. Si pourtant vos prisons, depuis que vous y faites gémir tant d'individus qui valent mieux que ceux qui les y mettent ou qui les y tiennent, si, dis-je, ces stupides carcérations avaient produit, je ne dis pas vingt, je ne dis pas six, mais seulement une seule conversion, je vous conseillerais de les continuer, et j'imaginerais alors que c'est la faute du sujet qui ne se corrige pas en prison et non de la prison qui doit nécessairement corriger. Mais il est absolument impossible de pouvoir citer l'exemple d'un seul homme amendé dans les fers. Et le peut-il? Peut-on devenir meilleur dans le sein de la bassesse et de l'avilissement? Peut-on gagner quelque chose au milieu des exemples les plus contagieux de l'avarice, de la fourberie et de la cruauté? on y dégrade son caractère, on y corrompt ses moeurs, on y devient bas, menteur, féroce, sordide, traître, méchant, sournois, parjure comme tout ce qui vous entoure; on y change, en un mot, toutes ses vertus contre tous les vices: et sorti de là, plein d'horreur pour les hommes, on ne s'occupe plus que de leur nuire ou de s'en venger.40

 

Mais ce que j'ai à vous dire demain relativement aux loix, vous développera mieux mes systèmes sur tout ceci; venez, jeune homme, suivez-moi, je vous ai fait voir hier mes plus belles femmes, je veux vous donner aujourd'hui un échantillon du corps de troupes que j'opposerais à l'ennemi qui voudrait essayer une descente.

Permettez, ô mon bienfaiteur, dis-je à Zamé; avant que de quitter cet entretien, je voudrais connaître l'étendue de vos arts.—Nous bannissons tous ceux de luxe, me répondit ce philosophe, nous ne tolérons absolument ici que l'art utile au citoyen, l'agriculture, l'habillement, l'architecture et le militaire, voilà les seuls. J'ai proscrit absolument tous les autres, excepté quelques uns d'amusemens dont j'aurai peut-être occasion de vous faire voir les effets; ce n'est pas que je ne les aime tous, et que je ne les cultive dans mon particulier même encore quelque fois; mais je n'y donne que mes instans de repos.... Tenez, me dit-il, en ouvrant un cabinet, près de la salle où j'étais avec lui, voilà un tableau de ma composition, comment le trouvez-vous? C'est la calomnie traînant l'innocence, par les cheveux, au tribunal de la justice.—Ah! dis-je, c'est une idée d'Appelles, vous l'avez rendue d'après lui.—Oui, me répondit Zamé, la Grèce m'a donné l'idée et la France m'a fourni le sujet.41

Sortons, mon ami, notre infanterie nous attend, je suis envieux de vous la faire voir.

Trois mille jeunes gens armés à l'européenne, remplissaient la place publique, ils étaient séparés par pelotons, chacune de ces divisions avait quelques officiers à leur tête; voilà, me dit Zamé, mes ducs, mes barons, mes comtes, mes marquis, mes maçons, mes tisserands, mes charpentiers, mes bourgeois, et pour réunir tout cela d'un seul mot, mes bons et mes fidèles amis, prêts à défendre la patrie au dépend de leur sang. Il y a quinze autres villes dans l'isle un peu moins grandes que la capitale, mais desquelles nous pourrions tirer un corps semblable à celui-ci, c'est donc à peu-près toujours quarante-cinq mille hommes prêts à défendre nos côtes..... Avançons, ce serait au port qu'il faudrait qu'ils se rendissent, s'il nous survenait quelqu'alarme: allons nous amuser à la leur donner nous-mêmes.

Il y avait toujours une légère garde aux ouvrages avancés, nous nous rendîmes à la dernière vedette, et saisissant son drapeau d'alarme, nous l'exposâmes où il devait être pour être aperçu de la ville. En moins de six minutes, je n'exagère pas, quoiqu'il y eût un quart de lieue de la ville au port, l'infanterie que nous avions laissée sur la place, fut dispersée dans tous les ouvrages, et l'artillerie fut braquée. Pendant les efforts de ce premier élan, me dit Zamé, en allume des feux sur le sommet des montagnes qui environnent l'isle et où se tiennent perpétuellement des postes relayés chaque semaine, les milices désignées se rassemblent, elles accourent successivement, avec une telle rapidité, que les détachemens de la ville la plus éloignée, celle située à trente lieues d'ici, se trouvent au rendez-vous du port en moins de quinze heures après l'alarme; ainsi notre année grossit à mesure que le danger croît, et si l'ennemi après de premières tentatives qui demandent bien les quatorze ou quinze heures dont j'ai besoin pour tout réunir, si l'ennemi, dis-je, essaye une descente malgré tout ce qui doit l'en empêcher, il trouve quarante-cinq mille hommes prêts à le recevoir.

Ces précautions vous assurent la victoire, dis-je a Zamé, les troupes placées sur nos vaisseaux de découverte sont beaucoup trop faibles pour lutter contre vous, et j'ose assurer que rien ne troublera jamais la tranquillité dont vous avez besoin pour achever l'heureuse civilisation de ce peuple.... Nous n'avons maintenant en course que le célèbre Cook, anglais,42 grand homme de mer et qui réunit à ces talens tous ceux qui composent l'homme d'état et le négociateur. S'il est anglais, je ne le crains pas, dit Zamé, cette nation, à la fois guerrière et franche facilitera plutôt mes projets qu'elle ne cherchera à les détruire.

Nous regagnâmes le chemin de la ville, escorté par le détachement militaire qui varia mille fois dans la route ses manoeuvres et ses mouvemens, et toujours avec la plus exacte précision et la légèreté la plus agréable.

Cent de ces jeunes hommes, les plus beaux et les mieux faits, furent invités à une collation chez Zamé, et se livrèrent comme avaient fait les femmes, la veille, à plusieurs petits jeux auxquels ils joignirent quelques combats de lutte et de pugilat, où présidèrent toujours l'adresse et les grâces.

Ce sexe est à Tamoé généralement beau et bien fait; arrivé à sa plus grande croissance, il a rarement au-dessous de cinq pieds six pouces, quelques-uns sont beaucoup plus grands, et rarement l'élévation de leur taille nuit à la justesse et à la régularité des proportions. Leurs traits sont délicats et fins, peut-être trop même pour des hommes, leurs yeux très-vifs, leur bouche un peu grande, mais très-fraîche, leur peau fine et blanche, leurs cheveux superbes et presque tous du plus beau brun du monde. En général, tous leurs mouvemens ont de la justesse, leur maintien est noble, fier, mais leur ton est doux et honnête. La nature les a bien traités dans tout, me dit Zamé, voyant que je les examinais avec l'air du contentement … et Sainville n'osant achever ces détails devant les dames, s'approcha de nous avec leur permission, et nous dit bas que Zamé l'avait assuré qu'il n'était point de pays dans le monde où les proportions viriles fussent portées à un tel point de supériorité, et que par un autre caprice de la nature, les femmes étaient si peu formées pour de tels miracles, que le dieu d'hymen ne triomphait jamais sans secours.

Je vous ai promis de vous parler des loix, mon ami, me dit le lendemain ce respectable ami de l'homme, allons prendre l'air sous ces peupliers d'Italie dont j'ai fait former des allées près de la ville, avec des plants rapportés d'Europe; on cause mieux en se promenant, sous la voûte du ciel, les idées ont plus d'élévation.

La rigueur des peines, poursuivit ce vieillard, est une des choses qui m'a le plus révolté dans vos gouvernemens européens.43

Les Celtes justifiaient leur affreuse coutume d'immoler des victimes humaines en disant que les Dieux ne pouvaient être apaisés à moins qu'on ne rachetât la vie d'un homme par celle d'un autre; n'est-ce pas le même raisonnement qui vous fait égorger chaque jour des victimes aux pieds des autels de Thémis, et lorsque vous punissez de mort un meurtrier, n'est-ce pas positivement, comme ces barbares, racheter la vie d'un homme par celle d'un autre? Quand sentirez-vous donc que doubler le mal n'est pas le guérir, et que dans la duplicité de ce meurtre, il n'y a rien à gagner ni pour la vertu que vous faites rougir, ni pour la nature que vous outragez.—Mais faut-il donc laisser les crimes impunis, dis-je à Zamé, et comment les anéantir sans cela, dans tout gouvernement qui n'est pas constitué comme le vôtre?—Je ne vous dis pas qu'il faille laisser subsister les crimes, mais je prétends qu'il faut mieux constater, qu'on ne le fait, ce qui véritablement trouble la société, ou ce qui n'y porte aucun préjudice: ce dol une fois reconnu sans doute, il faut travailler à le guérir, à l'extirper de la nation, et ce n'est pas en le punissant qu'on y réussit; jamais la loi, si elle est sage, ne doit infliger de peines que celle qui tend à la correction du coupable en le conservant à l'État. Elle est fausse dès qu'elle ne tend qu'à punir; détestable, dès qu'elle n'a pour objet que dé perdre le criminel sans l'instruire, d'effrayer l'homme sans le rendre meilleur, et de commettre une infamie égale à celle de l'infracteur, sans en retirer aucun fruit. La liberté et la vie sont les deux seuls présens que l'homme ait reçu du ciel, les deux seules faveurs qui puissent balancer tous ses maux; or comme il ne les doit qu'à Dieu seul, Dieu seul a le droit de les lui ravir.

A mesure que les Celtes se policèrent, et que le commerce des Romains, en les assouplissant d'un côté, leur enlevait de l'autre cette apprêté de moeurs qui les rendaient féroces, les victimes destinées aux Dieux, ne furent plus choisies ni parmi les vieillards, ni parmi les prisonniers de guerre, on n'immola plus que des criminels toujours dans l'absurde supposition que rien n'était plus cher que le sang de l'homme, aux autels de la divinité; en achevant votre civilisation, le motif changea, mais vous conservâtes l'habitude, ce ne fut plus à des Dieux altérés de sang humain, que vous sacrifiâtes des victimes, mais à des loix que vous avez qualifié de sages, parce que vous y trouviez un motif spécieux pour vous livrer à vos anciennes coutumes, et l'apparence d'une justice qui n'était autre clans le fond que le désir de conserver des usages horribles auxquels vous ne pouviez renoncer.

 

Examinons un instant ce que c'est qu'une loi et l'utilité dont elle peut être dans un État.

Les hommes, dit Montesquieu, considérés dans l'état de pure nature, ne pouvaient donner d'autres idées que celles de la faiblesse fuyant devant la force des oppresseurs sans combats et sans résistance des opprimés, ce fut pour mettre la balance que les loix furent faites, elles devaient donc établir l'équilibre. L'ont-elles fait? Ont-elles établi cet équilibre si nécessaire; et qu'a gagné le faible à l'érection des loix? sinon que les droits du plus fort au lieu d'appartenir à l'être à qui les assignait la nature, redevenaient l'apanage de celui qu'élevait la fortune? Le malheureux n'a donc fait que changer de maître et toujours opprimé comme avant, il n'a donc gagné que de l'être avec un peu plus du formalité. Ce ne devait plus être comme dans l'état de nature, l'homme le plus robuste qui serait le plus fort, ce devait être celui dans les mains duquel le hasard, la naissance ou l'or placerait la balance, et cette balance toujours prête à pencher vers ceux de la classe de celui qui la tient, ne devait offrir au malheureux que le côté du mépris, de l'asservissement ou du glaive.... Qu'a donc gagné l'homme à cet arrangement? et l'état de guerre franche dans lequel il eût vécu comme sauvage, est-il de beaucoup inférieur à l'état de fourberie, de lésion, d'injustice, de vexation et d'esclavage dans lequel vit l'homme policé?

Le plus bel attribut des loix, dit encore votre célèbre Montesquieu, est de conserver au citoyen cette espèce de liberté politique par laquelle, à l'abri des loix, un homme marche à couvert de l'insulte d'un autre; mais gagne-t-il cet homme s'il ne se met à l'abri des insultes de ses égaux? qu'en s'exposant à celle de ses supérieurs? Gagne-t-il à sacrifier une partie de sa liberté pour conserver l'autre, si dans le fait il vient à les perdre toutes deux; la première des loix est celle de la nature, c'est la seule dont l'homme ait vraiment besoin. Le malfaiteur dans l'âme duquel il ne sera pas empreint de ne point faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qui lui fût fait sera rarement arrêté par la frayeur des loix. Pour briser dans son coeur ce premier frein naturel, il faut avoir fait des efforts infiniment plus grands que ceux qui font braver les loix. L'homme vraiment contenu par la loi de la nature, n'aura donc pas besoin d'en avoir d'autres, et s'il ne l'est point par cette première digue, la seconde ne réussira pas mieux; voilà donc la loi peu nécessaire dans le premier cas, parfaitement inutile dans le second; réfléchissez maintenant à la quantité de circonstances qui de peu nécessaire ou d'inutile, peuvent la rendre extrêmement dangereuse: l'abus de la déposition des témoins, l'extrême facilité de les corrompre, l'incertitude des aveux du coupable, que la torture même ne rendait que moins valides encore44 le plus ou le moins de partialité du juge, les influences de l'or ou du crédit.... Multiplicité de conséquences dont je ne vous offre qu'une partie et d'où dépendent la fortune, l'honneur et la vie du citoyen.... Et combien d'ailleurs la malheureuse facilité donnée au magistrat, d'interpréter la loi comme il le veut, ne rend-elle pas cette loi bien plus l'instrument de ses passions, que le frein de celles des autres?

Telle pureté que puisse avoir cette loi ne devient-elle pas toujours très-abusive, dès qu'elle est susceptible d'interprétation par le juge? L'objet du législateur était-il qu'on pût donner à sa loi autant de sens que peut en avoir le caprice ou la fantaisie de celui qui la presse; ne les eût-il pas prévu s'il les eût cru possibles ou nécessaires? Voilà donc la loi insuffisante aux uns, inutile aux autres, abusive ou dangereuse presque dans tous les cas, et vous voilà forcé de convenir que ce que l'homme a pu gagné en se mettant sous la protection de cette loi, il l'a bien perdu d'ailleurs et par tous les dangers qu'il court en vivant sous cette protection, et par tous les sacrifices qu'il fait pour l'acquérir. Mais raisonnons.

Il y a certainement peu d'hommes au monde qui, d'après l'état actuel des choses, soient exposés dans une de nos villes policées plus de deux ou trois fois dans sa vie à l'infraction des loix. Qu'il vive dans une nation incivilisée, il s'y trouvera peut-être exposé dans le cours de cette même vie vingt ou trente fois au plus, voilà donc vingt ou trente fois, et dans le pire état, qu'il regrettera de n'être pas sous la protection des loix.... Que ce même homme descende un moment au fond de son coeur, et qu'il se demande combien de fois dans sa vie ces mêmes loix ont cruellement gêné ses passions; et l'ont par conséquent rendu fort malheureux, il verra au bout d'un compte bien exact du bonheur qu'il doit à ces loix et du malheur qu'il a ressenti de leur joug, s'il ne s'avouera pas, qu'il eût mille fois mieux aimé n'être pas accablé de leur poids, que de supporter la rigueur de ce poids, pour perdre autant et gagner si peu. Ne m'accusez pas de ne choisir que des gens mal nés pour établir mon calcul, je le donne au plus honnête des hommes, et ne demande de lui que de la franchise. Si donc la loi vexe plus le citoyen qu'elle ne lui sert, si elle le rend dix, douze, quinze fois plus malheureux qu'elle ne le défend ou ne le protège, elle est donc non seulement abusive, inutile et dangereuse comme je viens de le prouver tout à l'heure, mais elle est même tyrannique et odieuse; et cela posé, il vaudrait bien mieux, vous me l'avouerez, consentir au peu de mal qui peut résulter du renversement d'une partie de ces loix, que d'acheter au prix du bonheur de sa vie, le peu de tranquillité qui résulte d'elles.45

Mais de toutes ces loix, la plus affreuse sans doute, est celle qui condamne à la mort un homme qui n'a fait que céder à des inspirations plus fortes que lui. Sans examiner ici s'il est vrai que l'homme ait le droit de mort sur ses semblables, sans m'attacher à vous faire voir qu'il est impossible qu'il ait jamais reçu ce droit ni de Dieu, ni de la nature, ni de la première assemblée où les loix s'érigèrent, et dans laquelle l'homme consentit à sacrifier une portion de sa liberté pour conserver l'autre; sans entrer, dis-je, dans tous ces détails déjà présentés par tant de bons esprits, de manière à convaincre de l'injustice et de l'atrocité de cette loi, examinons simplement ici quel effet elle a produit sur les hommes depuis qu'ils s'y sont assujettis. Calculons d'une part toutes les victimes innocentes sacrifiées par cette loi, et de l'autre toutes les victimes égorgées par la main du crime et de la scélératesse. Confrontons ensuite le nombre des malheureux vraiment coupables qui ont péri sur l'échafaud, à celui des citoyens véritablement contenus par l'exemple des criminels condamnés. Si je trouve beaucoup plus de victimes du scélérat, que d'innocens sacrifiés par le glaive de Thémis, et de l'autre part que pour cent ou deux cent mille criminels justement immolés, je trouve des millions d'hommes contenus, la loi sans doute sera tolérable; mais si je découvre au contraire comme cela n'est que trop démontré, beaucoup plus de victimes innocentes chez Thémis, que de meurtres chez les scélérats, et que des millions d'êtres même justement suppliciés, n'aient pu arrêter un seul crime, la loi sera non seulement inutile, abusive, dangereuse et gêdante, ainsi qu'il vient d'être démontré, mais elle sera absurde et criante, et ne pourra passer, tant qu'elle punira afflictivement, que pour un genre de scélératesse qui n'aura, de plus que l'autre, pour être autorisé; que l'usage, l'habitude et la force, toutes raisons qui ne sont ni naturelles, ni légitimes, ni meilleures que celles de Cartouche.

Quel sera donc alors le fruit que l'homme aura recueilli du sacrifice volontaire d'une portion de sa liberté, et que reviendra-t-il au plus faible d'avoir encore amoindri ses droits, dans l'espoir de contrebalancer ceux du plus fort, sinon de s'être donné des entraves et un maître de plus? Puisqu'il a toujours contre lui le plus fort comme il l'avait auparavant, et encore le juge qui prend communément le parti du plus fort et pour son intérêt personnel et par ce penchant secret et invincible qui nous ramène sans cesse vers nos égaux.

Le pacte fait par le plus faible dans l'origine des sociétés, cette convention par laquelle, effrayé du pouvoir du plus fort, il consentit à se lier et à renoncer à une portion de sa liberté, pour jouir en paix de l'autre, fut donc bien plutôt l'anéantissement total des deux portions de sa liberté, que la conservation de l'une des deux, ou, pour mieux dire, un piège de plus dans lequel le plus fort eut l'art, en lui cédant, d'entraîner le plus faible.

C'était par une entière égalité des fortunes et des conditions, qu'il fallait énerver la puissance du plus fort, et non par de vaines loix qui ne sont, comme le disait Solon, que des toiles d'araignées où les moucherons périssent, et desquelles les guêpes trouvent toujours le moyen de s'échapper.

Eh! que d'injustices d'ailleurs, que de contradictions dans vos loix Européennes? Elles punissent une infinité de crimes qui n'ont aucune sorte de conséquence, qui n'outraient en rien le bonheur de la société, tandis que, d'autre part, elles sont sans vigueur sur des forfaits réels et dont les suites sont infiniment dangereuses. Tels que l'avarice, la dureté d'âme, le refus de soulager les malheureux, la calomnie, la gourmandise et la paresse contre lesquels les loix ne disent mot, quoiqu'ils soient des branches intarissables de crimes et de malheurs.

39Excepté cependant pour le meurtre, plus sévèrement puni, et dont Zamé parlera plus bas.
40Heureux Français, vous l'avez senti en pulvérisant ces monumens d'horreur, ces bastilles infâmes d'où la philosophie dans les fers vous criait ceci, avant que de se douter de l'énergie qui vous ferait briser les chaînes par lesquelles sa voix était étouffée.
41On ne peut présumer de qui l'auteur veut parler ici, mais il ne faut chercher que dans les annales du commencement de ce siècle.
42Ces lettres s'écrivaient alors, leurs date le prouvent, et voilà ce qui fait que Zamé se trompe sur les Anglais.
43On attendait quelque chose d'humain sur cette partie de notre première législature, et elle ne nous a offert que des hommes de sang, se disputant seulement sur la manière d'égorger leurs semblables. Plus féroces que des cannibales, un d'eux a osé offrir une machine infernale pour trancher des têtes et plus vite et plus cruellement. Voilà les hommes que la nation a payé, qu'elle a admiré, et qu'elle a cru.
44Il est vrai que pour éviter l'incertitude, cette foule de scélérats absurdes qui se sont mêlés d'interpréter ce qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes, ont décidé que dans les délits les moins probables, les plus légères conjectures suffisent; et, continuent ces bourreaux de légistes, il est permis alors aux juges d'outrepasser la loi, c'est-à-dire que moins une chose est probable, et plus il faut la croire. Peut-on ne pas voir dans des décisions de cette atrocité, que ces misérables poliçons dont on devrait brûler les inepties, n'ont eu en vue que de soulager le juge aux dépends de la vie des hommes: et on suit encore ces infernales maximes dans ce siècle de philosophie, et tous les jours le sang coule en vertu de ce précepte dangereux.
45«Pourquoi voit-on le peuple si souvent impatient du joug des loix? c'est que la rigueur est toute du côté des loix qui le gêne, la mollesse et la négligence du côté des loix qui le favorisent et qui devraient le protéger.» Bélisaire.