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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE XVI

Offre d'incendie rejeté par l'empereur.—Volonté de sauver Leipzig.—Le roi de Saxe délié de sa fidélité.—Issue de Leipzig fermée à l'empereur.—Sa Majesté traversant de nouveau la ville.—Bonne contenance du duc de Raguse et du maréchal Ney.—Horrible tableau des rues de Leipzig.—Le pont du moulin de Lindenau.—Souvenirs vivans.—Ordres donnés directement par l'empereur.—Sa Majesté dormant au bruit du combat.—Le roi de Naples et le maréchal Augereau au bivouac impérial.—Le pont sauté.—Ordres de l'empereur mal exécutés, et son indignation.—Absurdité de quelques bruits mensongers.—Malheurs inouïs.—Le maréchal Macdonald traversant l'Elster à la nage.—Mort du général Dumortier et d'un grand nombre de braves.—Mort du prince Poniatowski.—Profonde affliction de l'empereur et regrets universels.—Détails sur cette catastrophe.—Le corps du prince recueilli par un pasteur.—Deux jours à Erfurt.—Adieux du roi de Naples à l'empereur.—Le roi de Saxe traité en prisonnier, et indignation de l'empereur.—Brillante affaire de Hanau.—Arrivée à Mayence.—Trophées de la campagne et lettre de l'empereur à l'impératrice.—Différence des divers retours de l'empereur en France.—Arrivée à Saint-Cloud.—Questions que m'adresse l'empereur et réponses véridiques.—Espérances de paix.—Enlèvement de M. de Saint-Aignan.—Le négociateur pris de force.—Vaines espérances.—Bonheur de la médiocrité.

Rien n'était plus difficile que de sortir de Leipzig, cette ville étant environnée de toutes parts de corps ennemis. On avait proposé à l'empereur d'incendier les faubourgs où se présentaient les têtes de colonnes des armées alliées, afin de mieux assurer sa retraite; mais il avait repoussé cette proposition avec indignation, ne voulant pas laisser pour dernier adieu au fidèle roi de Saxe une de ses villes livrée aux flammes. Après l'avoir délié de sa fidélité, exhorté à songer à ses seuls intérêts, l'empereur, en le quittant, s'était dirigé vers la porte de Ranstadt; mais il la trouva tellement encombrée qu'il lui fut de toute impossibilité de s'y frayer un passage; il fut donc contraint de revenir sur ses pas, de traverser la ville, d'en sortir par la porte du nord, et de regagner le point par lequel seul il pouvait, selon son intention, se diriger sur Erfurt, en longeant les boulevards de l'ouest. Les ennemis n'étaient pas tout-à-fait maîtres de la ville, et c'était le sentiment général, qu'on aurait pu la défendre encore long-temps si l'empereur n'eût craint de l'exposer aux horreurs d'une prise d'assaut. Le duc de Raguse continuait à faire bonne contenance au faubourg de Halle contre les attaques réitérées du général Blücher, et le maréchal Ney, de son côté, voyait encore se briser devant son intrépidité les efforts réunis du général Woronzow, du corps prussien aux ordres du général Bülow et de l'armée suédoise.

Tant de valeur dut cependant céder au nombre, et surtout à la trahison: car, pendant le plus fort du combat aux portes de Leipzig, un bataillon badois, qui jusque-là avait vaillamment combattu dans les rangs français, abandonna tout à coup la porte Saint-Pierre, qu'il était chargé de défendre, et livra ainsi l'entrée de la ville à l'ennemi. Dès lors, selon ce que j'ai entendu raconter à plusieurs officiers qui se trouvaient dans cette bagarre, les rues de Leipzig présentèrent le tableau le plus horrible. Les nôtres, contraints de se retirer, ne le firent toutefois qu'en disputant le terrain. Mais un malheur irréparable vint bientôt jeter le désespoir dans l'âme de l'empereur.

Voici les faits qui signalèrent cette déplorable journée, tels que ma mémoire me les rappelle encore aujourd'hui. Je ne sais à quoi l'attribuer, mais aucun des grands événemens dont j'ai été témoin ne se présente plus clairement à mes souvenirs qu'une scène qui eut lieu, pour ainsi dire, sous les murs de Leipzig. Après avoir triomphé d'incroyables obstacles, nous étions enfin parvenus à passer l'Elster, sur le point du moulin de Lindenau. Il me semble voir encore l'empereur, plaçant lui-même sur la route des officiers qu'il chargeait d'indiquer le point de réunion des corps aux hommes isolés qui se présenteraient. Ce jour-là, après un immense désavantage causé par le nombre, sa sollicitude s'étendait à tout comme après un triomphe décisif. Mais il était tellement accablé de fatigue que quelques momens de sommeil lui furent indispensables, et il dormait profondément au bruit du canon, qui tonnait de toutes parts, quand une explosion terrible se fit entendre. Peu de temps après, je vis entrer au bivouac de Sa Majesté le roi de Naples, accompagné du maréchal Augereau; ils lui apportaient une triste nouvelle. Le grand pont de l'Elster venait de sauter, et c'était le dernier point de communication avec l'arrière-garde, forte encore de vingt mille hommes, et laissée de l'autre côté du fleuve sous le commandement du maréchal Macdonald. «Voilà donc comme on exécute mes ordres!» s'écria l'empereur, en se serrant la tête avec violence entre ses deux mains. Puis il resta un moment pensif et comme absorbé dans ses réflexions.

Sa Majesté avait effectivement donné l'ordre de miner tous les ponts sur l'Elster et de les faire sauter, mais seulement lorsque toute l'armée française serait mise à couvert par le fleuve. J'ai entendu depuis parler de cet événement en sens divers; j'en ai lu beaucoup de relations contradictoires. Il ne m'appartient pas de chercher à répandre la lumière sur un point d'histoire aussi controversé que celui-ci; j'ai dû me borner à rapporter ce qui était parfaitement à ma connaissance, et c'est ce que j'ai fait. Toutefois, qu'il me soit permis de soumettre ici à mes lecteurs une simple observation, qui s'est présentée à mon esprit quand j'ai lu ou entendu dire que l'empereur avait donné l'ordre lui-même de faire sauter le pont, pour mettre sa personne à l'abri des poursuites de l'ennemi. Je demande pardon du terme, mais cette supposition me paraît d'une absurdité qui passe toute croyance: car il est bien évident que, si, dans ces désastreuses circonstances, l'empereur avait pensé à sa sûreté personnelle, nous ne l'aurions pas vu peu de temps auparavant prolonger volontairement son séjour au palais du roi de Saxe, étant exposé alors à un danger bien plus imminent que celui qu'il pouvait courir après sa sortie de Leipzig. Certes, d'ailleurs, l'empereur ne joua pas la consternation dont il fut frappé, quand il apprit que vingt mille de ses braves étaient séparés de lui, et peut-être séparés pour toujours.

Combien de malheurs furent les suites inévitables de la destruction du dernier pont sur la route de Leipzig à Lindenau! et quels traits d'héroïsme, dont la plupart resteront éternellement inconnus, ont signalé ce désastre! Le maréchal Macdonald, se voyant séparé de l'armée, s'élança à cheval dans l'Elster et fut assez heureux pour atteindre l'autre rive; mais le général Dumortier, voulant suivre son chef intrépide, disparut et périt dans les flots, ainsi qu'un grand nombre d'officiers et de soldats; car tous avaient juré de ne point se rendre à l'ennemi, et ce ne fut que le petit nombre qui obéit à la cruelle nécessité de se reconnaître prisonniers. La mort du prince Poniatowski causa de vifs regrets à l'empereur, et l'on peut dire que tout ce qui se trouvait au quartier général fut profondément affligé de la perte du héros polonais. On était empressé d'apprendre des détails sur ce malheur, tout irréparable qu'il était. On savait que Sa Majesté l'avait chargé de couvrir la retraite de l'armée, et personne n'ignorait que l'empereur ne pouvait mieux placer sa confiance. Les uns racontaient que, se voyant serré par l'ennemi contre une rivière sans issue, ils l'avaient entendu dire à ceux qui l'entouraient: «Messieurs, c'est ici qu'il faut succomber avec honneur.» On ajoutait que, mettant bientôt en action son héroïque résolution, il avait traversé à la nage les eaux de la Pleisse, malgré les blessures qu'il avait reçues dans un combat opiniâtre qu'il soutenait depuis le matin. Enfin nous apprîmes que, ne trouvant plus de refuge contre une captivité inévitable que dans les flots de l'Elster, le brave prince s'y était précipité, sans considérer l'escarpement impraticable du bord opposé, et qu'en peu d'instans il fut englouti avec son cheval. Nous sûmes ensuite que son corps ne fut retrouvé que cinq jours après, et retiré de l'eau par un pêcheur. Telle fut la fin déplorable ensemble et glorieuse d'un des officiers les plus brillans et les plus chevaleresques qui se soient montrés dignes de figurer parmi l'élite des généraux français.

Cependant la pénurie des munitions de guerre obligeait l'empereur à se retirer promptement, quoique dans le plus grand ordre, sur Erfurt, ville richement approvisionnée de vivres, de fourrages, d'effets d'armement et d'équipement, enfin de toute sorte de munitions. Sa Majesté y arriva le 23, ayant eu chaque jour des combats à soutenir, pour assurer sa retraite, contre des forces quatre ou cinq fois plus nombreuses que celles qui restaient à sa disposition. À Erfurt l'empereur ne resta que deux jours, et en partit le 25, après avoir reçu les adieux de son beau-frère, le roi de Naples, qu'il ne devait plus revoir. Je fus témoin d'une partie de cette dernière entrevue, et je crus remarquer je ne sais quoi de contraint dans l'attitude du roi de Naples; ce dont, au surplus, l'empereur n'eut pas l'air de s'apercevoir. Il est vrai que le roi ne lui annonça pas son départ précipité, et que Sa Majesté ignorait que ce prince avait reçu secrètement un général autrichien76. L'empereur n'en fut informé que par des rapports postérieurs, et en parut peu surpris. Au surplus (je dois le faire observer, parce que j'ai eu souvent l'occasion d'en faire la remarque), tant de coups, précipités, pour ainsi dire, les uns sur les autres, frappaient l'empereur depuis quelque temps, qu'il y paraissait presque insensible; on eût dit qu'il était entièrement retranché dans ses idées de fatalité. Cependant Sa Majesté, impassible pour ses propres malheurs, laissa éclater toute son indignation quand elle apprit que les souverains alliés avaient considéré le roi de Saxe comme leur prisonnier, et l'avaient déclaré traître, précisément parce qu'il était le seul qui ne l'eût pas trahi. Certes, si la fortune lui était redevenue favorable comme par le passé, le roi de Saxe se serait trouvé maître d'un des plus vastes royaumes de l'Europe; mais la fortune ne nous fut plus que contraire, nos triomphes mêmes n'étaient plus suivis que d'une gloire inutile.

 

Ainsi, par exemple, l'armée française eut bientôt à se couvrir de gloire à Hanau, quand il lui fallut traverser en la renversant la nombreuse armée autrichienne et bavaroise réunie sur ce point sous les ordres du général Wrede. Six mille prisonniers furent le résultat de ce triomphe, qui nous ouvrit en même temps les approches de Mayence, où l'on croyait arriver sans de nouveaux obstacles. Ce fut le 2 novembre, après une marche de quatorze jours depuis Leipzig, que nous revîmes enfin les bords du Rhin, et que l'on put respirer avec quelque sécurité.

Après avoir consacré cinq jours à la réorganisation de l'armée, donné ses ordres, assigné à chacun des maréchaux et des chefs de corps le poste qu'il devait occuper en son absence, l'empereur quitta Mayence le 7, et le 9 il coucha à Saint-Cloud, où il revint, précédé de quelques trophées; car d'Erfurt à Francfort nous avions pris vingt drapeaux aux Bavarois. Ces drapeaux, apportés au ministère de la guerre par M. Lecouteulx, aide-de-camp du prince de Neufchâtel, avaient précédé de deux jours l'arrivée de Sa Majesté à Paris; et déjà ils avaient été présentés à l'impératrice, à qui l'empereur en avait fait hommage dans les termes suivans: «Madame et très-chère épouse, je vous envoie vingt drapeaux pris par mes armées aux batailles de Wachau, de Leipzig et de Hanau; c'est un hommage que j'aime à vous rendre. Je désire que vous y voyiez une marque de ma grande satisfaction de votre conduite pendant la régence que je vous ai confiée.»

Sous le consulat et pendant les six premières années de l'empire, lorsque l'empereur revenait à Paris à la suite d'une campagne, c'est que cette campagne était terminée; la nouvelle d'une paix conclue après la victoire l'avait toujours précédé. Pour la seconde fois, il n'en fut plus de même au retour de Mayence. En cette circonstance, comme au retour de Smorghoni, l'empereur laissait la guerre toujours vivante, et revenait, non plus pour présenter à la France les fruits de ses victoires, mais pour lui demander de nouveaux secours d'hommes et d'argent, afin de parer aux échecs et aux pertes éprouvées par nos armées. Cependant, malgré cette différence dans le résultat de nos guerres, l'accueil fait par la nation à Sa Majesté était toujours le même, du moins en apparence. Les adresses des différentes villes de l'intérieur n'étaient ni moins nombreuses ni moins remplies d'expressions de dévouement; ceux-là même qui concevaient des craintes pour l'avenir se montraient encore plus dévoués que les autres, de peur que l'on ne vînt à deviner leurs fatales prévisions. Pour moi, il ne me vint pas une seule fois à l'idée que l'empereur pût succomber en définitive dans la lutte qu'il soutenait: car mes idées ne se portaient pas si loin, et ce n'est qu'en y réfléchissant depuis que j'ai pu apprécier les dangers qui déjà le menaçaient à l'époque où nous sommes parvenus. J'étais comme ces hommes qui, ayant passé de nuit sur les bords d'un précipice, ne connaissent le péril auquel ils ont été exposés que quand le jour le leur a révélé. Pourtant je dois dire que tout le monde était las de la guerre, et que ceux de mes amis que je vis en revenant de Mayence me parlèrent tous du besoin de la paix.

Dans l'intérieur même du palais, j'entendais beaucoup de personnes attachées à l'empereur tenir, loin de sa présence, un pareil langage; mais c'était une toute autre version devant Sa Majesté. Quand elle daignait m'interroger, ce qui arrivait assez souvent, sur ce que j'avais entendu dire, je lui rapportais exactement la vérité; et quand, dans ces rapports confidentiels de la toilette de l'empereur, le mot de paix sortait de ma bouche, il s'écria plusieurs fois: «La paix! la paix!… Eh! qui la désire plus que moi?… Ce sont eux qui ne la veulent pas. Plus j'accorde, plus ils exigent.»

Un événement extraordinaire, qui eut lieu précisément le jour où Sa Majesté arriva à Saint-Cloud, donna quelques motifs de croire, quand il fut connu, que les alliés avaient conçu le dessein d'entamer de nouvelles négociations. On apprit en effet que M. de Saint-Aignan, ministre de Sa Majesté près des cours ducales de Saxe, avait été enlevé de vive force et conduit à Francfort, où se trouvaient alors réunis M. de Metternich, le prince de Schwartzenberg, et les ministres de Russie et de Prusse. Là on lui fit des ouvertures toutes pacifiques au nom des souverains alliés; après quoi M. de Saint-Aignan eut la faculté de se rendre sur-le-champ auprès de l'empereur, pour lui faire connaître les détails de son enlèvement et des propositions qui en avaient été la suite. Les offres des alliés, dont je n'eus point connaissance, et dont par conséquent je ne puis rien dire, durent toutefois paraître dignes d'examen à l'empereur; car ce fut bientôt un bruit général dans le palais qu'un nouveau congrès allait s'assembler à Manheim, que M. le duc de Vicence avait été désigné par Sa Majesté comme son ministre plénipotentiaire, et que, pour donner plus d'éclat à sa mission, elle venait en même temps de lui confier le porte-feuille des affaires étrangères. Je me rappelle que cette nouvelle fit renaître l'espérance, et fut reçue très-favorablement; car, bien que ce fût sans doute l'effet d'une prévention, personne n'ignorait que l'opinion générale ne voyait pas avec plaisir M. le duc de Bassano dans le poste où M. le duc de Vicence était appelé à lui succéder. M. le duc de Bassano passait pour aller au devant de ce qu'il croyait être les désirs secrets de l'empereur, et pour être contraire à la paix. On verra plus tard, par une réponse que me fit Sa Majesté à Fontainebleau, combien ces bruits étaient gratuits et dépourvus de fondement.

Il semblait alors d'autant plus probable que les alliés avaient réellement l'intention de traiter de la paix, qu'en se procurant à force ouverte un négociateur français, ils avaient été au devant de tout ce que l'on aurait pu dire pour attribuer les premières démarches à l'empereur; et, ce qui surtout donnait un grand poids à la croyance accordée aux dispositions pacifiques de l'Europe, c'est qu'il ne s'agissait pas seulement d'une paix continentale, comme à Tilsitt et à Schœnbrunn, mais bien d'une paix générale dans laquelle l'Angleterre intervenait comme partie contractante; de sorte que l'on espérait gagner en sécurité pour la suite ce que l'on perdrait peut-être par la rigidité des conditions. Mais, malheureusement, l'espoir auquel on se livrait avec une joie anticipée fut de peu de durée. On ne tarda pas à apprendre que les propositions communiquées à M. de Saint-Aignan, après son enlèvement, n'étaient qu'un leurre, une vieille ruse diplomatique à laquelle les étrangers n'avaient eu recours que pour gagner du temps en berçant l'empereur d'une fausse espérance. En effet, un mois ne s'était pas écoulé, on n'avait pas même eu le temps de compléter l'échange des correspondances préliminaires qui ont lieu en pareil cas, lorsque l'empereur eut connaissance de la fameuse déclaration de Francfort, dans laquelle, bien loin d'entrer en négociations avec Sa Majesté, on affectait de séparer sa cause de celle de la France. Que d'intrigues! Et que l'on bénit de bon cœur sa médiocrité quand on se compare aux hommes condamnés à vivre dans ce dédale de hautes fourberies et d'hypocrisies honorifiques! La triste certitude étant acquise que les étrangers voulaient une guerre d'extermination, ramena la consternation où régnait déjà l'espérance; mais le génie de Sa Majesté n'en fut point abattu, et dès lors tous ses efforts se dirigèrent vers la nécessité de faire encore une fois face à l'ennemi, non plus pour conquérir ses provinces, mais pour garantir d'une invasion le sol sacré de la patrie.

CHAPITRE XVII

Souvenirs récens.—Sociétés secrètes d'Allemagne.—L'empereur et les francs-maçons.—L'empereur riant de Cambacérès.—Les fanatiques assassins.—Promenade sur les bords de l'Elbe.—Un magistrat saxon.—Zèle religieux d'un protestant.—Détails sur les sociétés de l'Allemagne.—Opposition des gouvernemens au Tugendweiren.—Origine et réformation des sectes de 1813.—Les chevaliers noirs et la légion noire.—La réunion de Louise.—Les concordistes.—Le baron de Nostitz et la chaîne de la reine de Prusse.—L'Allemagne divisée entre trois chefs de secte.—Madame Brede et l'ancien électeur de Hesse-Cassel.—Intrigue du baron de Nostitz.—Les secrétaires de M. de Stein.—Véritable but des sociétés secrètes.—Leur importance.—Questions de l'empereur.—Histoire ou historiette.—Réception d'un carbonari.—Un officier français dans le Tyrol.—Ses mœurs, ses habitudes, son caractère.—Partie de chasse et réception ordinaire.—Les Italiens et les Tyroliens.—Épreuves de patience.—Trois rendez-vous.—Une nuit dans une forêt.—Apparence d'un crime.—Preuves évidentes.—Interrogatoire, jugement et condamnation.—Le colonel Boizard.—Révélations refusées.—L'exécuteur et l'échafaud.—Religion du serment.—Les carbonari.

On ne doit point omettre, en parlant de l'année 1813, le nombre incroyable des affiliations qui eurent lieu pendant cette année aux sociétés secrètes, récemment formées en Italie et en Allemagne. L'empereur, dès le temps où il n'était encore que premier consul, non-seulement ne s'était point opposé à la réouverture des loges maçonniques, mais il est permis de penser qu'il l'avait favorisée sous main. Il était bien sûr que rien ne sortirait de ces réunions qui pût être dangereux pour sa personne ou contraire à son gouvernement, puisque la franc-maçonnerie comptait parmi ses adeptes, et avait même pour chefs, les plus grands personnages de l'état. D'ailleurs, il aurait été de toute impossibilité que dans ces sociétés, où se glissaient quelques faux-frères, un secret dangereux, s'il y en avait eu de tel, pût échapper à la vigilance de la police. L'empereur en parlait quelquefois, mais comme de purs enfantillages bons pour amuser les badauds; et je puis assurer qu'il riait de bon cœur quand on lui racontait que l'archi-chancelier, en sa qualité de chef du Grand-Orient, ne présidait pas un banquet maçonnique avec moins de gravité qu'il n'en apportait à la présidence du sénat et du conseil-d'état. Toutefois l'insouciance de l'empereur ne s'étendait pas jusqu'aux sociétés si connues en Italie sous le nom de carbonari, et en Allemagne sous diverses dénominations. Il faut convenir, en effet, qu'après les entreprises de deux jeunes allemands affiliés à l'illuminisme, il était bien permis à Sa Majesté de ne pas voir sans inquiétudes la propagation de ces liens de vertu, où de jeunes fanatiques se transformaient en assassins.

Je n'ai rien su de particulier relativement aux carbonari, puisque aucune circonstance ne nous rapprocha de l'Italie. Quant aux sociétés secrètes de l'Allemagne, je me rappelle que, pendant notre séjour à Dresde, j'en entendis parler avec beaucoup d'intérêt, et non sans effroi pour l'avenir, à un magistrat saxon avec lequel j'eus l'honneur de me trouver souvent. C'était un homme de soixante ans environ, parlant bien le français, et joignant au plus haut degré le flegme allemand à la gravité de l'âge. Dans sa jeunesse, il avait habité la France, et avait même fait une partie de ses études au collége de Sorrèze. J'attribuai l'amitié qu'il voulait bien me témoigner au plaisir qu'il éprouvait à entendre parler d'un pays dont la mémoire paraissait lui être toujours chère. Je me souviens parfaitement aujourd'hui de la profonde vénération avec laquelle cet excellent homme me parlait d'un de ses anciens professeurs de Sorrèze, qu'il appelait don Ferlus; et il faudrait que j'eusse la mémoire bien ingrate pour oublier un nom que je lui ai entendu répéter si souvent.

Mon excellent saxon se nommait M. Gentz, mais n'était point parent du diplomate du même nom attaché à la chancellerie autrichienne. Il était de la religion réformée, très-exact à remplir ses devoirs religieux; et je puis assurer que je n'ai jamais connu un homme plus simple dans ses goûts et plus pénétré de ses devoirs d'homme et de magistrat. Je n'oserais hasarder de dire quel était le fond de sa pensée sur l'empereur, car il en parlait rarement; et s'il eût eu quelque chose de désobligeant à en dire, on conçoit facilement qu'il aurait pour cela choisi un autre confident que moi. Un jour que nous étions ensemble à examiner les travaux que Sa Majesté faisait élever de toutes parts sur la rive gauche de l'Elbe, je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les sociétés secrètes de l'Allemagne, sujet qui m'était totalement étranger. Comme je lui adressais des questions pour m'instruire, M. Gentz me dit: «Il ne faut pas croire que les sociétés secrètes qui se multiplient en Allemagne d'une manière si extraordinaire aient été protégées par les souverains. Le gouvernement prussien les vit naître avec effroi, quoiqu'il cherche actuellement à en tirer parti pour donner une apparence nationale à la guerre qu'il vous fait depuis la défection du général Yorck. Des réunions aujourd'hui tolérées ont été, même en Prusse, l'objet de vives persécutions. Il n'y a pas long-temps, par exemple, que le gouvernement prussien prit des mesures sévères pour supprimer la société dite tugendverein. Il parvint à la dissoudre; mais au moment même de sa dissolution, il s'en forma trois autres qui devaient être dirigées par les membres du tugendverein, en prenant toutefois la précaution de les déguiser sous des dénominations différentes. Le docteur Jahn se mit à la tête des chevaliers noirs, qui ont depuis donné naissance à un corps de partisans connu sous le nom de la légion noire, commandé par le colonel Lutzoff. Le souvenir toujours vivant en Prusse de la feue reine exerce une grande influence sur la nouvelle direction imprimée à ses institutions; elle en est comme la divinité occulte. De son vivant, elle avait donné au baron de Nostitz une chaîne d'argent qui devint entre ses mains la décoration, ou pour mieux dire le signe de ralliement d'une nouvelle société à laquelle il donna le nom de réunion de Louise. Enfin M. Lang s'est déclaré le chef d'un ordre de concordistes qu'il institua à l'instar des associations de ce nom qui s'étaient établies depuis quelque temps dans les universités.

 

«Mes fonctions de magistrat, ajouta M. Gentz, m'ont plusieurs fois mis à même d'avoir des renseignemens exacts sur ces nouvelles institutions, et vous pouvez regarder ce que je vous dis à ce sujet comme parfaitement authentique. Les trois chefs, dont je viens de vous parler, dirigent bien en apparence trois sociétés; mais il est bien certain que les trois n'en font qu'une, puisque ces messieurs se sont engagés à suivre en tout point les erremens du Tugendverein. Seulement ils se sont partagés l'Allemagne pour rendre, par leur présence, leur influence plus immédiate. M. Jahn s'est réservé plus particulièrement la Prusse, M. Lang le nord, et le baron de Nostitz le midi de l'Allemagne. Ce dernier sachant quelle peut être l'influence d'une femme sur de jeunes adeptes, s'est associé une très-belle actrice de Prague, nommée madame Brede, et elle a déjà fait faire à la Réunion de Louise une conquête fort importante et qui peut le devenir beaucoup plus pour l'avenir, si les Français éprouvaient des revers. L'ancien électeur de Hesse, affilié par l'entremise de madame Brede, a accepté, presque immédiatement après sa réception, la grande maîtrise de la Réunion de Louise, et le jour même de son installation il a remis entre les mains de M. de Nostitz les fonds nécessaires pour créer et équiper un corps franc de sept cents hommes destiné à entrer au service de la Prusse. Il est vrai qu'une fois nanti de la somme, le baron ne s'est nullement occupé de la formation du corps, ce qui a causé beaucoup d'humeur au vieil électeur; mais à force d'adresse et d'intrigues, madame Brede est parvenue à les réconcilier. Il a été démontré en effet que M. de Nostitz ne s'était pas approprié les fonds dont il était dépositaire, mais qu'il leur avait donné une autre destination que l'armement d'un corps franc. M. de Nostitz est sans contredit le plus zélé, le plus ardent et le plus habile des trois chefs; je ne le connais pas personnellement, mais je sais que c'est un des hommes les plus capables d'exercer un grand empire sur ceux qui l'écoutent. C'est ainsi qu'il a captivé M. de Stein, ministre prussien, au point que celui-ci entretient deux de ses secrétaires à la disposition du baron de Nostitz, pour rédiger sous sa direction les pamphlets dont l'Allemagne est inondée; mais je ne puis trop vous répéter, poursuivit M. Gentz, que la haine vouée aux Français par ces diverses sociétés n'est qu'une chose accidentelle et née uniquement des circonstances; car leur but primitif était le renversement des gouvernemens, tels qu'ils existaient en Allemagne; et leur principe fondamental, l'établissement d'un système d'égalité absolue. Cela est si vrai, qu'il a été vivement question parmi les adeptes du Tugendverein, de proclamer la souveraineté du peuple dans toute l'Allemagne, et ceux-ci disaient tout haut que la guerre ne devait point être faite au nom des gouvernemens qui, selon eux, ne sont que des instrumens. Je ne sais quel sera en définitive le résultat de toutes ces machinations; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'à force de se donner de l'importance, les sociétés secrètes s'en créent une réelle. À les entendre, eux seuls ont déterminé le roi de Prusse à se déclarer ouvertement contre la France, et ils se vantent hautement de n'en pas demeurer là. Après tout, il leur arrivera probablement ce qui arrive presque toujours en pareil cas; si on les croit utiles, on leur promettra monts et merveilles pour en tirer parti, et on les laissera là quand on n'aura plus besoin d'eux, car il est de toute impossibilité que des gouvernemens raisonnables perdent de vue le but réel de leur institution.»

Tel est le résumé que je crois exact, non pas de tout ce que me dit M. Gentz sur les sociétés secrètes de l'Allemagne, mais ce dont je me suis souvenu, et je me rappelle que lorsque je me permis d'en rendre compte à l'empereur, Sa Majesté daigna m'écouter avec beaucoup d'attention, me faisait même répéter certains détails, ce qui n'a pas peu contribué à les graver dans ma mémoire. Quant aux carbonari, on a tout lieu de penser qu'ils tenaient par des ramifications secrètes aux sociétés allemandes; mais, comme je l'ai déjà dit, je n'ai point été à même de recueillir sur eux des documens certains. Cependant, j'essaierai de reproduire ici ce que j'ai entendu dire de la réception d'un carbonari.

Le récit de cette histoire qui, peut-être, n'est qu'une historiette, m'a vivement frappé; au surplus, je ne la donne ici que sous toute réserve, ne sachant même pas si quelqu'un n'en a pas déjà fait son profit, attendu que je ne fus pas le seul auditeur de cette narration. Je la tiens d'un Français qui habitait le nord de l'Italie, à l'époque même à laquelle se rapporte mon entretien avec M. Gentz.

«Un officier français, autrefois attaché au général Moreau, homme d'un esprit ardent et en même temps sombre et mélancolique, avait quitté le service après le procès instruit à Paris contre son général. Il n'avait point été compromis dans la conspiration, mais invariablement attaché aux principes républicains, cet officier, de mœurs très-simples, et possédant de quoi vivre, quoique médiocrement, avait quitté la France lors de la fondation de l'empire, et il ne prenait nullement la peine de déguiser son aversion pour le chef d'un gouvernement absolu; enfin, quoique fort paisible dans sa conduite, il était un de ceux que l'on désignait sous le nom de mécontens. Après avoir voyagé pendant plusieurs années en Grèce, en Allemagne et en Italie, il s'était fixé dans une simple bourgade du Tyrol vénitien. Là, il vivait fort retiré, n'ayant que peu de communications avec ses voisins, occupé de l'étude des sciences naturelles, se livrant à la contemplation et ne s'occupant, pour ainsi dire, plus des affaires publiques. Il était dans cette position, qui paraissait mystérieuse à quelques personnes, quand les affiliations aux ventes des carbonari firent de si incroyables progrès, dans la plupart des provinces italiennes et notamment sur les confins de l'Adriatique. Plusieurs habitans notables du pays, ardens carbonari, conçurent le projet d'enrôler dans leur société, l'officier français qui leur était connu, et dont ils n'ignoraient point les implacables ressentimens contre le chef du gouvernement impérial, qu'il regardait, à la vérité, comme un grand homme, mais en même temps comme le destructeur de sa chère république.

76C'était le comte de Mier, chargé de garantir à Murat la possession de ses états s'il abandonnait la cause de l'empereur. Il l'abandonna; que conserva-t-il? (Note de l'éditeur.)