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Le côté de Guermantes

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Était-ce parce que nous jouions (figurée par la révolution d’un solide) la scène inverse de celle de Balbec, que j’étais, moi, couché, et elle levée, capable d’esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir à sa guise, qu’elle me laissa prendre avec tant de facilité maintenant ce qu’elle avait refusé jadis avec une mine si sévère ? (Sans doute, de cette mine d’autrefois, l’expression voluptueuse que prenait aujourd’hui son visage à l’approche de mes lèvres ne différait que par une déviation de lignes infinitésimales, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance qu’il y a entre le geste d’un homme qui achève un blessé et d’un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux.) Sans savoir si j’avais à faire honneur et savoir gré de son changement d’attitude à quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, à Paris ou à Balbec, avait travaillé pour moi, je pensai que la façon dont nous étions placés était la principale cause de ce changement. C’en fut pourtant une autre que me fournit Albertine ; exactement celle-ci : « Ah ! c’est qu’à ce moment-là, à Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincèrement. Une femme a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans les sensations éprouvées par son corps, au cours d’un tête-à-tête avec un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu’un étranger préméditât de la faire tomber.

En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie, et qui eussent peut-être expliqué qu’elle eût accordé aisément à mon désir momentané et purement physique ce qu’à Balbec elle avait avec horreur refusé à mon amour, une bien plus étonnante se produisit en Albertine, ce soir-là même, aussitôt que ses caresses eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien s’apercevoir et dont j’avais même craint qu’elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable, derrière le massif de lauriers, aux Champs-Élysées.

Ce fut tout le contraire. Déjà, au moment où je l’avais couchée sur mon lit et où j’avais commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Effaçant d’elle toutes préoccupations, toutes prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l’innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est soudain mis en jeu devient modeste, appliqué et charmant ; surtout si, par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage d’Albertine il y avait plus que du désintéressement et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de dévouement conventionnel et subit ; et c’est plus loin qu’à sa propre enfance, mais à la jeunesse de sa race qu’elle était revenue. Bien différente de moi qui n’avais rien souhaité de plus qu’un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu’il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. Elle, si pressée tout à l’heure, maintenant sans doute et parce qu’elle trouvait que les baisers impliquent l’amour et que l’amour l’emporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelais son dîner :

– Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j’ai tout mon temps.

Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu’elle venait de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente le verre de vin que Jupien lui offrait, n’aurait pas osé partir aussitôt la dernière gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l’eût appelée. Albertine – et c’était peut-être, avec une autre que l’on verra plus tard, une des raisons qui m’avaient à mon insu fait la désirer – était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l’hôte et l’étranger, la décence, le respect de la couche.

Françoise, qui, après la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que sur un ton apitoyé, dans les mois qui précédèrent le mariage de sa fille, eût trouvé choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancé, qu’elle ne le tînt pas par le bras. Albertine, immobilisée auprès de moi, me disait :

– Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil.

Comme, lui ayant fait remarquer qu’il était tard, j’ajoutais : « Vous ne me croyez pas ? », elle me répondit, ce qui était peut-être vrai, mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures :

– Je vous crois toujours.

Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit : « Oh ! je sais que vos parents connaissent des gens très bien. Vous êtes ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage. » À la première minute, ces noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d’un coup je me rappelai que j’avais en effet joué aux Champs-Élysées avec Robert Forestier que je n’avais jamais revu. Quant à Suzanne Delage, c’était la petite nièce de Mme Blandais, et j’avais dû une fois aller à une leçon de danse, et même tenir un petit rôle dans une comédie de salon, chez ses parents. Mais la peur d’avoir le fou rire, et des saignements de nez m’en avaient empêché, de sorte que je ne l’avais jamais vue. J’avais tout au plus cru comprendre autrefois que l’institutrice à plumet des Swann avait été chez ses parents, mais peut-être n’était-ce qu’une sœur de cette institutrice ou une amie. Je protestai à Albertine que Robert Forestier et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. « C’est possible, vos mères sont liées, cela permet de vous situer. Je croise souvent Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic. » Nos mères ne se connaissaient que dans l’imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que j’avais joué jadis avec Robert Forestier auquel, paraît-il, je récitais des vers, en avait conclu que nous étions liés par des relations de famille. Elle ne laissait jamais, m’a-t-on dit, passer le nom de maman sans dire : « Ah ! oui, c’est le milieu des Delage, des Forestier, etc. », donnant à mes parents un bon point qu’ils ne méritaient pas.

Du reste les notions sociales d’Albertine étaient d’une sottise extrême. Elle croyait les Simonnet avec deux n inférieurs non seulement aux Simonet avec un seul n, mais à toutes les autres personnes possibles. Que quelqu’un ait le même nom que vous, sans être de votre famille, est une grande raison de le dédaigner. Certes il y a des exceptions. Il peut arriver que deux Simonnet (présentés l’un à l’autre dans une de ces réunions où l’on éprouve le besoin de parler de n’importe quoi et où on se sent d’ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le cortège d’un enterrement qui se rend au cimetière), voyant qu’ils s’appellent de même, cherchent avec une bienveillance réciproque, et sans résultat, s’ils n’ont aucun lien de parenté. Mais ce n’est qu’une exception. Beaucoup d’hommes sont peu honorables, mais nous l’ignorons ou n’en avons cure. Mais si l’homonymie fait qu’on nous remet des lettres à eux destinées, ou vice versa nous commençons par une méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu’ils valent. Nous craignons des confusions, nous les prévenons par une moue de dégoût si l’on nous parle d’eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils nous semblent l’avoir usurpé. Les péchés des autres membres du corps social nous sont indifférents. Nous en chargeons plus lourdement nos homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d’autant plus forte qu’elle n’est pas individuelle, mais se transmet héréditairement. Au bout de deux générations on se souvient seulement de la moue insultante que les grands-parents avaient à l’égard des autres Simonnet ; on ignore la cause ; on ne serait pas étonné d’apprendre que cela a commencé par un assassinat. Jusqu’au jour fréquent où, entre une Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par un mariage.

Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne Delage, mais spontanément, par un devoir de confidence que le rapprochement des corps crée, au début du moins, avant qu’il ait engendré une duplicité spéciale et le secret envers le même être, Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d’Andrée une histoire dont elle avait, à Balbec, refusé de me dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu’elle dût paraître avoir encore des secrets à mon égard. Maintenant sa meilleure amie lui eût raconté quelque chose contre moi qu’elle se fût fait un devoir de me le rapporter. J’insistai pour qu’elle rentrât, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma grossièreté, qu’elle riait presque pour m’excuser, comme une maîtresse de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais à qui cela n’est pas indifférent.

– Vous riez ? lui dis-je.

– Je ne ris pas, je vous souris, me répondit-elle tendrement. Quand est-ce que je vous revois ? ajouta-t-elle comme n’admettant pas que ce que nous venions de faire, puisque c’en est d’habitude le couronnement, ne fût pas au moins le prélude d’une amitié grande, d’une amitié préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser et qui seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.

– Puisque vous m’y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher.

Je n’osai lui dire que je voulais tout subordonner à la possibilité de voir Mme de Stermaria.

– Hélas ! ce sera à l’improviste, je ne sais jamais d’avance, lui dis-je. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre ?

 

– Ce sera très possible bientôt car j’aurai une entrée indépendante de celle de ma tante. Mais en ce moment c’est impraticable. En tout cas je viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l’après-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez.

Arrivée à la porte, étonnée que je ne l’eusse pas devancée, elle me tendit sa joue, trouvant qu’il n’y avait nul besoin d’un grossier désir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout à l’heure ensemble étaient de celles auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du cœur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique.

Quand m’eut quitté la jeune Picarde, qu’aurait pu sculpter à son porche l’imagier de Saint-André-des-Champs, Françoise m’apporta une lettre qui me remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle acceptait à dîner. De Mme de Stermaria, c’est-à-dire, pour moi, plus que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui j’avais pensé toute la journée avant l’arrivée d’Albertine. C’est la terrible tromperie de l’amour qu’il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, peut avoir fait aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler.

Albertine m’avait tant retardé que la comédie venait de finir quand j’arrivai chez Mme de Villeparisis ; et peu désireux de prendre à revers le flot des invités qui s’écoulait en commentant la grande nouvelle : la séparation qu’on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes, je m’étais, en attendant de pouvoir saluer la maîtresse de maison, assis sur une bergère vide dans le deuxième salon, quand du premier, où sans doute elle avait été assise tout à fait au premier rang de chaises, je vis déboucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief d’énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun trouble. Un certain jour, m’imposant les mains sur le front (comme c’était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en me disant : « Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D’ailleurs, vois comme ta grand’mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses à faire que de te poster sur le chemin d’une femme qui se moque de toi », d’un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain pays où vous vous imaginiez être, et vous rouvre les yeux, ou comme le médecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la réalité, vous guérit d’un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma mère m’avait réveillé d’un trop long songe. La journée qui avait suivi avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel je renonçais ; j’avais chanté des heures de suite en pleurant l’« Adieu » de Schubert :

 
… Adieu, des voix étranges
T’appellent loin de moi, céleste sœur des Anges.
 

Et puis ç’avait été fini. J’avais cessé mes sorties du matin, et si facilement que je tirai alors le pronostic, qu’on verra se trouver faux, plus tard, que je m’habituerais aisément, dans le cours de ma vie, à ne plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise m’eut raconté que Jupien, désireux de s’agrandir, cherchait une boutique dans le quartier, désireux de lui en trouver une (tout heureux aussi, en flânant dans la rue que déjà de mon lit j’entendais crier lumineusement comme une plage, de voir, sous le rideau de fer levé des crémeries, les petites laitières à manches blanches), j’avais pu recommencer ces sorties. Fort librement du reste ; car j’avais conscience de ne plus les faire dans le but de voir Mme de Guermantes ; telle une femme qui prend des précautions infinies tant qu’elle a un amant, du jour qu’elle a rompu avec lui laisse traîner ses lettres, au risque de découvrir à son mari le secret d’une faute dont elle a fini de s’effrayer en même temps que de la commettre. Ce qui me faisait de la peine c’était d’apprendre que presque toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c’était l’inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une moitié de l’humanité pleurait. Et quand je la connus, je vis qu’elle était si exaspérante que je me demandai si ce n’était pas le mari ou la femme adultères, qui l’étaient seulement parce que le bonheur légitime leur avait été refusé, et se montraient charmants et loyaux envers tout autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. Bientôt je n’avais même plus eu la raison d’être utile à Jupien pour continuer mes pérégrinations matinales. Car on apprit que l’ébéniste de notre cour, dont les ateliers n’étaient séparés de la boutique de Jupien que par une cloison fort mince, allait recevoir congé du gérant parce qu’il frappait des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espérer mieux, les ateliers avaient un sous-sol où mettre les boiseries, et qui communiquait avec nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et aurait une seule et vaste boutique. Mais même sans l’amusement de chercher pour lui, j’avais continué à sortir avant déjeuner. Même comme Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait très élevé, laissait visiter pour que, découragé de ne pas trouver de locataire, le duc se résignât à lui faire une diminution, Françoise, ayant remarqué que, même après l’heure où on ne visitait pas, le concierge laissait « contre » la porte de la boutique à louer, flaira un piège dressé par le concierge pour attirer la fiancée du valet de pied des Guermantes (ils y trouveraient une retraite d’amour), et ensuite les surprendre.

Quoi qu’il en fût, bien que n’ayant plus à chercher une boutique pour Jupien, je continuai à sortir avant le déjeuner. Souvent, dans ces sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collègue, il jetait sur moi des regards qui, après m’avoir entièrement examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans m’avoir plus souri ni salué que s’il ne m’avait pas connu du tout. Car chez ces importants diplomates, regarder d’une certaine manière n’a pas pour but de vous faire savoir qu’ils vous ont vu, mais qu’ils ne vous ont pas vu et qu’ils ont à parler avec leur collègue de quelque question sérieuse. Une grande femme que je croisais souvent près de la maison était moins discrète avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se retournait vers moi, m’attendait – inutilement – devant les vitrines des marchands, me souriait, comme si elle allait m’embrasser, faisait le geste de s’abandonner. Elle reprenait un air glacial à mon égard si elle rencontrait quelqu’un qu’elle connût. Depuis longtemps déjà dans ces courses du matin, selon ce que j’avais à faire, fût-ce acheter le plus insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans regret s’il était en dehors du parcours habituel que suivaient les promenades de la duchesse et, s’il en faisait au contraire partie, sans scrupules et sans dissimulation parce qu’il ne me paraissait plus le chemin défendu où j’arrachais à une ingrate la faveur de la voir malgré elle. Mais je n’avais pas songé que ma guérison, en me donnant à l’égard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la même œuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité, une amitié qui ne m’importaient plus. Jusque-là les efforts du monde entier ligués pour me rapprocher d’elle eussent expiré devant le mauvais sort que jette un amour malheureux. Des fées plus puissantes que les hommes ont décrété que, dans ces cas-là, rien ne pourra servir jusqu’au jour où nous aurons dit sincèrement dans notre cœur la parole : « Je n’aime plus. » J’en avais voulu à Saint-Loup de ne m’avoir pas mené chez sa tante. Mais pas plus que n’importe qui, il n’était capable de briser un enchantement. Tandis que j’aimais Mme de Guermantes, les marques de gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d’elle, mais parce qu’elle ne les apprenait pas. Or, les eût-elle sus que cela n’eût été d’aucune utilité. Même dans les détails d’une affection, une absence, le refus d’un dîner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent plus que tous les cosmétiques et les plus beaux habits. Il y aurait des parvenus, si on enseignait dans ce sens l’art de parvenir.

Au moment où elle traversait le salon où j’étais assis, la pensée pleine du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu’elle allait peut-être retrouver tout à l’heure dans une autre soirée, Mme de Guermantes m’aperçut sur ma bergère, véritable indifférent qui ne cherchais qu’à être aimable, alors que, tandis que j’aimais, j’avais tant essayé de prendre, sans y réussir, l’air d’indifférence ; elle obliqua, vint à moi et retrouvant le sourire du soir de l’Opéra-Comique et que le sentiment pénible d’être aimée par quelqu’un qu’elle n’aimait pas n’effaçait plus :

– Non, ne vous dérangez pas, vous permettez que je m’asseye un instant à côté de vous ? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui sans cela eût occupé la bergère dans son entier.

Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe, j’étais presque effleuré par son admirable bras nu autour duquel un duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpétuellement comme une vapeur dorée, et par la torsade blonde de ses cheveux qui m’envoyaient leur odeur. N’ayant guère de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un portrait.

– Avez-vous des nouvelles de Robert ? me dit-elle.

Mme de Villeparisis passa à ce moment-là.

– Eh bien ! vous arrivez à une jolie heure, monsieur, pour une fois qu’on vous voit.

Et remarquant que je parlais avec sa nièce, supposant peut-être que nous étions plus liés qu’elle ne savait :

– Mais je ne veux pas déranger votre conversation avec Oriane, ajouta-t-elle (car les bons offices de l’entremetteuse font partie des devoirs d’une maîtresse de maison). Vous ne voulez pas venir dîner mercredi avec elle ?

C’était le jour où je devais dîner avec Mme de Stermaria, je refusai.

– Et samedi ?

Ma mère revenant le samedi ou le dimanche, c’eût été peu gentil de ne pas rester tous les soirs à dîner avec elle ; je refusai donc encore.

– Ah ! vous n’êtes pas un homme facile à avoir chez soi.

– Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? me dit Mme de Guermantes quand Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et remettre à la diva un bouquet de roses dont la main qui l’offrait faisait seule tout le prix, car il n’avait coûté que vingt francs. (C’était du reste son prix maximum quand on n’avait chanté qu’une fois. Celles qui prêtaient leur concours à toutes les matinées et soirées recevaient des roses peintes par la marquise.)

– C’est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous ne voulez pas dîner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous pas dîner chez moi ?

Certaines personnes, étant restées le plus longtemps possible, sous des prétextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si étroit qu’on n’y pouvait tenir que deux, pensèrent qu’on les avait mal renseignées, que c’était la duchesse, non le duc, qui demandait la séparation, à cause de moi. Puis elles se hâtèrent de répandre cette nouvelle. J’étais plus à même que personne d’en connaître la fausseté. Mais j’étais surpris que, dans ces périodes difficiles où s’effectue une séparation non encore consommée, la duchesse, au lieu de s’isoler, invitât justement quelqu’un qu’elle connaissait aussi peu. J’eus le soupçon que le duc avait été seul à ne pas vouloir qu’elle me reçût et que, maintenant qu’il la quittait, elle ne voyait plus d’obstacles à s’entourer des gens qui lui plaisaient.

Deux minutes auparavant j’eusse été stupéfait si on m’avait dit que Mme de Guermantes allait me demander d’aller la voir, encore plus de venir dîner. J’avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les particularités que j’avais extraites de ce nom, le fait qu’il m’avait été interdit d’y pénétrer, en m’obligeant à lui donner le même genre d’existence qu’aux salons dont nous avons lu la description dans un roman, ou vu l’image dans un rêve, me le faisait, même quand j’étais certain qu’il était pareil à tous les autres, imaginer tout différent ; entre moi et lui il y avait la barrière où finit le réel. Dîner chez les Guermantes, c’était comme entreprendre un voyage longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et lier connaissance avec un songe. Du moins eussé-je pu croire qu’il s’agissait d’un de ces dîners auxquels les maîtres de maison invitent quelqu’un en disant : « Venez, il n’y aura absolument que nous », feignant d’attribuer au paria la crainte qu’ils éprouvent de le voir mêlé à leurs autres amis, et cherchant même à transformer en un enviable privilège réservé aux seuls intimes la quarantaine de l’exclu, malgré lui sauvage et favorisé. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes avait le désir de me faire goûter à ce qu’elle avait de plus agréable quand elle me dit, mettant d’ailleurs devant mes yeux comme la beauté violâtre d’une arrivée chez la tante de Fabrice et le miracle d’une présentation au comte Mosca :

 

– Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comité ? Ce serait gentil. Il y aura la princesse de Parme qui est charmante ; d’abord je ne vous inviterais pas si ce n’était pas pour rencontrer des gens agréables.

Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un mouvement perpétuel d’ascension, la famille joue au contraire un rôle important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et comme l’aristocratie princière, qui ne peut chercher à s’élever puisque, au-dessus d’elle, à son point de vue spécial, il n’y a rien. L’amitié que me témoignaient « la tante Villeparisis » et Robert avait peut-être fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mêmes et dans une même coterie, l’objet d’une attention curieuse que je ne soupçonnais pas.

Elle avait de ces parents-là une connaissance familiale, quotidienne, vulgaire, fort différente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsées comme le grain de poussière de l’œil ou la goutte d’eau de la trachée-artère, elles peuvent rester gravées, être commentées, racontées encore des années après que nous les avons oubliées nous-mêmes, dans le palais où nous sommes étonnés de les retrouver comme une lettre de nous dans une précieuse collection d’autographes.

De simples gens élégants peuvent défendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l’était pas. Un étranger n’avait presque jamais l’occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s’en voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur mondaine qu’il apporterait, puisque c’était chose qu’elle conférait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu’à ses qualités réelles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j’en possédais. Et sans doute ne les eût-elle pas crus, si elle n’avait remarqué qu’ils ne pouvaient jamais arriver à me faire venir quand ils le voulaient, donc que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe qu’un étranger faisait partie des « gens agréables ».

Il fallait voir, parlant de femmes qu’elle n’aimait guère, comme elle changeait de visage aussitôt si on nommait, à propos de l’une, par exemple sa belle-sœur. « Oh ! elle est charmante », disait-elle d’un air de finesse et de certitude. La seule raison qu’elle en donnât était que cette dame avait refusé d’être présentée à la marquise de Chaussegros et à la princesse de Silistrie. Elle n’ajoutait pas que cette dame avait refusé de lui être présentée à elle-même, duchesse de Guermantes. Cela avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l’esprit de la duchesse travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile à connaître. Elle mourait d’envie d’être reçue chez elle. Les gens du monde ont tellement l’habitude qu’on les recherche que qui les fuit leur semble un phénix et accapare leur attention.

Le motif véritable de m’inviter était-il, dans l’esprit de Mme de Guermantes (depuis que je ne l’aimais plus), que je ne recherchais pas ses parents quoique étant recherché d’eux ? Je ne sais. En tout cas, s’étant décidée à m’inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce qu’elle avait de meilleur chez elle, et éloigner ceux de ses amis qui auraient pu m’empêcher de revenir, ceux qu’elle savait ennuyeux. Je n’avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je l’avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s’asseoir à côté de moi et m’inviter à dîner, effet de causes ignorées, faute de sens spécial qui nous renseigne à cet égard. Nous nous figurons les gens que nous connaissons à peine – comme moi la duchesse – comme ne pensant à nous que dans les rares moments où ils nous voient. Or, cet oubli idéal où nous nous figurons qu’ils nous tiennent est absolument arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude pareil à celui d’une belle nuit nous nous imaginons les différentes reines de la société poursuivant leur route dans le ciel à une distance infinie, nous ne pouvons nous défendre d’un sursaut de malaise ou de plaisir s’il nous tombe de là-haut, comme un aérolithe portant gravé notre nom, que nous croyions inconnu dans Vénus ou Cassiopée, une invitation à dîner ou un méchant potin.

Peut-être parfois, quand, à l’imitation des princes persans qui, au dire du Livre d’Esther, se faisaient lire les registres où étaient inscrits les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnés, elle s’était dit de moi : « Un à qui nous demanderons de venir dîner. » Mais d’autres pensées l’avaient distraite

(De soins tumultueux un prince environné

Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné)

jusqu’au moment où elle m’avait aperçu seul comme Mardochée à la porte du palais ; et ma vue ayant rafraîchi sa mémoire elle voulait, tel Assuérus, me combler de ses dons.

Cependant je dois dire qu’une surprise d’un genre opposé allait suivre celle que j’avais eue au moment où Mme de Guermantes m’avait invité. Cette première surprise, comme j’avais trouvé plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d’exprimer au contraire avec exagération ce qu’elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle était, pour avoir l’air si étonné d’être invité chez elle : « Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes déjà vus ici. » En répondant que je le savais, j’ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel « avait été très bon pour moi à Balbec et à Paris ». Mme de Guermantes parut étonnée et ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une page déjà plus ancienne du livre intérieur. « Comment ! vous connaissez Palamède ? » Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle parlait d’un homme si brillant, mais qui n’était pour elle que son beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le gris confus qu’était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d’été où elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps écoulée de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin Palamède avaient été fort différents de ce qu’ils étaient devenus depuis ; M. de Charlus notamment, tout entier livré à des goûts d’art qu’il avait si bien refrénés par la suite que je fus stupéfait d’apprendre que c’était par lui qu’avait été peint l’immense éventail d’iris jaunes et noirs que déployait en ce moment la duchesse. Elle eût pu aussi me montrer une petite sonatine qu’il avait autrefois composée pour elle. J’ignorais absolument que le baron eût tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus n’était pas enchanté que dans sa famille on l’appelât Palamède. Pour Mémé, on eût pu comprendre encore que cela ne lui plût pas. Ces stupides abréviations sont un signe de l’incompréhension que l’aristocratie a de sa propre poésie (le judaïsme a d’ailleurs la même puisqu’un neveu de Lady Rufus Israël, qui s’appelait Moïse, était couramment appelé dans le monde : « Momo ») en même temps que de sa préoccupation de ne pas avoir l’air d’attacher d’importance à ce qui est aristocratique. Or, M. de Charlus avait sur ce point plus d’imagination poétique et plus d’orgueil exhibé. Mais la raison qui lui faisait peu goûter Mémé n’était pas celle-là puisqu’elle s’étendait aussi au beau prénom de Palamède. La vérité est que se jugeant, se sachant d’une famille princière, il aurait voulu que son frère et sa belle-sœur disent de lui : « Charlus », comme la reine Marie-Amélie ou le duc d’Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frères : « Joinville, Nemours, Chartres, Paris ».