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Le côté de Guermantes

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Pourquoi tel jour, voyant s’avancer de face sous une capote mauve une douce et lisse figure aux charmes distribués avec symétrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait résorbée, apprenais-je d’une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de Guermantes ? pourquoi ressentais-je le même trouble, affectais-je la même indifférence, détournais-je les yeux de la même façon distraite que la veille à l’apparition de profil dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d’un nez en bec d’oiseau, le long d’une joue rouge, barrée d’un œil perçant, comme quelque divinité égyptienne ? Une fois ce ne fut pas seulement une femme à bec d’oiseau que je vis, mais comme un oiseau même : la robe et jusqu’au toquet de Mme de Guermantes étaient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune étoffe, elle semblait naturellement fourrée, comme certains vautours dont le plumage épais, uni, fauve et doux, a l’air d’une sorte de pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tête recourbait son bec d’oiseau et les yeux à fleur de tête étaient perçants et bleus.

Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans apercevoir Mme de Guermantes, quand tout d’un coup, au fond d’une boutique de crémier cachée entre deux hôtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se détachait le visage confus et nouveau d’une femme élégante qui était en train de se faire montrer des « petits suisses » et, avant que j’eusse eu le temps de la distinguer, venait me frapper, comme un éclair qui aurait mis moins de temps à arriver à moi que le reste de l’image, le regard de la duchesse ; une autre fois, ne l’ayant pas rencontrée et entendant sonner midi, je comprenais que ce n’était plus la peine de rester à attendre, je reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbé dans ma déception, regardant sans la voir une voiture qui s’éloignait, je comprenais tout d’un coup que le mouvement de tête qu’une dame avait fait de la portière était pour moi et que cette dame, dont les traits dénoués et pâles, ou au contraire tendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, au bas d’une haute aigrette, le visage d’une étrangère que j’avais cru ne pas reconnaître, était Mme de Guermantes par qui je m’étais laissé saluer sans même lui répondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au coin de la loge, où le détestable concierge dont je haïssais les coup d’œil investigateurs était en train de lui faire de grands saluts et sans doute aussi des « rapports ». Car tout le personnel des Guermantes, dissimulé derrière les rideaux des fenêtres, épiait en tremblant le dialogue qu’il n’entendait pas et à la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le « pipelet » avait vendu. À cause de toutes les apparitions successives de visages différents qu’offrait Mme de Guermantes, visages occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste, dans l’ensemble de sa toilette, mon amour n’était pas attaché à telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu’elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer mon trouble parce qu’à travers elles, à travers le nouveau collet la joue inconnue, je sentais que c’était toujours Mme de Guermantes. Ce que j’aimais, c’était la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c’était elle, dont l’hostilité me chagrinait, dont l’approche me bouleversait, dont j’eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions perdissent pour moi de leur importance.

Je n’aurais pas senti moi-même que Mme de Guermantes était excédée de me rencontrer tous les jours que je l’aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et de pitié qui était celui de Françoise quand elle m’aidait à m’apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes affaires, je sentais s’élever un vent contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Je n’essayais même pas de gagner la confiance de Françoise, je sentais que je n’y arriverais pas. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui pouvait nous arriver, à mes parents et à moi, de désagréable, un pouvoir dont la nature m’est toujours restée obscure. Peut-être n’était-il pas surnaturel et aurait-il pu s’expliquer par des moyens d’informations qui lui étaient spéciaux ; c’est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportées à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité transmises, non par télépathie, mais de colline en colline à l’aide de feux allumés. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maîtresse exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et avaient-ils répété ces propos à Françoise. Mes parents, il est vrai, auraient pu affecter à mon service quelqu’un d’autre que Françoise, je n’y aurais pas gagné. Françoise en un sens était moins domestique que les autres. Dans sa manière de sentir, d’être bonne et pitoyable, d’être dure et hautaine, d’être fine et bornée, d’avoir la peau blanche et les mains rouges, elle était la demoiselle de village dont les parents « étaient bien de chez eux » mais, ruinés, avaient été obligés de la mettre en condition. Sa présence dans notre maison, c’était l’air de la campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans, transportés chez nous, grâce à une sorte de voyage inverse où c’est la villégiature qui vient vers le voyageur. Comme la vitrine d’un musée régional l’est par ces curieux ouvrages que les paysannes exécutent et passementent encore dans certaines provinces, notre appartement parisien était décoré par les paroles de Françoise inspirées d’un sentiment traditionnel et local et qui obéissaient à des règles très anciennes. Et elle savait y retracer comme avec des fils de couleur les cerisiers et les oiseaux de son enfance, le lit où était morte sa mère, et qu’elle voyait encore. Mais malgré tout cela, dès qu’elle était entrée à Paris à notre service, elle avait partagé – et à plus forte raison toute autre l’eût fait à sa place – les idées, les jurisprudences d’interprétation des domestiques des autres étages, se rattrapant du respect qu’elle était obligée de nous témoigner, en nous répétant ce que la cuisinière du quatrième disait de grossier à sa maîtresse, et avec une telle satisfaction de domestique, que, pour la première fois de notre vie, nous sentant une sorte de solidarité avec la détestable locataire du quatrième, nous nous disions que peut-être, en effet, nous étions des maîtres. Cette altération du caractère de Françoise était peut-être inévitable. Certaines existences sont si anormales qu’elles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait à Versailles entre ses courtisans, aussi étrange que celle d’un pharaon ou d’un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute d’une étrangeté plus monstrueuse encore et que seule l’habitude nous voile. Mais c’est jusque dans des détails encore plus particuliers que j’aurais été condamné, même si j’avais renvoyé Françoise, à garder le même domestique. Car divers autres purent entrer plus tard à mon service ; déjà pourvus des défauts généraux des domestiques, ils n’en subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de l’attaque commandent celles de la riposte, pour ne pas être entamés par les aspérités de mon caractère, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au même endroit ; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancées. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, précisément parce qu’elles étaient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gâtant peu à peu, me les apprirent. Ce fut par leurs défauts invariablement acquis que j’appris mes défauts naturels et invariables, leur caractère me présenta une sorte d’épreuve négative du mien. Nous nous étions beaucoup moqués autrefois, ma mère et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques : « Cette race, cette espèce. » Mais je dois dire que la raison pourquoi je n’avais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inévitablement à la race générale des domestiques et à l’espèce particulière des miens.

Pour en revenir à Françoise, je n’ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d’avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes ; et si, lorsque dans ma colère d’être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse, mais visible, et à la conscience qu’elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (En revanche, si notre médecin lui donnait la pommade la plus simple contre le rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes souffrances gémissait de ce qu’elle avait dû renifler, assurant que cela lui « plumait le nez », et qu’on ne savait plus où vivre.) Mais la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses où il n’y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j’aurais peut-être pu m’en douter, mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir. Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque échappée que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m’épouvanta. Encore ne s’agissait-il que de Françoise dont je ne me souciais guère. En était-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et jusqu’à quel désespoir cela pourrait-il me mener un jour, s’il en était de même dans l’amour ? C’était le secret de l’avenir. Alors, il ne s’agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincèrement ce qu’elle avait dit à Jupien ? L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être pour qu’on ne prît pas la fille de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris l’impossibilité de savoir d’une manière directe et certaine si Françoise m’aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l’idée qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille) mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l’amour.

 

J’aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j’eusse pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d’elle, n’ayant plus de maison où habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. Je l’imaginais le faisant. Et même les soirs où quelque changement dans l’atmosphère ou dans ma propre santé amenait dans ma conscience quelque rouleau oublié sur lequel étaient inscrites des impressions d’autrefois, au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naître en moi, au lieu de les employer à déchiffrer en moi-même des pensées qui d’habitude m’échappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je préférais parler tout haut, penser d’une manière mouvementée, extérieure, qui n’était qu’un discours et une gesticulation inutiles, tout un roman purement d’aventures, stérile et sans vérité, où la duchesse, tombée dans la misère, venait m’implorer, moi qui étais devenu par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j’avais passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les phrases que je dirais à la duchesse en l’accueillant sous mon toit, la situation restait la même ; j’avais, hélas, dans la réalité, choisi précisément pour l’aimer la femme qui réunissait peut-être le plus d’avantages différents et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne pouvais espérer avoir aucun prestige ; car elle était aussi riche que le plus riche qui n’eût pas été noble ; sans compter ce charme personnel qui la mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.

Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant d’elle ; mais si même j’avais eu le courage de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l’eût pas remarquée, ou l’aurait attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet je n’aurais pu réussir à cesser d’aller sur sa route qu’en m’arrangeant à être dans l’impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse renaissant de la rencontrer, d’être pendant un instant l’objet de son attention, la personne à qui s’adressait son salut, ce besoin-là était plus fort que l’ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m’éloigner pour quelque temps ; je n’en avais pas le courage. J’y songeais quelquefois. Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi, Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille, disait que j’étais dingo. Elle n’aimait pas cela, elle disait que je « balançais » toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai qu’elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que cela ne m’était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu’elle traduisait en disant que « le voulu ne m’allait pas ». Je n’aurais eu le courage de partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce n’était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus près d’elle que je ne l’étais le matin dans la rue, solitaire, humilié, sentant que pas une seule des pensées que j’aurais voulu lui adresser n’arrivait jamais jusqu’à elle, dans ce piétinement sur place de mes promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m’avancer en rien, si j’allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu’un qu’elle connût, qu’elle sût difficile dans le choix de ses relations et qui m’appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d’elle ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu’un grâce à qui, en tout cas, rien que parce que j’envisagerais avec lui s’il pourrait se charger ou non de tel ou tel message auprès d’elle, je donnerais à mes songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui me semblerait un progrès, presque une réalisation. Ce qu’elle faisait durant la vie mystérieuse de la « Guermantes » qu’elle était, cela, qui était l’objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon indirecte, comme avec un levier, en mettant en œuvre quelqu’un à qui ne fussent pas interdits l’hôtel de la duchesse, ses soirées, la conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins ?

L’amitié, l’admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient imméritées et m’étaient restées indifférentes. Tout d’un coup j’y attachai du prix, j’aurais voulu qu’il les révélât à Mme de Guermantes, j’aurais été capable de lui demander de le faire. Car dès qu’on est amoureux, tous les petits privilèges inconnus qu’on possède, on voudrait pouvoir les divulguer à la femme qu’on aime, comme font dans la vie les déshérités et les fâcheux. On souffre qu’elle les ignore, on cherche à se consoler en se disant que justement parce qu’ils ne sont jamais visibles, peut-être ajoute-t-elle à l’idée qu’elle a de vous cette possibilité d’avantages qu’on ne sait pas.

Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir à Paris, soit, comme il le disait, à cause des exigences de son métier, soit plutôt à cause de chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait déjà été deux fois sur le point de rompre. Il m’avait souvent dit le bien que je lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain du jour où il avait quitté Balbec, le nom m’avait causé tant de joie quand je l’avais lu sur l’enveloppe de la première lettre que j’eusse reçue de mon ami. C’était, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien ne l’aurait fait croire, une de ces petites cités aristocratiques et militaires, entourées d’une campagne étendue où, par les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée sonore intermittente qui – comme un rideau de peupliers par ses sinuosités dessine le cours d’une rivière qu’on ne voit pas – révèle les changements de place d’un régiment à la manœuvre, que l’atmosphère même des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de perpétuelle vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s’y prolonge en vagues appels de clairon, ressassés indéfiniment aux oreilles hallucinées par le silence. Elle n’était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand’mère et coucher dans mon lit. Aussitôt que je l’eus compris, troublé d’un douloureux désir, j’eus trop peu de volonté pour décider de ne pas revenir à Paris et de rester dans la ville ; mais trop peu aussi pour empêcher un employé de porter ma valise jusqu’à un fiacre et pour ne pas prendre, en marchant derrière lui, l’âme dépourvue d’un voyageur qui surveille ses affaires et qu’aucune grand’mère n’attend, pour ne pas monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu’un qui, ayant cessé de penser à ce qu’il veut, a l’air de savoir ce qu’il veut, et ne pas donner au cocher l’adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l’hôtel où je descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l’attendis à la porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de novembre, et d’où, à chaque instant, car c’était six heures du soir, des hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s’ils descendaient à terre dans quelque port exotique où ils eussent momentanément stationné.

Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son monocle devant lui ; je n’avais pas fait dire mon nom, j’étais impatient de jouir de sa surprise et de sa joie.

– Ah ! quel ennui, s’écria-t-il en m’apercevant tout à coup et en devenant rouge jusqu’aux oreilles, je viens de prendre la semaine et je ne pourrai pas sortir avant huit jours !

Et préoccupé par l’idée de me voir passer seul cette première nuit, car il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu’il avait souvent remarquées et adoucies à Balbec, il interrompait ses plaintes pour se retourner vers moi, m’adresser de petits sourires, de tendres regards inégaux, les uns venant directement de son œil, les autres à travers son monocle, et qui tous étaient une allusion à l’émotion qu’il avait de me revoir, une allusion aussi à cette chose importante que je ne comprenais toujours pas mais qui m’importait maintenant, notre amitié.

 

– Mon Dieu ! et où allez-vous coucher ? Vraiment, je ne vous conseille pas l’hôtel où nous prenons pension, c’est à côté de l’Exposition où des fêtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux l’hôtel de Flandre, c’est un ancien petit palais du XVIIIe siècle avec de vieilles tapisseries. Ça « fait » assez « vieille demeure historique ».

Saint-Loup employait à tout propos ce mot de « faire » pour « avoir l’air », parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en temps le besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements d’expression. Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle école littéraire proviennent les « élégances » dont ils usent, de même le vocabulaire, la diction même de Saint-Loup étaient faits de l’imitation de trois esthètes différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces modes de langage lui avaient été indirectement inculqués. « D’ailleurs, conclut-il, cet hôtel est assez adapté à votre hyperesthésie auditive. Vous n’aurez pas de voisins. Je reconnais que c’est un piètre avantage, et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne vaudrait pas la peine de choisir cet hôtel-là pour des résultats de précarité. Non, c’est à cause de l’aspect que je vous le recommande. Les chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et confortables, ça a quelque chose de rassurant. » Mais pour moi, moins artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison était superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse commençante, aussi pénible que celle que j’avais jadis à Combray quand ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j’avais ressentie le jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard fixe.

– Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais, vous êtes tout pâle ; moi, comme une grande brute, je vous parle de tapisseries que vous n’aurez pas même le cœur de regarder. Je connais la chambre où on vous mettrait, personnellement je la trouve très gaie, mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilité ce n’est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne ressens pas la même chose, mais je me mets bien à votre place.

Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très occupé à le faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des bordées d’injures à ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa à ce moment un sourire à Saint-Loup et, s’apercevant alors que celui-ci avait un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur, écumant. Saint-Loup se jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à le calmer et revint à moi.

– Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre de ce que vous éprouvez ; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur mon épaule, de penser que si j’avais pu rester près de vous, peut-être j’aurais pu, en causant avec vous jusqu’au matin, vous ôter un peu de votre tristesse. Je vous prêterais bien des livrés, mais vous ne pourrez pas lire si vous êtes comme cela. Et jamais je n’obtiendrai de me faire remplacer ici ; voilà deux fois de suite que je l’ai fait parce que ma gosse était venue.

Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon mal.

– Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.

Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le regard myope faisaient allusion à notre grande amitié :

– Non ! vous ici, dans ce quartier où j’ai tant pensé à vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela va-t-il plutôt mieux ? Vous allez me raconter tout cela tout à l’heure. Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui n’êtes pas habitué, j’ai peur que vous n’ayez froid. Et le travail, vous y êtes-vous mis ? Non ? que vous êtes drôle ! Si j’avais vos dispositions, je crois que j’écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne veuillent pas ! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de Madame votre grand’mère. Son Proudhon ne me quitte pas.

Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels d’un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi. Mais il l’y avait précipitée avec tant de force, se redressant d’un mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la fit retomber par un déclanchement si brusque en changeant toutes les positions de l’épaule, de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d’immobilité que d’une vibrante tension où se neutralisaient les mouvements excessifs qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant l’officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial, représentant en somme tout l’opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais sans se hâter, la main vers son képi.

– Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup ; soyez assez gentil pour aller m’attendre dans ma chambre, c’est la seconde à droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment.

Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque tableau historique et s’il allait partir pour une bataille du premier Empire, alors qu’il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu’il avait louée pour le temps qu’il resterait à Doncières et qui était sise sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l’égard de ce napoléonide, Place de la République ! Je m’engageai dans l’escalier, manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des paquetages. On m’indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermée, car j’entendais remuer ; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre n’était pas vide et qu’il y avait quelqu’un. Mais ce n’était que le feu allumé qui brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches et fort maladroitement. J’entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si j’eusse été de l’autre côté du mur, j’aurais cru venir de quelqu’un qui se mouchait et marchait. Enfin, je m’assis dans la chambre. Des tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la préservaient de l’odeur qu’exhalait le reste du bâtiment, grossière, fade et corruptible comme celle du pain bis. C’est là, dans cette chambre charmante, que j’eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait fini par s’habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à autre tomber une braise qui s’émiettait, ou léchait d’une flamme la paroi de la cheminée. J’entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic tac changeait de place à tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me semblait venir de derrière moi, de devant, d’à droite, d’à gauche, parfois s’éteindre comme s’il était très loin. Tout d’un coup je découvris la montre sur la table. Alors j’entendis le tic tac en un lieu fixe d’où il ne bougea plus. Je croyais l’entendre à cet endroit-là ; je ne l’y entendais pas, je l’y voyais, les sons n’ont pas de lieu. Du moins les rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l’utilité de nous prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels. Certes il arrive quelquefois qu’un malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles n’entende plus le bruit d’un feu pareil à celui qui rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup, tout en travaillant à faire des tisons et des cendres qu’il laissait ensuite tomber dans sa corbeille, n’entende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la grand’place de Doncières. Alors que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu. La lourde rumeur d’un bain qu’on prépare s’atténue, s’allège et s’éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard ; affolés tout à l’heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler le plafond sur notre tête, nous nous plaisons maintenant à les recueillir, légers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages jouant sur la route avec le zéphir. On fait des réussites avec des cartes qu’on n’entend pas, si bien qu’on croit ne pas les avoir remuées, qu’elles bougent d’elles-mêmes et, allant au-devant de notre désir de jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous. Et à ce propos on peut se demander si pour l’Amour (ajoutons même à l’Amour l’amour de la vie, l’amour de la gloire, puisqu’il y a, paraît-il, des gens qui connaissent ces deux derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d’implorer qu’il cesse, se bouchent les oreilles ; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas l’être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par lui.