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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE VIII

L'empereur est mal logé durant toute la campagne.—Bicoques infestées de vermine.—Manière dont on disposait l'appartement de l'empereur.—Salle du conseil.—Proclamations de l'empereur.—Habitans des bicoques russes.—Comment l'empereur était logé, quand les maisons manquaient.—La tente.—Le maréchal Berthier.—Moment de refroidissement entre l'empereur et lui.—M. Colin contrôleur de la bouche.—Roustan.—Insomnies de l'empereur.—Soin qu'il avait de ses mains.—Il est très-affecté du froid.—Démolition d'une chapelle à Witepsk.—Mécontentement des habitans.—Spectacle singulier.—Les soldats de la garde se mêlant aux baigneuses.—Revue des grenadiers.—Installation du général Friand.—L'empereur lui donne l'accolade.—Réfutation de ceux qui pensent que la suite de l'empereur était mieux traitée que le reste de l'armée.—Les généraux mordant dans le pain de munition.—Communauté de souffrances entre les généraux et les soldats.—Les maraudeurs.—Lits de paille.—M. de Beausset.—Anecdote.—Une nuit des personnes de la suite de l'empereur.—Je ne me déshabille pas une fois de toute la campagne.—Sacs de toile pour lits.—Sollicitude de l'empereur pour les personnes de sa suite.—Vermine.—Nous faisons le sacrifice de nos matelas pour les officiers blessés.

Durant toute la campagne de Russie l'empereur fut généralement fort mal logé. Il fallait pourtant bien se plier à la nécessité. La chose était un peu dure, il est vrai, pour des gens qui avaient presque toujours logé dans des palais. L'empereur en prenait son parti courageusement, et tout le monde par conséquent. Grâce au système d'incendie adopté par la politique russe, il en résultait que les gens aisés du pays, en se retirant plus avant dans les terres, abandonnaient à l'ennemi leurs maisons en ruines. À dire vrai, sur toute la route qui conduisait à Moscou, à l'exception des villes un peu importantes, les habitations étaient assez misérables. Après des marches longues et fatigantes, nous étions bien heureux de rencontrer une bicoque sur la place que l'empereur indiquait pour le quartier-général. Les propriétaires de ces misérables réduits, en les quittant, y laissaient parfois deux ou trois mauvais siéges et des bois de lit, où logeait à foison la vermine que nulle invasion n'épouvante. On prenait la pièce la moins sale, quand elle se trouvait heureusement la plus aérée. Quand vint le froid, on sait que les courans d'air ne nous manquaient pas. Quand le local était choisi et le parti pris de s'y fixer, on mettait un tapis par terre. On dressait le lit de fer de l'empereur. On posait sur une mauvaise table le nécessaire ouvert dans lequel était renfermé tout ce qui peut être agréable ou utile dans une chambre à coucher. Le nécessaire contenait un service de déjeuner pour plusieurs personnes. On déployait tout ce luxe quand l'empereur conviait ses maréchaux. Il fallait à toute force redescendre aux habitudes des petits bourgeois de province. Si la maison avait deux pièces, l'une servait à la fois de chambre à coucher et de salle à manger; et l'autre était prise pour le cabinet de Sa Majesté. La caisse aux livres, les cartes géographiques, le porte-feuille, une table couverte d'un tapis vert formaient tout l'ameublement. C'était là la salle des conseils. C'est de ces galetas de mendians que partaient ces décisions promptes et tranchantes qui changeaient un ordre de bataille et souvent la fortune d'une journée; ces proclamations vives et énergiques qui remontaient si vite l'armée découragée. Quand notre appartement se composait de trois pièces, cas extrêmement rares, alors la troisième pièce ou cabinet était destinée au prince de Neufchâtel, qui couchait toujours le plus près possible. Nous trouvions très-souvent dans ces mauvaises habitations de vieux meubles pourris d'une forme bizarre; de petites images, en plâtre ou en bois, de saints ou de saintes que les propriétaires y avaient laissées. Mais assez ordinairement nous trouvions de pauvres gens dans ces demeures. N'ayant rien à sauver de la conquête, ils restaient. Ces bonnes gens paraissaient très-honteux de recevoir si mal l'empereur des Français. Ils donnaient ce qu'ils avaient, et n'en étaient pas plus mal vus de nous. Plus de pauvres que de riches en Russie ont reçu l'empereur dans leurs maisons. Le Kremlin fut le dernier des palais des rois étrangers où dormit Sa Majesté pendant la campagne de Russie.

Quand les maisons nous manquaient sur la route, on dressait la tente de l'empereur. Alors, pour la diviser de manière à y pratiquer plusieurs appartemens, on la séparait en trois pièces par des rideaux. Dans une couchait l'empereur, dans la seconde était le cabinet, dans la troisième se tenaient ses aides-de-camp et officiers de service. Cette pièce servait ordinairement à l'empereur pour prendre ses repas, qui étaient préparés au dehors. Je couchais seul dans la chambre. Roustan, qui suivait Sa Majesté à cheval quand elle sortait, couchait dans les couloirs de la tente pour n'être point interrompu dans un repos qui lui était bien nécessaire. Les secrétaires couchaient ou dans les cabinets ou dans les couloirs. Les grands officiers et les officiers de service mangeaient où et comme ils pouvaient. Comme les simples soldats ils ne se faisaient pas scrupule de manger tous sur le pouce.

Le prince Berthier avait sa tente près de celle de l'empereur. Le prince déjeunait et dînait toujours avec Sa Majesté. C'étaient les deux amis inséparables. Cette liaison était très-touchante. Elle se démentit rarement. Pourtant il y eut, je crois, un peu de brouille entre l'empereur et le maréchal, lorsque Sa Majesté quitta l'armée de Moscou. Le vieux maréchal voulait partir avec elle. L'empereur s'y refusa. Il s'ensuivit une discussion un peu vive qui n'eut aucune suite.

Les repas étaient servis en campagne par M. Colin, contrôleur de la bouche, et Roustan ou un valet de chambre de toilette.

Dans cette campagne plus que dans aucune autre l'empereur se relevait souvent la nuit, passait sa robe de chambre, et travaillait dans son cabinet. Très-souvent il avait des insomnies, qu'il ne pouvait combattre. Alors, comme le lit lui paraissait insupportable, il en sortait soudain, allait prendre un livre, et se mettait à lire en se promenant de long en large. Quand il se sentait la tête un peu rafraîchie, il se recouchait. Il était rare qu'il passât deux nuits de suite à dormir tout d'un somme. Souvent il restait ainsi dans le cabinet jusqu'à l'heure de la toilette. Alors il rentrait dans sa chambre, et je l'habillais. L'empereur avait un grand soin de ses mains. Pourtant il lui arriva mainte fois de se relâcher dans cette campagne de cette petite coquetterie. Dans les grandes chaleurs, il ne portait plus de gants, parce qu'il s'en trouvait fort incommodé. Aussi, à force d'être exposées au soleil, ses mains étaient devenues très-brunes. Quand vinrent les froids, ce qui était mesure de coquetterie devint aussi précaution sanitaire. L'empereur reprit ses gants. Il supportait le froid avec beaucoup de courage. Pourtant on s'apercevait qu'il en était physiquement très-affecté.

C'est à Witepsk que l'empereur, trouvant la place devant la maison qu'il habitait trop étroite pour passer ses revues, fit abattre plusieurs mauvais bâtimens pour l'élargir. Il y avait une vieille chapelle délabrée qu'il fallait aussi éliminer pour arriver complétement à ce but. Déjà on en commençait la démolition, quand les habitans se rassemblèrent en grand nombre, exprimant hautement leur mécontentement de cette mesure. Mais l'empereur leur ayant permis d'emporter tous les objets sacrés renfermés dans la chapelle, ils se calmèrent. En conséquence de cette autorisation plusieurs d'entre eux s'introduisirent dans le saint lieu; et nous les vîmes sortir portant en grande pompe des saints de bois d'une haute dimension qu'ils déposèrent dans les autres églises.

Nous fûmes témoin dans cette ville d'un spectacle singulier et fait pour choquer la décence de nos usages. Pendant plusieurs jours nous vîmes, par une grande chaleur, les habitans, hommes et femmes, courir sur les bords de la rivière, se déshabiller avec le plus grand sang-froid, et se baigner ensemble, la plupart presque nus. Les soldats de la garde trouvèrent plaisant de se mêler parmi les baigneurs et les baigneuses, puisqu'il y avait des uns et des autres. Mais, comme ils n'étaient pas à beaucoup près aussi calmes qu'eux, et comme les folies allaient déjà bon train du côté des nôtres, les braves gens cessèrent de se livrer au plaisir du bain, fort mécontens que l'on rît d'un exercice auquel ils apportaient toute la gravité et tout le sérieux possibles.

Un matin, j'assistai à une grande revue des grenadiers à pied de la garde. Tous les régimens paraissaient dans une grande joie. C'est qu'en effet il s'agissait de l'installation du général Friand comme commandant du corps. L'empereur lui donna l'accolade. C'est la seule fois que je vis Sa Majesté le faire en campagne. Comme le général était très-aimé de l'armée, ce fut aux acclamations de tous qu'il reçut cette faveur de l'empereur. En général toutes les promotions étaient accueillies par les soldats avec un grand enthousiasme, parce que l'empereur tenait à ce qu'elles se fissent avec solennité et représentation.

Beaucoup de personnes s'imaginent qu'il suffisait d'être auprès de l'empereur, pour être parfaitement bien, même en campagne. C'est une grande erreur que pourraient démentir les rois et les princes qui ont suivi Sa Majesté dans ses guerres. Si d'aussi grands personnages manquaient des commodités nécessaires, on doit penser que les employés des différens services étaient fort mal. On a vu l'empereur lui-même se passer bien souvent de ces commodités ordinaires, qui lui eussent paru bien douces après les fatigues de ses journées. On peut dire qu'à l'heure des bivouacs, c'était un loge-qui-peut général. Le pauvre soldat n'eut jamais, dans son dénuement, le déplaisir de voir chez ses supérieurs une abondance et un luxe scandaleux. Les premiers généraux de l'armée mordirent bien souvent dans leur pain de munition avec autant de plaisir qu'un simple soldat. Dans la retraite, jamais misère ne fut plus générale. Cette idée d'un malheur partagé de tous venait fort à propos rendre l'espoir et l'énergie aux plus découragés. On peut dire aussi que jamais sympathie ne fut plus réciproque entre les chefs et les soldats. Il y aurait mille exemples pour un à citer à l'appui de ce que j'avance.

 

Quand venait le soir, les feux s'allumaient; les plus heureux maraudeurs invitaient quelques-uns de leurs compagnons à partager leur régal. Aux jours de la misère, ce fut un bien pauvre et pourtant bien bon repas à offrir que des tranches de cheval grillées. On vit beaucoup de soldats se priver de quelque bonne prise pour l'offrir à leurs chefs. L'égoïsme ne fut pas tellement général que cette noble courtoisie française ne reparût de temps en temps pour rappeler les heureux jours de France. La paille était le lit de tous. Et tels des maréchaux qui couchaient à Paris dans d'excellens lits de plume ne trouvèrent pas cette couche trop dure en Russie.

M. de Bausset m'a raconté fort plaisamment une de ces nuits, où, couchés pêle-mêle sur un peu de paille dans un local fort étroit, les aides-de-camp appelés près de l'empereur passaient sans miséricorde sur les jambes de leurs compagnons endormis, qui tous heureusement n'avaient pas les douleurs de goutte dont M. de Bausset souffrait, et qui n'étaient pas diminuées par des pressions aussi brusques et aussi répétées. Il s'écriait d'une voix lamentable, «C'est donc une boucherie,» et retirait ses jambes sous lui, se blottissant dans son coin, jusqu'à ce que les allées et venues eussent cessé pour quelque temps.

Qu'on se représente de grandes chambres sales et démeublées, ouvertes au vent par toutes les fenêtres dont les vitres étaient pour la plupart cassées, des murs dégradés, un air fétide que nous échauffions le mieux possible de nos haleines, une vaste litière de paille préparée comme pour des chevaux, sur cette litière des hommes grelottans de froid, s'agitant, se pressant les uns contre les autres, murmurant, jurant; les uns ne pouvant fermer l'œil, d'autres, plus heureux, ronflans de plus belle; et, au milieu de cet encombrement de pieds et de jambes, des cris d'alertes dans la nuit, quand venait un ordre de l'empereur; et l'on aura une idée de l'hôtellerie et des hôtes.

Quant à moi, tout le temps que dura la campagne, je ne me suis pas une seule fois déshabillé pour entrer dans un lit, car nous n'en trouvâmes nulle part. Il fallait y suppléer par quelque moyen. Or on sait que nécessité n'est jamais à court d'inventions. Voici comme nous nous pourvûmes dans cette partie défectueuse de notre ameublement. Nous avions fait faire de grands sacs de grosse toile, dans lesquels nous entrions tout entiers, pour nous jeter ensuite sur un peu de paille, quand la fortune nous favorisait assez pour en trouver. Pendant plusieurs mois, c'est de cette manière que je pris quelque repos pendant la nuit; et encore ai-je passé plusieurs fois cinq ou six nuits sans en pouvoir jouir, mon service étant continuel.

Si l'on songe que toutes ces petites souffrances de détail se renouvelaient chaque jour; que la nuit venue, nous n'avions pas même le repos du lit pour refaire nos membres harassés, on se fera une idée des charges de notre service. Jamais il n'échappa à l'empereur le moindre murmure d'impatience, quand il était assailli de tant d'incommodités. Son exemple nous donnait un grand courage; et à la fin nous nous habituâmes tellement à cette vie nomade et fatigante, que, malgré le froid et les privations de toute sorte auxquelles nous étions soumis, nous plaisantâmes fort souvent sur la mince apparence de nos appartemens. L'empereur ne fut jamais affecté dans la campagne que des souffrances des autres. Assez fréquemment sa santé s'altéra au point d'inspirer de l'inquiétude, surtout quand il s'interdisait tout repos extraordinaire. Cependant je le vis toujours s'informer comment tout allait autour de lui, s'il y avait des gîtes pour tout le monde. Il n'était tranquille qu'après avoir été parfaitement instruit de tous ces détails.

Quoique l'empereur eût presque toujours son lit, les pauvres abris dans lesquels on le dressait étaient souvent si sales que, malgré les soins que l'on prenait pour les nettoyer, j'ai plus d'une fois trouvé dans ses vêtemens une vermine fort incommode et très-commune en Russie. Nous avons plus que l'empereur souffert de cette malpropreté, étant privés, comme nous l'étions, de linge propre et d'autres vêtemens de rechange; car la plus grande partie de nos effets avaient été brûlés avec les voitures qui les contenaient. Cette mesure extrême avait été prise, comme l'on sait, pour une bonne raison. Tous les chevaux étaient morts de froid ou de besoin.

Nous ne fûmes guère mieux couchés dans le palais des czars qu'au bivouac. Pendant quelques jours nous eûmes des matelas; mais un grand nombre d'officiers blessés en manquaient, et l'empereur leur fit donner les nôtres. Nous en fîmes le sacrifice de bien bon cœur, et la pensée que nous soulagions de plus malheureux que nous, nous aurait fait trouver bonnes les couches les plus dures. Du reste, dans toute cette guerre nous eûmes plus d'une fois l'occasion d'apprendre à mettre de côté tout sentiment d'égoïsme et d'étroite personnalité. Nous nous fussions rendus coupables de pareils oublis que l'empereur eût toujours été là pour nous rappeler à ce devoir simple et si facile.

CHAPITRE IX

Publication à Paris du vingt-neuvième bulletin.—Deux jours d'intervalle, et arrivée de l'empereur.—Marie-Louise, et première retraite.—Joséphine et des succès.—Les deux impératrices.—Ressources de la France.—Influence de la présence de l'empereur.—Première défection et crainte des imitateurs.—Mon départ de Smorghoni.—Le roi de Naples commandant l'armée.—Route suivie par l'empereur.—Espérance des populations polonaises.—Confiance qu'inspire l'empereur.—Mon arrivée aux Tuileries.—Je suis appelé chez Sa Majesté en habit de voyage.—Accueil plein de bonté.—Mot de l'empereur à Marie-Louise et froideur de l'impératrice.—Bontés de la reine Hortense.—Questions de l'empereur, et réponses véridiques.—Je reprends mon service.—Adresses louangeuses.—L'empereur plus occupé de l'entreprise de Mallet que des désastres de Moscou.—Quantité remarquable de personnes en deuil.—L'empereur et l'impératrice à l'Opéra.—La querelle de Talma et de Geoffroy.—L'empereur donne tort à Talma.—Point d'étrennes pour les personnes attachées au service particulier.—L'empereur s'occupant de ma toilette.—Cadeaux portés et commissions gratuites.—Dix-huit cents francs de rente réduits à dix-sept.—Sorties de l'empereur dans Paris.—Monumens visités sans suite avec le maréchal Duroc.—Passion de l'empereur pour les bâtimens.—Fréquence inaccoutumée des parties de chasse.—Motifs politiques et les journaux anglais.

Le trop fameux vingt-neuvième bulletin de la grande armée ne fut publié à Paris, où l'on sait quelle consternation il répandit dans toutes les classes, que le 16 décembre; et l'empereur, suivant de près ce manifeste solennel de nos désastres, arriva dans sa capitale quarante-huit heures après, comme afin de paralyser par sa présence le mauvais effet que cette communication devait produire. Le 28, à onze heures et demie du soir, Sa Majesté descendit au palais des Tuileries. C'était la première fois, depuis son avénement au consulat, que Paris le revoyait après une campagne sans qu'il rapportât une nouvelle paix conquise par la gloire de nos armes. Dans cette circonstance, les nombreuses personnes qui, par attachement pour l'impératrice Joséphine, avaient toujours vu ou cru voir en elle une espèce de talisman protecteur des succès de l'empereur, ne manquèrent pas de remarquer que la campagne de Russie était la première qui eût été entreprise depuis le mariage de l'empereur avec Marie-Louise. Sans être superstitieux on ne saurait disconvenir que, si l'empereur fut toujours grand, même quand la fortune lui fut contraire, il y eut une différence bien marquée entre le règne des deux impératrices. L'une ne vit que des victoires suivies de la paix, et l'autre que des guerres, non sans gloire, mais sans résultats, jusqu'au grand et funeste résultat de l'abdication de Fontainebleau.

Mais ce serait trop anticiper sur les événemens que de s'occuper de malheurs qu'un petit nombre d'hommes osait encore prévoir, même après les désastres de Moscou. Personne n'ignorait que le froid et une température dévorante avaient plus contribué à nos revers que l'ennemi, que nous avions été chercher jusque dans le sein de sa capitale incendiée; la France offrait encore d'immenses ressources, et l'empereur était là pour en activer l'emploi et en multiplier la valeur. D'ailleurs aucune défection ne s'était encore manifestée, et, à l'exception de l'Espagne, de la Suède et de la Russie, l'empereur ne comptait que des alliés dans toutes les puissances du continent européen. Il est vrai que le moment approchait où le général Yorck donnerait le signal; car, autant que je puis me le rappeler, la première nouvelle en parvint à l'empereur vers le 10 de janvier suivant, et il fut facile de voir que Sa Majesté en était profondément affectée, prévoyant bien que la Prusse ne manquerait pas d'avoir des imitateurs dans les autres corps de l'armée alliée.

À Smorghoni, où l'empereur m'avait laissé, partant, comme je l'ai dit, avec M. le duc de Vicence, dans la calèche qui m'était destinée, personne ne songeait guère qu'à se retirer de l'effroyable bagarre où nous étions. Je me rappelle toutefois qu'après quelques momens de regrets de ce que l'empereur n'était plus au milieu de ses lieutenans, l'idée de le savoir hors de tout danger devint le sentiment dominant: tant on avait confiance dans son génie! d'ailleurs, en partant, il avait remis le commandement au roi de Naples, dont l'armée admirait la valeur, quoique quelques maréchaux, m'a-t-on dit, fussent en secret jaloux de sa couronne royale. J'ai su depuis que l'empereur était arrivé le 10 à Varsovie, après avoir évité de traverser la ville de Wilna, qu'il avait tournée par les faubourgs, et qu'enfin, après avoir traversé la Silésie, il était arrivé à Dresde, où le bon et fidèle roi de Saxe, tout malade qu'il était, s'était fait porter auprès de l'empereur. De là, Sa Majesté avait suivi la route de Nassau et de Mayence.

Je suivis aussi la même route; mais non pas avec la même rapidité, quoique je ne perdisse pas de temps. Partout, et surtout en Pologne, dans les lieux où je m'arrêtais, j'étais étonné de trouver autant de sécurité que j'en voyais manifester. J'entendais dire continuellement que l'empereur allait revenir à la tête d'une armée de trois cent mille hommes. On avait vu de l'empereur des choses si surprenantes que rien ne semblait impossible, et j'appris que lui-même avait fait répandre ces bruits sur son passage pour remonter le courage des populations. Dans plusieurs endroits je ne trouvai que difficilement des chevaux: aussi, malgré tout mon empressement, n'arrivai-je à Paris que six ou huit jours après l'empereur.

À peine étais-je descendu de voiture que l'empereur, étant informé de mon arrivée, me fit appeler. Comme je fis observer à la personne qu'il avait envoyée que je n'étais pas dans un état qui me permît de me présenter devant Sa Majesté, «Cela ne fait rien, me fut-il répondu; l'empereur veut que vous veniez tout de suite, tel que vous êtes.» J'obéis à la minute, et j'allai ou plutôt je courus jusqu'au cabinet de l'empereur, où il était avec l'impératrice, la reine Hortense, et une autre personne que je ne me rappelle pas assez positivement pour pouvoir la désigner. L'empereur daigna me faire l'accueil le plus bienveillant; et comme l'impératrice ne paraissait faire aucune attention à moi: «Louise, lui dit-il avec un accent de bonté que je n'oublierai jamais, est-ce que tu ne reconnais pas Constant?—Je l'ai aperçu.» Telle fut la seule réponse de Sa Majesté l'impératrice. Mais il n'en fut pas de même de la reine Hortense, qui voulut bien m'accueillir comme l'avait toujours fait son adorable mère.

L'empereur était très-gai, et semblait avoir oublié toutes ses fatigues. J'allais me retirer par respect quand Sa Majesté me dit: «Non, Constant; restez encore un moment. Dites-moi ce que vous avez vu sur la route.» Quand même j'aurais eu l'intention de déguiser à l'empereur une partie de la vérité, pris à l'improviste, le temps m'aurait manqué pour préparer un mensonge obligeant: je lui dis donc que partout, jusqu'à la Silésie, mes yeux avaient été frappés d'un spectacle effroyable; que partout j'avais vu des morts, des mourans, des malheureux luttant sans espoir contre le froid et la faim. «C'est bien, c'est bien me dit-il; allez vous reposer, mon enfant; vous devez en avoir besoin. Demain vous reprendrez votre service.»

 

Le lendemain, en effet, je repris mon service auprès de l'empereur, et je le retrouvai absolument comme il était avant d'entrer en campagne; la même sérénité se peignait sur sa figure; on aurait dit que le passé n'était plus rien pour lui, et que, vivant déjà dans l'avenir, il voyait la victoire rangée de nouveau sous ses drapeaux, et ses ennemis humiliés et vaincus. Il est vrai que le langage des nombreuses adresses qu'il reçut, et des discours que prononcèrent en sa présence les présidens du sénat et du conseil-d'état, n'avaient rien de moins louangeur que par le passé; mais il fut facile de démêler dans ses réponses que, s'il avait pu feindre d'oublier les désastres éprouvés en Russie, il était plus vivement préoccupé de l'échauffourée du général Malet, que de toute autre chose71. Quant à moi, je ne tairai point le sentiment pénible que j'éprouvai la première fois que je sortis dans Paris, et que je traversai les promenades publiques à mes heures de loisir: je fus frappé de la quantité extraordinaire de personnes en deuil que je rencontrai; c'étaient des femmes, des sœurs de nos braves moissonnés dans les champs de la Russie; mais je gardai pour moi cette pénible observation.

Quelques jours après mon retour à Paris, Leurs Majestés assistèrent à une représentation à l'Opéra, où l'on donnait la Jérusalem délivrée; je m'y rendis de mon côté dans une loge qu'avait eu la bonté de me donner pour ce soir-là M. le comte Rémusat, premier chambellan de l'empereur, et chargé des théâtres. Je fus témoin de la réception qui fut faite à l'empereur et à l'impératrice. Jamais je n'avais vu plus d'enthousiasme, et je dois avouer que la transition était brusque pour moi du passage récent de la Bérésina à une représentation vraiment magique. C'était un dimanche. Je quittai le spectacle un peu avant la fin, afin de me trouver au palais au retour de l'empereur. Je me trouvai à temps pour le déshabiller, et je me rappelle que ce soir-là Sa Majesté me parla de la querelle que Talma avait eue peu de jours avant son arrivée avec Geoffroy. L'empereur, quoiqu'il aimât beaucoup Talma, lui donnait complétement tort. Il répéta plusieurs fois: «Un vieillard!… Un vieillard!… Cela n'est pas excusable!… Parbleu! ajouta-t-il en souriant, est-ce qu'on ne dit pas du mal de moi?… N'ai-je pas aussi mes critiques qui ne m'épargnent guère? Il n'aurait pas dû être plus susceptible que moi.» Cette affaire passa cependant sans désagrément pour Talma; car, je le répète, l'empereur l'aimait beaucoup, et le comblait de pensions et de cadeaux.

Talma, sous ce rapport, était du petit nombre des privilégiés: car le chapitre des cadeaux n'était pas le fort de Sa Majesté, surtout à l'égard de son service particulier. Nous approchions alors du 1er janvier: mais nous n'avions point à bâtir sur cette époque de châteaux en Espagne: car l'empereur ne donnait jamais d'étrennes; nous savions que nous ne devions compter que sur nos émolumens, et, à moi particulièrement, il m'était bien impossible de faire aucune économie; car l'empereur voulait que ma toilette fût extrêmement recherchée. C'était vraiment une chose bien extraordinaire que de voir le maître de la moitié de l'Europe, ne pas dédaigner de s'occuper de la toilette de son valet de chambre; c'était au point que lorsqu'il me voyait un habit neuf qui lui plaisait, il ne manquait jamais de m'en faire compliment; puis il ajoutait: «Vous êtes bien beau, M. Constant.»

À l'époque même du mariage de l'empereur et de Marie-Louise, et à celle de la naissance du roi de Rome, les personnes composant le service particulier de Sa Majesté n'avaient reçu aucun présent; l'empereur avait trouvé que les dépenses de ces deux cérémonies s'étaient élevées trop haut. Une fois cependant, mais sans que cela fût déterminé par aucune circonstance particulière, l'empereur me dit un matin, comme je finissais de l'habiller: «Constant, allez trouver M. Mennevalle, je lui ai donné l'ordre de vous acheter dix-huit cents livres de rente72.» Or il arriva que, la rente ayant monté dans l'intervalle de l'ordre à l'achat, au lieu de dix-huit cents livres de rente je n'en eus que dix-sept, que je vendis peu de temps après; et c'est avec le produit de cette vente que j'achetai une modeste propriété dans la forêt de Fontainebleau.

Quelquefois l'empereur faisait des cadeaux aux princes et aux princesses de sa famille; j'étais presque toujours chargé de les porter, et je puis assurer qu'à deux ou trois exceptions près, les fonctions du commissionnaire furent des fonctions parfaitement gratuites, circonstance que je ne rappelle ici que comme un simple souvenir. La reine Hortense et le prince Eugène ne furent jamais compris, du moins à ma connaissance, dans la distribution des largesses impériales: la princesse Pauline était la plus favorisée.

Malgré les nombreuses occupations de l'empereur qui, depuis son retour de l'armée, passait un temps considérable des jours et une partie des nuits à travailler dans son cabinet, il se montrait plus fréquemment en public que par le passé. Il sortait presque sans suite; le 2 janvier 1813, par exemple, je me souviens qu'il alla, accompagné seulement du maréchal Duroc, visiter la basilique de Notre-Dame, les travaux de l'archevêché, ceux du dépôt central des vins; puis, traversant le pont d'Austerlitz, les greniers d'abondance, la fontaine de l'Éléphant, et enfin le palais de la Bourse, dont Sa Majesté parlait souvent comme du plus beau monument qui existerait en Europe. Au surplus la passion des monumens était, après celle de la guerre, celle qui était la plus vive dans l'empereur. Le froid était assez rigoureux pendant que Sa Majesté se livrait à ces excursions presque solitaires; mais, en vérité, le froid de Paris était une température bien douce pour tous ceux qui revenaient de Russie.

Je remarquai à cette époque, c'est-à-dire à la fin de 1812 et au commencement de 1813, que jamais l'empereur n'avait été aussi fréquemment à la chasse. Deux ou trois fois par semaine je l'aidais à endosser l'habit de sa livrée, qu'il portait comme toutes les personnes de sa suite, conformément à l'usage renouvelé de l'ancienne monarchie. Plusieurs fois l'impératrice l'accompagna en calèche, quoique le froid fût très-vif; mais quand il avait dit quelque chose, il n'y avait point d'observation à faire. Sachant combien le plaisir de la chasse était ordinairement fastidieux pour Sa Majesté, je m'étonnais du nouveau goût qui lui était survenu; mais j'appris bientôt que l'empereur n'agissait ainsi que par politique. Un jour que le maréchal Duroc était dans sa chambre, pendant qu'il mettait son habit vert à galons d'or, j'entendis l'empereur dire au maréchal: «Il faut bien que je me donne du mouvement et que les journaux en parlent, puisque ces imbéciles de journaux anglais répètent tous les jours que je suis malade, que je ne puis remuer, que je ne suis plus bon à rien. Patience!… Je leur ferai bientôt voir que je suis aussi sain de corps que d'esprit.» Au surplus, je crois que l'exercice de la chasse, pris modérément, était très-favorable à la santé de l'empereur; car je ne l'avais jamais vu mieux portant qu'au moment où les journaux anglais se plaisaient à le faire malade, et peut-être par leurs annonces mensongères contribuèrent-ils à le rendre encore mieux portant.

71Dans la réponse de l'empereur au conseil-d'état, on remarquait le passage suivant qu'il n'est peut-être pas hors de propos de rappeler comme une chose fort curieuse aujourd'hui. «C'est à l'idéologie, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en cherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la législation des peuples, au lieu d'approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. Ces erreurs devaient et ont effectivement amené le régime des hommes de sang. En effet, qui a proclamé le principe d'insurrection comme un devoir? Qui a adulé le peuple en le proclamant à une souveraineté qu'il était incapable d'exercer? Qui a détruit la sainteté et le respect des lois, en les faisant dépendre non des principes sacrés de la justice, de la nature des choses et de la justice civile, mais seulement de la volonté d'une assemblée d'hommes étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, administratives, politiques et militaires? Lorsqu'on est appelé à régénérer un état, ce sont des principes constamment opposés qu'il faut suivre.» (Note de l'Éditeur.)
72Roustan obtint la même faveur le même jour.