Za darmo

A quoi tient l'amour?

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

III

Le père! il est là, voyez-vous, dans la première stalle du choeur, pâle, les yeux rouges, la figure gonflée. Oui, il a réellement l'air accablé, brisé. Le chapeau à la main, correctement vêtu de noir, se levant et s'asseyant comme les autres au bruit que fait en tombant sur les dalles la hallebarde du suisse, sa douleur est d'autant plus poignante qu'elle est plus correcte et plus éteinte.

Le regard vague, il est tout absorbé par des visions intérieures; il suit un souvenir, un rêve; brusquement éveillé, il tressaille, il se demande si la funèbre réalité qui le ressaisit n'est pas un songe également, s'il est bien là pour son propre compte aujourd'hui, si c'est le deuil de son enfant qu'il mène, et s'il n'est pas venu, comme cela lui est déjà plusieurs fois arrivé, en ami, en étranger, pour un père autre que lui-même, pour un autre enfant que sa petite Marie.

Pendant une semaine, ô la terrible, la longue et lugubre semaine! il a suivi les progrès incessants de l'implacable maladie. Il a vu, jour par jour, l'âme frêle s'enfuir, insaisissable, du pauvre petit corps martyrisé. Il a vu les médecins pencher leurs cheveux blancs sur le berceau, et se retourner silencieusement vers lui en hochant la tête. Il a guetté, des nuits entières, un signe d'espoir et de renouveau, un regard plus clair, un sourire moins souffrant. Rien! L'enfant ne se plaignait seulement pas; elle avait l'expression mystérieusement résignée des innocents qui se sentent emportés du monde et de la vie. En la retrouvant toujours plus faible, toujours plus émaciée, il regardait alors autour de lui, il écoutait, il cherchait qui pouvait maltraiter ainsi sa fille, et ne voyant personne, n'entendant personne, dans le morne apaisement que l'on fait autour des malades, il se sentait frappé de stupeur, il restait là, sur une chaise, au chevet de l'enfant, sans parole, sans mouvement, la tête lourde, les yeux fixes.

Puis, un matin, tandis que le jour blafard, se glissant à travers volets et rideaux, isolait et atténuait la lueur jaune des lampes, – sans un bruit, sans un mouvement, sans un signe, sans un adieu, elle avait expiré.

De tant d'amour et de bonheur, de tant d'espérance, il n'était resté qu'un petit corps froid, inerte, un visage fermé, où le suprême sourire s'était figé, s'était glacé en des pâleurs d'ivoire. Une fleur flétrie, un parfum envolé! Et plus de traces de cette frêle existence, sauf dans la douleur, dans le désespoir, hélas! d'un père et d'une mère.

IV

Toutes ces choses reviennent maintenant, pendant cette Messe des Anges, à l'esprit de cet homme en noir, que vous voyez, le chapeau à la main, debout, dans la première stalle du choeur. Elles reviennent en leurs moindres détails, avec une netteté déchirante, cuisante. Il entend le son d'une voix faible, les sanglots convulsifs des crises, le bruit des pas du médecin qui se rapprochent, le son argentin et mouillé d'une cuiller dans un verre de tisane. Et pourtant, c'est à peine s'il peut admettre que tout cela se soit passé ainsi, que sa fille ait été malade et qu'elle soit morte. Hier, les gens des pompes funèbres sont venus; hier, on a pris mesure du mince cadavre de Marie; hier, on l'a habillée et parée pour la tombe; hier, on l'a déposée dans le cercueil. Mais il doute encore.

Il a dû les commander, les lettres noires! il a dû en donner la rédaction, chercher et compléter la liste de ses parents, de ses amis, des personnes connues par lui; il ne voulait pas faire d'impolitesses. Il a dû conférer avec un homme d'affaires pour le cimetière, avec un prêtre pour le service mortuaire. Mais il doute toujours.

En vain le cercueil est là, devant lui, drapé de blanc, au milieu du choeur; en vain les cierges brûlent, tandis que la musique sourde et pleurante l'enveloppe, le pénètre; vainement l'assistance en deuil, convoquée par lui, le regarde avec une sympathique tristesse, et vainement il se sent lui-même brisé de douleur: il se refuse toujours, toujours, à concevoir que sa fille soit morte, morte pour ne plus revenir.

C'est qu'aussi les bons moments, qui ont précédé cette semaine sinistre, cette semaine fatale, le reprennent tout d'un coup avec tant de caresse! Son mariage, les premières entrevues, la robe blanche de la mariée au jour des noces, les chants et les fleurs de l'église, alors parée et rayonnante, le repas du soir autour de la grande table longue, le rubis des vins vieux qui tremble dans le fin cristal aux doigts mal assurés des vieux parents, et la première valse, et les premiers abandons, tout cela revit, réel, distinct, clair, sur le fond sombre de son désespoir. Puis c'est la jeune femme qui se sent devenir mère; ce sont les soins, les attentions dont chacun l'entoure, l'anxiété et les cris aigus de l'enfantement, le regard apaisé, triomphal, de la faible accouchée sur la chère petite créature qui vient de sortir d'elle, qui, aveugle encore et presque sans organes, déjà pourtant souffre et vagit, et que l'on consolera, et que l'on aura tant de bonheur à consoler, à rendre heureuse et digne d'amour!

Ensuite passent trois années de contentement, de félicité. Elle voit, elle parle, la chère enfant! Elle apprend à jaser, à sourire, à aimer. O les belles toilettes mignonnes, depuis la longue pelisse blanche des premiers jours jusqu'à la fine jupe écossaise, très élégante, qu'elle portait le mois dernier! O les beaux petits souliers bleus, les beaux petits bonnets à ruches! Et les premiers joujoux, le mouton qui bêle, le lapin qui joue du tambour, le chemin de fer minuscule où monte et descend la file des wagons de métal léger, aux étroites fenêtres et aux caisses peintes en vert! Et l'avènement de la poupée, et les joyeux ébats sur le tapis bariolé de la chambre à coucher, et les dînettes sur la chaise haute, à table, entre père et mère! Et les baisers à la ronde, et les recommandations d'être bien sage et de s'endormir bien tranquillement, à neuf heures, avec la poupée rose!

Tout ce bonheur-là n'a-t-il été qu'un rêve, une illusion fugitive?

Le rêve, n'est-ce pas plutôt cet affreux cauchemar de huit jours et cette funèbre cérémonie qui se poursuit, qui s'achève?

V

Elle s'achève, hélas! et le doute n'est pas possible. La réalité, c'est la mort, c'est le désespoir. On conduit le père au catafalque, on lui donne le goupillon, et ses jambes fléchissent quand il jette l'eau bénite sur le coffre étroit où gît inanimé ce qu'il aimait le plus au monde. Le défilé commence; chacun vient serrer la main à l'infortuné qui voudrait être seul. C'est interminable; et les larmes lui montent aux yeux, quand il voit les femmes, l'une après l'autre, le regarder en pleurant.

On emporte la bière. La voilà hissée sur la voiture, il n'a pas fallu grand effort; et voilà cet homme, il y a huit jours le plus heureux des hommes, qui chemine, tête nue sous le ciel gris, le long des rues boueuses, derrière le lent corbillard, dans la pleine conscience de son irrémédiable malheur.

La mère est restée à la maison, affaissée, immobile. Elle pleure, elle prie. On lui parle, mais elle n'écoute pas. Elle a les mains jointes et regarde fixement devant elle. On a peur qu'elle ne meure de cette mort, qu'elle ne suive l'enfant parti. Toutefois, elle se consolera peut-être plus vite et mieux que le père. Elle a la religion. Elle croit à une éternité où l'on retrouve tout ce qu'on a perdu.

Mais lui, lui n'est pas un être de sentiment; il est un être de raison, il sait. Il a compris dès longtemps que toutes nos visions d'immortalité ne sont que de frêles hypothèses, sinon de pures chimères. Il ne croit plus aux mirages. Allez donc lui dire que madame la Vierge attend là-haut, dans une étoile, les petites filles mortes, et les fait jouer avec l'enfant Jésus en blouse d'or! Il sourira tristement. Pour lui, cela n'est pas, cela ne peut pas être.

Sa tête se perd. Le cerveau vide, les yeux vagues, il monte le long chemin pavé qui mène au cimetière. Il se rappelle soudain, dans des lueurs intenses de mémoire, des coïncidences, des réflexions faites jadis; il se rappelle le pressentiment qui lui serra le coeur, un jour, en voyant un pauvre homme, humblement vêtu, suivre tout seul, à pied, un tout petit, tout petit cercueil, que portaient, en se dandinant sous le poids, deux croque-morts à uniforme noir usé et à chapeau luisant, dont le premier mangeait, chemin faisant, une pomme rouge; – un tout petit, tout petit cercueil blanc, sur lequel il y avait deux bouquets de violettes d'un sou. Il s'était demandé, alors, ce qu'éprouvait le pauvre homme qui marchait derrière; et le pauvre homme, aujourd'hui, c'est lui-même. Hélas! le cortège piétine, bourdonne à sa suite, et les passants se découvrent et s'arrêtent pour voir, comme lui jadis, ce deuil et cette douleur.

Et pourtant il n'arrivera que trop tôt au cimetière. Pauvre père! qui donc vous consolera maintenant des amers soucis de la vie ingrate qu'on mène en notre âpre siècle, des luttes acharnées, des fausses amitiés, des calomnies, des vols, des ingratitudes et des banalités écoeurantes? A quoi bon travailler, à quoi bon gagner de l'argent ou de la gloire, maintenant? N'êtes-vous pas ruiné, ruiné dans l'âme?

Il cherche pour quelle fin le destin veut que ces petits enfants, qui nous sont si chers et qui sont si innocents, souffrent et meurent. Et puis, malgré tout, lentement, irrésistiblement, il se prend à penser que pas une parcelle d'amour ne doit se perdre ici-bas, – qu'il vaut mieux avoir aimé et avoir vu fuir ce qu'on aimait, que n'avoir pas aimé du tout, – et que la loi universelle, quelles que soient les apparences contraires, doit être justice, bonté, bonheur.

Autrement, pourquoi l'univers, pourquoi l'existence?

La Renaissance artistique et littéraire. 22 mars 1873.

Les Derniers Jours de Pécuchet

Avril 1883

I

Vous connaissez tous Pécuchet, l'illustre Pécuchet, l'inséparable ami du non moins illustre Bouvard, le Pécuchet de Gustave Flaubert.

 

Et vous savez, n'est-il pas vrai, que le grand romancier normand n'a pas fini l'histoire de ces modernes émules d'Oreste et Pylade, par la bonne, ou plutôt par la mauvaise raison, qu'il a rendu le dernier soupir avant d'avoir pu compléter son manuscrit.

Mais ce que vous ne savez peut-être point, c'est que, Flaubert fut-il toujours de ce monde, l'histoire de Pécuchet ne pourrait, aujourd'hui même, être terminée.

Ce que vous ne savez peut-être point, c'est qu'en 1883 Pécuchet vit encore.

«Pécuchet! dites-vous avec une hilarité sceptique. Pécuchet! reprenez-vous en goguenardant. Mais si! nous savons que Pécuchet n'est pas mort. Pécuchet n'est-il pas immortel?»

Immortel, il se peut que notre homme le soit, moralement parlant. Mais il ne s'agit pas de cela. Il ne s'agit ni de vie spirituelle ni d'éternité littéraire. Ce que je veux dire, c'est que vraiment, réellement, authentiquement, Pécuchet n'a pas cessé d'exister; c'est que Pécuchet respire; c'est que Pécuchet va, vient, sent, entend, voit, boit, mange, digère, se mouche, se couche, se lève, et copie, copie toujours, comme toujours il copia, car le bonhomme n'est guère autre chose, vous vous en souvenez assurément, qu'une vivante machine à copier.

Oui, Pécuchet subsiste en chair, en os et en esprit. C'est un fait.

C'est une source non tarie de documents humains.

Ah! vous dressez l'oreille. D'incrédule vous devenez curieux. Ça vous intrigue. Il faut vous raconter ça.

Je ne demande pas mieux.

II

Le hasard me conduisit, il y a quelques jours, vers les déclivités de la Montagne Sainte-Geneviève, en ce point où le Paris provincial d'outre-Seine a été récemment éventré par l'ouverture de larges voies nouvelles.

Tout dépaysé, j'errais à l'aventure; et je constatais, avec un étonnement triste, l'aspect violemment transformé des choses et des lieux. Dans les temps déjà si lointains de notre insoucieuse jeunesse, à la place de ce boulevard vide et béant, il y avait là un fouillis inextricable de ruelles antiques, de maisons noires et ridées, à pignons et à tourelles.

Chaque façade avait alors son individualité, son caractère. La vétusté même de ces murs plusieurs fois centenaires offrait un charme mystérieux; ils semblaient imprégnés d'humanité vive, d'humanité pensive, d'humanité militante et souffrante. Ils avaient été dorés et brunis par tant de soleils disparus, par tant d'ombres envolées! Le flux et le reflux des jours et des ans s'y étaient traînés tant de fois! On y évoquait tant de choses et tant de pensées!

A travers la poussière du plâtre et les éclats de pierre des chantiers, j'avançais à pas lents, peiné de voir la froide et rude banalité remplacer partout les libres manifestations de la vie ondoyante et diverse. O les grandes maisons carrées, massives, anonymes, uniformes, alignées sous le paratonnerre comme des Prussiens sous le casque à pointe, vastes et plates comme la Poméranie, bêtes comme les cadavres échoués des moutons de Panurge, roides comme des abstractions géométriques, sans grâce, sans élan, sans vie, sans âme, avec leurs balcons à écriteaux et leurs carreaux barbouillés par les peintres, avec leurs cafés bleus, leurs traiteurs rouges, leurs musées de monstruosités médicales et leurs femmes géantes à jambes éléphantesques, honorées sur le tableau-affiche de la visite de plusieurs têtes couronnées! O la tristesse accablante des grandes maisons neuves, de ces grandes maisons funèbres comme des caveaux, nues et glacées comme la mort!

Navré, je baissai les yeux pour ne plus rien voir de ce désolant spectacle. Pendant quelques minutes, je suivis machinalement la chaussée, livré tout entier aux réflexions amères et aux turbulents souvenirs, qui se disputaient dans une brume mélancolique les cellules sans phosphorescence de mon cerveau désenchanté! Mais bientôt, cette bataille intime ne me réjouissant guère, je relevai le nez pour chercher au dehors quelque diversion.

III

La rue montante tournait brusquement, formant un coude. Ce coude était accentué, d'un côté, par le mur d'un petit jardin plein d'acacias maigres, puis par une palissade fermant un terrain vague; de l'autre côté, par deux hautes bâtisses à porte cochère. Sur la première porte cochère, on lisait en lettres d'or: Institution Tatin; sur la seconde, en lettres noires: Institution Ransure.

A l'endroit où la palissade joignait le mur du petit jardin, en face des portes cochères, s'élevait, établie et calée je ne sais comment, une mince échoppe en planches de diverses couleurs également décolorées. L'échoppe était percée d'une porte basse et d'une fenêtre étroite. Quand je relevai la tête, je me trouvais juste devant la croisée, si bien que l'inscription, collée en dedans, au carreau supérieur, m'entra tout droit dans les yeux et dans le cerveau.

Cette inscription offrait, en capitales manuscrites, ces deux mots:

ÉCRIVAIN ICI

Une seconde inscription, tout à côté, à l'autre carreau, en capitales identiques, portait:

ÉCRIVAIN PUBLIC

Une autre, en plus petits caractères:

LETTRES A PARTIR DE 0 Fr. 50

Une autre, en caractères plus petits encore:

L'écrivain ne fait pas de lettres anonymes.

Une dernière (c'était la bonne, c'était le bouquet!) présentait ces trois lignes étonnantes, ces trois lignes mémorables, ces trois lignes sans pareilles:

PENSUMS
GRECS, LATINS ET FRANÇAIS

Les rêves, les pensées, les spéculations, les délires, que ces lignes magiques éveillèrent en moi, vous les devinez.

Je restai cloué sur place, la bouche bée, les yeux ronds.

Pensums grecs, latins et français! Je ne pouvais détacher mes regards de ce nouveau Mane, Thecel, Pharès. J'étais en extase.

Puis la réaction se fit. Ma lèvre inférieure devint dédaigneuse. Pourquoi ce prétentieux écrivain avait-il oublié les pensums hébreux? Pourquoi les pensums anglais, russes, chinois, allemands, italiens, hongrois, espagnols, japonais, arabes, algonquins, nègres, patagons, et tous les autres pensums en langues mortes, vivantes, ou à naître, ne figuraient-ils pas sur l'écriteau?

Écriteau vraiment dérisoire.

Et pourquoi pas, en outre, la langue des oiseaux, la langue des chiens et la langue des grenouilles, dont il est parlé en de vieux livres de légendes?

Trois fois dérisoire écriteau!

Un instant de réflexion me rendit tout entier à mon premier enthousiasme; et je me sentis, pour tout de bon, repincé par le pensum latin, contrepincé par le pensum grec.

Un point d'interrogation, un nouveau point d'interrogation, surgit des profondeurs de ma pensée: «Quel peut être ce triple entrepreneur de classiques pensums, ce bachelier public à trois becs de plume, cette trinité en échoppe? D'où sort ce pauvre et savant serviteur des écoliers paresseux et bavards? Après quel inénarrable naufrage est-il venu s'échouer au bord de ce trottoir? Quel cataclysme a réduit cet être bien élevé à prendre l'état de pensummier?

Mystère! je rêvai, rêvai, rêvai. L'inventeur de l'écriteau n'avait-il pas autant d'imagination que d'instruction, autant d'audace que d'imagination? Afficher une entreprise de pensums français à cinquante pas de la Sorbonne, à la barbe ou au menton rasé de tout un monde de proviseurs, recteurs, inspecteurs, professeurs, répétiteurs et pions, c'était déjà joli. Mais y joindre le pensum latin, n'était-ce pas superbe? Et y ajouter le pensum grec, n'était-ce pas majestueux, sublime, beau comme l'antique?

Ce savant inspiré et hardi, ce génie original et serviable, je brûlai du désir immodéré de le voir, de le connaître, de le pénétrer. Il me le fallait. J'ouvris avidement la porte de l'échoppe; et le coeur battant comme à un premier rendez-vous d'amour, j'entrai.

IV

C'était tout petit, mais fort bien aménagé. Ordre et propreté. Des planches, des casiers, deux chaises, une table. Sur la table, tout ce qu'il faut pour tout écrire et effacer tout. Devant la table, un vieux fauteuil en cuir. Dans les bras du fauteuil, un homme, non! un monsieur, grave, bien assis, jeune encore quoique très vieux, armé de lunettes miroitantes, et coiffé d'une calotte noire qui laissait descendre sur chaque tempe une mèche plate de cheveux poivre et sel.

Je le contemplai. D'un geste affable et digne, il m'offrit une des deux chaises. Je la pris, sans cesser de le contempler. Il se sentit vaguement gêné. Muet, je le contemplai toujours. Il rougit. Je le contemplai impitoyablement. Il toussa. Je maintins ma contemplation. Il ôta sa calotte, il semblait avoir envie de pleurer. Mon regard ne le lâchait pas.

Mais, tandis que mes yeux restaient fixés sur lui, mon imagination allait, trottait, courait, galopait, prenait le mors aux dents, m'emportait en pleine fantaisie.

Cet homme transcendant, cet inventeur à calotte noire et à mèches plates, cet être sublime et timide, me disais-je tout bas, à quelle espèce appartient-il?

O Hommes-Athéniens, ô Peuple et Sénat de Rome, ô Quirites, ô

Pères-Conscrits, révélez-moi son passé, ouvrez-moi son coeur!

Serait-ce le Juif-Errant, après une commutation de peine? Non! non! car il ferait aussi des pensums juifs et chaldéens.

Serait-ce un espion borusse? Ils savent toutes les langues, ces Allemands. Non! il aurait affiché des pensums sanscrits. Son érudition l'aurait trahi.

Qu'est-ce donc enfin que cet homme?

Un fou? Il n'en a pas l'air. Et puis, sa femme, sa fille, son gendre ou sa belle-mère l'aurait déjà fait enfermer dans un asile.

Est-ce un lord anglais qui tient un pari?

Sort-il d'un conte d'Hoffmann ou d'une nouvelle d'Edgar Poe?

Existe-t-il réellement?

Ou n'est-il qu'un fantôme, une erreur des sens, un mirage, un spectre, une hallucination?

J'avais la tête en feu. Je ne pus me contenir plus longtemps. Pour voir si l'homme existait en réalité, je lui pris le bras brusquement.

Il jeta un cri.

Je ne m'étais pas trompé, il vivait.

Je reconquis sur-le-champ toute ma placidité. J'avançai ma chaise. Il s'était reculé; il me considérait avec défiance, et même avec un peu d'effarement. Je lui fis un sourire. Il fallait le calmer.

Or, j'allais, à cet effet, lui adresser onctueusement la parole, quand, tout d'un coup, un éclair me traversa l'esprit.

«Pécuchet!» m'écriai-je.

De stupéfaction, il laissa tomber sur sa cuisse, et de sa cuisse à terre, sa majestueuse plume d'oie.

«D'où… d'où… d'où me connaissez-vous?» s'écria-t-il.

C'était bien la voix forte, caverneuse, dont parle Flaubert. C'était bien notre homme. C'était Pécuchet.

Tel vous l'avez vu dans le roman, tel il se tenait là, devant moi, sous mes yeux, dans l'échoppe, entre la table à tout écrire et la fenêtre portant l'annonce des pensums classiques et l'annonce des lettres non anonymes.

«Non anonymes! pensai-je. Honnête Pécuchet, je te reconnais-là.»

Et réfléchissant, je lui dis:

«Comment faites-vous pour savoir si les lettres sont anonymes ou ne le sont pas? Le premier venu ne peut-il point vous faire mouler un faux nom au bas de la missive. En ce cas, c'est comme s'il n'y avait aucune signature; c'est l'anonymat avec circonstances aggravantes.

– Je fais mon devoir, répondit héroïquement Pécuchet. Que les autres fassent le leur! Advienne que pourra!

– Et rédigez-vous toutes les lettres signées, même celles dont pourraient s'alarmer la pudeur, le bon goût et la morale?

– La morale, le bon goût et la pudeur n'ont jamais eu à se plaindre de moi, monsieur!

– Et comment discernez-vous, par exemple, les lettres écrites pour le bon motif des lettres écrites pour un motif différent?

– On voit cela à la figure des gens. On est un peu philosophe. On laisse le reste aux dieux.»