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A quoi tient l'amour?

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III

Septembre finissait. Tout le monde était revenu de la mer, de la source ou de la montagne.

Avec l'automne, recommençait autour de Paris la vie de château. La belle Mme de Raive, que l'on appelait toujours ainsi malgré ses cheveux gris poudrés à blanc, s'était installée, comme d'habitude, dans son domaine des Cloziers, où elle restait chaque année jusqu'au milieu de décembre. Veuve d'un agent de change et remariée avec un ancien préfet visant à la députation, elle recevait beaucoup. Elle connaissait de longue date et voyait intimement Mme Albe, une amie d'enfance, et aussi Mme Saville. Elle se fit un plaisir de favoriser leurs projets. Dans ce but, elle invita les deux familles à passer en même temps quelques jours aux Cloziers.

Le grand-père Rambour fut du voyage. Il avait tenu à en être, ce vieux Normand de Paris, aux pommettes toujours roses sous ses rides en éventail, aux lèvres minces sur une mâchoire énorme, aux yeux d'eau de mer clairs comme les yeux d'un chien danois. Il ne voulait pas avoir pour belle-petite-fille une écervelée, une gâcheuse, une poupée ne sachant ni le prix du temps ni la valure de l'argent (il prononçait valure pour valeur, sa voix étant aussi aiguë que son regard).

Les voyageurs se rencontrèrent à la gare et montèrent dans le même compartiment. En apercevant le jeune homme, Claire avait eu un moment d'émotion. Elle se remit rapidement, devinant en lui une émotion plus vive encore, et la timidité, l'embarras d'un travailleur peu mondain, peu féministe, qui aimait sans être sûr de plaire. A tort ou à raison, elle se sentit tout de suite une vague supériorité sur son adorateur, si correct et si fortuné qu'il fût. Cette sensation la mit à l'aise, la rendit gaie, aimable, avec une nuance de bienveillance protectrice. En arrivant aux Cloziers, Philippe, plus amoureux que jamais, se berçait des plus riantes espérances.

Le lendemain, après déjeuner, par un temps doux, sous un ciel légèrement voilé, on partit pour la chasse, les dames en break, les hommes à pied. Rendez-vous était fixé à une demi-lieue du château, dans un coin montueux et boisé du parc. On traversa les larges pelouses de frais velours vert et la rivière sinueuse aux flots limpides, qui prenait sa source dans le domaine. Les piqueurs et les gardes attendaient avec les furets et les chiens. M. de Raive plaça ses invités sous bois, de telle façon que chacun d'eux commandât une issue des terriers. Puis on lâcha les furets, et ces petites bêtes au pelage fauve, au museau fouilleur et carnassier, aux ongles durs et crochus, pénétrèrent dans les trous, d'où l'on vit bientôt fuir les lapins effarés. M. Albe, chasseur adroit et passionné, s'en donna à coeur joie. Philippe avait accepté un fusil, pour ne pas être autrement que les autres; mais il restait avec les dames, peu soucieux d'exploits cynégétiques, et faisant discrètement sa cour à Claire.

«C'est fort bien à vous de nous tenir compagnie, lui dit-elle. Il ne faudrait pourtant pas nous sacrifier totalement le plaisir de la chasse.

– Oh! ce n'est guère un plaisir pour moi, mademoiselle.

– Est-ce bien vrai?

– Oui. La chasse, comme on l'entend maintenant, me semble une distraction banale, un peu cruelle et un peu lâche.

– Que mon père ne vous entende pas parler ainsi! Et craignez la vengeance du grand saint Hubert, monsieur Saville!

– Pardon! je n'ai pas encore eu le temps de prendre goût à ces choses-là. Depuis deux ans, mes loisirs sont rares; et je commence seulement à respirer. Mais, en vérité, n'y a-t-il pas, dans un tel massacre, un reste de barbarie féodale, s'accordant mal avec nos idées et nos moeurs?

– Bah! interrompit la belle-soeur de Mme de Raive, la petite Mme Larnac, qui venait de s'arrêter près d'eux, le fusil à la main, en costume de moderne chasseresse: chapeau tyrolien, blouse de drap serrée à la taille, jambières montant jusqu'aux genoux. – Bah! ne sommes-nous pas dans un siècle de féodalité bourgeoise? D'ailleurs, ce sont toujours les lapins qui commencent; et aucune constitution n'a encore proclamé le droit de ces animaux nuisibles, qu'il est méritoire d'exterminer. Abattez-en un, monsieur Saville, ou vous me ferez rougir de ma férocité.»

Philippe consulta Claire du regard.

«Obéissez! dit-elle en riant. Ce ne sera plus de la barbarie, ce sera de la galanterie.»

Bon gré, mal gré, il suivit Mme Larnac, se laissa poster par elle, guetta, tira. Oh! pas trop mal pour un amateur. Le coup avait porté; mais, hélas! au lieu d'un lapin, Philippe avait tué le furet. Il ne savait comment s'excuser. Mme de Raive arrangea les choses: le furet, contrairement à tous ses devoirs, avait chassé pour son propre compte, et s'était attardé à boire le sang d'une victime étranglée, si bien qu'on avait dû le faire débusquer par les chiens. Il avait mérité son sort.

 
Qu'il soit donc enseveli,
Le furet du bois joli!
 

fredonna Mme Larnac, jouant toujours son rôle de chercheuse d'esprit. Elle ajouta:

«Monsieur Saville, vous avez vengé les lapins! Vous pouvez maintenant aspirer à tout: Chambre, Sénat, ministère.»

Philippe prit le parti de rire avec tout le monde, et répondit qu'il ne voulait même pas être conseiller municipal. Mais il resta inquiet; et le souvenir du malheureux furet le hantait sans trêve, tandis qu'il s'appliquait à prendre des airs dégagés. Claire l'avait-elle trouvé ridicule? Elle n'avait rien dit, rien laissé paraître, et gardait une réserve énigmatique.

IV

Pour faire diversion, on alla d'un autre côté chasser le faisan. On traversait à découvert une petite vallée herbeuse, quand on vit venir au grand trot, entre les hauts châtaigniers, deux cavaliers dont l'un portait l'uniforme d'officier d'artillerie.

«Ah! dit Mme de Raive, voici les deux Ramel, l'oncle et le neveu.

– Quels sont ces messieurs?» demanda le papa Rambour, avec l'âpre curiosité toujours en éveil dans ses yeux.

La châtelaine des Cloziers lui fit en quelques mots leur histoire. M. Gilbert Ramel, l'oncle, était l'avocat bien connu, un avocat artiste, plaidant pour les artistes, assidu aux premières représentations, et qui, avec ses longs favoris flottants, avait l'air d'un capitaine de vaisseau en congé. Ayant perdu coup sur coup sa fille unique et sa femme, il ne s'était pas remarié, quoiqu'il n'eût guère plus de quarante ans. Il vivait en garçon, et avait reporté toute son affection sur son neveu Henri, dont le père et la mère étaient morts complètement ruinés par des spéculations hasardeuses.

«Bravo! soyez les bienvenus! leur dit M. de Raive en s'avançant vers eux. Je vous avais demandé si souvent, et avec si peu de succès, de venir un beau jour nous surprendre, que je n'osais plus compter sur cette aimable surprise.

– Nous en sommes doublement charmés, ajouta Mme de Raive avec un empressement sincère.

– Alors, dit M. Gilbert Ramel, nous avons bien fait de nous inviter! Voilà: Henri est maintenant en garnison à Hautefont; ma journée était libre, le temps propice; j'ai quitté Paris dès le matin, j'ai déjeuné là-bas avec le lieutenant, et je vous l'amène. Nous avons fait nos deux lieues tout d'une traite.

– Nous manquons de grosse artillerie, reprit Mme de Raive en souriant; mais si monsieur l'officier veut bien s'accommoder aujourd'hui d'un simple lefaucheux, il nous fera plaisir.»

Les deux cavaliers mirent pied à terre. Henri prit le fusil d'un garde, et les chasseurs se distribuèrent dans les allées du bois. Les piqueurs rabattaient déjà les faisans, en criant: «Poule! poule!» quand c'était une femelle, afin qu'alors on épargnât la bête. L'oeil vif, le profil ferme et fin, l'allure souple, la physionomie pleine d'assurance et d'énergie, Henri Ramel n'était pas moins bon tireur que beau cavalier. En quelques minutes, il eut abattu ses deux faisans.

«Ne prenez-vous pas votre revanche?» dit Claire à Philippe revenu près d'elle.

Philippe comprit qu'il fallait faire oublier le fâcheux incident du furet. Mais il jouait de malheur. Dans sa hâte, il butta contre une racine saillante, et son arme, partant malgré lui, envoya plusieurs grains de plomb dans les mollets d'un garde qui se trouvait à vingt pas.

«Êtes-vous blessé? dit Mlle Albe à Philippe.

– Non! mais je mériterais une blessure grave. Cela me rendrait peut-être intéressant. Je ne suis que maladroit. Saint Hubert se venge; vous aviez raison, mademoiselle.»

Lorsqu'on n'aime pas, on est sans pitié pour qui vous aime. Claire eut subitement une envie folle de chasser, elle aussi.

Elle demanda à Mme Larnac son fusil, un vrai bijou, et la façon de s'en servir. Un faisan s'enleva devant elle. Pan! le coup parût, le coq tomba. Elle eut un cri de joyeux étonnement.

«Si c'est votre coup d'essai, mademoiselle, on ne saurait trop vous en féliciter,» dit Henri Ramel en lui apportant la bête.

Philippe, très pâle, semblait avoir été frappé au coeur par le contre-coup.

«Que, diable! ce militaire vient-il faire ici? grogna entre ses dents le papa Rambour. Cette chasse est absurde. Nous ne sommes pas des massacreurs, nous! On aurait pu se voir à l'Opéra-Comique ou à la Comédie-Française.»

Le soir, au salon, Philippe, appelant à lui tout son courage, s'approcha de Claire.

«Monsieur Saville, quel est votre grade dans la réserve? lui dit-elle à propos de rien, le regard distrait.

– Mademoiselle, je ne suis pas officier; je ne suis pas même soldat.

– Comment cela se fait-il? A quel titre êtes-vous donc dispensé?

– Mon père était citoyen américain. J'ai gardé sa nationalité, ce qui m'exempte du service militaire en France.

– Pourtant, si nous avions la guerre?..

– M'y enverriez-vous?

– Vous pourriez y aller sans cela.

– Même si j'étais marié et père de famille?

 

– Monsieur Saville, vous êtes très raisonnable.

– Le serais-je trop, mademoiselle?

– Non, c'est moi qui ne le suis pas assez.»

Henri Ramel, en ce moment, traversait le salon, cherchant une danseuse. Ses regards rencontrèrent ceux de Claire. Elle tressaillit. Attiré vers elle dans une inconsciente et délicieuse émotion, il vint, l'emmena. Philippe se sentit abandonné. Le coeur serré, les yeux voilés par une brume de pleurs, il souffrait cruellement.

«Quelle ravissante jeune personne!» disait à mi-voix M. Gilbert Ramel, qui, debout près de lui, suivait du regard Mlle Albe valsant avec le bel officier.

V

Quand Claire se trouva seule avec ses parents dans l'appartement qui leur avait été réservé, elle sentit s'élever en elle une étrange tristesse. Sa mère était soucieuse.

«Qu'as-tu donc eu toute la journée? dit-elle à Claire. M. Philippe doit prendre de toi une singulière idée.»

Claire, sans pouvoir répondre, tomba sur une chaise et fondit en larmes.

«Voyons! ne pleure pas ainsi,» lui dit son père en la baisant au front.

Elle sanglota plus fort. Mme Albe, n'osant la gronder, la regardait d'un air à la fois anxieux et courroucé.

«Il te plaît donc bien peu, ma pauvre Claire! reprit M. Albe. Parle!

As-tu peur? Nous ne voulons que ton bonheur, tu le sais bien.

– Père, père, pardon! je ferai ce que vous me conseillerez de faire.

– Alors, tu ne veux pas de lui? Réponds!»

Elle ne répondit pas.

«Claire, dit alors sa mère avec la plus persuasive onction, M. Saville t'aime de tout son coeur. On ne saurait s'y méprendre. S'il a été un peu gauche aujourd'hui, ne lui en fais pas un crime! Son trouble prouvait son amour. Dieu te garde, ma chère enfant, de ceux qui, en pareil cas, ont toute leur présence d'esprit!»

Claire restait muette. Elle aussi avait été troublée, mais par un autre que Philippe. Elle était de celles qui aiment, non celui qu'elles intimident, mais celui qui réussit à les intimider.

«Demain, tâche d'être plus aimable! continua Mme Albe très doucement.

– Oh! s'écria Claire, que deviendrai-je s'il faut encore passer ici une journée pareille!

– C'est entendu, fit son père. Il n'y a plus qu'à rompre au plus tôt.

Nous partirons demain, dès le matin.

– Mais c'est impossible! dit Mme Albe. Nous avons promis de rester ici plusieurs jours.

– Ma chère amie, ce qui est impossible, c'est de tenir notre promesse.

– Mme de Raive…

– Mme de Raive ne nous en voudra pas. Je vais écrire un mot et bien vite le porter moi-même à la station. Demain, nous recevrons de Paris par dépêche un prétexte pour nous en aller.

– Vous ne ferez pas cela. Claire est une enfant sans expérience. Elle n'a pas eu le temps de se rendre compte…»

M. Albe regarda sa fille. Il vit dans ses yeux une si suppliante reconnaissance, que, sans plus tarder, il écrivit, prit son chapeau et sortit.

VI

Pendant que cette scène avait lieu, Philippe et les siens tenaient conseil de leur côté. Le grand-père n'y alla pas par quatre chemins.

«Philippe, cette demoiselle n'est pas la femme qu'il te faut. Elle ne t'aime pas, elle ne t'aimera jamais. Inutile de rester un jour de plus!

– Mais si Philippe l'aime? objecta Mme Saville.

– Raison de plus pour trancher le mal au plus vite! Il en souffrira moins.

– C'est juste, grand-père! dit Philippe en s'efforçant de dominer sa douleur. Mais il faut être poli.

– Parfaitement. Assieds-toi là. Écris. Demande à Paris un télégramme qui nous permette de partir demain, dès la première heure.»

En allant porter la lettre à la gare, Philippe croisa M. Albe qui en revenait: il n'hésita plus.

Le lendemain, les Albe et les Saville prirent le même train. Ils avaient insisté pour que personne ne les reconduisît. Cette fois, ils ne montèrent pas dans le même wagon.

VII

Quand la rupture fut connue, le monde donna tort à Claire. Philippe était convoité par toutes les familles ayant une fille à marier, et Claire était trop jolie pour ne pas avoir soulevé contre elle de nombreuses jalousies. Une respectable matrone, Mme Cauvard, la femme du riche industriel, avait entendu leur courte conversation, le soir, dans le salon des Cloziers. Cette bonne âme répéta, à qui voulut l'entendre, comment Claire, aussi folle que M. Albe lui-même, avait reproché à Philippe Saville de rester fidèle à la nationalité paternelle, et de ne pas quitter tout pour se faire soldat. Ce fut contre les Albe un déchaînement général.

Dans une maison où on les exécutait avec une exquise perfidie, M. Gilbert Ramel, qui avait gardé de Claire un beau souvenir, essaya de les défendre. Alors, on lui conta par le menu tout ce que les mamans se chuchotaient à l'oreille, avec de petites mines ironiques ou de grands airs indignés:

«Étaient-ils assez ridicules, les reproches de cette petite demoiselle à celui qui lui faisait l'honneur de la rechercher! M. Saville avait cent fois raison de rester citoyen américain. N'était-il pas la seule consolation, la seule espérance de sa pauvre mère? Et puis, quelle précieuse garantie pour la famille où il entrerait! Au moins, il ne serait pas obligé, lui, d'aller se faire casser la tête de but en blanc pour le bon plaisir des empereurs ou des républiques! C'était le prétendu par excellence, le gendre idéal. Il fallait vraiment avoir la cervelle à l'envers, pour le repousser d'aussi sotte façon. La petite Albe ne trouverait plus le moindre épouseur; et ce serait pain bénit.»

M. Ramel haussa les épaules, estimant qu'on était fort injuste pour

Claire. Il le dit comme il le pensait. Et il ajouta:

«Elle n'est pas de celles qui coiffent sainte Catherine.

– Seriez-vous amoureux d'elle par aventure? riposta Mme Cauvard qui venait d'entrer, suivie de ses deux grandes filles.

– Pourquoi pas?

– Alors demandez vite sa main, si vous ne redoutez le sort de M.

Saville; on pourrait vous devancer.»

VIII

Un mot sans importance suffit parfois pour préciser une idée, déterminer un sentiment, transformer une destinée.

Huit jours plus tard, M. Gilbert Ramel demandait Claire en mariage. Il avait vingt ans de plus qu'elle, mais il se croyait capable de rendre heureuse cette belle jeune fille, qui, d'emblée, l'avait charmé par la grâce de son allure et la franchise de son caractère.

Cette fois encore, Claire, au grand désespoir de sa mère, ne voulut pas entendre parler de mariage. M. Ramel implora la faveur de s'expliquer avec elle, directement, à coeur ouvert, affirmant que, même éconduit, il resterait le fidèle ami de la famille; car une réponse négative, tout en le désespérant, lui attesterait de nouveau le désintéressement et la loyauté de la jeune fille. Celle-ci l'écouta avec un intérêt sincère, surtout quand, incidemment, il parla de son neveu; et s'il comprit vite qu'il ne gagnerait pas sa cause, elle mit à le désabuser tant de respectueuse délicatesse, tant de caressante émotion, qu'il la quitta sans amertume, conservant pour elle une pure et profonde sympathie, une gratitude mélancolique et généreuse. Elle lui avait parlé comme elle parlait à son père, avec le même accent de tendresse filiale.

Elle resta triste d'avoir dû désoler un si galant homme, mais à sa tristesse se mêlait une satisfaction singulière. Il lui semblait, malgré l'invraisemblance d'une telle imagination, que la démarche de M. Gilbert Ramel l'avait un peu rapprochée du jeune officier, dont la figure énergique et fine restait toujours présente à sa mémoire. Cette nuit-là, elle rêva qu'elle épousait un beau lieutenant d'artillerie, et que ce beau lieutenant devenait général en chef, gagnait des batailles, faisait des conquêtes, signait des traités, relevait la patrie.

Pour oublier sa déconvenue, M. Gilbert Ramel alla passer une journée à Hautefont, auprès de son neveu. Mais rien ne le déridait, il restait morne.

«Décidément, mon oncle, vous n'avez pas votre air naturel aujourd'hui, lui dit Henri après le déjeuner, en allumant un cigare. Que vous est-il arrivé? Une mésaventure, un malheur?

– J'ai simplement fait une bêtise. J'ai voulu me marier.

– Vous, mon oncle!

– Moi-même, en personne, mon neveu!

– Avec qui?

– Avec Mlle Claire Albe.

– Vous, avec elle!

– Tu en as l'air suffoqué.

– Vous avez demandé sa main?

– Oui.

– Mais vous ne l'avez pas obtenue?

– C'est ce qui me désole.

– Ah! c'était impossible.

– Quel cri du coeur! quel soupir de soulagement! Te voilà enchanté, toi! Et moi qui venais chercher ici des consolations. Mais, parbleu, à quoi pensais-je? Je comprends tout, maintenant. C'est pour toi, bandit, qu'on a refusé Philippe Saville et moi-même, hélas! Comment ne l'ai-je pas deviné plus tôt? On est toujours plus bête qu'on ne croit.

– Je vous jure, mon oncle…

– Et tu ne m'avais rien dit, hypocrite!

– Dame, je ne savais pas…

– Mauvais garnement! Quel regard féroce tu as eu tout à l'heure! Mais tu verras jusqu'où peut aller la magnanimité d'un oncle célibataire. Tâche au moins de mériter ton bonheur! Je ne te pardonne qu'à cette condition-là.»

IX

Claire donna tout droit dans le piège que lui tendit l'oncle Gilbert, dès sa première visite.

«Excepté vous et moi, lui dit-il, tout le monde se marie.»

Et il lui énuméra plusieurs mariages récemment décidés, entre autres celui de Philippe Saville avec l'aînée des demoiselles Cauvard. Claire ne sourcillait pas.

«Mon neveu, reprit-il, mon neveu lui-même renonce à sa liberté.

– Qui donc épouse-t-il? balbutia Claire éperdue.

– Vous, mademoiselle? A moins que vous ne le refusiez comme les autres!» répondit l'excellent homme parfaitement édifié par l'émotion de la jeune fille.

X

Pour sa pénitence, l'oncle dota magnifiquement le neveu.

Le même jour, à la même heure, à Saint-Sulpice et à Saint-Roch, furent célébrés les deux mariages de Claire Albe avec Henri Ramel et d'Adèle Cauvard avec Philippe Saville. Mariage d'amour et mariage de raison.

«Mon ami, avait dit le grand-papa Rambour à son petit-fils, écoute-moi bien! Quand tu auras de beaux enfants, une existence régulière et la sympathie des gens honorables, tu finiras par adorer celle à qui tu devras les plus sûrs éléments du bonheur. Alors, plus de passionnette malsaine! Ce sera l'amour, l'amour vrai, celui qui crée et qui conserve. Écarte les souvenirs irritants et stériles. C'est la sagesse. Mlle Albe voulait du panache. Elle en a. Grand bien lui fasse! Ce n'était pas ton affaire. A quelque chose malheur est bon.»

Philippe se laissa persuader. Il n'en sentait pas moins que, de son séjour aux Cloziers, une ombre lui resterait toujours dans le coeur. Le papa Rambour sentait cela, lui-même. Il en a gardé une forte rancune à Henri Ramel. Et ce vieillard, naguère si pacifique, est devenu subitement belliqueux. Il réclame la guerre, la grande guerre! A-t-il donc perdu tout sentiment humain? Non! Mais si le jeune officier tombait au champ d'honneur, le bon papa pourrait dire béatement à ses amis et connaissances:

«Pauvre petite Mme Ramel! Voilà ce que c'est que d'épouser un artilleur!»

Puisse le destin lui refuser cette satisfaction et réaliser le rêve de

Claire!

M. Albe, de son côté, ne se gêne pas pour rire avec l'oncle Gilbert du premier prétendu de sa fille.

«Les femmes sont étonnantes, disait-il encore l'autre jour. La mienne voulait absolument pour gendre M. Philippe Saville. Conçoit-on un mari qui ne sait pas même tirer son coup de fusil?»