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Le côté de Guermantes

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– Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. d’Argencourt à qui on l’avait nommé en même temps que les autres personnes, vous êtes certainement dreyfusard : à l’étranger tout le monde l’est.

– C’est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n’est-ce pas ? répondit M. d’Argencourt avec cette insolence particulière qui consiste à prêter à l’interlocuteur une opinion qu’on sait manifestement qu’il ne partage pas, puisqu’il vient d’en émettre une opposée.

Bloch rougit ; M. d’Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si ce sourire, pendant qu’il l’adressa aux autres visiteurs, fut malveillant pour Bloch, il se tempéra de cordialité en l’arrêtant finalement sur mon ami afin d’ôter à celui-ci le prétexte de se fâcher des mots qu’il venait d’entendre et qui n’en restaient pas moins cruels. Mme de Guermantes dit à l’oreille de M. d’Argencourt quelque chose que je n’entendis pas mais qui devait avoir trait à la religion de Bloch, car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression à laquelle la peur qu’on a d’être remarqué par la personne dont on parle donne quelque chose d’hésitant et de faux et où se mêle la gaieté curieuse et malveillante qu’inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement étrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna vers le duc de Châtellerault : « Vous, monsieur, qui êtes français, vous savez certainement qu’on est dreyfusard à l’étranger, quoiqu’on prétende qu’en France on ne sait jamais ce qui se passe à l’étranger. Du reste je sais qu’on peut causer avec vous, Saint-Loup me l’a dit. » Mais le jeune duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui était lâche comme on l’est souvent dans le monde, usant d’ailleurs d’un esprit précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus : « Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c’est une affaire dont j’ai pour principe de ne parler qu’entre Japhétiques. » Tout le monde sourit, excepté Bloch, non qu’il n’eût l’habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines juives, sur son côté qui tenait un peu au Sinaï. Mais au lieu d’une de ces phrases, lesquelles sans doute n’étaient pas prêtes, le déclic de la machine intérieure en fit monter une autre à la bouche de Bloch. Et on ne put recueillir que ceci : « Mais comment avez-vous pu savoir ? Qui vous a dit ? » comme s’il avait été le fils d’un forçat. D’autre part, étant donné son nom qui ne passe pas précisément pour chrétien, et son visage, son étonnement montrait quelque naïveté.

Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l’ayant pas complètement satisfait, il s’approcha de l’archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois, chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L’archiviste ne répondit rien ; il était nationaliste et ne cessait de prêcher à la marquise qu’il y aurait bientôt une guerre sociale et qu’elle devrait être plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch n’était pas un émissaire secret du syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu’il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l’archiviste, la seule personne qui lui inspirât quelque crainte et par lequel elle était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait l’article de M. Judet dans le Petit Journal). Elle voulut donc signifier à Bloch qu’il eût à ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une grande dame met quelqu’un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte nullement le doigt levé et les yeux flambants que l’on se figure. Comme Bloch s’approchait d’elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son grand fauteuil, elle parut à demi tirée d’une vague somnolence. Ses regards noyés n’eurent que la lueur faible et charmante d’une perle. Les adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. Cette scène mit Bloch au comble de l’étonnement, mais comme un cercle de personnes en était témoin alentour, il ne pensa pas qu’elle pût se prolonger sans inconvénient pour lui et, pour forcer la marquise, la main qu’on ne venait pas lui prendre, de lui-même il la tendit. Mme de Villeparisis fut choquée. Mais sans doute, tout en tenant à donner une satisfaction immédiate à l’archiviste et au clan antidreyfusard, voulait-elle pourtant ménager l’avenir, elle se contenta d’abaisser les paupières et de fermer à demi les yeux.

– Je crois qu’elle dort, dit Bloch à l’archiviste qui, se sentant soutenu par la marquise, prit un air indigné. Adieu, madame, cria-t-il.

La marquise fit le léger mouvement de lèvres d’une mourante qui voudrait ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaît plus. Puis elle se tourna, débordante d’une vie retrouvée, vers le marquis d’Argencourt tandis que Bloch s’éloignait persuadé qu’elle était « ramollie ». Plein de curiosité et du dessein d’éclairer un incident si étrange, il revint la voir quelques jours après. Elle le reçut très bien parce qu’elle était bonne femme, que l’archiviste n’était pas là, qu’elle tenait à la saynète que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu’enfin elle avait fait le jeu de grande dame qu’elle désirait, lequel fut universellement admiré et commenté le soir même dans divers salons, mais d’après une version qui n’avait déjà plus aucun rapport avec la vérité.

– Vous parliez des Sept Princesses, duchesse, vous savez (je n’en suis pas plus fier pour ça) que l’auteur de ce… comment dirai-je, de ce factum, est un de mes compatriotes, dit M. d’Argencourt avec une ironie mêlée de la satisfaction de connaître mieux que les autres l’auteur d’une œuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son état, ajouta-t-il.

– Vraiment ? Non, nous ne vous accusons pas d’être pour quoi que ce soit dans les Sept Princesses. Heureusement pour vous et pour vos compatriotes, vous ne ressemblez pas à l’auteur de cette ineptie. Je connais des Belges très aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide mais plein d’esprit, mes cousins Ligne et bien d’autres, mais heureusement vous ne parlez pas le même langage que l’auteur des Sept Princesses. Du reste, si vous voulez que je vous dise, c’est trop d’en parler parce que surtout ce n’est rien. Ce sont des gens qui cherchent à avoir l’air obscur et au besoin qui s’arrangent d’être ridicules pour cacher qu’ils n’ont pas d’idées. S’il y avait quelque chose dessous, je vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d’un ton sérieux, du moment qu’il y a de la pensée. Je ne sais pas si vous avez vu la pièce de Borelli. Il y a des gens que cela a choqués ; moi, quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte qu’elle ne courait pas de grands risques, j’avoue que j’ai trouvé cela infiniment curieux. Mais les Sept Princesses ! L’une d’elle a beau avoir des bontés pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments de famille…

La duchesse s’arrêta net, car une dame entrait qui était la vicomtesse de Marsantes, la mère de Robert. Mme de Marsantes était considérée dans le faubourg Saint-Germain comme un être supérieur, d’une bonté, d’une résignation angéliques. On me l’avait dit et je n’avais pas de raison particulière pour en être surpris, ne sachant pas à ce moment-là qu’elle était la propre sœur du duc de Guermantes. Plus tard j’ai toujours été étonné chaque fois que j’appris, dans cette société, que des femmes mélancoliques, pures, sacrifiées, vénérées comme d’idéales saintes de vitrail, avaient fleuri sur la même souche généalogique que des frères brutaux, débauchés et vils. Des frères et sœurs, quand ils sont tout à fait pareils du visage comme étaient le duc de Guermantes et Mme de Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence, un même cœur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de même de vastes vues si elle est d’esprit borné, et une abnégation sublime si elle est de cœur dur.

Mme de Marsantes suivait les cours de Brunetière. Elle enthousiasmait le faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, l’édifiait aussi. Mais la connexité morphologique du joli nez et du regard pénétrant incitait pourtant à classer Mme de Marsantes dans la même famille intellectuelle et morale que son frère le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait d’être une femme, et peut-être d’avoir été malheureuse et d’avoir l’opinion de tous pour soi, pouvait faire qu’on fût aussi différent des siens, comme dans les chansons de geste où toutes les vertus et les grâces sont réunies en la sœur de frères farouches. Il me semblait que la nature, moins libre que les vieux poètes, devait se servir à peu près exclusivement des éléments communs à la famille et je ne pouvais lui attribuer tel pouvoir d’innovation qu’elle fît, avec des matériaux analogues à ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de brutalité. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe lesquelles étaient noires. C’est qu’elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l’empêchait pas de faire des visites, d’aller à de petits dîners, mais en deuil. C’était une grande dame. Par atavisme son âme était remplie par la frivolité des existences de cour, avec tout ce qu’elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme de Marsantes n’avait pas eu la force de regretter longtemps son père et sa mère, mais pour rien au monde elle n’eût porté de couleurs dans le mois qui suivait la mort d’un cousin. Elle fut plus qu’aimable avec moi parce que j’étais l’ami de Robert et parce que je n’étais pas du même monde que Robert. Cette bonté s’accompagnait d’une feinte timidité, de l’espèce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de la pensée qu’on ramène à soi comme une jupe indiscrète, pour ne pas prendre trop de place, pour rester bien droite, même dans la souplesse, comme le veut la bonne éducation. Bonne éducation qu’il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre d’ailleurs, plusieurs de ces dames versant très vite dans le dévergondage des mœurs sans perdre jamais la correction presque enfantine des manières. Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu’il s’agissait d’un roturier, par exemple de Bergotte, d’Elstir, elle disait en détachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents en une modulation qui était particulière aux Guermantes : « J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir », soit pour faire admirer son humilité, soit par le même goût qu’avait M. de Guermantes de revenir aux formes désuètes pour protester contre les usages de mauvaise éducation actuelle où on ne se dit pas assez « honoré ». Quelle que fût celle de ces deux raisons qui fût la vraie, de toutes façons on sentait que, quand Mme de Marsantes disait : « J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur », elle croyait remplir un grand rôle, et montrer qu’elle savait accueillir les noms des hommes de valeur comme elle les eût reçus eux-mêmes dans son château, s’ils s’étaient trouvés dans le voisinage. D’autre part, comme sa famille était nombreuse, qu’elle l’aimait beaucoup, que, lente de débit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les parentés, elle se trouvait (sans aucun désir d’étonner et tout en n’aimant sincèrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse sublimes) citer à tout instant toutes les familles médiatisées d’Europe, ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si elles étaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidité.

 

À la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu’elle faisait, mais surtout parce que la pureté d’un sang où depuis plusieurs générations on ne rencontrait que ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire de France avait ôté à sa manière d’être tout ce que les gens du peuple appellent « des manières » et lui avait donné la parfaite simplicité. Elle ne craignait pas d’embrasser une pauvre femme qui était malheureuse et lui disait d’aller chercher un char de bois au château. C’était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un mariage colossalement riche à Robert. Être grande dame, c’est jouer à la grande dame, c’est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité. C’est un jeu qui coûte extrêmement cher, d’autant plus que la simplicité ne ravit qu’à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas être simples, c’est-à-dire que vous êtes très riches. On me dit plus tard, quand je racontai que je l’avais vue : « Vous avez dû vous rendre compte qu’elle a été ravissante. » Mais la vraie beauté est si particulière, si nouvelle, qu’on ne la reconnaît pas pour la beauté. Je me dis seulement ce jour-là qu’elle avait un nez tout petit, des yeux très bleus, le cou long et l’air triste.

– Écoute, dit Mme de Villeparisis à la duchesse de Guermantes, je crois que j’aurai tout à l’heure la visite d’une femme que tu ne veux pas connaître, j’aime mieux te prévenir pour que cela ne t’ennuie pas. D’ailleurs, tu peux être tranquille, je ne l’aurai jamais chez moi plus tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd’hui. C’est la femme de Swann.

Mme Swann, voyant les proportions que prenait l’affaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l’avait supplié de ne plus jamais parler de l’innocence du condamné. Quand il n’était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela d’ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent s’était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann avait gagné à cette attitude d’entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisémite qui commençaient à se former et avait noué des relations avec plusieurs personnes de l’aristocratie. Il peut paraître étrange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si amie de Swann, eût, au contraire, toujours résisté au désir qu’il ne lui avait pas caché de lui présenter sa femme. Mais on verra plus tard que c’était un effet du caractère particulier de la duchesse qui jugeait qu’elle « n’avait pas » à faire telle ou telle chose, et imposait avec despotisme ce qu’avait décidé son « libre arbitre » mondain, fort arbitraire.

– Je vous remercie de me prévenir, répondit la duchesse. Cela me serait en effet très désagréable. Mais comme je la connais de vue je me lèverai à temps.

– Je t’assure, Oriane, elle est très agréable, c’est une excellente femme, dit Mme de Marsantes.

– Je n’en doute pas, mais je n’éprouve aucun besoin de m’en assurer par moi-même.

– Est-ce que tu es invitée chez Lady Israël ? demanda Mme de Villeparisis à la duchesse, pour changer la conversation.

– Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, répondit Mme de Guermantes. C’est à Marie-Aynard qu’il faut demander cela. Elle la connaît et je me suis toujours demandé pourquoi.

– Je l’ai en effet connue, répondit Mme de Marsantes, je confesse mes erreurs. Mais je suis décidée à ne plus la connaître. Il paraît que c’est une des pires et qu’elle ne s’en cache pas. Du reste, nous avons tous été trop confiants, trop hospitaliers. Je ne fréquenterai plus personne de cette nation. Pendant qu’on avait de vieux cousins de province du même sang, à qui on fermait sa, porte, on l’ouvrait aux Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. Hélas ! je n’ai rien à dire, j’ai un fils adorable et qui débite, en jeune fou qu’il est, toutes les insanités possibles, ajouta-t-elle en entendant que M. d’Argencourt avait fait allusion à Robert. Mais, à propos de Robert, est-ce que vous ne l’avez pas vu ? demanda-t-elle à Mme de Villeparisis ; comme c’est samedi, je pensais qu’il aurait pu passer vingt-quatre heures à Paris, et dans ce cas il serait sûrement venu vous voir.

En réalité Mme de Marsantes pensait que son fils n’aurait pas de permission ; mais comme, en tout cas, elle savait que s’il en avait eu une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espérait, en ayant l’air de croire qu’elle l’eût trouvé ici, lui faire pardonner, par sa tante susceptible, toutes les visites qu’il ne lui avait pas faites.

– Robert ici ! Mais je n’ai pas même eu un mot de lui ; je crois que je ne l’ai pas vu depuis Balbec.

– Il est si occupé, il a tant à faire, dit Mme de Marsantes.

Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui regarda le cercle qu’avec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le tapis. Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti de sa belle-sœur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle n’était qu’à demi fâchée des fredaines de Robert. À ce moment, la porte s’étant ouverte de nouveau, celui-ci entra.

– Tiens, quand on parle du Saint-Loup… dit Mme de Guermantes.

Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n’avait pas vu entrer son fils. Quand elle l’aperçut, en cette mère la joie battit véritablement comme un coup d’aile, le corps de Mme de Marsantes se souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux émerveillés :

– Comment, tu es venu ! quel bonheur ! quelle surprise !

– Ah ! quand on parle du Saint-Loup… je comprends, dit le diplomate belge riant aux éclats.

– C’est délicieux, répliqua sèchement Mme de Guermantes qui détestait les calembours et n’avait hasardé celui-là qu’en ayant l’air de se moquer d’elle-même.

– Bonjour, Robert, dit-elle ; eh bien ! voilà comme on oublie sa tante.

Ils causèrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que Saint-Loup se rapprochait de sa mère, Mme de Guermantes se tourna vers moi.

– Bonjour, comme allez-vous ? me dit-elle.

Elle laissa pleuvoir sur moi la lumière de son regard bleu, hésita un instant, déplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son corps, qui se redressa rapidement en arrière comme un arbuste qu’on a couché et qui, laissé libre, revient à sa position naturelle. Ainsi agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui l’observait et faisait à distance des efforts désespérés pour obtenir un peu plus encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombât, il vint l’alimenter et répondit pour moi :

– Il ne va pas très bien, il est un peu fatigué ; du reste, il irait peut-être mieux s’il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas qu’il aime beaucoup te voir.

– Ah ! mais, c’est très aimable, dit Mme de Guermantes d’un ton volontairement banal, comme si je lui eusse apporté son manteau. Je suis très flattée.

– Tiens, je vais un peu près de ma mère, je te donne ma chaise, me dit Saint-Loup en me forçant ainsi à m’asseoir à côté de sa tante.

Nous nous tûmes tous deux.

– Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fût une nouvelle qu’elle m’eût apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ça fait beaucoup de bien à la santé.

– Oriane, dit à mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez voir Mme de Saint-Ferréol, est-ce que vous auriez été assez gentille pour lui dire qu’elle ne m’attende pas à dîner ? Je resterai chez moi puisque j’ai Robert. Si même j’avais osé vous demander de dire en passant qu’on achète tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça s’appelle des « Corona », il n’y en a plus.

Robert se rapprocha ; il avait seulement entendu le nom de Mme de Saint-Ferréol.

– Qu’est-ce que c’est encore que ça, Mme de Saint-Ferréol ? demanda-t-il sur un ton d’étonnement et de décision, car il affectait d’ignorer tout ce qui concernait le monde.

– Mais voyons, mon chéri, tu sais bien, dit sa mère, c’est la sœur de Vermandois ; c’est elle qui t’avait donné ce beau jeu de billard que tu aimais tant.

– Comment, c’est la sœur de Vermandois, je n’en avais pas la moindre idée. Ah ! ma famille est épatante, dit-il en se tournant à demi vers moi et en prenant sans s’en rendre compte les intonations de Bloch comme il empruntait ses idées, elle connaît des gens inouïs, des gens qui s’appellent plus ou moins Saint-Ferréol (et détachant la dernière consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promène en Victoria, elle mène une existence fabuleuse. C’est prodigieux.

Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort comme d’un sourire forcé qu’on ravale, et qui était destiné à montrer qu’elle prenait part, dans la mesure où la parenté l’y obligeait, à l’esprit de son neveu. On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu’il était là.

– Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis à l’ancien ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand.

Mais la marquise le rappela :

– Attendez, monsieur ; faudra-t-il que je lui montre la miniature de l’Impératrice Charlotte ?

– Ah ! je crois qu’il sera ravi, dit l’Ambassadeur d’un ton pénétré et comme s’il enviait ce fortuné ministre de la faveur qui l’attendait.

– Ah ! je sais qu’il est très bien pensant, dit Mme de Marsantes, et c’est si rare parmi les étrangers. Mais je suis renseignée. C’est l’antisémitisme en personne.

Le nom du prince gardait, dans la franchise avec laquelle ses premières syllabes étaient – comme on dit en musique – attaquées, et dans la bégayante répétition qui les scandait, l’élan, la naïveté maniérée, les lourdes « délicatesses » germaniques projetées comme des branchages verdâtres sur le « Heim » d’émail bleu sombre qui déployait la mysticité d’un vitrail rhénan, derrière les dorures pâles et finement ciselées du XVIIIe siècle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il était formé, celui d’une petite ville d’eaux allemande, où tout enfant j’avais été avec ma grand’mère, au pied d’une montagne honorée par les promenades de Gœthe, et des vignobles de laquelle nous buvions au Kurhof les crus illustres à l’appellation composée et retentissante comme les épithètes qu’Homère donne à ses héros. Aussi à peine eus-je entendu prononcer le nom du prince, qu’avant de m’être rappelé la station thermale il me parut diminuer, s’imprégner d’humanité, trouver assez grande pour lui une petite place dans ma mémoire, à laquelle il adhéra, familier, terre à terre, pittoresque, savoureux, léger, avec quelque chose d’autorisé, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et je reconnus le nom d’un village traversé par la rivière où chaque soir, la cure finie, j’allais en barque, à travers les moustiques ; et celui d’une forêt assez éloignée pour que le médecin ne m’eût pas permis d’y aller en promenade. Et en effet, il était compréhensible que la suzeraineté du seigneur s’étendît aux lieux circonvoisins et associât à nouveau dans l’énumération de ses titres les noms qu’on pouvait lire à côté les uns des autres sur une carte. Ainsi, sous la visière du prince du Saint-Empire et de l’écuyer de Franconie, ce fut le visage d’une terre aimée où s’étaient souvent arrêtés pour moi les rayons du soleil de six heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et électeur palatin, fût entré. Car j’appris en quelques instants que les revenus qu’il tirait de la forêt et de la rivière peuplées de gnomes et d’ondines, de la montagne enchantée où s’élève le vieux Burg qui garde le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir cinq automobiles Charron, un hôtel à Paris et un à Londres, une loge le lundi à l’Opéra et une aux « mardis » des « Français ». Il ne me semblait pas – et il ne semblait pas lui-même le croire – qu’il différât des hommes de même fortune et de même âge qui avaient une moins poétique origine. Il avait leur culture, leur idéal, se réjouissant de son rang mais seulement à cause des avantages qu’il lui conférait, et n’avait plus qu’une ambition dans la vie, celle d’être élu membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il était venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme était à la tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d’être présenté chez la marquise, ce n’était pas qu’il en eût éprouvé d’abord le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d’entrer à l’Institut, il n’avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d’au moins une dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d’habiles transactions, d’en ajouter d’autres. Aussi le prince, qui l’avait connu en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le voir et avait-il fait tout ce qu’il avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prévenances avaient l’air de ne pas compter, qui n’avait pas fait avancer sa candidature d’un pas, ne lui avait même pas promis sa voix ! Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même ne voulait pas qu’il se dérangeât et « prît la peine de venir jusqu’à sa porte », se rendait lui-même à l’hôtel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lancé : « Je voudrais bien être votre collègue », répondait d’un ton pénétré : « Ah ! je serais très heureux ! » Et sans doute un naïf, un docteur Cottard, se fût dit : « Voyons, il est là chez moi, c’est lui qui a tenu à venir parce qu’il me considère comme un personnage plus important que lui, il me dit qu’il serait heureux que je sois de l’Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable ! sans doute s’il ne me propose pas de voter pour moi, c’est qu’il n’y pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes rôties, que j’ai autant de voix que j’en veux, et c’est pour cela qu’il ne m’offre pas la sienne, mais je n’ai qu’à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire : « Eh bien ! votez pour moi », et il sera obligé de le faire.

 

Mais le prince de Faffenheim n’était pas un naïf ; il était ce que le docteur Cottard eût appelé « un fin diplomate » et il savait que M. de Norpois n’en était pas un moins fin, ni un homme qui ne se fût pas avisé de lui-même qu’il pourrait être agréable à un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires Étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d’avance jusqu’où on veut aller et ce qu’on ne vous fera pas dire. Il n’ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c’est pour cela qu’il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de Saint-André. Mais s’il eût dû rendre compte à son gouvernement de l’entretien qu’il avait eu après cela avec M. de Norpois, il eût pu énoncer dans sa dépêche :

« J’ai compris que j’avais fait fausse route. » Car dès qu’il avait recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit :

– J’aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honorés que vous ayez pensé à eux. C’est une candidature tout à fait intéressante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, l’Académie est très routinière, elle s’effraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l’en blâme. Que de fois il m’est arrivé de le laisser entendre à mes collègues. Je ne sais même pas, Dieu me pardonne, si le mot d’encroûtés n’est pas sorti une fois de mes lèvres, avait-il ajouté avec un sourire scandalisé, à mi-voix, presque a parte, comme dans un effet de théâtre et en jetant sur le prince un coup d’œil rapide et oblique de son œil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalité aussi éminente que la vôtre s’embarquer dans une partie perdue d’avance. Tant que les idées de mes collègues resteront aussi arriérées, j’estime que la sagesse est de s’abstenir. Croyez bien d’ailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collège qui tend à devenir une nécropole, si j’escomptais une chance possible pour vous, je serais le premier à vous en avertir.

« Le cordon de Saint-André est une erreur, pensa le prince ; les négociations n’ont pas fait un pas ; ce n’est pas cela qu’il voulait. Je n’ai pas mis la main sur la bonne clef. »

C’était un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formé à la même école que le prince, eût été capable. On peut railler la pédantesque niaiserie avec laquelle les diplomates à la Norpois s’extasient devant une parole officielle à peu près insignifiante. Mais leur enfantillage a sa contre-partie : les diplomates savent que, dans la balance qui assure cet équilibre, européen ou autre, qu’on appelle la paix, les bons sentiments, les beaux discours, les supplications pèsent fort peu ; et que le poids lourd, le vrai, les déterminations, consiste en autre chose, en la possibilité que l’adversaire a, s’il est assez fort, ou n’a pas, de contenter, par moyen d’échange, un désir. Cet ordre de vérités, qu’une personne entièrement désintéressée comme ma grand’mère, par exemple, n’eût pas compris, M. de Norpois, le prince von *** avaient souvent été aux prises avec lui. Chargé d’affaires dans les pays avec lesquels nous avions été à deux doigts d’avoir la guerre, M. de Norpois, anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très bien que ce n’était pas par le mot « Paix », ou par le mot « Guerre », qu’ils lui seraient signifiés, mais par un autre, banal en apparence, terrible ou béni, et que le diplomate, à l’aide de son chiffre, saurait immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la France, il répondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la nation ennemie verrait aussitôt : Guerre. Et même, selon une coutume ancienne, analogue à celle qui donnait au premier rapprochement de deux êtres promis l’un à l’autre la forme d’une entrevue fortuite à une représentation du théâtre du Gymnase, le dialogue où le destin dicterait le mot « Guerre » ou le mot « Paix » n’avait généralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc d’un « Kurgarten » où le ministre et M. de Norpois allaient l’un et l’autre à des fontaines thermales boire à la source de petits verres d’une eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se rencontraient à l’heure de la cure, faisaient d’abord ensemble quelques pas d’une promenade que, sous son apparence bénigne, les deux interlocuteurs savaient aussi tragique qu’un ordre de mobilisation. Or, dans une affaire privée comme cette présentation à l’Institut, le prince avait usé du même système d’induction qu’il avait fait dans sa carrière, de la même méthode de lecture à travers les symboles superposés.