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Le côté de Guermantes

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Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l’esprit des Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu’il arrive, par exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même manière de prononcer, d’énoncer, et par voie de conséquence de penser, ce n’est pas certes que l’originalité soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle à l’imitation. Mais l’imitation a pour conditions, non pas seulement l’absence d’une originalité irréductible, mais encore une finesse relative d’oreilles qui permette de discerner d’abord ce qu’on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu’aux Courvoisier.

Pour prendre comme exemple l’exercice qu’on appelle, dans une autre acception du mot imitation, « faire des imitations » (ce qui se disait chez les Guermantes « faire des charges »), Mme de Guermantes avait beau le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s’en rendre compte que s’ils eussent été une bande de lapins, au lieu d’hommes et femmes, parce qu’ils n’avaient jamais su remarquer le défaut ou l’accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle « imitait » le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient : « Oh ! non, il ne parle tout de même pas comme cela, j’ai encore dîné hier soir avec lui chez Bebeth, il m’a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme cela », tandis que les Guermantes un peu cultivés s’écriaient : « Dieu qu’Oriane est drolatique ! Le plus fort c’est que pendant qu’elle l’imite elle lui ressemble ! Je crois l’entendre. Oriane, encore un peu Limoges ! » Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu’à ceux tout à fait remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration : « Ah ! on peut dire que vous le tenez » ou « que tu le tiens ») avaient beau ne pas avoir d’esprit, selon Mme de Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d’entendre et de raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien que mal sa manière de s’exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé, comme le duc, sa manière de « rédiger », jusqu’à présenter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire à l’esprit d’Oriane et était traité par eux d’esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le reste de sa famille à l’écart, et vengeait maintenant par ses dédains les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc, à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un événement. Le cœur battait un peu plus vite à la princesse d’Épinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait de loin, telles les premières lueurs d’un inoffensif incendie ou les « reconnaissances » d’une invasion non espérée, traversant lentement la cour, d’une démarche oblique, la duchesse coiffée d’un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d’où pleuvait une odeur d’été. « Tiens, Oriane », disait-elle comme un « garde-à-vous » qui cherchait à avertir ses visiteuses avec prudence, et pour qu’on eût le temps de sortir en ordre, qu’on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes n’osait pas rester, se levait. « Mais non, pourquoi ? rasseyez-vous donc, je suis charmée de vous garder encore un peu », disait la princesse d’un air dégagé et à l’aise (pour faire la grande dame), mais d’une voix devenue factice. « Vous pourriez avoir à vous parler. – Vraiment, vous êtes pressée ? eh bien, j’irai chez vous », répondait la maîtresse de maison à celles qu’elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens qu’ils voyaient là depuis des années sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine bonjour, par discrétion. À peine étaient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l’air de s’intéresser à la qualité intrinsèque des personnes qu’il ne recevait pas par la méchanceté du destin ou à cause de l’état nerveux d’Oriane. « Qu’est-ce que c’était que cette petite dame en chapeau rose ? – Mais, mon cousin, vous l’avez vue souvent, c’est la vicomtesse de Tours, née Lamarzelle. – Mais savez-vous qu’elle est jolie, elle a l’air spirituel ; s’il n’y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait tout bonnement ravissante. S’il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas s’embêter. Oriane ? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de ses cheveux m’ont fait penser ? À votre cousine Hedwige de Ligne. » La duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu’on parlait de la beauté d’une autre femme qu’elle, laissait tomber la conversation. Elle avait compté sans le goût qu’avait son mari pour faire voir qu’il était parfaitement au fait des gens qu’il ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus sérieux que sa femme. « Mais, disait-il tout d’un coup avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand j’étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut prononcé… – C’était l’oncle de la jeune femme que vous venez de voir. – Ah ! quel talent ! Non, mon petit », disait-il à la vicomtesse d’Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse d’Épinay, où elle s’abaissait volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, « ne faites pas de thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme d’Épinay (en laissant l’Égremont rougissante, humble, ambitieuse et zélée), nous n’avons qu’un quart d’heure à vous donner. » Ce quart d’heure était occupé tout entier à une sorte d’exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu’elle-même n’eût certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l’air de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués, l’amenait comme involontairement à redire.

La princesse d’Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu’elle avait un faible pour les compliments, s’extasiait sur son chapeau, son ombrelle, son esprit. « Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez », disait le duc du ton bourru qu’il avait adopté et qu’il tempérait d’un malicieux sourire pour qu’on ne prit pas son mécontentement au sérieux, « mais, au nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d’avoir une femme aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais calembour qu’elle a fait sur mon frère Palamède, ajoutait-il sachant fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore ce calembour et enchanté de faire valoir sa femme. D’abord je trouve indigne d’une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d’assez jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon frère qui est très susceptible, et si cela doit avoir pour résultat de me fâcher avec lui, c’est vraiment bien la peine. »

– Mais nous ne savons pas ! Un calembour d’Oriane ? Cela doit être délicieux. Oh ! dites-le.

– Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus souriant, je suis ravi que vous ne l’ayez pas appris. Sérieusement j’aime beaucoup mon frère.

– Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la réplique à son mari était venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n’a quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j’ai dit une méchanceté, j’ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle, mais c’est vous qui y donnez de l’importance par votre indignation. Je ne vous comprends pas.

– Vous nous intriguez horriblement, de quoi s’agit-il ?

– Oh ! évidemment de rien de grave ! s’écriait M. de Guermantes. Vous avez peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de sa femme, à sa sœur Marsantes.

– Oui, mais on nous a dit qu’elle ne le désirait pas, qu’elle n’aimait pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.

– Eh bien, justement quelqu’un disait tout cela à ma femme et que si mon frère donnait ce château à notre sœur, ce n’était pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. C’est qu’il est si taquin, Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c’est royal, cela peut valoir plusieurs millions, c’est une ancienne terre du roi, il y a là une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient qu’on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de taquin appliqué à Charlus parce qu’il donnait un si beau château, Oriane n’a pu s’empêcher de s’écrier, involontairement, je dois le confesser, elle n’y a pas mis de méchanceté, car c’est venu vite comme l’éclair, « Taquin… taquin… Alors c’est Taquin le Superbe ! » Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir jeté un regard circulaire pour juger de l’esprit de sa femme, le duc qui était d’ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme d’Épinay avait de l’histoire ancienne, vous comprenez, c’est à cause de Tarquin le Superbe, le roi de Rome ; c’est stupide, c’est un mauvais jeu de mots, indigne d’Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma femme, si j’ai moins d’esprit, je pense aux suites, si le malheur veut qu’on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D’autant plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain, très haut et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le Superbe lui convient assez bien. C’est ce qui sauve les mots de Madame, c’est que même quand elle veut s’abaisser à de vulgaires à peu près, elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens.

 

Ainsi grâce, une fois, à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient la provision des récits, et l’émoi qu’elles avaient causé durait bien longtemps après le départ de la femme d’esprit et de son imprésario. On se régalait d’abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête (les personnes qui étaient restées là), des mots qu’Oriane avait dits. « Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe ? » demandait la princesse d’Épinay.

– Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de Sarsina (La Rochefoucauld) m’en avait parlé, pas tout à fait dans les mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l’entendre raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de l’entendre accompagner par l’auteur. « Nous parlions du dernier mot d’Oriane qui était ici tout à l’heure », disait-on à une visiteuse qui allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.

– Comment, Oriane était ici ?

– Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt, lui répondait la princesse d’Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait raté. C’était sa faute si elle n’avait pas assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme Carvalho. « Qu’est-ce que vous dites du dernier mot d’Oriane ? j’avoue que j’apprécie beaucoup Taquin le Superbe », et le « mot » se mangeait encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu’on invitait pour cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de Parme en profitait pour demander à l’Altesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. « Ah ! Taquin le Superbe », disait la princesse de Parme, les yeux écarquillés par une admiration a priori, mais qui implorait un supplément d’explications auquel ne se refusait pas la princesse d’Épinay. « J’avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment comme rédaction » concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d’Épinay, qui avait la prétention d’avoir assimilé l’esprit des Guermantes, avait pris à Oriane les expressions « rédigé, rédaction » et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n’aimait pas beaucoup Mme d’Épinay qu’elle trouvait laide, savait avare et croyait méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de « rédaction » qu’elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu’elle n’eût pas su appliquer toute seule. Elle eut l’impression que c’était, en effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se défendre d’un tel sentiment d’admiration pour une femme qui possédait à ce point l’esprit des Guermantes qu’elle voulut inviter la princesse d’Épinay à l’Opéra. Seule la retint la pensée qu’il conviendrait peut-être de consulter d’abord Mme de Guermantes. Quant à Mme d’Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces à Oriane et l’aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et combien il fallait qu’Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une pareille dinde. « Je n’aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme si j’avais voulu, dit-elle aux amis qu’elle avait à dîner, parce que M. d’Épinay ne me l’aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse. Mais même si j’avais eu un mari moins sévère, j’avoue que je n’aurais pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment. Moi j’y vais une fois par an et j’ai bien de la peine à arriver au bout de la visite. » Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l’arrivée de la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l’exaspération que leur causaient les « salamalecs exagérés » qu’on faisait pour Oriane. Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu’Oriane avait appelé l’oncle Palamède « Tarquin le Superbe », ce qui le peignait selon eux assez bien. « Mais pourquoi faire tant d’histoires avec Oriane ? ajoutaient-ils. On n’en aurait pas fait davantage pour une reine. En somme, qu’est-ce qu’Oriane ? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien, ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne faut pas oublier qu’au Camp du drap d’or, comme le roi d’Angleterre demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là présents : « Sire, répondit le roi de France, c’est Courvoisier. » D’ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les eussent laissés d’autant plus insensibles que les incidents qui les faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d’un point de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se trouvait manquer de chaises, dans une réception qu’elle donnait, ou si elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu’elle n’avait pas reconnue, ou si un de ses domestiques lui adressait une phrase ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l’extrême, rougissante, frémissant d’agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un visiteur et qu’Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement et impérieusement interrogatif : « Est-ce que vous la connaissez ? » craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au contraire, de tels incidents, l’occasion de récits qui faisaient rire les Guermantes aux larmes, de sorte qu’on était obligé de l’envier d’avoir manqué de chaises, d’avoir fait ou laissé faire à son domestique une gaffe, d’avoir eu chez soi quelqu’un que personne ne connaissait, comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l’aiguillon de leur génie, du moins la matière de leurs œuvres.

Les Courvoisier n’étaient pas davantage capables de s’élever jusqu’à l’esprit d’innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l’adaptant selon un sûr instinct aux nécessités du moment, en faisait quelque chose d’artistique, là où l’application purement raisonnée de règles rigides eût donné d’aussi mauvais résultats qu’à quelqu’un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique, reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy d’Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner pour un prince, l’adjonction d’un homme d’esprit, d’un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet. Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l’empereur, ayant à donner une matinée en l’honneur de la princesse Mathilde, déduisit par esprit de géométrie qu’elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or elle n’en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis, parce que, d’opinion ou d’attaches légitimistes, ils auraient, selon la logique des Courvoisier, pu déplaire à l’Altesse Impériale. Celle-ci, qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une pique-assiette célèbre, veuve d’un ancien préfet de l’Empire, la veuve du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n’en répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la princesse, et qu’elle remplaça, sans raisonnements a priori sur le bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes les valeurs, de toutes les célébrités qu’une sorte de flair, de tact et de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de l’empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n’y manqua même pas le duc d’Aumale, et quand, en se retirant, la princesse, relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui baiser la main, l’embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du cœur qu’elle put assurer à la duchesse qu’elle n’avait jamais passé une meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de Parme était Courvoisier par l’incapacité d’innover en matière sociale, mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l’antipathie, mais l’émerveillement. Cet étonnement était encore accru du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu’elle ne le croyait. Mais il suffisait qu’elle le fût plus que Mme de Parme pour stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle n’avait qu’à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant tout un bourgeois, ou qu’il y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d’un surmenage toujours nouveau, comme à quelqu’un qui nage dans la tempête, des horizons qui lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d’ailleurs devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des œuvres artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. Sans doute l’incapacité où était Mme de Parme de séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont ensuite elle était confondue d’entendre la duchesse lui dire en souriant que c’était de simples cruches), telle était une des causes de l’étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la littérature que le monde, je m’expliquai en pensant que la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le désœuvrement et la stérilité sont à une activité sociale véritable ce qu’est en art la critique à la création, étendait aux personnes de son entourage l’instabilité de points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son esprit trop sec va chercher n’importe quel paradoxe encore un peu frais et ne se gênera point de soutenir l’opinion désaltérante que la plus belle Iphigénie est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin la véritable Phèdre celle de Pradon.

Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un timide butor qu’on voyait rarement et qu’on n’entendait jamais, Mme de Guermantes s’inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas seulement en décrivant la femme, mais en « découvrant » le mari. Dans le ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu, elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu’on admire Hernani, confesse lui préférer le Lion amoureux. À cause du même besoin maladif de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme modèle, une vraie sainte, d’avoir été mariée à un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais plein de cœur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de vraies inconséquences. Je savais que ce n’était pas seulement entre les œuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu’au sein d’une même œuvre que la critique joue à replonger dans l’ombre ce qui depuis trop longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à l’obscurité définitive. Je n’avais pas seulement vu Bellini, Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration, venir prendre la place de génies qu’on avait dits fatigués simplement parce que les oisifs intellectuels s’en étaient fatigués, comme sont toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J’avais vu préférer en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant à ses vers sauf pour de petites pièces fort insignifiantes. Sans doute certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus célèbres du Cid ou de Polyeucte telle tirade du Menteur qui donne, comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l’époque, mais leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, du moins par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de l’Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse. Cette dépravation m’aida à comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle décidait qu’un homme de leur monde reconnu pour un brave cœur, mais sot, était un monstre d’égoïsme, plus fin qu’on ne croyait, qu’un autre connu pour sa générosité pouvait symboliser l’avarice, qu’une bonne mère ne tenait pas à ses enfants, et qu’une femme qu’on croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie mondaine, l’intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle à l’engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre d’esprit qu’elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le charme qu’elle avait trouvé à un homme de cœur ne se changeât pas, s’il la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu’elle était incapable de lui donner, en un agacement qu’elle croyait produit par son admirateur et qui ne l’était que par l’impuissance où on est de trouver du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de jugement de la duchesse n’épargnaient personne, excepté son mari. Lui seul ne l’avait jamais aimée ; en lui elle avait senti toujours un de ces caractères de fer, indifférent aux caprices qu’elle avait, dédaigneux de sa beauté, violent, d’une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi desquels les nerveux savent trouver le calme. D’autre part M. de Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n’avait, une fois qu’ils les avait quittées, et pour se moquer d’elles, qu’une associée durable, identique, qui l’irritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l’aristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d’avoir trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même ; souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d’elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu’elle eût les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de Guermantes venait d’inventer, relativement aux mérites et aux défauts, brusquement intervertis par elle, d’un de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brûlait d’en faire l’essai devant des personnes capables de le goûter, d’en faire savourer l’originalité psychologique et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles ne contenaient pas d’habitude plus de vérité que les anciennes, souvent moins ; mais justement ce qu’elles avaient d’arbitraire et d’inattendu leur conférait quelque chose d’intellectuel qui les rendait émouvantes à communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s’exercer la psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement qu’il ne fût plus au comble de la faveur ; aussi la réputation qu’avait Mme de Guermantes d’incomparable amie sentimentale, douce et dévouée, rendait difficile de commencer l’attaque ; elle pouvait tout au plus intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer ; c’était justement le rôle où excellait M. de Guermantes.

 

Quant aux actions mondaines, c’était encore un autre plaisir arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce fut moins à l’aide de la critique littéraire que d’après la vie politique et la chronique parlementaire, que j’essayai de comprendre quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l’ordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui stimulent la sensibilité des assemblées et s’imposent à l’esprit des politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu’il a cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet toute simple à l’homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant remué tout d’un coup, et commence à douter d’avoir eu raison d’approuver le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au milieu d’une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme telles que : « C’est très grave », prononcées par un député dont le nom et les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans l’interruption tout entière, les mots « c’est très grave ! » tiennent moins de place qu’un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux électeurs qu’ils n’avaient pas porté leurs votes sur un mandataire inactif ou muet : « Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes : « Ceci est grave ! » Très bien ! au centre et sur quelques bancs à droite, vives exclamations à l’extrême gauche. »

Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidélité au sage ministre, mais son cœur est ébranlé de nouveaux battements par les premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre :

« L’étonnement, la stupeur, ce n’est pas trop dire (vive sensation dans la partie droite de l’hémicycle), que m’ont causés les paroles de celui qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre d’applaudissements)… Quelques députés s’empressent vers le banc des ministres ; M. le Sous-Secrétaire d’État aux Postes et Télégraphes fait de sa place avec la tête un signe affirmatif. » Ce « tonnerre d’applaudissements », emporte les dernières résistances du lecteur de bon sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de procéder qui en soi-même est insignifiante ; au besoin, quelque fait normal, par exemple : vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes auxquels il n’avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le cœur de l’homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations qu’ils déchaînent et des compactes majorités qu’ils rassemblent.