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Sodome et Gomorrhe

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On distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite. Mais celles de l’autre côté montraient la vallée sur qui était maintenant tombée la neige du clair de lune. On entendait de temps à autre la voix de Morel et celle de Cottard. « Vous avez de l’atout ? – Yes. – Ah ! vous en avez de bonnes, vous, dit à Morel, en réponse à sa question, M. de Cambremer, car il avait vu que le jeu du docteur était plein d’atout. – Voici la femme de carreau, dit le docteur. Ça est de l’atout, savez-vous ? Ié coupe, ié prends. – Mais il n’y a plus de Sorbonne, dit le docteur à M. de Cambremer ; il n’y a plus que l’Université de Paris. » M. de Cambremer confessa qu’il ignorait pourquoi le docteur lui faisait cette observation. « Je croyais que vous parliez de la Sorbonne, reprit le docteur. J’avais entendu que vous disiez : tu nous la sors bonne, ajouta-t-il en clignant de l’œil, pour montrer que c’était un mot. Attendez, dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un coup de Trafalgar. » Et le coup devait être excellent pour le docteur, car dans sa joie il se mit en riant à remuer voluptueusement les deux épaules, ce qui était dans la famille, dans le « genre » Cottard, un trait presque zoologique de la satisfaction. Dans la génération précédente, le mouvement de se frotter les mains comme si on se savonnait accompagnait le mouvement. Cottard lui-même avait d’abord usé simultanément de la double mimique, mais un beau jour, sans qu’on sût à quelle intervention, conjugale, magistrale peut-être, cela était dû, le frottement des mains avait disparu. Le docteur, même aux dominos, quand il forçait son partenaire à « piocher » et à prendre le double-six, ce qui était pour lui le plus vif des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules. Et quand – le plus rarement possible – il allait dans son pays natal pour quelques jours, en retrouvant son cousin germain, qui, lui, en était encore au frottement des mains, il disait au retour à Mme Cottard : « J’ai trouvé ce pauvre René bien commun. » « Avez-vous de la petite chaôse ? dit-il en se tournant vers Morel. Non ? Alors je joue ce vieux David. – Mais alors vous avez cinq, vous avez gagné ! – Voilà une belle victoire, docteur, dit le marquis. – Une victoire à la Pyrrhus, dit Cottard en se tournant vers le marquis et en regardant par-dessus son lorgnon pour juger de l’effet de son mot. Si nous avons encore le temps, dit-il à Morel, je vous donne votre revanche. C’est à moi de faire… Ah ! non, voici les voitures, ce sera pour vendredi, et je vous montrerai un tour qui n’est pas dans une musette. » M. et Mme Verdurin nous conduisirent dehors. La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. « Mais vous ne m’avez pas l’air couvert, mon petit, me dit M. Verdurin, chez qui son grand âge autorisait cette appellation paternelle. On dirait que le temps a changé. » Ces mots me remplirent de joie, comme si la vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans ma vie, et y créer des possibilités nouvelles. Rien qu’en ouvrant la porte sur le parc, avant de partir, on sentait qu’un autre « temps » occupait depuis un instant la scène ; des souffles frais, volupté estivale, s’élevaient dans la sapinière (où jadis Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presque imperceptiblement, en méandres caressants, en remous capricieux, commençaient leurs légers nocturnes. Je refusai la couverture que, les soirs suivants, je devais accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. On chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l’avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans une Assomption ? Toujours est-il qu’il avait disparu sans qu’on eût eu le temps de s’en apercevoir, comme un dieu. « Vous avez tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid de canard. – Pourquoi de canard ? demanda le docteur. – Gare aux étouffements, reprit le marquis. Ma sœur ne sort jamais le soir. Du reste, elle est assez mal hypothéquée en ce moment. Ne restez pas en tout cas ainsi tête nue, mettez vite votre couvre-chef. – Ce ne sont pas des étouffements a frigore, dit sentencieusement Cottard. – Ah ! ah ! dit M. de Cambremer en s’inclinant, du moment que c’est votre avis… – Avis au lecteur ! » dit le docteur en glissant ses regards hors de son lorgnon pour sourire. M. de Cambremer rit, mais, persuadé qu’il avait raison, il insista. « Cependant, dit-il, chaque fois que ma sœur sort le soir, elle a une crise. – Il est inutile d’ergoter, répondit le docteur, sans se rendre compte de son impolitesse. Du reste, je ne fais pas de médecine au bord de la mer, sauf si je suis appelé en consultation. Je suis ici en vacances. » Il y était, du reste, plus encore peut-être qu’il n’eût voulu. M. de Cambremer lui ayant dit, en montant avec lui en voiture : « Nous avons la chance d’avoir aussi près de nous (pas de votre côté de la baie, de l’autre, mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autre célébrité médicale, le docteur du Boulbon. » Cottard qui d’habitude, par déontologie, s’abstenait de critiquer ses confrères, ne put s’empêcher de s’écrier, comme il avait fait devant moi le jour funeste où nous étions allés dans le petit Casino : « Mais ce n’est pas un médecin. Il fait de la médecine littéraire, c’est de la thérapeutique fantaisiste, du charlatanisme. D’ailleurs, nous sommes en bons termes. Je prendrais le bateau pour aller le voir une fois si je n’étais obligé de m’absenter. » Mais à l’air que prit Cottard pour parler de du Boulbon à M. de Cambremer, je sentis que le bateau avec lequel il fût allé volontiers le trouver eût beaucoup ressemblé à ce navire que, pour aller ruiner les eaux découvertes par un autre médecin littéraire, Virgile (lequel leur enlevait aussi toute leur clientèle), avaient frété les docteurs de Salerne, mais qui sombra avec eux pendant la traversée. « Adieu, mon petit Saniette, ne manquez pas de venir demain, vous savez que mon mari vous aime beaucoup. Il aime votre esprit, votre intelligence ; mais si, vous le savez bien, il aime prendre des airs brusques, mais il ne peut pas se passer de vous voir. C’est toujours la première question qu’il me pose : « Est-ce que Saniette vient ? j’aime tant le voir ! – Je n’ai jamais dit ça », dit M. Verdurin à Saniette avec une franchise simulée qui semblait concilier parfaitement ce que disait la Patronne avec la façon dont il traitait Saniette. Puis regardant sa montre, sans doute pour ne pas prolonger les adieux dans l’humidité du soir, il recommanda aux cochers de ne pas traîner, mais d’être prudents à la descente, et assura que nous arriverions avant le train. Celui-ci devait déposer les fidèles l’un à une gare, l’autre à une autre, en finissant par moi, aucun autre n’allant aussi loin que Balbec, et en commençant par les Cambremer. Ceux-ci, pour ne pas faire monter leurs chevaux dans la nuit jusqu’à la Raspelière, prirent le train avec nous à Donville-Féterne. La station la plus rapprochée de chez eux n’était pas, en effet, celle-ci, qui, déjà un peu distante du village, l’est encore plus du château, mais la Sogne. En arrivant à la gare de Donville-Féterne, M. de Cambremer tint à donner la « pièce », comme disait Françoise, au cocher des Verdurin (justement le gentil cocher sensible, à idées mélancoliques), car M. de Cambremer était généreux, et en cela était plutôt « du côté de sa maman ». Mais, soit que « le côté de son papa » intervînt ici, tout en donnant il éprouvait le scrupule d’une erreur commise – soit par lui qui, voyant mal, donnerait, par exemple, un sou pour un franc, soit par le destinataire qui ne s’apercevrait pas de l’importance du don qu’il lui faisait. Aussi fit-il remarquer à celui-ci : « C’est bien un franc que je vous donne, n’est-ce pas ? » en faisant miroiter la pièce dans la lumière, et pour que les fidèles pussent le répéter à Mme Verdurin. « N’est-ce pas ? c’est bien vingt sous ? comme ce n’est qu’une petite course… » Lui et Mme de Cambremer nous quittèrent à la Sogne. « Je dirai à ma sœur, me répéta-t-il, que vous avez des étouffements, je suis sûr de l’intéresser. » Je compris qu’il entendait : de lui faire plaisir. Quant à sa femme, elle employa, en prenant congé de moi, deux de ces abréviations qui, même écrites, me choquaient alors dans une lettre, bien qu’on s’y soit habitué depuis, mais qui, parlées, me semblent encore, même aujourd’hui, avoir, dans leur négligé voulu, dans leur familiarité apprise, quelque chose d’insupportablement pédant : « Contente d’avoir passé la soirée avec vous, me dit-elle ; amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez. » En me disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Je n’ai jamais appris qui avait prononcé ainsi devant elle, ou ce qui lui avait donné à croire qu’il fallait prononcer ainsi. Toujours est-il que, pendant quelques semaines, elle prononça Saint-Loupe, et qu’un homme qui avait une grande admiration pour elle et ne faisait qu’un avec elle fit de même. Si d’autres personnes disaient Saint-Lou, ils insistaient, disaient avec force Saint-Loupe, soit pour donner indirectement une leçon aux autres, soit pour se distinguer d’eux. Mais sans doute, des femmes plus brillantes que Mme de Cambremer lui dirent, ou lui firent indirectement comprendre, qu’il ne fallait pas prononcer ainsi, et que ce qu’elle prenait pour de l’originalité était une erreur qui la ferait croire peu au courant des choses du monde, car peu de temps après Mme de Cambremer redisait Saint-Lou, et son admirateur cessait également toute résistance, soit qu’elle l’eût chapitré, soit qu’il eût remarqué qu’elle ne faisait plus sonner la finale, et s’était dit que, pour qu’une femme de cette valeur, de cette énergie et de cette ambition, eût cédé, il fallait que ce fût à bon escient. Le pire de ses admirateurs était son mari. Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte, soit à moi, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime en riant. Comme le marquis était louche – ce qui donne une intention d’esprit à la gaieté même des imbéciles – l’effet de ce rire était de ramener un peu de pupille sur le blanc, sans cela complet, de l’œil. Ainsi une éclaircie met un peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Le monocle protégeait, du reste, comme un verre sur un tableau précieux, cette opération délicate. Quant à l’intention même du rire, on ne sait trop si elle était aimable : « Ah ! gredin ! vous pouvez dire que vous êtes à envier. Vous êtes dans les faveurs d’une femme d’un rude esprit » ; ou rosse : « Hé bien, monsieur, j’espère qu’on vous arrange, vous en avalez des couleuvres » ; ou serviable : « Vous savez, je suis là, je prends la chose en riant parce que c’est pure plaisanterie, mais je ne vous laisserais pas malmener » ; ou cruellement complice : « Je n’ai pas à mettre mon petit grain de sel, mais, vous voyez, je me tords de toutes les avanies qu’elle vous prodigue. Je rigole comme un bossu, donc j’approuve, moi le mari. Aussi, s’il vous prenait fantaisie de vous rebiffer, vous trouveriez à qui parler, mon petit monsieur. Je vous administrerais d’abord une paire de claques, et soignées, puis nous irions croiser le fer dans la forêt de Chantepie. »

 

Quoi qu’il en fût de ces diverses interprétations de la gaîté du mari, les foucades de la femme prenaient vite fin. Alors M. de Cambremer cessait de rire, la prunelle momentanée disparaissait, et comme on avait perdu depuis quelques minutes l’habitude de l’œil tout blanc, il donnait à ce rouge Normand quelque chose à la fois d’exsangue et d’extatique, comme si le marquis venait d’être opéré ou s’il implorait du ciel, sous son monocle, les palmes du martyre

Chapitre troisième

Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations du « Transatlantique ». Fatigué d’Albertine, je veux rompre avec elle.

Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur jusqu’à mon étage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engagea la conversation pour me raconter que sa sœur était toujours avec le Monsieur si riche, et qu’une fois, comme elle avait envie de retourner chez elle au lieu de rester sérieuse, son Monsieur avait été trouver la mère du chasseur louche et des autres enfants plus fortunés, laquelle avait ramené au plus vite l’insensée chez son ami. « Vous savez, Monsieur, c’est une grande dame que ma sœur. Elle touche du piano, cause l’espagnol. Et vous ne le croiriez pas, pour la sœur du simple employé qui vous fait monter l’ascenseur, elle ne se refuse rien ; Madame a sa femme de chambre à elle, je ne serais pas épaté qu’elle ait un jour sa voiture. Elle est très jolie, si vous la voyiez, un peu trop fière, mais dame ! ça se comprend. Elle a beaucoup d’esprit. Elle ne quitte jamais un hôtel sans se soulager dans une armoire, une commode, pour laisser un petit souvenir à la femme de chambre qui aura à nettoyer. Quelquefois même, dans une voiture, elle fait ça, et après avoir payé sa course, se cache dans un coin, histoire de rire en voyant rouspéter le cocher qui a à relaver sa voiture. Mon père était bien tombé aussi en trouvant pour mon jeune frère ce prince indien qu’il avait connu autrefois. Naturellement, c’est un autre genre. Mais la position est superbe. S’il n’y avait pas les voyages, ce serait le rêve. Il n’y a que moi jusqu’ici qui suis resté sur le carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance est dans ma famille ; qui sait si je ne serai pas un jour président de la République ? Mais je vous fais babiller (je n’avais pas dit une seule parole et je commençais à m’endormir en écoutant les siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh ! merci, Monsieur. Si tout le monde avait aussi bon cœur que vous il n’y aurait plus de malheureux. Mais, comme dit ma sœur, il faudra toujours qu’il y en ait pour que, maintenant que je suis riche, je puisse un peu les emmerder. Passez-moi l’expression. Bonne nuit, Monsieur. »

Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience.

En effet, ces soirs où je rentrais tard de la Raspelière, j’avais très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, je ne pouvais m’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe. Seulement ce n’était qu’une flambée, et – comme une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe – sa trop vive lumière ne tardait pas à baisser ; et j’entrais dans le sommeil, lequel est comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a des sonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveillés par un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quand pourtant personne n’a sonné. Il a ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui viennent nous chercher pour sortir, de sorte que nous sommes prêts à nous lever quand force nous est de constater, par notre presque immédiate transmigration dans l’autre appartement, celui de la veille, que la chambre est vide, que personne n’est venu. La race qui l’habite, comme celle des premiers humains, est androgyne. Un homme y apparaît au bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses y ont une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui s’écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là, est absolument différent du temps dans lequel s’accomplit la vie de l’homme réveillé. Tantôt son cours est beaucoup plus rapide, un quart d’heure semble une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croit n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des profondeurs où le souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà desquelles l’esprit a été obligé de rebrousser chemin.

L’attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d’un pas si égal, dans une atmosphère où ne peut plus l’arrêter aucune résistance, qu’il faut quelque petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l’azur par quel Inconnu) pour atteindre le sommeil régulier (qui sans cela n’aurait aucune raison de s’arrêter et durerait d’un mouvement pareil jusque dans les siècles des siècles) et le faire, d’une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions voisines de la vie – où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que déformées – et atterrir brusquement au réveil. Alors de ces sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous) nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite jusqu’au moment où la mémoire accourue lui rend la conscience ou la personnalité ? Encore, pour ces deux genres de réveil, faut-il ne pas s’endormir, même profondément, sous la loi de l’habitude. Car tout ce que l’habitude enserre dans ses filets, elle le surveille, il faut lui échapper, prendre le sommeil au moment où on croyait faire tout autre chose que dormir, prendre en un mot un sommeil qui ne demeure pas sous la tutelle de la prévoyance, avec la compagnie, même cachée, de la réflexion.

Du moins, dans ces réveils tels que je viens de les décrire, et qui étaient la plupart du temps les miens quand j’avais dîné la veille à la Raspelière, tout se passait comme s’il en était ainsi, et je peux en témoigner, moi l’étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vis les volets clos, ne sais rien du monde, reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peu clair que dans les ténèbres. Tout se passe comme s’il en était ainsi, mais peut-être seule une couche d’étoupe a-t-elle empêché le dormeur de percevoir le dialogue intérieur des souvenirs et le verbiage incessant du sommeil. Car (ce qui peut, du reste, s’expliquer aussi bien dans le premier système, plus vaste, plus mystérieux, plus astral) au moment où le réveil se produit, le dormeur entend une voix intérieure qui lui dit : « Viendrez-vous à ce dîner ce soir, cher ami ? comme ce serait agréable ! » et pense : « Oui, comme ce sera agréable, j’irai » ; puis, le réveil s’accentuant, il se rappelle soudain : « Ma grand’mère n’a plus que quelques semaines à vivre, assure le docteur. » Il sonne, il pleure à l’idée que ce ne sera pas, comme autrefois, sa grand’mère, sa grand’mère mourante, mais un indifférent valet de chambre qui va venir, lui répondre. Du reste, quand le sommeil l’emmenait si loin hors du monde habité par le souvenir et la pensée, à travers un éther où il était seul, plus que seul, n’ayant même pas ce compagnon où l’on s’aperçoit soi-même, il était hors du temps et de ses mesures. Déjà le valet de chambre entre, et il n’ose lui demander l’heure, car il ignore s’il a dormi, combien d’heures il a dormi (il se demande si ce n’est pas combien de jours, tant il revient le corps rompu et l’esprit reposé, le cœur nostalgique, comme d’un voyage trop lointain pour n’avoir pas duré longtemps).

Certes on peut prétendre qu’il n’y a qu’un temps, pour la futile raison que c’est en regardant la pendule qu’on a constaté n’être qu’un quart d’heure ce qu’on avait cru une journée. Mais au moment où on le constate, on est justement un homme éveillé, plongé dans le temps des hommes éveillés, on a déserté l’autre temps. Peut-être même plus qu’un autre temps : une autre vie. Les plaisirs qu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faire allusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la nôtre. Souffrances et plaisirs du rêve (qui généralement s’évanouissent bien vite au réveil), si nous les faisons figurer dans un budget, ce n’est pas dans celui de la vie courante.

J’ai dit deux temps ; peut-être n’y en a-t-il qu’un seul, non que celui de l’homme éveillé soit valable pour le dormeur, mais peut-être parce que l’autre vie, celle où on dort, n’est pas – dans sa partie profonde – soumise à la catégorie du temps. Je me le figurais quand, aux lendemains des dîners à la Raspelière, je m’endormais si complètement. Voici pourquoi. Je commençais à me désespérer, au réveil, en voyant qu’après que j’avais sonné dix fois, le valet de chambre n’était pas venu. À la onzième il entrait. Ce n’était que la première. Les dix autres n’étaient que des ébauches, dans mon sommeil qui durait encore, du coup de sonnette que je voulais. Mes mains gourdes n’avaient seulement pas bougé. Or ces matins-là (et c’est ce qui me fait dire que le sommeil ignore peut-être la loi du temps), mon effort pour m’éveiller consistait surtout en un effort pour faire entrer le bloc obscur, non défini, du sommeil que je venais de vivre, aux cadres du temps. Ce n’est pas tâche facile ; le sommeil, qui ne sait si nous avons dormi deux heures ou deux jours, ne peut nous fournir aucun point de repère. Et si nous n’en trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à rentrer dans le temps, nous nous rendormons pour cinq minutes, qui nous semblent trois heures.

J’ai toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, je fus surpris d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue – pardon, son confrère », – ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. « Bien entendu, aurait dit M. Bergson à M. Boutroux, à en croire le philosophe norvégien, les hypnotiques pris de temps en temps, à doses modérées, n’ont pas d’influence sur cette solide mémoire de notre vie de tous les jours, si bien installée en nous. Mais il est d’autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi. Un de mes collègues fait un cours d’histoire ancienne. Il m’a dit que si, la veille, il avait pris un cachet pour dormir, il avait de la peine, pendant son cours, à retrouver les citations grecques dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recommandé ces cachets lui assura qu’ils étaient sans influence sur la mémoire. « C’est peut-être que vous n’avez pas à faire de citations grecques », lui avait répondu l’historien, non sans un orgueil moqueur. »

 

Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et si clair, si passionnément attentif, a pu mal comprendre. Personnellement mon expérience m’a donné des résultats opposés.

Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion de certains narcotiques ont une ressemblance partielle seulement, mais troublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeil naturel et profond. Or, ce que j’oublie dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas tel vers de Baudelaire qui me fatigue plutôt, « ainsi qu’un tympanon », ce n’est pas tel concept d’un des philosophes cités, c’est la réalité elle-même des choses vulgaires qui m’entourent – si je dors – et dont la non-perception fait de moi un fou ; c’est, si je suis éveillé et sors à la suite d’un sommeil artificiel, non pas le système de Porphyre ou de Plotin, dont je puis discuter aussi bien qu’un autre jour, mais la réponse que j’ai promis de donner à une invitation, au souvenir de laquelle s’est substitué un pur blanc. L’idée élevée est restée à sa place ; ce que l’hypnotique a mis hors d’usage c’est le pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui demande de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Malgré tout ce qu’on peut dire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu’à chaque altération du cerveau correspond un fragment de mort. Nous possédons tous nos souvenirs, sinon la faculté de nous les rappeler, dit d’après M. Bergson le grand philosophe norvégien, dont je n’ai pas essayé, pour ne pas ralentir encore, d’imiter le langage. Sinon la faculté de se les rappeler. Mais qu’est-ce qu’un souvenir qu’on ne se rappelle pas ? Ou bien, allons plus loin. Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernières années ; mais ils nous baignent tout entiers ; pourquoi alors s’arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu’au delà de la naissance cette vie antérieure ? Du moment que je ne connais pas toute une partie des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu’ils me sont invisibles, que je n’ai pas la faculté de les appeler à moi, qui me dit que, dans cette masse inconnue de moi, il n’y en a pas qui remontent à bien au delà de ma vie humaine ? Si je puis avoir en moi et autour de moi tant de souvenirs dont je ne me souviens pas, cet oubli (du moins oubli de fait puisque je n’ai pas la faculté de rien voir) peut porter sur une vie que j’ai vécue dans le corps d’un autre homme, même sur une autre planète. Un même oubli efface tout. Mais alors que signifie cette immortalité de l’âme dont le philosophe norvégien affirmait la réalité ? L’être que je serai après la mort n’a pas plus de raisons de se souvenir de l’homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne se souvient de ce que j’ai été avant elle.

Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que j’avais sonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je n’avais fait jusque-là que le rêve que je sonnais. J’étais effrayé pourtant de penser que ce rêve avait eu la netteté de la connaissance. La connaissance aurait-elle, réciproquement, l’irréalité du rêve ?

En revanche, je lui demandais qui avait tant sonné cette nuit. Il me disait : personne, et pouvait l’affirmer, car le « tableau » des sonneries eût marqué. Pourtant j’entendais les coups répétés, presque furieux, qui vibraient encore dans mon oreille et devaient me rester perceptibles pendant plusieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsi dans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas avec lui. On peut compter ces aérolithes. Si c’est une idée que le sommeil a forgée, elle se dissocie très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, là, le sommeil avait fabriqué des sons. Plus matériels et plus simples, ils duraient davantage.

J’étais étonné de l’heure relativement matinale que me disait le valet de chambre. Je n’en étais pas moins reposé. Ce sont les sommeils légers qui ont une longue durée, parce qu’intermédiaires entre la veille et le sommeil, gardant de la première une notion un peu effacée mais permanente, il leur faut infiniment plus de temps pour nous reposer qu’un sommeil profond, lequel peut être court. Je me sentais bien à mon aise pour une autre raison. S’il suffit de se rappeler qu’on s’est fatigué pour sentir péniblement sa fatigue, se dire : « Je me suis reposé » suffit à créer le repos. Or j’avais rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans et venait de donner une paire de claques à sa propre mère ; de Mme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards un bouquet de violettes ; j’étais donc assuré d’avoir dormi profondément, rêvé à rebours de mes notions de la veille et de toutes les possibilités de la vie courante ; cela suffisait pour que je me sentisse tout reposé.

J’aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait comprendre l’assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin, si je lui avais raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de pied d’une cousine des Cambremer. Ce valet de pied était habillé avec une grande élégance et, quand il traversa le hall avec le baron, il « fit homme du monde » aux yeux des touristes, comme aurait dit Saint-Loup. Même les jeunes chasseurs, les « lévites » qui descendaient en foule les degrés du temple à ce moment, parce que c’était celui de la relève, ne firent pas attention aux deux arrivants, dont l’un, M. de Charlus, tenait, en baissant les yeux, à montrer qu’il leur en accordait très peu. Il avait l’air de se frayer un passage au milieu d’eux. « Prospérez, cher espoir d’une nation sainte », dit-il en se rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre sens. « Plaît-il ? » demanda le valet de pied, peu au courant des classiques. M. de Charlus ne lui répondit pas, car il mettait un certain orgueil à ne pas tenir compte des questions et à marcher droit devant lui comme s’il n’y avait pas eu d’autres clients de l’hôtel et s’il n’existait au monde que lui, baron de Charlus. Mais ayant continué les vers de Josabeth : « Venez, venez, mes filles », il se sentit dégoûté et n’ajouta pas, comme elle : « il faut les appeler », car ces jeunes enfants n’avaient pas encore atteint l’âge où le sexe est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus.

D’ailleurs, s’il avait écrit au valet de pied de Mme de Chevregny, parce qu’il ne doutait pas de sa docilité, il l’avait espéré plus viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé qu’il n’eût voulu. Il lui dit qu’il aurait cru avoir affaire à quelqu’un d’autre, car il connaissait de vue un autre valet de pied de Mme de Chevregny, qu’en effet il avait remarqué sur la voiture. C’était une espèce de paysan fort rustaud, tout l’opposé de celui-ci, qui, estimant au contraire ses mièvreries autant de supériorités et ne doutant pas que ce fussent ces qualités d’homme du monde qui eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même pas de qui le baron voulait parler. « Mais je n’ai aucun camarade qu’un que vous ne pouvez pas avoir reluqué, il est affreux, il a l’air d’un gros paysan. » Et à l’idée que c’était peut-être ce rustre que le baron avait vu, il éprouva une piqûre d’amour-propre. Le baron la devina et, élargissant son enquête : « Mais je n’ai pas fait un vœu spécial de ne connaître que des gens de Mme de Chevregny, dit-il. Est-ce que ici, ou à Paris puisque vous partez bientôt, vous ne pourriez pas me présenter beaucoup de vos camarades d’une maison ou d’une autre ? – Oh ! non ! répondit le valet de pied, je ne fréquente personne de ma classe. Je ne leur parle que pour le service. Mais il y a quelqu’un de très bien que je pourrai vous faire connaître. – Qui ? demanda le baron. – Le prince de Guermantes. » M. de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de pied. Aussi déclina-t-il l’offre d’un ton sec et, ne se laissant pas décourager par les prétentions mondaines du larbin, recommença à lui expliquer ce qu’il voudrait, le genre, le type, soit un jockey, etc… Craignant que le notaire, qui passait à ce moment-là, ne l’eût entendu, il crut fin de montrer qu’il parlait de tout autre chose que de ce qu’on aurait pu croire et dit avec insistance et à la cantonade, mais comme s’il ne faisait que continuer sa conversation : « Oui, malgré mon âge j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J’adore le Beau. »