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Le côté de Guermantes

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Mme de Villeparisis regretta qu’il eût dit cela aussi tout haut, mais n’y attacha pas grande importance quand elle vit que l’archiviste, dont les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée d’entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui l’avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la plaisanterie paternelle : « N’ai-je pas lu de lui une savante étude où il démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des Japonais ? Et n’est-il pas un peu gâteux ? Il me semble que c’est lui que j’ai vu viser son siège, avant d’aller s’y asseoir, en glissant comme sur des roulettes. »

– Jamais de la vie ! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais pas ce qu’il peut faire.

Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus grande partie de son temps chez elle :

– Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer des papiers dans mon bureau, il a dit qu’il viendrait dans vingt minutes et voilà une heure trois quarts que je l’attends. Il vous parlera de l’affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d’un ton boudeur à Bloch, il n’approuve pas beaucoup ce qui se passe.

Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de Villeparisis, bien qu’il ne se fût pas permis de lui amener des personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des relations qu’il était obligé de cultiver), était tenue par lui au courant de ce qui se passait. De même ces nommes politiques du régime n’auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des circonstances graves. On savait l’adresse. On allait au château. On ne voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait : « Monsieur, je sais qu’on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux ? »

– Vous n’êtes pas trop pressé ? demanda Mme de Villeparisis à Bloch.

– Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire, dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.

– Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu’il est encore là ? Il est gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et pensant que des gens qu’elle connaissait tous deux n’avaient aucune raison de ne pas se lier.

– Oh ! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais… qu’à peine, il est là-bas plus loin, dit Bloch confus et ravi.

Le maître d’hôtel n’avait pas dû exécuter d’une façon complète la commission dont il venait d’être chargé pour M. de Norpois. Car celui-ci, pour faire croire qu’il arrivait du dehors et n’avait pas encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans l’antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt qu’on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise de Villeparisis avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette comédie, à laquelle elle coupa court d’ailleurs en emmenant M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les amabilités qu’on faisait à celui qu’il ne savait pas encore être M. de Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels l’Ambassadeur y répondait, Bloch se sentait inférieur à tout ce cérémonial et, vexé de penser qu’il ne s’adresserait jamais à lui, m’avait dit pour avoir l’air à l’aise : « Qu’est-ce que cette espèce d’imbécile ? » Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois choquant ce qu’il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus directe d’un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu’il les trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et même l’enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva en être l’objet.

– Monsieur l’Ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous faire connaître Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de Norpois. Elle tenait, malgré la façon dont elle rudoyait M. de Norpois, à lui dire : « Monsieur l’Ambassadeur » par savoir-vivre, par considération exagérée du rang d’ambassadeur, considération que le marquis lui avait inculquée, et enfin pour appliquer ces manières moins familières, plus cérémonieuses à l’égard d’un certain homme, lesquelles dans le salon d’une femme distinguée, tranchant avec la liberté dont elle use avec ses autres habitués, désignent aussitôt son amant.

M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa profondément sa haute taille comme s’il l’inclinait devant tout ce que lui représentait de notoire et d’imposant le nom de Bloch, murmura « je suis enchanté », tandis que son jeune interlocuteur, ému mais trouvant que le célèbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et dit : « Mais pas du tout, au contraire, c’est moi qui suis enchanté ! » Mais cette cérémonie, que M. de Norpois par amitié pour Mme de Villeparisis renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui présentait, ne parut pas à celle-ci une politesse suffisante pour Bloch à qui elle dit :

– Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le à côté si cela est plus commode ; il sera enchanté de causer avec vous. Je crois que vous vouliez lui parler de l’affaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans plus se préoccuper si cela faisait plaisir à M. de Norpois qu’elle n’eût pensé à demander leur agrément au portrait de la duchesse de Montmorency avant de le faire éclairer pour l’historien, ou au thé avant d’en offrir une tasse.

– Parlez-lui fort, dit-elle à Bloch, il est un peu sourd, mais il vous dira tout ce que vous voudrez, il a très bien connu Bismarck, Cavour. N’est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck ?

– Avez-vous quelque chose sur le chantier ? me demanda M. de Norpois avec un signe d’intelligence en me serrant la main cordialement. J’en profitai pour le débarrasser obligeamment du chapeau qu’il avait cru devoir apporter en signe de cérémonie, car je venais de m’apercevoir que c’était le mien qu’il avait pris par hasard. « Vous m’aviez montré une œuvrette un peu tarabiscotée où vous coupiez les cheveux en quatre. Je vous ai donné franchement mon avis ; ce que vous aviez fait ne valait pas la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous préparez-vous quelque chose ? Vous êtes très féru de Bergotte, si je me souviens bien. – Ah ! ne dites pas de mal de Bergotte, s’écria la duchesse. – Je ne conteste pas son talent de peintre, nul ne s’en aviserait, duchesse. Il sait graver au burin ou à l’eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion de genres et que le propre du romancier est plutôt de nouer une intrigue et d’élever les cœurs que de fignoler à la pointe sèche un frontispice ou un cul-de-lampe. Je verrai votre père dimanche chez ce brave A. J., ajouta-t-il en se tournant vers moi.

J’espérai un instant, en le voyant parler à Mme de Guermantes, qu’il me prêterait peut-être pour aller chez elle l’aide qu’il m’avait refusée pour aller chez M. Swann. « Une autre de mes grandes admirations, lui dis-je, c’est Elstir. Il paraît que la duchesse de Guermantes en a de merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que j’ai aperçue à l’Exposition et que j’aimerais tant revoir ; quel chef-d’œuvre que ce tableau ! » Et en effet, si j’avais été un homme en vue, et qu’on m’eût demandé le morceau de peinture que je préférais, j’aurais cité cette botte de radis.

– Un chef-d’œuvre ? s’écria M. de Norpois avec un air d’étonnement et de blâme. Ce n’a même pas la prétention d’être un tableau, mais une simple esquisse (il avait raison). Si vous appelez chef-d’œuvre cette vive pochade, que direz-vous de la « Vierge » d’Hébert ou de Dagnan-Bouveret ?

– J’ai entendu que vous refusiez l’amie de Robert, dit Mme de Guermantes à sa tante après que Bloch eût pris à part l’Ambassadeur, je crois que vous n’avez rien à regretter, vous savez que c’est une horreur, elle n’a pas l’ombre de talent, et en plus elle est grotesque.

– Mais comment la connaissez-vous, duchesse ? dit M. d’Argencourt.

– Mais comment, vous ne savez pas qu’elle a joué chez moi avant tout le monde ? je n’en suis pas plus fière pour cela, dit en riant Mme de Guermantes, heureuse pourtant, puisqu’on parlait de cette actrice, de faire savoir qu’elle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je n’ai plus qu’à partir, ajouta-t-elle sans bouger.

Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu’elle prononçait, faisait allusion au comique d’avoir l’air de faire ensemble une visite de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles rondes et exactement logées dans l’œil comme les « mouches » que savait viser et atteindre si parfaitement l’excellent tireur qu’il était, le duc s’avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si, intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon roi d’Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant, comme l’aileron d’un requin, à côté de sa poitrine, et qu’il laissait presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu’on lui présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à l’empressement de tous, en murmurant seulement : « Bonsoir, mon bon », « bonsoir mon cher ami », « charmé monsieur Bloch », « bonsoir Argencourt », et près de moi, qui fus le plus favorisé quand il eut entendu mon nom : « Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père ? Quel brave homme ! » Il ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui dit bonjour d’un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.

 

Formidablement riche dans un monde où on l’est de moins en moins, ayant assimilé à sa personne, d’une façon permanente, la notion de cette énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de celle de l’homme d’argent, l’éducation raffinée du premier arrivant tout juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d’ailleurs que ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu’à son nom et à sa fortune, car il était encore d’une grande beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de quelque dieu grec.

– Vraiment, elle a joué chez vous ? demanda M. d’Argencourt à la duchesse.

– Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la main et d’autres lis « su » sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme de Villeparisis, de l’affectation à prononcer certains mots d’une façon très paysanne, quoiqu’elle ne roulât nullement les r comme faisait sa tante.)

Avant que M. de Norpois, contraint et forcé, n’emmenât Bloch dans la petite baie où ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers le vieux diplomate et lui glissai un mot d’un fauteuil académique pour mon père. Il voulut d’abord remettre la conversation à plus tard. Mais j’objectai que j’allais partir pour Balbec. « Comment ! vous allez de nouveau à Balbec ? Mais vous êtes un véritable globe-trotter ! » Puis il m’écouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d’un air soupçonneux. Je me figurai qu’il avait peut-être tenu à M. Leroy-Beaulieu des propos désobligeants pour mon père, et qu’il craignait que l’économiste ne les lui eût répétés. Aussitôt, il parut animé d’une véritable affection pour mon père. Et après un de ces ralentissements du débit où tout d’un coup une parole éclate, comme malgré celui qui parle, et chez qui l’irrésistible conviction emporte les efforts bégayants qu’il faisait pour se taire : « Non, non, me dit-il avec émotion, il ne faut pas que votre père se présente. Il ne le faut pas dans son intérêt, pour lui-même, par respect pour sa valeur qui est grande et qu’il compromettrait dans une pareille aventure. Il vaut mieux que cela. Fût-il nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Dieu merci, il n’est pas orateur. Et c’est la seule chose qui compte auprès de mes chers collègues, quand même ce qu’on dit ne serait que turlutaines. Votre père a un but important dans la vie ; il doit y marcher droit, sans se laisser détourner à battre les buissons, fût-ce les buissons, d’ailleurs plus épineux que fleuris, du jardin d’Academus. D’ailleurs il ne réunirait que quelques voix. L’Académie aime à faire faire un stage au postulant avant de l’admettre dans son giron. Actuellement, il n’y a rien à faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il faut que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne le chercher. Elle pratique avec plus de fétichisme que de bonheur le « Farà da se » de nos voisins d’au delà des Alpes. Leroy-Beaulieu m’a parlé de tout cela d’une manière qui ne m’a pas plu. Il m’a du reste semblé à vue de nez avoir partie liée avec votre père. Je lui ai peut-être fait sentir un peu vivement qu’habitué à s’occuper de cotons et de métaux, il méconnaissait le rôle des impondérables, comme disait Bismarck. Ce qu’il faut éviter avant tout, c’est que votre père se présente : « Principiis obsta. » Ses amis se trouveraient dans une position délicate s’il les mettait en présence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d’un air de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une chose qui va vous étonner de ma part à moi qui aime tant votre père. Eh bien, justement parce que je l’aime, justement (nous sommes les deux inséparables, Arcades ambo) parce que je sais les services qu’il peut rendre à son pays, les écueils qu’il peut lui éviter s’il reste à la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais pas pour lui. Du reste, je crois l’avoir laissé entendre. (Et je crus apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sévère de Leroy-Beaulieu.) Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de palinodie. » À plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collègues de fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d’un club ou d’une Académie aime à investir ses collègues du genre de caractère le plus contraire au sien, moins pour l’utilité de pouvoir dire : « Ah ! si cela ne dépendait que de moi ! » que pour la satisfaction de présenter le titre qu’il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. « Je vous dirai, conclut-il, que, dans votre intérêt à tous, j’aime mieux pour votre père une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent jugées par moi comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard, de l’événement même, un sens différent.

– Vous n’avez pas l’intention d’entretenir l’Institut du prix du pain pendant la Fronde ? demanda timidement l’historien de la Fronde à M. de Norpois. Vous pourriez trouver là un succès considérable (ce qui voulait dire me faire une réclame monstre), ajouta-t-il en souriant à l’Ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que d’aujourd’hui l’historien. Tout d’un coup je me rappelai : ce même regard, je l’avais vu dans les yeux d’un médecin brésilien qui prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j’avais par d’absurdes inhalations d’essences de plantes. Comme, pour qu’il prît plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur Cottard, il m’avait répondu, comme dans l’intérêt de Cottard : « Voilà un traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d’une retentissante communication à l’Académie de médecine ! » Il n’avait osé insister mais m’avait regardé de ce même air d’interrogation timide, intéressée et suppliante que je venais d’admirer chez l’historien de la Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois physiques une certaine généralité. Et les conditions nécessaires sont les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l’un de l’autre et qui ne se sont jamais vus. Je n’entendis pas la réponse de l’Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s’était approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.

– Vous savez de qui nous parlons, Basin ? dit la duchesse à son mari.

– Naturellement je devine, dit le duc.

– Ah ! ce n’est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande lignée.

– Jamais, reprit Mme de Guermantes s’adressant à M. d’Argencourt, vous n’avez imaginé quelque chose de plus risible.

– C’était même drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu’il n’était pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.

– Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais pu l’aimer. Oh ! je sais bien qu’il ne faut jamais discuter ces choses-là, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de sentimentale désenchantée. Je sais que n’importe qui peut aimer n’importe quoi. Et, ajouta-t-elle – car si elle se moquait encore de la littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des journaux ou à travers certaines conversations, s’était un peu infiltrée en elle – c’est même ce qu’il y a de beau dans l’amour, parce que c’est justement ce qui le rend « mystérieux ».

– Mystérieux ! Ah ! j’avoue que c’est un peu fort pour moi, ma cousine, dit le comte d’Argencourt.

– Mais si, c’est très mystérieux, l’amour, reprit la duchesse avec un doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l’intransigeante conviction d’une wagnérienne qui affirme à un homme du cercle qu’il n’y a pas que du bruit dans la Walkyrie. Du reste, au fond, on ne sait pas pourquoi une personne en aime une autre ; ce n’est peut-être pas du tout pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi tout d’un coup par son interprétation l’idée qu’elle venait d’émettre. Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d’un air sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c’est plus « intelligent » ; il ne faut jamais discuter le choix des amants.

Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en critiquant le choix de Saint-Loup.

– Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu’on puisse trouver de la séduction à une personne ridicule.

Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu’il était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu’il avait une haute valeur morale, et que l’espèce de gens qui fréquentait la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne, tous les coups qu’il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il alla une fois jusqu’à parler d’un procès qu’il voulait intenter à un de ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d’une façon mensongère et dont l’inculpé ne pourrait pas cependant prouver la fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son projet, pensait le désespérer et l’affoler davantage. Quel mal y avait-il à cela, puisque celui qu’il voulait frapper ainsi était un homme qui ne pensait qu’au chic, un homme de la Boulie, et que contre de telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme lui, Bloch ?

– Pourtant, voyez Swann, objecta M. d’Argencourt qui, venant enfin de comprendre le sens des paroles qu’avait prononcées sa cousine, était frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l’exemple de gens ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.

– Ah ! Swann ce n’est pas du tout le même cas, protesta la duchesse. C’était très étonnant tout de même parce que c’était une brave idiote, mais elle n’était pas ridicule et elle a été jolie.

– Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.

– Ah ! vous ne la trouviez pas jolie ? si, elle avait des choses charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s’habillait et elle s’habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu’elle est immonde, mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m’a fait pas moins de chagrin que Charles l’ait épousée, parce que c’était tellement inutile.

La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais, comme M. d’Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase, soit qu’elle la trouvât drôle, ou seulement qu’elle trouvât gentil le rieur qu’elle se mit à regarder d’un air câlin, pour ajouter l’enchantement de la douceur à celui de l’esprit. Elle continua :

– Oui, n’est-ce pas, ce n’était pas la peine, mais enfin elle n’était pas sans charme et je comprends parfaitement qu’on l’aimât, tandis que la demoiselle de Robert, je vous assure qu’elle est à mourir de rire. Je sais bien qu’on m’objectera cette vieille rengaine d’Augier : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! » Eh bien, Robert a peut-être l’ivresse, mais il n’a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du flacon ! D’abord, imaginez-vous qu’elle avait la prétention que je fisse dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C’est un rien, n’est-ce pas, et elle m’avait annoncé qu’elle resterait couchée à plat ventre sur les marches. D’ailleurs, si vous aviez entendu ce qu’elle disait ! je ne connais qu’une scène, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer quelque chose de pareil : cela s’appelle les Sept Princesses.

– Les Sept Princesses, oh ! oïl, oïl, quel snobisme ! s’écria M. d’Argencourt. Ah ! mais attendez, je connais toute la pièce. C’est d’un de mes compatriotes. Il l’a envoyée au Roi qui n’y a rien compris et m’a demandé de lui expliquer.

– Ce n’est pas par hasard du Sar Peladan ? demanda l’historien de la Fronde avec une intention de finesse et d’actualité, mais si bas que sa question passa inaperçue.

 

– Ah ! vous connaissez les Sept Princesses ? répondit la duchesse à M. d’Argencourt. Tous mes compliments ! Moi je n’en connais qu’une, mais cela m’a ôté la curiosité de faire la connaissance des six autres. Si elles sont toutes pareilles à celle que j’ai vue !

« Quelle buse ! » pensais-je, irrité de l’accueil glacial qu’elle m’avait fait. Je trouvais une sorte d’âpre satisfaction à constater sa complète incompréhension de Maeterlinck. « C’est pour une pareille femme que tous les matins je fais tant de kilomètres, vraiment j’ai de la bonté. Maintenant c’est moi qui ne voudrais pas d’elle. » Tels étaient les mots que je me disais ; ils étaient le contraire de ma pensée ; c’étaient de purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments où, trop agités pour rester seuls avec nous-même, nous éprouvons le besoin, à défaut d’autre interlocuteur, de causer avec nous, sans sincérité, comme avec un étranger.

– Je ne peux pas vous donner une idée, continua la duchesse, c’était à se tordre de rire. On ne s’en est pas fait faute, trop même, car la petite personne n’a pas aimé cela, et dans le fond Robert m’en a toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait bien tourné, la demoiselle serait peut-être revenue et je me demande jusqu’à quel point cela aurait charmé Marie-Aynard.

On appelait ainsi dans la famille la mère de Robert, Mme de Marsantes, veuve d’Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la princesse de Guermantes-Bavière, autre Marie, au prénom de qui ses neveux, cousins et beaux-frères ajoutaient, pour éviter la confusion, soit le prénom de son mari, soit un autre de ses prénoms à elle, ce qui donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige.

– D’abord la veille il y eut une espèce de répétition qui était une bien belle chose ! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu’elle disait une phrase, pas même, un quart de phrase, et puis elle s’arrêtait ; elle ne disait plus rien, mais je n’exagère pas, pendant cinq minutes.

– Oïl, oïl, oïl ! s’écria M. d’Argencourt.

– Avec toute la politesse du monde je me suis permis d’insinuer que cela étonnerait peut-être un peu. Et elle m’a répondu textuellement : « Il faut toujours dire une chose comme si on était en train de la composer soi-même. » Si vous y réfléchissez c’est monumental, cette réponse !

– Mais je croyais qu’elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux jeunes gens.

– Elle ne se doute pas de ce que c’est, répondit Mme de Guermantes. Du reste je n’ai pas eu besoin de l’entendre. Il m’a suffi de la voir arriver avec des lis ! J’ai tout de suite compris qu’elle n’avait pas de talent quand j’ai vu les lis !

Tout le monde rit.

– Ma tante, vous ne m’en avez pas voulu de ma plaisanterie de l’autre jour au sujet de la reine de Suède ? je viens vous demander l’aman.

– Non, je ne t’en veux pas ; je te donne même le droit de goûter si tu as faim.

– Allons, Monsieur Vallenères, faites la jeune fille, dit Mme de Villeparisis à l’archiviste, selon une plaisanterie consacrée.

M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s’était affalé, son chapeau à côté de lui sur le tapis, examina d’un air de satisfaction les assiettes de petits fours qui lui étaient présentées.

– Mais volontiers, maintenant que je commence à être familiarisé avec cette noble assistance, j’accepterai un baba, ils semblent excellents.

– Monsieur remplit à merveille son rôle de jeune fille, dit M. d’Argencourt qui, par esprit d’imitation, reprit la plaisanterie de Mme de Villeparisis.

L’archiviste présenta l’assiette de petits fours à l’historien de la Fronde.

– Vous vous acquittez à merveille de vos fonctions, dit celui-ci par timidité et pour tâcher de conquérir la sympathie générale.

Aussi jeta-t-il à la dérobée un regard de connivence sur ceux qui avaient déjà fait comme lui.

– Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes à Mme de Villeparisis, qu’est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui sortait comme j’entrais ? Je dois le connaître parce qu’il m’a fait un grand salut, mais je ne l’ai pas remis ; vous savez, je suis brouillé avec les noms, ce qui est bien désagréable, dit-il d’un air de satisfaction.

– M. Legrandin.

– Ah ! mais Oriane a une cousine dont la mère, sauf erreur, est née Grandin. Je sais très bien, ce sont des Grandin de l’Éprevier.

– Non, répondit Mme de Villeparisis, cela n’a aucun rapport. Ceux-ci Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent qu’à l’être de tout ce que tu voudras. La sœur de celui-ci s’appelle Mme de Cambremer.

– Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler, s’écria la duchesse avec indignation, c’est le frère de cette énorme herbivore que vous avez eu l’étrange idée d’envoyer venir me voir l’autre jour. Elle est restée une heure, j’ai pensé que je deviendrais folle. Mais j’ai commencé par croire que c’était elle qui l’était en voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui avait l’air d’une vache.

– Écoutez, Oriane, elle m’avait demandé votre jour ; je ne pouvais pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez, elle n’a pas l’air d’une vache, ajouta-t-il d’un air plaintif, mais non sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l’assistance.

Il savait que la verve de sa femme avait besoin d’être stimulée par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d’un joueur de bonneteau.

– Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j’étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j’allais. D’un côté j’avais envie de lui répondre : « Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches », et d’autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j’ai fini par croire que votre Cambremer était l’infante Dorothée qui avait dit qu’elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j’ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance, selon toutes les règles de l’art. Depuis je ne sais combien de temps j’étais bombardée de ses cartes, j’en trouvais partout, sur tous les meubles, comme des prospectus. J’ignorais le but de cette réclame. On ne voyait chez moi que « Marquis et Marquise de Cambremer » avec une adresse que je ne me rappelle pas et dont je suis d’ailleurs résolue à ne jamais me servir.

– Mais c’est très flatteur de ressembler à une reine, dit l’historien de la Fronde.

– Oh ! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce n’est pas grand’chose ! dit M. de Guermantes parce qu’il avait la prétention d’être un esprit et moderne, et aussi pour n’avoir pas l’air de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup.