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Sodome et Gomorrhe

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En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient pas toujours cependant. Ainsi, un jour (qui se place d’ailleurs après cette première période) où le baron revenait avec Charlie et moi d’un déjeuner chez les Verdurin, croyant passer la fin de l’après-midi et la soirée avec le violoniste à Doncières, l’adieu de celui-ci, dès au sortir du train, qui répondit : « Non, j’ai à faire », causa à M. de Charlus une déception si forte que, bien qu’il eût essayé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, je vis des larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu’il restait hébété devant le train. Cette douleur fut telle que, comme nous comptions, elle et moi, finir la journée à Doncières, je dis à Albertine, à l’oreille, que je voudrais bien que nous ne laissions pas seul M. de Charlus qui me semblait, je ne savais pourquoi, chagriné. La chère petite accepta de grand cœur. Je demandai alors à M. de Charlus s’il ne voulait pas que je l’accompagnasse un peu. Lui aussi accepta, mais refusa de déranger pour cela ma cousine. Je trouvai une certaine douceur (et sans doute pour une dernière fois, puisque j’étais résolu de rompre avec elle) à lui ordonner doucement, comme si elle avait été ma femme : « Rentre de ton côté, je te retrouverai ce soir », et à l’entendre, comme une épouse aurait fait, me donner la permission de faire comme je voudrais, et m’approuver, si M. de Charlus, qu’elle aimait bien, avait besoin de moi, de me mettre à sa disposition. Nous allâmes, le baron et moi, lui dandinant son gros corps, ses yeux de jésuite baissés, moi le suivant, jusqu’à un café où on nous apporta de la bière. Je sentis les yeux de M. de Charlus attachés par l’inquiétude à quelque projet. Tout à coup il demanda du papier et de l’encre et se mit à écrire avec une vitesse singulière. Pendant qu’il couvrait feuille après feuille, ses yeux étincelaient d’une rêverie rageuse. Quand il eut écrit huit pages : « Puis-je vous demander un grand service ? me dit-il. Excusez-moi de fermer ce mot. Mais il le faut. Vous allez prendre une voiture, une auto si vous pouvez, pour aller plus vite. Vous trouverez certainement encore Morel dans sa chambre, où il est allé se changer. Pauvre garçon, il a voulu faire le fendant au moment de nous quitter, mais soyez sûr qu’il a le cœur plus gros que moi. Vous allez lui donner ce mot et, s’il vous demande où vous m’avez vu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté à Doncières (ce qui est, du reste, la vérité) pour voir Robert, ce qui ne l’est peut-être pas, mais que vous m’avez rencontré avec quelqu’un que vous ne connaissez pas, que j’avais l’air très en colère, que vous avez cru surprendre les mots d’envoi de témoins (je me bats demain, en effet). Surtout ne lui dites pas que je le demande, ne cherchez pas à le ramener, mais s’il veut venir avec vous, ne l’empêchez pas de le faire. Allez, mon enfant, c’est pour son bien, vous pouvez éviter un gros drame. Pendant que vous serez parti, je vais écrire à mes témoins. Je vous ai empêché de vous promener avec votre cousine. J’espère qu’elle ne m’en aura pas voulu, et même je le crois. Car c’est une âme noble et je sais qu’elle est de celles qui savent ne pas refuser la grandeur des circonstances. Il faudra que vous la remerciiez pour moi. Je lui suis personnellement redevable et il me plaît que ce soit ainsi. » J’avais grand’pitié de M. de Charlus ; il me semblait que Charlie aurait pu empêcher ce duel, dont il était peut-être la cause, et j’étais révolté, si cela était ainsi, qu’il fût parti avec cette indifférence au lieu d’assister son protecteur. Mon indignation fut plus grande quand, en arrivant à la maison où logeait Morel, je reconnus la voix du violoniste, lequel, par le besoin qu’il avait d’épandre de la gaîté, chantait de tout cœur : « Le samedi soir, après le turrbin ! » Si le pauvre M. de Charlus l’avait entendu, lui qui voulait qu’on crût, et croyait sans doute, que Morel avait en ce moment le cœur gros ! Charlie se mit à danser de plaisir en m’apercevant. « Oh ! mon vieux (pardonnez-moi de vous appeler ainsi, avec cette sacrée vie militaire on prend de sales habitudes), quelle veine de vous voir ! Je n’ai rien à faire de ma soirée. Je vous en prie, passons-la ensemble. On restera ici si ça vous plaît, on ira en canot si vous aimez mieux, on fera de la musique, je n’ai aucune préférence. » Je lui dis que j’étais obligé de dîner à Balbec, il avait bonne envie que je l’y invitasse, mais je ne le voulais pas. « Mais si vous êtes si pressé, pourquoi êtes-vous venu ? – Je vous apporte un mot de M. de Charlus. » À ce moment toute sa gaîté disparut ; sa figure se contracta. « Comment ! il faut qu’il vienne me relancer jusqu’ici ! Alors je suis un esclave ! Mon vieux, soyez gentil. Je n’ouvre pas la lettre. Vous lui direz que vous ne m’avez pas trouvé. – Ne feriez-vous pas mieux d’ouvrir ? je me figure qu’il y a quelque chose de grave. – Cent fois non, vous ne connaissez pas les mensonges, les ruses infernales de ce vieux forban. C’est un truc pour que j’aille le voir. Hé bien ! je n’irai pas, je veux la paix ce soir. – Mais est-ce qu’il n’y a pas un duel demain ? demandai-je à Morel, que je supposais aussi au courant. – Un duel ? me dit-il d’un air stupéfait. Je ne sais pas un mot de ça. Après tout, je m’en fous, ce vieux dégoûtant peut bien se faire zigouiller si ça lui plaît. Mais tenez, vous m’intriguez, je vais tout de même voir sa lettre. Vous lui direz que vous l’avez laissée à tout hasard pour le cas où je rentrerais. » Tandis que Morel me parlait, je regardais avec stupéfaction les admirables livres que lui avait donnés M. de Charlus et qui encombraient la chambre. Le violoniste ayant refusé ceux qui portaient : « Je suis au baron, etc… » devise qui lui semblait insultante pour lui-même comme un signe d’appartenance, le baron, avec l’ingéniosité sentimentale où se complaît l’amour malheureux, en avait varié d’autres, provenant d’ancêtres, mais commandées au relieur selon les circonstances d’une mélancolique amitié. Quelquefois elles étaient brèves et confiantes, comme « Spes mea », ou comme « Exspectata non eludet ». Quelquefois seulement résignées, comme « J’attendrai ». Certaines galantes : « Mesmes plaisir du mestre », ou conseillant la chasteté, comme celle empruntée aux Simiane, semée de tours d’azur et de fleurs de lis et détournée de son sens : « Sustentant lilia turres ». D’autres enfin désespérées et donnant rendez-vous au ciel à celui qui n’avait pas voulu de lui sur la terre : « Manet ultima cœlo », et, trouvant trop verte la grappe qu’il ne pouvait atteindre, feignant de n’avoir pas recherché ce qu’il n’avait pas obtenu, M. de Charlus disait dans l’une : « Non mortale quod opto ». Mais je n’eus pas le temps de les voir toutes.

Si M. de Charlus, en jetant sur le papier cette lettre, avait paru en proie au démon de l’inspiration qui faisait courir sa plume, dès que Morel eut ouvert le cachet : Atavis et armis, chargé d’un léopard accompagné de deux roses de gueules, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron. « Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, il ne manquait plus que cela ! mais où le trouver ? Dieu sait où il est maintenant. » J’insinuai qu’en se pressant on le trouverait peut-être, encore à une brasserie où il avait demandé de la bière pour se remettre. « Je ne sais pas si je reviendrai », dit-il à sa femme de ménage, et il ajouta in petto : « Cela dépendra de la tournure que prendront les choses. » Quelques minutes après nous arrivions au café. Je remarquai l’air de M. de Charlus au moment où il m’aperçut. En voyant que je ne revenais pas seul, je sentis que la respiration, que la vie lui étaient rendues. Étant d’humeur, ce soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avait rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui à propos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur demander d’être ses témoins. Et si le violoniste n’était pas venu, il est certain que, fou comme était M. de Charlus (et pour changer sa tristesse en fureur), il les eût envoyés au hasard à un officier quelconque, avec lequel ce lui eût été un soulagement de se battre. Pendant ce temps, M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eût pas daigné fréquenter le maître. D’autre part, s’il ne se plaisait plus guère que dans la fréquentation de la crapule, la profonde habitude qu’a celle-ci de ne pas répondre à une lettre, de manquer à un rendez-vous sans prévenir, sans s’excuser après, lui donnait, comme il s’agissait souvent d’amours, tant d’émotions et, le reste du temps, lui causait tant d’agacement, de gêne et de rage, qu’il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusement indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos. Habitué aux façons de Morel et sachant combien il avait peu de prise sur lui et était incapable de s’insinuer dans une vie où des camaraderies vulgaires, mais consacrées par l’habitude, prenaient trop de place et de temps pour qu’on gardât une heure au grand seigneur évincé, orgueilleux et vainement implorant, M. de Charlus était tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais, se sentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages qu’il pouvait. « Que venez-vous faire ici ? lui dit-il. Et vous ? ajouta-t-il en me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne pas le ramener. – Il ne voulait pas me ramener, dit Morel (en roulant vers M. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie, des regards conventionnellement tristes et langoureusement démodés, avec un air, jugé sans doute irrésistible, de vouloir embrasser le baron et d’avoir envie de pleurer), c’est moi qui suis venu malgré lui. Je viens au nom de notre amitié pour vous supplier à deux genoux de ne pas faire cette folie. » M. de Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses nerfs ; malgré cela il en resta le maître. « L’amitié, que vous invoquez assez inopportunément, répondit-il d’un ton sec, devrait au contraire me faire approuver de vous quand je ne crois pas devoir laisser passer les impertinences d’un sot. D’ailleurs, si je voulais obéir aux prières d’une affection que j’ai connue mieux inspirée, je n’en aurais plus le pouvoir, mes lettres pour mes témoins sont parties et je ne doute pas de leur acceptation. Vous avez toujours agi avec moi comme un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir, comme vous en aviez le droit, de la prédilection que je vous avais marquée, au lieu de faire comprendre à la tourbe d’adjudants ou de domestiques au milieu desquels la loi militaire vous force de vivre quel motif d’incomparable fierté était pour vous une amitié comme la mienne, vous avez cherché à vous excuser, presque à vous faire un mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant. Je sais qu’en cela, ajouta-t-il, pour ne pas laisser voir combien certaines scènes l’avaient humilié, vous n’êtes coupable que de vous être laissé mener par la jalousie des autres. Mais comment, à votre âge, êtes-vous assez enfant (et enfant assez mal élevé) pour n’avoir pas deviné tout de suite que votre élection par moi et tous les avantages qui devaient en résulter pour vous allaient exciter des jalousies ? que tous vos camarades, pendant qu’ils vous excitaient à vous brouiller avec moi, allaient travailler à prendre votre place ? Je n’ai pas cru devoir vous avertir des lettres que j’ai reçues à cet égard de tous ceux à qui vous vous fiez le plus. Je dédaigne autant les avances de ces larbins que leurs inopérantes moqueries. La seule personne dont je me soucie, c’est vous parce que je vous aime bien, mais l’affection a des bornes et vous auriez dû vous en douter. » Si dur que le mot de « larbin » pût être aux oreilles de Morel, dont le père l’avait été, mais justement parce que son père l’avait été, l’explication de toutes les mésaventures sociales par la « jalousie », explication simpliste et absurde, mais inusable et qui, dans une certaine classe, « prend » toujours d’une façon aussi infaillible que les vieux trucs auprès du public des théâtres, ou la menace du péril clérical dans les assemblées, trouvait chez lui une créance presque aussi forte que chez Françoise ou les domestiques de Mme de Guermantes, pour qui c’était la seule cause des malheurs de l’humanité. Il ne douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d’ailleurs imaginaire. « Oh ! quel désespoir, s’écria Charlie. Je n’y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir avant d’aller trouver cet officier ? – Je ne sais pas, je pense que si. J’ai fait dire à l’un d’eux que je resterais ici ce soir, et je lui donnerai mes instructions. – J’espère d’ici sa venue vous faire entendre raison ; permettez-moi seulement de rester auprès de vous », lui demanda tendrement Morel. C’était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. « Vous auriez tort d’appliquer ici le « qui aime bien châtie bien » du proverbe, car c’est vous que j’aimais bien, et j’entends châtier, même après notre brouille, ceux qui ont lâchement essayé de vous faire du tort. Jusqu’ici, à leurs insinuations questionneuses, osant me demander comment un homme comme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce et sorti de rien, je n’ai répondu que par la devise de mes cousins La Rochefoucauld : « C’est mon plaisir. » Je vous ai même marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible de devenir mon plus grand plaisir, sans qu’il résultât de votre arbitraire élévation un abaissement pour moi. » Et dans un mouvement d’orgueil presque fou, il s’écria en levant les bras : « Tantus ab uno splendor ! Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme, après ce délire de fierté et de joie. J’espère au moins que mes deux adversaires, malgré leur rang inégal, sont d’un sang que je peux faire couler sans honte. J’ai pris à cet égard quelques renseignements discrets qui m’ont rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque gratitude, vous devriez être fier, au contraire, de voir qu’à cause de vous je reprends l’humeur belliqueuse de mes ancêtres, disant comme eux, au cas d’une issue fatale, maintenant que j’ai compris le petit drôle que vous êtes : « Mort m’est vie. » Et M. de Charlus le disait sincèrement, non seulement par amour pour Morel, mais parce qu’un goût batailleur, qu’il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tant d’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il n’avait jamais eu d’affaire sans se croire aussitôt valeureux et identifié à l’illustre connétable de Guermantes, alors que, pour tout autre, ce même acte d’aller sur le terrain lui paraissait de la dernière insignifiance. « Je crois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dans l’Aiglon, qu’est-ce que c’est ? du caca. Mounet-Sully dans Oedipe ? caca. Tout au plus prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les Arènes de Nîmes. Mais qu’est-ce que c’est à côté de cette chose inouïe, voir batailler le propre descendant du Connétable ? » Et à cette seule pensée, M. de Charlus, ne se tenant pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui, rappelant Molière, nous firent rapprocher prudemment de nous nos bocks, et craindre que les premiers croisements de fer blessassent les adversaires, le médecin et les témoins. « Quel spectacle tentant ce serait pour un peintre ! Vous qui connaissez M. Elstir, me dit-il, vous devriez l’amener. » Je répondis qu’il n’était pas sur la côte. M. de Charlus m’insinua qu’on pourrait lui télégraphier. « Oh ! je dis cela pour lui, ajouta-t-il devant mon silence. C’est toujours intéressant pour un maître – à mon avis il en est un – de fixer un exemple de pareille reviviscence ethnique. Et il n’y en a peut-être pas un par siècle. »

 

Mais si M. de Charlus s’enchantait à la pensée d’un combat qu’il avait cru d’abord tout fictif, Morel pensait avec terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment, pouvaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter jusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendre proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire, qu’il ferait remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus savait garder Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des engagements pour l’avenir en échange de sa renonciation au duel, exercice, disait-il, qui par soi-même l’enchantait, et dont il ne se priverait pas sans regret. Et en cela d’ailleurs il était sincère, car il avait toujours pris plaisir à aller sur le terrain quand il s’agissait de croiser le fer ou d’échanger des balles avec un adversaire. Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard, car, ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait été obligé de s’arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu’on voulût bien lui indiquer « le n° 100 » ou le « petit endroit ». Aussitôt qu’il fut là, le baron l’emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaire que Charlie et moi n’assistions pas à l’entrevue, et il excellait à donner à une chambre quelconque l’affectation provisoire de salle du trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il le remercia chaleureusement, mais lui déclara qu’il semblait probable que le propos répété n’avait en réalité pas été tenu, et que, dans ces conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoin que, sauf complications possibles, l’incident était considéré comme clos. Le danger s’éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulut même un instant manifester de la colère, mais il se rappela qu’un de ses maîtres, qui avait fait la plus belle carrière médicale de son temps, ayant échoué la première fois à l’Académie pour deux voix seulement, avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et était allé serrer la main du concurrent élu. Aussi le docteur se dispensa-t-il d’une expression de dépit qui n’eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu’il y a certaines choses qu’on ne peut laisser passer, il ajouta que c’était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait. M. de Charlus, désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur de la même façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot de mon père, comme une duchesse surtout eût tenu la taille à une plébéienne, approcha sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard, qui n’avait jamais laissé voir au baron qu’il eût même entendu courir de vagues mauvais bruits sur ses mœurs, et ne l’en considérait pas moins, dans son for intérieur, comme faisant partie de la classe des « anormaux » (même, avec son habituelle impropriété de termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d’un valet de chambre de M. Verdurin : « Est-ce que ce n’est pas la maîtresse du baron ? »), personnages dont il avait peu l’expérience, il se figura que cette caresse de la main était le prélude immédiat d’un viol, pour l’accomplissement duquel il avait été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet-apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé aux mains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne se nourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus, lui lâchant la main et voulant être aimable jusqu’au bout : « Vous allez prendre quelque chose avec nous, comme on dit, ce qu’on appelait autrefois un mazagran ou un gloria, boissons qu’on ne trouve plus, comme curiosités archéologiques, que dans les pièces de Labiche et les cafés de Doncières. Un « gloria » serait assez convenable au lieu, n’est-ce pas, et aux circonstances, qu’en dites-vous ? – Je suis président de la ligue antialcoolique, répondit Cottard. Il suffirait que quelque médicastre de province passât, pour qu’on dise que je ne prêche pas d’exemple. Os homini sublime dedit cœlumque tueri », ajouta-t-il, bien que cela n’eût aucun rapport, mais parce que son stock de citations latines était assez pauvre, suffisant d’ailleurs pour émerveiller ses élèves. M. de Charlus haussa les épaules et ramena Cottard auprès de nous, après lui avoir demandé un secret qui lui importait d’autant plus que le motif du duel avorté était purement imaginaire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles de l’officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous buvions tous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors, devant la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui tendit la main comme à une chambrière, sans bouger de sa chaise, partie en roi qui reçoit des hommages, partie en snob qui ne veut pas qu’une femme peu élégante s’asseye à sa table, partie en égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Mme Cottard resta donc debout à parler à M. de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que la politesse, ce qu’on a « à faire », n’est pas le privilège exclusif des Guermantes, et peut tout d’un coup illuminer et guider les cerveaux les plus incertains, ou parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la protéger contre qui lui manquait, brusquement le docteur fronça le sourcil, ce que je ne lui avais jamais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître : « Voyons, Léontine, ne reste donc pas debout, assieds-toi. – Mais est-ce que je ne vous dérange pas ? » demanda timidement Mme Cottard à M. de Charlus, lequel, surpris du ton du docteur, n’avait rien répondu. Et sans lui en donner cette seconde fois le temps, Cottard reprit avec autorité : « Je t’ai dit de t’asseoir. »

 

Au bout d’un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit à Morel : « Je conclus de toute cette histoire, mieux terminée que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et qu’à la fin de votre service militaire je vous ramène moi-même à votre père, comme fit l’archange Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie. » Et le baron se mit à sourire avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la perspective d’être ainsi ramené ne plaisait guère, ne semblait pas partager. Dans l’ivresse de se comparer à l’archange, et Morel au fils de Tobie, M. de Charlus ne pensait plus au but de sa phrase, qui était de tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait, Morel consentirait à venir avec lui à Paris. Grisé par son amour, ou par son amour-propre, le baron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que fit le violoniste car, ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me dit avec un orgueilleux sourire : « Avez-vous remarqué, quand je l’ai comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie ! C’est parce que, comme il est très intelligent, il a tout de suite compris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre, n’était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux valet de chambre à moustaches, mais son père spirituel, c’est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui ! Comme il redressait fièrement la tête ! Quelle joie il ressentait d’avoir compris ! Je suis sûr qu’il va redire tous les jours : « O Dieu qui avez donné le bienheureux Archange Raphaël pour guide à votre serviteur Tobie, dans un long voyage, accordez-nous à nous, vos serviteurs, d’être toujours protégés par lui et munis de son secours. » Je n’ai même pas eu besoin, ajouta le baron, fort persuadé qu’il siégerait un jour devant le trône de Dieu, de lui dire que j’étais l’envoyé céleste, il l’a compris de lui-même et en était muet de bonheur ! » Et M. de Charlus (à qui au contraire le bonheur n’enlevait pas la parole), peu soucieux des quelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à un fou, s’écria tout seul et de toute sa force, en levant les mains : « Alléluia ! »

Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en manœuvres trop loin pour que M. de Charlus pût aller le voir ou m’envoyer lui parler, écrivait au baron des lettres désespérées et tendres, où il lui assurait qu’il lui en fallait finir avec la vie parce qu’il avait, pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille francs. Il ne disait pas quelle était la chose affreuse, l’eût-il dit qu’elle eût sans doute été inventée. Pour l’argent même, M. de Charlus l’eût envoyé volontiers s’il n’eût senti que cela donnait à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi d’avoir les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Quand il était certain de leur effet, il souhaitait que Morel fût à jamais brouillé avec lui, car, persuadé que ce serait le contraire qui se réaliserait, il se rendait compte de tous les inconvénients qui allaient renaître de cette liaison inévitable. Mais si aucune réponse de Morel ne venait, il ne dormait plus, il n’avait plus un moment de calme, tant le nombre est grand, en effet, des choses que nous vivons sans les connaître et des réalités intérieures et profondes qui nous restent cachées. Il formait alors toutes les suppositions sur cette énormité qui faisait que Morel avait besoin de vingt-cinq mille francs, il lui donnait toutes les formes, y attachait tour à tour bien des noms propres. Je crois que, dans ces moments-là, M. de Charlus (et bien qu’à cette époque, son snobisme, diminuant, eût été déjà au moins rejoint, sinon dépassé, par la curiosité grandissante que le baron avait du peuple) devait se rappeler avec quelque nostalgie les gracieux tourbillons multicolores des réunions mondaines où les femmes et les hommes les plus charmants ne le recherchaient que pour le plaisir désintéressé qu’il leur donnait, où personne n’eût songé à « lui monter le coup », à inventer une « chose affreuse » pour laquelle on est prêt à se donner la mort si on ne reçoit pas tout de suite vingt-cinq mille francs. Je crois qu’alors, et peut-être parce qu’il était resté tout de même plus de Combray que moi et avait enté la fierté féodale sur l’orgueil allemand, il devait trouver qu’on n’est pas impunément l’amant de cœur d’un domestique, que le peuple n’est pas tout à fait le monde, qu’en somme il « ne faisait pas confiance » au peuple comme je la lui ai toujours faite.

La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle justement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant d’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville (quand on conduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour ne pas gêner, préférait ne pas habiter la Raspelière) était l’occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais raconter dans un instant. L’arrivant, ayant ses menus bagages dans le train, trouvait généralement le Grand Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n’y avait avant Balbec que de petites plages aux villas inconfortables, était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet, quand, au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait brusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c’était une maison de prostitution. « Mais, n’allons pas plus loin, disait-il infailliblement à Mme Cottard, femme connue comme étant d’esprit pratique et de bon conseil. Voilà tout à fait ce qu’il me faut. À quoi bon continuer jusqu’à Balbec où ce ne sera certainement pas mieux ? Rien qu’à l’aspect, je juge qu’il y a tout le confort ; je pourrai parfaitement faire venir là Mme Verdurin, car je compte, en échange de ses politesses, donner quelques petites réunions en son honneur. Elle n’aura pas tant de chemin à faire que si j’habite Balbec. Cela me semble tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cher professeur. Il doit y avoir des salons, nous y ferons venir ces dames. Entre nous, je ne comprends pas pourquoi, au lieu de louer la Raspelière, Mme Verdurin n’est pas venue habiter ici. C’est beaucoup plus sain que de vieilles maisons comme la Raspelière, qui est forcément humide, sans être propre d’ailleurs ; ils n’ont pas l’eau chaude, on ne peut pas se laver comme on veut. Maineville me paraît bien plus agréable. Mme Verdurin y eût joué parfaitement son rôle de patronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je vais me fixer ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec moi, en nous dépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir. Vous me piloteriez dans cette maison, qui sera la vôtre et que vous devez avoir fréquentée souvent. C’est tout à fait un cadre fait pour vous. » On avait toutes les peines du monde à faire taire, et surtout à empêcher de descendre, l’infortuné arrivant, lequel, avec l’obstination qui émane souvent des gaffes, insistait, prenait ses valises et ne voulait rien entendre jusqu’à ce qu’on lui eût assuré que jamais Mme Verdurin ni Mme Cottard ne viendraient le voir là. « En tout cas je vais y élire domicile. Mme Verdurin n’aura qu’à m’y écrire. »